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Charles Louis Gratia (1815-1911)
 


Même s'il n'a pas de relation directe avec le Blamontois, Charles Louis Gratia a été le maître d'Adolphe Demange (1857-1928).
Ce vosgien, né à Rambervillers le 9 novembre 1815, exerce son art à Paris et en Angleterre, puis pendant de nombreuses années à Lunéville et Nancy, avant de rejoindre Paris, et enfin, la maison de retraite des artistes français à Montlignon, où il décède le 11 août 1911.
La grande notoriété de Gratia permet de trouver assez aisément des informations le concernant ; mais le texte ci-dessous, paru dans La revue Lorraine illustrée de 1908, et découvert lors de nos recherches sur Demange, sera sans doute utile aux amateurs de Charles Louis Gratia.
 





La revue Lorraine illustrée - 1908

LE PASTELLISTE CH. L. GRATIA

Manibus date lilia plenis.

Au huitième étage d'une maison de la rue Muller, dans la partie élevée de la Butte si chère aux Muses et aux Arts, un vieillard, à l'oeil morne et las, ne quitte guère sa fenêtre que pour parcourir à pas menus son très petit appartement ou, vingt fois par jour, les mêmes objets, meubles ou tableaux, lui rappellent les mêmes souvenirs et les mêmes pensées. Autant de fois il retourne à sa fenêtre, sa chère fenêtre d'où il domine la fournaise parisienne, insatiable dévorante de tant de forces physiques et morales. - Et, lorsqu'il s'arrête auprès de son chevalet, désormais inoccupé, il se révolte contre l'inévitable règle du destin. Il ne peut accepter que son grand âge puisse être une justification suffisante à ce repos forcé, son intelligence étant restée vive, alerte et jeune.
Qu'un ami survienne cependant et tout change en lui. Sa bonne face de Faust accompli laisse toute tristesse. Le mot gai, les piquantes et joyeuses saillies jaillissent, mais cet effort ne dure qu'un instant, car, très sourd, il n'entend plus ce qui se dit autour de lui, et la conversation qui s'engage avec les siens l'attriste. Il y assiste sans profit. On parle de lui assurément et il le sent, puisqu'un nuage bien visible passe derrière ce visage qu'il s'efforce de faire paraitre gai. Il quitte alors son fauteuil, semble chercher quelque chose dans la pièce voisine, où on l'a souvent surpris devant sa psyché, se disant à lui-même dans une crispation de tout son être : «  Pauvre Gratia, dans quel état tu es ! »
Entre sa barbe blanchie et sa coiffe de velours, réminiscence des vieux maitres italiens, son oeil, qui semble parfois encore vif, baisse un peu chaque jour. Sa main tremble et tout son être physique s'affaisse. Seul, son être moral est resté debout, vaillant et ferme.
Auprès de ce Philémon, une compagne attentive et dévouée veille sans cesse. Ce n'est pas Baucis qu'elle incarne, mais bien plutôt Antigone, car elle a beaucoup d'années en moins.
Douce compensation d'un premier ménage qui ne fut guère une joie ! -
Ce n'est donc pas de là que vient toute l'amertume de sa vieillesse. On devine facilement qu'ayant connu des heures de triomphe et de vogue, il souffre de l'oubli. C'est que le vieux maitre pastelliste ne se rend pas compte qu'il y a pour tout artiste une époque critique à franchir, c'est celle où son oeuvre, qui parait démodée, n'est pas encore assez ancienne pour revêtir les charmes de la vieillesse. Mais que notre grand compatriote se rassure, l'oeuvre considérable qui lui survivra saura bien, lorsque l'heure sera venue, le mettre de façon définitive au rang qui lui est désigné.
La vie de Gratin fut un long calvaire. Je me souviens d'une réflexion qu'il m'exprima, il y a environ quinze ans, lorsque tous deux nous déambulions par les rues de Commercy, alors qu'il nous arriva de rencontrer un convoi funèbre. Il s'arrêta, me regardant, et me dit avec un triste sourire, dans cette voix un peu chantante qui lui est propre : «  Qu'il est heureux celui-là ! .... Vous verrez, mon ami, ... J'ai toujours été si veinard ! .... j'atteindrai le siècle ! »
Et il l'a presque atteint le siècle, puisqu'il a aujourd'hui quatre-vingt-treize ans.
Charles-Louis Gratia est né à Rambervillers (Vosges) en 1815. Son père, ancien marin, ne pouvant se faire i la vie de province, vint avec ses fils à Paris, ou il obtint la place d'argentier à la Chambre des pairs, dans ce palais du Luxembourg qu'il habita plusieurs années. Le petit Louis avait alors neuf ans. Il en avait treize, lorsque le peintre Henri Decaisne, qui avait eu l'occasion de remarquer ses dispositions pour le dessin, le prit à son atelier. L'enfant y fit de très rapides progrès, si rapides même que son maitre se plaisait à dire et répéter à ses visiteurs : «  Il me dépassera. »
Les débuts de Gratin furent difficiles. Il couchait dans un grenier mal clos ou, les jours d'orage, il s'abritait d'un vieux parapluie, et lorsqu'il pouvait s'offrir pour un sou le légendaire paquet de couenne qu'il faisait rissoler, il s'estimait heureux. Il eut souvent à souffrir de la faim et du froid. C'est qu'il vivait de quelques très rares portraits, faits à tout prix.
Pratiquant la peinture à l'huile et le pastel, il se spécialisa surtout dans ce dernier genre, où il devait s'illustrer, car le pastelliste ne tarda pas à jouir d'une grande réputation tant en France qu'en Angleterre.
C'est au Salon de 1837, Gratia avait alors vingt-deux ans, qu'il exposa pour la première fois. Son portrait au pastel de Prosper Gothi, artiste dramatique, lui value des éloges. Il exposa successivement Mayer Schnerb, peinture à l'huile, 1840; Esther de Beauregard, 1841; La Boisgontier, 1844; les portraits du Comte d' Eu et de la Comtesse de Solms, née Laetitia Bonaparte.
En 1844, avec son portrait en pied de la Boisgontier, fait au pastel sur gros papier à pain de sucre, il obtint sa première récompense, une troisième médaille. Deux ans après, il méritait une deuxième médaille et son rappel en 1861 le mettait hors concours.
Gratia se maria à vingt ans et ce fut un geste qu'il déplora bien souvent, car il a toujours prétendu que ce mariage entrava sa carrière artistique. Lorsqu'il dut faire son service militaire, il alla trouver le ministre de la guerre, à qui il exposa sa situation de jeune père de famille, et il obtint d'être simplement incorporé dans la garde nationale, où il fut grenadier et porta le haut bonnet à poils. Mêlé à des émeutes, sans cependant avoir jamais tiré un coup de fusil, il reçut à bout portant plusieurs charges dont les traces indélébiles des grains de poudre sont restées cachées par sa longue barbe.
Il fut l'ami et le camarade de beaucoup d'hommes illustres de son époque. Il connut Victor Hugo, Lamartine, Alexandre Dumas, Félix Pyat. Il fut l'ami de Meissonier, Daubigny, Steinheil, Geoffroy de Chaume, etc. Frédérick Lemaitre disait : «  Je n'ai que deux amis, Gratia et mon médecin. » Il connut enfant le général comte de Montaigu, qu'il retrouva à Nancy où il était général de division et qui, de Nancy, venait bien souvent manger la soupe aux choux dans la petite maison de Lunéville.
La situation de Gratia commençait à se faire bonne quand survint la révolution de 1848. Peut-être un peu compromis par ses fréquentations, à coup sûr très éprouvé, il dut quitter la France et gagner l'Angleterre avec son ami Frédérick Lemaitre en 1850. A cette époque, le pastel n'était guère pratiqué, surtout en Angleterre où Gratia se trouva seul à utiliser ce procédé. Il s'y voua d'une façon presque absolue et c'est pour cette unique raison qu'il put trouver du travail, car l'Anglais est protectionniste en peinture. Et encore ce ne fut pas sans luttes qu'il arriva à se faire connaitre.
Vigoureusement trempé, l'artiste n'hésita pas, en attendant la clientèle et pour nourrir sa petite famille (il avait trois filles), à accepter du travail chez le célèbre fabricant de couleurs Newman, où il broyait des poudres. Et c'est l'oeil souvent humide que son patron le suivait dans cette besogne de manoeuvre, car il ne pouvait se faire à l'idée qu'un tel artiste dût être contraint à un tel labeur. Newman, profondément apitoyé, s'employa à le sortir de l'ornière. Il exposa dans ses belles vitrines quelques-unes de ses oeuvres et présenta l'artiste à quelques personnages qui s'y intéressèrent vivement, l'aidèrent de leurs conseils et de leurs deniers. Pour s'imposer, il fallait s'installer luxueusement, ne pas laisser croire au besoin d'argent et maintenir des prix très élevés, On lui avança les fonds nécessaires et il eut pour maison d'habitation et atelier le palais du cardinal Wiesman dans Fitzroy-Square, à coté de Regent's Park.
C'est là qu'il reçut les plus grands personnages d'Angleterre. C'est là qu'il fit une brillante série de portraits, entre autres ceux de la Comtesse de Woldegrève ; John Blackwood; le Colonel Donal ; le Général Stewart; les grands marins Belcher et Aumaunay, qui allèrent tous deux à la recherche de Franklin; Miss Carrington; Lord Follet; Lord Willoughby, premier chambellan de la Reine, etc., etc.
C'est à la vue de ce dernier portrait que la reine Victoria exprima son vif regret de ne pouvoir se faire peindre par le pastelliste, qui avait le grand tort d'être étranger. Ce que voyant, lord Willoughby proposa que Sa Majesté vint poser dans une petite maison qu'il possédait auprès du palais, maison qui avait appartenu à Cromwell et qui, extérieurement, avait l'apparence d'une masure. Ce fut accepté, mais à la condition que l'artiste n'exposerait pas ce portrait et n'en dirait rien. La Reine arrivait par une petite porte, souvent accompagnée du Prince consort.
La comtesse de Connaught, mère de la Reine, voulut aussi avoir son portrait au pastel. On prit jour pour la première séance et, ce jour-là même, la comtesse tomba malade du mal dont elle mourut peu de temps après.
Le portrait de la Reine se trouvait chez l'encadreur Nosotti. Il n'était pas payé. On ne le réclama point. Le désarroi causé par cette mort le fit oublier. Gratia n'en dit rien et le conserva, pensant bien qu'on le lui réclamerait dans la suite.
Il n'en fut rien. On n'en parla jamais. Ce beau portrait, de forme ovale, dont le cadre porte au fronton une couronne royale, est encore aujourd'hui chez le Maître.
En outre, de ses portraits, Gratia exécuta, pendant les dix-sept années de son séjour à Londres, une quantité de pastels d'un goût exquis, mais dont l'iconographie serait fort difficile à établir. Les catalogues d'expositions cependant peuvent nous aider un peu, au moins pour ce qu'il envoya aux Salons de Paris pendant cette période de 1850 à 1867, époque de son retour en France. Et ce qui nous donne, par surcroit, une idée de ce qu'était l'art de Gratia à cette époque, c'est le retour de vingt-cinq ou trente pastels qui étaient restés chez Mills, l'associé et le successeur de Newman, jusqu'en 1900. Comme il y avait là des frais d'emballage et de port assez considérables et que l'appartement de Gratia à Paris était un peu petit pour recevoir tout cela, son excellent ami Montigny, de Nancy, se chargea de tout et c'est dans sa belle maison de la place d' Alliance que nous avons pu voir jusqu'à ces derniers temps cette série intéressante. Pour nous en tenir simplement aux pièces exposées aux Salons parisiens, je ne citerai de cette époque que : l'Homme d'armes; le Corsaire turc; Ecce homo; la Jeune Liseuse; Lady Norreys ; le naturaliste Verreaux et plusieurs autres grands portraits en pied.
C'est dans son atelier de Fitzroy-Square que Charles Blanc, en admiration devant la Liseuse, a dit que Gratin est considérablement en avance sur tous les pastellistes anciens et modernes. - Et c'est cette Liseuse que le ministère des beaux-arts acquit dans la suite et qui se trouve aujourd'hui au palais de l'Élysée.
C'est aussi pendant son séjour en Angleterre qu'il a écrit son excellent Traité de la peinture au pastel, qu'il ne doit donner à l'impression que beaucoup plus tard.
Les succès obtenus par Gratia en Angleterre n'allèrent pas, hélas! sans de grands tourments, sans de grandes peines. S'il avait pu vaincre et surmonter les difficultés premières, il n'en avait pas été de même dans son ménage, où il ne trouvait que motifs de chagrin et de découragement. Un demi-remède se présentait bien à lui, mais c'était un trop gros sacrifice et il temporisait. Ce n'est qu'en 1867 qu'il eut le courage et l'énergie de quitter Londres, qui lui avait été si hospitalière et où il avait entrevu le plus brillant avenir. Il emmena sa femme et ses deux filles et vint se réfugier à Lunéville, où il acheta une petite maison nouvellement construite par le curé Trouillet. Ce fut un recommencement de tout.
Et ce qui prouva bien que ce n'était là qu'un demi-remède, c'est que, à peine la transplantation faite, sa femme le quittait, abandonnant mari et enfants. Quelques mois après, l'ainée des filles, âgée de dix-huit ans, mourait de chagrin. C'est du moins ce qu'a pensé le pauvre père.
Gratin, fore heureusement soutenu par une extraordinaire force morale, se remit vice à l'oeuvre et, dans la série de ses envois aux Salons, nous pouvons relever les portraits du Comte et de la Comtesse de Bourcier; de la Baronne de Bouvet; de la Famille Gaillard; de Madame Salomon de Rothschild et de sa fille; de Madame Achille Fould; deux portraits de Monseigneur Lavigerie, alors évêque de Nancy, qu'il voulait laisser en souvenirs à sa mère et aux religieuses de l'Assomption, dont il avait fondé l'ordre. Il fit aussi les portraits du Général de Montaigu, du Maréchal et de la Maréchale Bazaine, deux pièces capitales qui furent brûlées pendant la Commune.
En 1881, il exposait les portraits de Monsieur et Madame Demasure ; en 1884, ceux de Monsieur et Madame Montigny; en 1887, son propre portrait qu'il fit tant de fois à l'huile et au pastel, toujours avec un nouveau charme; en 1888, Portraits de ma femme et de mon gamin; en 1890, le Moine chantant, qui fut acheté par Henry Hamel, puis le portrait à l'huile de Madame Vernolle ; en 1891, Madame Savoie, Mademoiselle Schwartz; en 1892, Madame Montigny, peinture; en 1893, Madame Cottereau; en 1894, Madame Husson; en 1895, Madame Hamel et Paul-Maurice son fils; Monsieur et Madame A. R. Et il en exécuta bien d'autres pour l'Alsace, pour les Vosges, pour Nancy, et aussi de ces délicieuses tètes d'étude et de ces tableaux de chevalet que, souvent, la maison Majorelle nous fic voir dans ses vitrines : plusieurs Homme d'armes; Jeune Femme jouant avec une perruche; Bohémienne ; Vendanges de Loulou; Jeune Fille aux lilas; de savoureuses natures mortes de fruits et que sais-je ! N'oublions pas toutefois de noter un Lansquenet, pièce très importante du musée de Strasbourg, brûlée en 1870.
En 1896, enfin, et comme pour couronner son oeuvre, Gratia entreprend une de ses pages les plus impressionnantes, son Moine pensant, toujours d'après lui-même. Il avait alors quatre-vingt-un ans et consacra presque une année à le parfaire. La facture en est large, le dessin impeccable, le coloris puissant. Quelle vie intense il a su mettre dans ce regard ! Comme on sent l'homme qui a pensé, vécu, souffert ! Les ombres sont profondes, les lèvres remuent, les chairs vivent, palpitent, tant elles sont justes de ton et tant celui-ci est d'une division savante ! La barbe est d'une étonnante vérité. Ce beau moine, à la robe de laine blanche ornée d'une croix noire sur l'épaule, fut fait dans un petit appartement de l'avenue Laumière, aux Buttes-Chaumont. L'artiste n'avait plus d'atelier.
Après vingt années de séjour à Lunéville, Gratin, attiré par Nancy, sa coquette voisine, y transporta ses pénates. Il venait de se créer un nouveau ménage. Mais, depuis au moins quinze ans déjà, il y avait un pied-à-terre que lui avait gracieusement offert M. Gaillard, de la place d'Alliance. C'est là qu'il passait quelquefois des mois entiers et en d'autres temps deux ou plusieurs jours par semaine. Ce n'est qu'après la mort de M. Gaillard qu'il s'installa définitivement dans cet appartement du faubourg Stanislas dont les fenêtres donnent sur le couvent de l'Assomption. Ce fut là un agréable séjour et une phase de sa vie presque heureuse. Il eut des cours très suivis et il y fut choyé, adulé, apprécié.
C'est en 1870 que l'Académie de Stanislas lui a décerné sa médaille d'honneur, comme suite à la première médaille qui lui avait été attribuée l'année précédente. L'Association des artistes lorrains se fonde en 1892, Gratia en est le premier président.
Et voilà qu'en 1893, à soixante-quinze ans, alors qu'il venait de terminer le Moine chantant, Gratia tomba très malade. Dans sa crise, il crut à la persécution, s'imagina que ses compatriotes le jalousaient et interceptaient le travail qui pouvait lui venir. Il en fut affecté. Par surcroit, une mauvaise plaisanterie que lui firent de jeunes artistes vint mettre le comble et il voulut quitter la Lorraine. Les siens l'emmenèrent à Rouen.
Ce départ fut touchant et bien réconfortant pour le vieux maitre qui s'expatriait, cherchant ailleurs la paix qu'il n'avait plus et qui est si nécessaire à un homme de cet âge dont la vie n'a été qu'une lutte continuelle. Il fut l'objet de nombreuses manifestations de sympathie et, parmi celles-ci, d'une touchante démarche de la part de ses élèves, qui, en lui offrant en souvenir un bronze d'art, lui dirent en quelques vers émus que cette jeunesse, cette bonne jeunesse savait encore l'apprécier et l'aimer.
Pendant quinze mois qu'il habita la Normandie, il n'eut pas un portrait à faire, il ne vendit pas un tableau et ses petites économies diminuèrent vite. Cependant, Gratia avait deux tout jeunes fils à l'avenir desquels il fallait songer. On revint à Paris. C'est à ce moment que M. Poincaré, alors ministre des beaux-arts, fit acheter par l'État la Liseuse, pour laquelle avait posé celle des filles de Gratia morte à dix-huit ans. Le ministre fit verser 2 000 francs à l'artiste en échange de son pastel. Peu après, le musée de Nancy lui acheta pour 1 500 francs le portrait de sa première femme.
A Paris, les frais sont énormes. On ne fut pas toujours au large. Mais Mme Gratia est une vaillante qui, pour faire face aux multiples besoins de son monde, n'hésita pas à se jeter elle-même dans la lutte. Pendant sept ans, elle gère un bureau de placement rue Lamartine. Là non plus, on ne fit pas fortune, mais on vécut.
Louis, le fils ainé, tient aujourd'hui sa situation. Il est un brillant musicien, compositeur distingué. Le second, Maurice, cherche sa voie au théâtre.
Gratia fut membre de la Société des artistes français dès son début et, depuis une dizaine d'années, MM. Bonnat et Tony Robert-Fleury lui ont fait obtenir une petite pension pour services rendus à l'art, lui a-t-on dit. Mieux que cela même, le conseil d'administration de cette société a promis de le recevoir dans sa maison de retraire lorsqu'elle sera terminée, dans quelques mois.
En attendant ce repos bien complet; puisqu'il sera exempt de toutes préoccupations, Gratin assiste du haut de Montmartre au spectacle de la grande ville. Le bourdonnement de l'énorme ruche vient lui apporter dans sa calme retraite le souvenir d'une vie intense. - Et ne complimentez pas le maitre au sujet de son grand âge, car il vous dira qu'il est triste de vieillir, que l'on reste isolé, que tous les amis sont morts. Mais il est demeuré bon, aimable, prévenant, Malgré sa grande surdité, lorsqu'il a un auditeur attentif et sympathique, il retrouve sa verve. Il a cent anecdotes intéressantes se rapportant aux hommes illustres qu'il a connus et aimés. C'est avec attendrissement qu'il parle de ceux qui lui ont rendu service.
Vous qui l'avez connu et qui lirez ces lignes, commettez la bonne action d'une visite au 38 de la rue Muller, vous ferez un heureux.
En retraçant, même à grands traits, cette vie d'un homme supérieur, j'ai cru faire acte utile et remplir un pieux devoir. Si je m'en tiens à cette rapide esquisse, c'est que j'estime qu'une vie de simplicité doit être simplement dite. Cependant, ma tâche serait incomplète si, après avoir établi la charpente d'une iconographie un peu sommaire, je ne donnais quelques lignes sur la technique savante de notre grand compatriote.
Certes, je ne puis rien ajouter à ce qui a été dit, des milliers de fois, sur la pureté de son dessin et la virtuosité de sa couleur. Les critiques d'art les plus éminents, les plus impartiaux lui ont décerné la palme du plus grand mérite et n'ont pas craint de le mettre au niveau des plus grands maitres du pastel. C'est qu'il ne traite pas ce genre simplement en délicat, il ne se laisse pas aller aux beautés d'un hasard facile. Chez lui, tout est voulu, prémédité.
Grâce à des dessous très chauds et faits de tons qui ont l'air de n'avoir aucun rapport avec la réalité, il arrive à une puissance d'effet qui est loin d'être commune même parmi les maitres. Sur ces dessous, il revient, suivant son chemin, avec des entrecroisés de tons divers qui se mélangent dans l'oeil en des tonalités aériennes d'une infinie douceur. C'est à l'aide de cette harmonie chromatique si savante et parfois si audacieuse qu'il sait prêter à la matière cette suavité qui donne la sensation la plus parfaite de l'idéalisme le plus pur. C'est avec cette science profonde des mélanges optiques qu'il sait mener à bien ses merveilleux fonds, qu'il sait envelopper ses modèles d'une mystérieuse lumière, atmosphère douce et discrète. C'est grâce à cette très grande érudition qu'il sait donner la vie et le palpitant à ses chairs.
Gratia connait à fond l'art si difficile du portraitiste. Très physionomiste et fin scrutateur, il sait lire dans les replis les plus cachés de son modèle et, très maitre de lui, il peut écrire ses découvertes dans des portraits bien vivants, non pas d'une vie quelconque, mais de celle propre au modèle. Tout ce que l'on peut dire sur ce point est creux et vide à côté de la réalité. Il faut voir un portrait signé de Gratia pour en respirer tout le charme.
On a souvent prétendu que le pastel est un art efféminé. Les oeuvres de Gratia démentent cette assertion. Il n'est pas possible d'être plus puissant et plus mâle. Entre de bonnes mains, l'huile ne peut pas donner plus de vigueur et de fermeté que n'en obtient, à l'aide de ses crayons de couleur, cet extraordinaire virtuose.
J'ai eu l'honneur et le plaisir de poser devant Gratia en 1895 et c'est avec le plus grand intérêt que j'ai pu suivre la marche de son travail. Dans un dessin des plus sommaires, préparé à la sanguine, où il se contente simplement d'indiquer des distances qu'il vérifie au compas avec la plus scrupuleuse exactitude, il établit des masses au pastel. Ses ombres, dans les chairs, sont préparées au carmin foncé très fondu, afin qu'il ne se mélange pas au travail qu'il superposera dans la suite. Ce sont là des dessous dans lesquels il a soin d'exagérer la vigueur. Ces dessous, il les établit pour les draperies aussi, et toujours avec des tons qui n'ont rien de commun avec la réalité. - Ce point de départ, qui semble être basé sur la fantaisie, est au contraire très voulu, et je puis certifier que rien n'est plus curieux que de voir le mécanisme de la reprise se faisant en larges traits, toujours avec des tons inattendus. Et voilà que ces superpositions vous donnent un aspect immatériel qui s'approche doucement du réel. Cette savante menée des mélanges optiques, qui semble tenir du miracle, relève tout simplement d'une science que le peintre connait à fond.
Souvent, on a reproché à Gratia d'avoir, surtout dans ses portraits de femmes, sacrifié la mode au-genre un peu démodé du drapé. A cela, il est facile de répondre que l'artiste a voulu éviter à ses modèles la désagréable surprise du ridicule dont se parent les modes lorsque la vogue a cessé. Y a-t-il, en effet, rien de plus inélégant que les élégances qui ont cessé de plaire ? Et on est parti de là pour dire à Gratin qu'il n'est pas de son temps.
Ça n'est pas simplement, il faut bien le reconnaitre, parce que Gratia a souvent drapé ses modèles femmes qu'il nous rappelle l'époque aimable où les bergères éraient des marquises. C'est par bien d'autres points qu'il évoque ce joli temps de galanterie et d'exquise politesse. Mais ça n'est qu'un rappel un peu vague et, quoi qu'on en dise, très modernisé, sinon par l'agencement, du moins par une science moins empirique de la couleur. Et, lorsqu'il y aura un peu plus de recul pour juger son oeuvre, on verra mieux la liaison que son labeur d'un siècle est venu mettre entre le dix-huitième et le nôtre. Le suranné alors ne lui sera plus reproché, Gratia sera parfaitement à sa place et, enfin, bien de son temps. Nature non facit saltus.
N. B. - Au moment de terminer cette si rapide monographie, je reçois de Mme Gratia, à la date du 15 février, une lettre qui commence ainsi : «  Que vous soyez le premier à connaitre notre admission dans la maison de retraite des Artistes français! Quoi qu'il arrive maintenant, Gratia est a l'abri. Le temps de régler mes affaires et nous serons, pour le commencement de mars, je pense, les premiers habitants de la Ruche de Montlignon. »
ADRIEN RECOUVREUR.


Louis Gratia, doyen des peintres à 94 ans - A. Demange
Louis Gratia, doyen des peintres à 94 ans - A. Demange
Mairie de Rambervillers
 

 

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