La revue Lorraine illustrée - 1908
LE PASTELLISTE CH. L. GRATIA
Manibus date lilia plenis.
Au huitième étage d'une maison de la
rue Muller, dans la partie élevée de la Butte si chère aux Muses
et aux Arts, un vieillard, à l'oeil morne et las, ne quitte guère
sa fenêtre que pour parcourir à pas menus son très petit
appartement ou, vingt fois par jour, les mêmes objets, meubles
ou tableaux, lui rappellent les mêmes souvenirs et les mêmes
pensées. Autant de fois il retourne à sa fenêtre, sa chère
fenêtre d'où il domine la fournaise parisienne, insatiable
dévorante de tant de forces physiques et morales. - Et,
lorsqu'il s'arrête auprès de son chevalet, désormais inoccupé,
il se révolte contre l'inévitable règle du destin. Il ne peut
accepter que son grand âge puisse être une justification
suffisante à ce repos forcé, son intelligence étant restée vive,
alerte et jeune.
Qu'un ami survienne cependant et tout change en lui. Sa bonne
face de Faust accompli laisse toute tristesse. Le mot gai, les
piquantes et joyeuses saillies jaillissent, mais cet effort ne
dure qu'un instant, car, très sourd, il n'entend plus ce qui se
dit autour de lui, et la conversation qui s'engage avec les
siens l'attriste. Il y assiste sans profit. On parle de lui
assurément et il le sent, puisqu'un nuage bien visible passe
derrière ce visage qu'il s'efforce de faire paraitre gai. Il
quitte alors son fauteuil, semble chercher quelque chose dans la
pièce voisine, où on l'a souvent surpris devant sa psyché, se
disant à lui-même dans une crispation de tout son être : «
Pauvre Gratia, dans quel état tu es ! »
Entre sa barbe blanchie et sa coiffe de velours, réminiscence
des vieux maitres italiens, son oeil, qui semble parfois encore
vif, baisse un peu chaque jour. Sa main tremble et tout son être
physique s'affaisse. Seul, son être moral est resté debout,
vaillant et ferme.
Auprès de ce Philémon, une compagne attentive et dévouée veille
sans cesse. Ce n'est pas Baucis qu'elle incarne, mais bien
plutôt Antigone, car elle a beaucoup d'années en moins.
Douce compensation d'un premier ménage qui ne fut guère une
joie ! -
Ce n'est donc pas de là que vient toute l'amertume de sa
vieillesse. On devine facilement qu'ayant connu des heures de
triomphe et de vogue, il souffre de l'oubli. C'est que le vieux
maitre pastelliste ne se rend pas compte qu'il y a pour tout
artiste une époque critique à franchir, c'est celle où son
oeuvre, qui parait démodée, n'est pas encore assez ancienne pour
revêtir les charmes de la vieillesse. Mais que notre grand
compatriote se rassure, l'oeuvre considérable qui lui survivra
saura bien, lorsque l'heure sera venue, le mettre de façon
définitive au rang qui lui est désigné.
La vie de Gratin fut un long calvaire. Je me souviens d'une
réflexion qu'il m'exprima, il y a environ quinze ans, lorsque
tous deux nous déambulions par les rues de Commercy, alors qu'il
nous arriva de rencontrer un convoi funèbre. Il s'arrêta, me
regardant, et me dit avec un triste sourire, dans cette voix un
peu chantante qui lui est propre : « Qu'il est heureux celui-là
! .... Vous verrez, mon ami, ... J'ai toujours été si veinard !
.... j'atteindrai le siècle ! »
Et il l'a presque atteint le siècle, puisqu'il a aujourd'hui
quatre-vingt-treize ans.
Charles-Louis Gratia est né à Rambervillers (Vosges) en 1815.
Son père, ancien marin, ne pouvant se faire i la vie de
province, vint avec ses fils à Paris, ou il obtint la place
d'argentier à la Chambre des pairs, dans ce palais du Luxembourg
qu'il habita plusieurs années. Le petit Louis avait alors neuf
ans. Il en avait treize, lorsque le peintre Henri Decaisne, qui
avait eu l'occasion de remarquer ses dispositions pour le
dessin, le prit à son atelier. L'enfant y fit de très rapides
progrès, si rapides même que son maitre se plaisait à dire et
répéter à ses visiteurs : « Il me dépassera. »
Les débuts de Gratin furent difficiles. Il couchait dans un
grenier mal clos ou, les jours d'orage, il s'abritait d'un vieux
parapluie, et lorsqu'il pouvait s'offrir pour un sou le
légendaire paquet de couenne qu'il faisait rissoler, il
s'estimait heureux. Il eut souvent à souffrir de la faim et du
froid. C'est qu'il vivait de quelques très rares portraits,
faits à tout prix.
Pratiquant la peinture à l'huile et le pastel, il se spécialisa
surtout dans ce dernier genre, où il devait s'illustrer, car le
pastelliste ne tarda pas à jouir d'une grande réputation tant en
France qu'en Angleterre.
C'est au Salon de 1837, Gratia avait alors vingt-deux ans, qu'il
exposa pour la première fois. Son portrait au pastel de Prosper
Gothi, artiste dramatique, lui value des éloges. Il exposa
successivement Mayer Schnerb, peinture à l'huile, 1840; Esther
de Beauregard, 1841; La Boisgontier, 1844; les portraits du
Comte d' Eu et de la Comtesse de Solms, née Laetitia Bonaparte.
En 1844, avec son portrait en pied de la Boisgontier, fait au
pastel sur gros papier à pain de sucre, il obtint sa première
récompense, une troisième médaille. Deux ans après, il méritait
une deuxième médaille et son rappel en 1861 le mettait hors
concours.
Gratia se maria à vingt ans et ce fut un geste qu'il déplora
bien souvent, car il a toujours prétendu que ce mariage entrava
sa carrière artistique. Lorsqu'il dut faire son service
militaire, il alla trouver le ministre de la guerre, à qui il
exposa sa situation de jeune père de famille, et il obtint
d'être simplement incorporé dans la garde nationale, où il fut
grenadier et porta le haut bonnet à poils. Mêlé à des émeutes,
sans cependant avoir jamais tiré un coup de fusil, il reçut à
bout portant plusieurs charges dont les traces indélébiles des
grains de poudre sont restées cachées par sa longue barbe.
Il fut l'ami et le camarade de beaucoup d'hommes illustres de
son époque. Il connut Victor Hugo, Lamartine, Alexandre Dumas,
Félix Pyat. Il fut l'ami de Meissonier, Daubigny, Steinheil,
Geoffroy de Chaume, etc. Frédérick Lemaitre disait : « Je n'ai
que deux amis, Gratia et mon médecin. » Il connut enfant le
général comte de Montaigu, qu'il retrouva à Nancy où il était
général de division et qui, de Nancy, venait bien souvent manger
la soupe aux choux dans la petite maison de Lunéville.
La situation de Gratia commençait à se faire bonne quand survint
la révolution de 1848. Peut-être un peu compromis par ses
fréquentations, à coup sûr très éprouvé, il dut quitter la
France et gagner l'Angleterre avec son ami Frédérick Lemaitre en
1850. A cette époque, le pastel n'était guère pratiqué, surtout
en Angleterre où Gratia se trouva seul à utiliser ce procédé. Il
s'y voua d'une façon presque absolue et c'est pour cette unique
raison qu'il put trouver du travail, car l'Anglais est
protectionniste en peinture. Et encore ce ne fut pas sans luttes
qu'il arriva à se faire connaitre.
Vigoureusement trempé, l'artiste n'hésita pas, en attendant la
clientèle et pour nourrir sa petite famille (il avait trois
filles), à accepter du travail chez le célèbre fabricant de
couleurs Newman, où il broyait des poudres. Et c'est l'oeil
souvent humide que son patron le suivait dans cette besogne de
manoeuvre, car il ne pouvait se faire à l'idée qu'un tel artiste
dût être contraint à un tel labeur. Newman, profondément
apitoyé, s'employa à le sortir de l'ornière. Il exposa dans ses
belles vitrines quelques-unes de ses oeuvres et présenta
l'artiste à quelques personnages qui s'y intéressèrent vivement,
l'aidèrent de leurs conseils et de leurs deniers. Pour
s'imposer, il fallait s'installer luxueusement, ne pas laisser
croire au besoin d'argent et maintenir des prix très élevés, On
lui avança les fonds nécessaires et il eut pour maison
d'habitation et atelier le palais du cardinal Wiesman dans
Fitzroy-Square, à coté de Regent's Park.
C'est là qu'il reçut les plus grands personnages d'Angleterre.
C'est là qu'il fit une brillante série de portraits, entre
autres ceux de la Comtesse de Woldegrève ; John Blackwood; le
Colonel Donal ; le Général Stewart; les grands marins Belcher et
Aumaunay, qui allèrent tous deux à la recherche de Franklin;
Miss Carrington; Lord Follet; Lord Willoughby, premier
chambellan de la Reine, etc., etc.
C'est à la vue de ce dernier portrait que la reine Victoria
exprima son vif regret de ne pouvoir se faire peindre par le
pastelliste, qui avait le grand tort d'être étranger. Ce que
voyant, lord Willoughby proposa que Sa Majesté vint poser dans
une petite maison qu'il possédait auprès du palais, maison qui
avait appartenu à Cromwell et qui, extérieurement, avait
l'apparence d'une masure. Ce fut accepté, mais à la condition
que l'artiste n'exposerait pas ce portrait et n'en dirait rien.
La Reine arrivait par une petite porte, souvent accompagnée du
Prince consort.
La comtesse de Connaught, mère de la Reine, voulut aussi avoir
son portrait au pastel. On prit jour pour la première séance et,
ce jour-là même, la comtesse tomba malade du mal dont elle
mourut peu de temps après.
Le portrait de la Reine se trouvait chez l'encadreur Nosotti. Il
n'était pas payé. On ne le réclama point. Le désarroi causé par
cette mort le fit oublier. Gratia n'en dit rien et le conserva,
pensant bien qu'on le lui réclamerait dans la suite.
Il n'en fut rien. On n'en parla jamais. Ce beau portrait, de
forme ovale, dont le cadre porte au fronton une couronne royale,
est encore aujourd'hui chez le Maître.
En outre, de ses portraits, Gratia exécuta, pendant les dix-sept
années de son séjour à Londres, une quantité de pastels d'un
goût exquis, mais dont l'iconographie serait fort difficile à
établir. Les catalogues d'expositions cependant peuvent nous
aider un peu, au moins pour ce qu'il envoya aux Salons de Paris
pendant cette période de 1850 à 1867, époque de son retour en
France. Et ce qui nous donne, par surcroit, une idée de ce
qu'était l'art de Gratia à cette époque, c'est le retour de
vingt-cinq ou trente pastels qui étaient restés chez Mills,
l'associé et le successeur de Newman, jusqu'en 1900. Comme il y
avait là des frais d'emballage et de port assez considérables et
que l'appartement de Gratia à Paris était un peu petit pour
recevoir tout cela, son excellent ami Montigny, de Nancy, se
chargea de tout et c'est dans sa belle maison de la place d'
Alliance que nous avons pu voir jusqu'à ces derniers temps cette
série intéressante. Pour nous en tenir simplement aux pièces
exposées aux Salons parisiens, je ne citerai de cette époque que
: l'Homme d'armes; le Corsaire turc; Ecce homo; la Jeune
Liseuse; Lady Norreys ; le naturaliste Verreaux et plusieurs
autres grands portraits en pied.
C'est dans son atelier de Fitzroy-Square que Charles Blanc, en
admiration devant la Liseuse, a dit que Gratin est
considérablement en avance sur tous les pastellistes anciens et
modernes. - Et c'est cette Liseuse que le ministère des
beaux-arts acquit dans la suite et qui se trouve aujourd'hui au
palais de l'Élysée.
C'est aussi pendant son séjour en Angleterre qu'il a écrit son
excellent Traité de la peinture au pastel, qu'il ne doit donner
à l'impression que beaucoup plus tard.
Les succès obtenus par Gratia en Angleterre n'allèrent pas,
hélas! sans de grands tourments, sans de grandes peines. S'il
avait pu vaincre et surmonter les difficultés premières, il n'en
avait pas été de même dans son ménage, où il ne trouvait que
motifs de chagrin et de découragement. Un demi-remède se
présentait bien à lui, mais c'était un trop gros sacrifice et il
temporisait. Ce n'est qu'en 1867 qu'il eut le courage et
l'énergie de quitter Londres, qui lui avait été si hospitalière
et où il avait entrevu le plus brillant avenir. Il emmena sa
femme et ses deux filles et vint se réfugier à Lunéville, où il
acheta une petite maison nouvellement construite par le curé
Trouillet. Ce fut un recommencement de tout.
Et ce qui prouva bien que ce n'était là qu'un demi-remède, c'est
que, à peine la transplantation faite, sa femme le quittait,
abandonnant mari et enfants. Quelques mois après, l'ainée des
filles, âgée de dix-huit ans, mourait de chagrin. C'est du moins
ce qu'a pensé le pauvre père.
Gratin, fore heureusement soutenu par une extraordinaire force
morale, se remit vice à l'oeuvre et, dans la série de ses envois
aux Salons, nous pouvons relever les portraits du Comte et de la
Comtesse de Bourcier; de la Baronne de Bouvet; de la Famille
Gaillard; de Madame Salomon de Rothschild et de sa fille; de
Madame Achille Fould; deux portraits de Monseigneur Lavigerie,
alors évêque de Nancy, qu'il voulait laisser en souvenirs à sa
mère et aux religieuses de l'Assomption, dont il avait fondé
l'ordre. Il fit aussi les portraits du Général de Montaigu, du
Maréchal et de la Maréchale Bazaine, deux pièces capitales qui
furent brûlées pendant la Commune.
En 1881, il exposait les portraits de Monsieur et Madame
Demasure ; en 1884, ceux de Monsieur et Madame Montigny; en
1887, son propre portrait qu'il fit tant de fois à l'huile et au
pastel, toujours avec un nouveau charme; en 1888, Portraits de
ma femme et de mon gamin; en 1890, le Moine chantant, qui fut
acheté par Henry Hamel, puis le portrait à l'huile de Madame
Vernolle ; en 1891, Madame Savoie, Mademoiselle Schwartz; en
1892, Madame Montigny, peinture; en 1893, Madame Cottereau; en
1894, Madame Husson; en 1895, Madame Hamel et Paul-Maurice son
fils; Monsieur et Madame A. R. Et il en exécuta bien d'autres
pour l'Alsace, pour les Vosges, pour Nancy, et aussi de ces
délicieuses tètes d'étude et de ces tableaux de chevalet que,
souvent, la maison Majorelle nous fic voir dans ses vitrines :
plusieurs Homme d'armes; Jeune Femme jouant avec une perruche;
Bohémienne ; Vendanges de Loulou; Jeune Fille aux lilas; de
savoureuses natures mortes de fruits et que sais-je ! N'oublions
pas toutefois de noter un Lansquenet, pièce très importante du
musée de Strasbourg, brûlée en 1870.
En 1896, enfin, et comme pour couronner son oeuvre, Gratia
entreprend une de ses pages les plus impressionnantes, son Moine
pensant, toujours d'après lui-même. Il avait alors
quatre-vingt-un ans et consacra presque une année à le parfaire.
La facture en est large, le dessin impeccable, le coloris
puissant. Quelle vie intense il a su mettre dans ce regard !
Comme on sent l'homme qui a pensé, vécu, souffert ! Les ombres
sont profondes, les lèvres remuent, les chairs vivent,
palpitent, tant elles sont justes de ton et tant celui-ci est
d'une division savante ! La barbe est d'une étonnante vérité. Ce
beau moine, à la robe de laine blanche ornée d'une croix noire
sur l'épaule, fut fait dans un petit appartement de l'avenue
Laumière, aux Buttes-Chaumont. L'artiste n'avait plus d'atelier.
Après vingt années de séjour à Lunéville, Gratin, attiré par
Nancy, sa coquette voisine, y transporta ses pénates. Il venait
de se créer un nouveau ménage. Mais, depuis au moins quinze ans
déjà, il y avait un pied-à-terre que lui avait gracieusement
offert M. Gaillard, de la place d'Alliance. C'est là qu'il
passait quelquefois des mois entiers et en d'autres temps deux
ou plusieurs jours par semaine. Ce n'est qu'après la mort de M.
Gaillard qu'il s'installa définitivement dans cet appartement du
faubourg Stanislas dont les fenêtres donnent sur le couvent de
l'Assomption. Ce fut là un agréable séjour et une phase de sa
vie presque heureuse. Il eut des cours très suivis et il y fut
choyé, adulé, apprécié.
C'est en 1870 que l'Académie de Stanislas lui a décerné sa
médaille d'honneur, comme suite à la première médaille qui lui
avait été attribuée l'année précédente. L'Association des
artistes lorrains se fonde en 1892, Gratia en est le premier
président.
Et voilà qu'en 1893, à soixante-quinze ans, alors qu'il venait
de terminer le Moine chantant, Gratia tomba très malade. Dans sa
crise, il crut à la persécution, s'imagina que ses compatriotes
le jalousaient et interceptaient le travail qui pouvait lui
venir. Il en fut affecté. Par surcroit, une mauvaise
plaisanterie que lui firent de jeunes artistes vint mettre le
comble et il voulut quitter la Lorraine. Les siens l'emmenèrent
à Rouen.
Ce départ fut touchant et bien réconfortant pour le vieux maitre
qui s'expatriait, cherchant ailleurs la paix qu'il n'avait plus
et qui est si nécessaire à un homme de cet âge dont la vie n'a
été qu'une lutte continuelle. Il fut l'objet de nombreuses
manifestations de sympathie et, parmi celles-ci, d'une touchante
démarche de la part de ses élèves, qui, en lui offrant en
souvenir un bronze d'art, lui dirent en quelques vers émus que
cette jeunesse, cette bonne jeunesse savait encore l'apprécier
et l'aimer.
Pendant quinze mois qu'il habita la Normandie, il n'eut pas un
portrait à faire, il ne vendit pas un tableau et ses petites
économies diminuèrent vite. Cependant, Gratia avait deux tout
jeunes fils à l'avenir desquels il fallait songer. On revint à
Paris. C'est à ce moment que M. Poincaré, alors ministre des
beaux-arts, fit acheter par l'État la Liseuse, pour laquelle
avait posé celle des filles de Gratia morte à dix-huit ans. Le
ministre fit verser 2 000 francs à l'artiste en échange de son
pastel. Peu après, le musée de Nancy lui acheta pour 1 500
francs le portrait de sa première femme.
A Paris, les frais sont énormes. On ne fut pas toujours au
large. Mais Mme Gratia est une vaillante qui, pour faire face
aux multiples besoins de son monde, n'hésita pas à se jeter
elle-même dans la lutte. Pendant sept ans, elle gère un bureau
de placement rue Lamartine. Là non plus, on ne fit pas fortune,
mais on vécut.
Louis, le fils ainé, tient aujourd'hui sa situation. Il est un
brillant musicien, compositeur distingué. Le second, Maurice,
cherche sa voie au théâtre.
Gratia fut membre de la Société des artistes français dès son
début et, depuis une dizaine d'années, MM. Bonnat et Tony
Robert-Fleury lui ont fait obtenir une petite pension pour
services rendus à l'art, lui a-t-on dit. Mieux que cela même, le
conseil d'administration de cette société a promis de le
recevoir dans sa maison de retraire lorsqu'elle sera terminée,
dans quelques mois.
En attendant ce repos bien complet; puisqu'il sera exempt de
toutes préoccupations, Gratin assiste du haut de Montmartre au
spectacle de la grande ville. Le bourdonnement de l'énorme ruche
vient lui apporter dans sa calme retraite le souvenir d'une vie
intense. - Et ne complimentez pas le maitre au sujet de son
grand âge, car il vous dira qu'il est triste de vieillir, que
l'on reste isolé, que tous les amis sont morts. Mais il est
demeuré bon, aimable, prévenant, Malgré sa grande surdité,
lorsqu'il a un auditeur attentif et sympathique, il retrouve sa
verve. Il a cent anecdotes intéressantes se rapportant aux
hommes illustres qu'il a connus et aimés. C'est avec
attendrissement qu'il parle de ceux qui lui ont rendu service.
Vous qui l'avez connu et qui lirez ces lignes, commettez la
bonne action d'une visite au 38 de la rue Muller, vous ferez un
heureux.
En retraçant, même à grands traits, cette vie d'un homme
supérieur, j'ai cru faire acte utile et remplir un pieux devoir.
Si je m'en tiens à cette rapide esquisse, c'est que j'estime
qu'une vie de simplicité doit être simplement dite. Cependant,
ma tâche serait incomplète si, après avoir établi la charpente
d'une iconographie un peu sommaire, je ne donnais quelques
lignes sur la technique savante de notre grand compatriote.
Certes, je ne puis rien ajouter à ce qui a été dit, des milliers
de fois, sur la pureté de son dessin et la virtuosité de sa
couleur. Les critiques d'art les plus éminents, les plus
impartiaux lui ont décerné la palme du plus grand mérite et
n'ont pas craint de le mettre au niveau des plus grands maitres
du pastel. C'est qu'il ne traite pas ce genre simplement en
délicat, il ne se laisse pas aller aux beautés d'un hasard
facile. Chez lui, tout est voulu, prémédité.
Grâce à des dessous très chauds et faits de tons qui ont l'air
de n'avoir aucun rapport avec la réalité, il arrive à une
puissance d'effet qui est loin d'être commune même parmi les
maitres. Sur ces dessous, il revient, suivant son chemin, avec
des entrecroisés de tons divers qui se mélangent dans l'oeil en
des tonalités aériennes d'une infinie douceur. C'est à l'aide de
cette harmonie chromatique si savante et parfois si audacieuse
qu'il sait prêter à la matière cette suavité qui donne la
sensation la plus parfaite de l'idéalisme le plus pur. C'est
avec cette science profonde des mélanges optiques qu'il sait
mener à bien ses merveilleux fonds, qu'il sait envelopper ses
modèles d'une mystérieuse lumière, atmosphère douce et discrète.
C'est grâce à cette très grande érudition qu'il sait donner la
vie et le palpitant à ses chairs.
Gratia connait à fond l'art si difficile du portraitiste. Très
physionomiste et fin scrutateur, il sait lire dans les replis
les plus cachés de son modèle et, très maitre de lui, il peut
écrire ses découvertes dans des portraits bien vivants, non pas
d'une vie quelconque, mais de celle propre au modèle. Tout ce
que l'on peut dire sur ce point est creux et vide à côté de la
réalité. Il faut voir un portrait signé de Gratia pour en
respirer tout le charme.
On a souvent prétendu que le pastel est un art efféminé. Les
oeuvres de Gratia démentent cette assertion. Il n'est pas
possible d'être plus puissant et plus mâle. Entre de bonnes
mains, l'huile ne peut pas donner plus de vigueur et de fermeté
que n'en obtient, à l'aide de ses crayons de couleur, cet
extraordinaire virtuose.
J'ai eu l'honneur et le plaisir de poser devant Gratia en 1895
et c'est avec le plus grand intérêt que j'ai pu suivre la marche
de son travail. Dans un dessin des plus sommaires, préparé à la
sanguine, où il se contente simplement d'indiquer des distances
qu'il vérifie au compas avec la plus scrupuleuse exactitude, il
établit des masses au pastel. Ses ombres, dans les chairs, sont
préparées au carmin foncé très fondu, afin qu'il ne se mélange
pas au travail qu'il superposera dans la suite. Ce sont là des
dessous dans lesquels il a soin d'exagérer la vigueur. Ces
dessous, il les établit pour les draperies aussi, et toujours
avec des tons qui n'ont rien de commun avec la réalité. - Ce
point de départ, qui semble être basé sur la fantaisie, est au
contraire très voulu, et je puis certifier que rien n'est plus
curieux que de voir le mécanisme de la reprise se faisant en
larges traits, toujours avec des tons inattendus. Et voilà que
ces superpositions vous donnent un aspect immatériel qui
s'approche doucement du réel. Cette savante menée des mélanges
optiques, qui semble tenir du miracle, relève tout simplement
d'une science que le peintre connait à fond.
Souvent, on a reproché à Gratia d'avoir, surtout dans ses
portraits de femmes, sacrifié la mode au-genre un peu démodé du
drapé. A cela, il est facile de répondre que l'artiste a voulu
éviter à ses modèles la désagréable surprise du ridicule dont se
parent les modes lorsque la vogue a cessé. Y a-t-il, en effet,
rien de plus inélégant que les élégances qui ont cessé de plaire
? Et on est parti de là pour dire à Gratin qu'il n'est pas de
son temps.
Ça n'est pas simplement, il faut bien le reconnaitre, parce que
Gratia a souvent drapé ses modèles femmes qu'il nous rappelle
l'époque aimable où les bergères éraient des marquises. C'est
par bien d'autres points qu'il évoque ce joli temps de
galanterie et d'exquise politesse. Mais ça n'est qu'un rappel un
peu vague et, quoi qu'on en dise, très modernisé, sinon par
l'agencement, du moins par une science moins empirique de la
couleur. Et, lorsqu'il y aura un peu plus de recul pour juger
son oeuvre, on verra mieux la liaison que son labeur d'un siècle
est venu mettre entre le dix-huitième et le nôtre. Le suranné
alors ne lui sera plus reproché, Gratia sera parfaitement à sa
place et, enfin, bien de son temps. Nature non facit saltus.
N. B. - Au moment de terminer cette si rapide monographie, je
reçois de Mme Gratia, à la date du 15 février, une lettre qui
commence ainsi : « Que vous soyez le premier à connaitre notre
admission dans la maison de retraite des Artistes français! Quoi
qu'il arrive maintenant, Gratia est a l'abri. Le temps de régler
mes affaires et nous serons, pour le commencement de mars, je
pense, les premiers habitants de la Ruche de Montlignon. »
ADRIEN RECOUVREUR.
Louis Gratia, doyen des peintres à 94 ans -
A. Demange
Mairie de Rambervillers
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