LE TOURNOI DE
CHAUVENCY EN 1285
Etude sur la société et les mœurs chevaleresques au XIIIe siècle
par
EMILE DUVERNOY
Archiviste de Meurthe-et-Moselle
Docteur ès lettres
RENE HARMAND
Professeur au Lycée de Nancy
Chargé de cours à la Faculté
Docteur ès lettres
Ed. BERGER-LEVRAULT & Cie
1905
LE TOURNOI DE CHAUVENCY EN
1285
Le poème de la fin du
treizième siècle qui a pour titre Le Tournoi de Chauvency est
peu connu et peu consulté, bien qu'il ait eu déjà deux éditions,
honneur rarement accordé à un texte de cette époque : la
première fut donnée à Valenciennes par Delmotte, en 1835,
d'après le manuscrit conservé dans la bibliothèque de Mons (1) ;
la seconde a été publiée à Mons en 1898, d'après le même
manuscrit, et par les soins de M. Gaëtan Hecq. Imprimée avec
élégance, et même avec luxe, cette dernière est le trente et
unième volume des Publications de la Société des bibliophiles
belges séant à Mons (2) ; par un scrupule d'exactitude vraiment
excessif, l'éditeur a reproduit le manuscrit textuellement, sans
se permettre d'y ajouter ponctuation, accents et apostrophes,
sans différencier les u et les v, les i et les j; reproche plus
grave, il n'a employé que le manuscrit qui avait déjà servi en
1835, bien que, depuis, deux autres aient été signalés à
l'attention des érudits par M. Paul Mejer (3). Aussi fut-il
amené, trois ans plus tard, à donner un supplément contenant les
variantes et certains morceaux du poème qui manquent dans le
manuscrit de Mons, mais figurent dans les autres (4). En
joignant ce supplément à la publication antérieure, on a, pour
la première fois, sinon une édition satisfaisante, du moins une
édition complète du Tournoi de Chauvency, avec ses quatre mille
sept cent trente vers de huit syllabes.
Le Tournoi de Chauvency a été analysé et apprécié brièvement par
Victor Leclerc dans l'Histoire littéraire de la France (5); Léon
Gautier s'en est beaucoup servi dans sa Chevalerie (6) pour
décrire un tournoi, quoique ce poème soit d'un siècle postérieur
à l'époque qu'il retrace et où il prend d'habitude tous ses
documents. En Lorraine, le Tournoi a suscité un seul travail
(7), où Emmanuel Michel, un magistrat messin, auteur d'études
méritoires, mais toutes relatives à une époque plus récente,
s'est attaché principalement à identifier les personnages,
surtout les personnages lorrains qui vinrent à Chauvency; dans
ces recherches, il a laissé échapper nombre d'erreurs qu'il
serait injuste de lui reprocher amèrement, car à l'époque où il
écrivait, le Moyen Age lorrain était encore bien mal connu. En
outre, ce poème a été cité, toujours très brièvement, par P.
Landau et H. Lepage dans leurs études sur les tournois (8), par
le président Jeanlin dans son Manuel de la Meuse (9), par l'abbé
Clouet dans l'Histoire de Verdun et du pays verdunois (10), par
Ed. de Martimprey dans son étude sur Les sires et comtes de
Blâmont (11), par M. Jules Baudot dans son livre sur Les
Princesses Yolande et les ducs de Bar de la famille des Valois
(12). La Belgique, aussi intéressée que la Lorraine à ce poème,
paraît s'en être encore moins servie : du moins n'en est-il
question, ni dans Les comtes de Chiny (13) du père Goffinet, ni
dans les Publications de la section historique de l'Institut
grand-ducal de Luxembourg, ni dans les Annales de l'Institut
archéologique du Luxembourg, à Arlon.
Au contraire de tant d'oeuvres littéraires du Moyen Age, Le
Tournoi de Chauvency n'est pas anonyme, son auteur ayant eu la
précaution de se nommer plusieurs fois au cours du poème : il
s'appelait Jacques Bretex ou Bretel (14), nom très militaire et
fort convenable au chantre de combats chevaleresques, puisque
bretex, qui est plus tard devenu bretesche, signifie créneau.
D'après M. Hecq (15), Bretex serait peut-être l'auteur d'un
autre poème, Li roumans dou chastelain de Coucy et de la dame du
Faiel, édité à Paris en 1829. Son poème est écrit dans une
langue plutôt composite, mais où dominent les formes usitées en
Picardie, en Artois et en Hainaut, ce qui montre en lui un homme
du nord de la France, sans nous apprendre au juste de quelle
province il était originaire. L'analogie du nom ne suffit pas à
le rattacher à la famille de trouvères qui a produit au douzième
siècle Nicolas Bretel, et au treizième deux Jean Bretel, dont le
plus connu, un chansonnier fort goûté en son temps, né à Arras
vers 1200 ou 1210, mourut en 1272 ou 1273 (16); mais il n'est
nullement impossible qu'il ait été leur parent, ni que, de l'un
ou de l'autre de tous ces Bretel, descende ce Jacques Bretel de
Grémonville qui fut ambassadeur de France à Vienne de 1666 à
1668.
Le sujet qu'a choisi notre Jacques Bretex pour donner carrière à
son talent n'avait rien d'exceptionnel : bien au contraire, les
trouvères de l'Age féodal l'affectionnaient, de même que les
poètes de la Grèce antique se plaisaient à chanter les jeux
olympiques ou pythiques. Des vingt mille vers que compte le
poème de Guillaume le Maréchal, retrouvé et publié récemment, un
bon quart a pour objet les tournois. Les joutes qui eurent lieu
à Hem-sur-Somme, quelques années avant celles de Chauvency, et
sans doute en 1278, sont racontées par le trouvère Sarrasin dans
un poème un peu plus court que celui de Bretex, - il n'a que
quatre mille cinq cents vers, - mais d'une allure plus originale
et libre (17). Et un peu après, au déclin du Moyen Age, les
écrits sur les tournois deviendront un véritable genre
littéraire où brilleront des écrivains en renom et de noble
race, Olivier de la Marche, Anthoine de la Salle, Villiers de
l'Isle-Adam, Hardouin de la Jaille, un Lorrain, enfin le roi
René d'Anjou, qui, vers 1451, quand il était encore duc de
Lorraine, écrivit un remarquable Traictié de la forme et devis
d'ung tournoy (18).
C'est que les tournois, si chers à cette société féodale
débordante de vie et de jeunesse, étaient particulièrement en
honneur dans le nord-est de l'ancienne Gaule, dans toute la
région entre la Seine et le Rhin, au centre de laquelle se
trouve Chauvency. Là on tournoyait constamment : le duc Jean 1er
de Brabant, tout en faisant de longues et importantes
expéditions, trouva le moyen de prendre part à soixante-dix
tournois; s'il ne dépassa pas ce chiffre, c'est parce qu'il fut
blessé mortellement au soixante-dixième (19). Les tournois sont
des événements si considérables qu'ils concourent, avec les
fêtes de l'Eglise et les saints du calendrier, à dater les
chartes (20). Sans sortir du treizième et du quatorzième
siècles, nous voyons que des tournois assez retentissants pour
être mentionnés dans les écrits du temps ont été donnés en 1223
à Corbie, en 1238 à Compiègne, en 1272 à Sissonne près de Laon,
en 1273 à Compiègne, en 1274 à Saint-Herme et à Séclin, en 1278
sans doute à Hem-sur-Somme, en 1279 à Creil, à Senlis et à
Compiègne, en 1281 à Creil, en 1285 à Chauvency près de Montmédy
(c'est le tournoi qui nous occupe), en 1294 à Bar-le-Duc, en
1310 à Mons, en 1331 à Tournay, en 1337 à Ingelheim près de
Mayence et en Frise, en 1361 à Saint-Dizier, en 1376 à Lille, en
1392 à Bruges, en 1396 en Frise, et tout cela en un temps où, la
guerre étant presque continuelle, les occasions ne manquaient
pas de rompre des lances « pour de bon ».
Pourtant, l'Eglise avait fait des efforts persévérants contre
les tournois : les conciles de Clermont en 1130, de Latran en
1139 et 1179 privent de la sépulture chrétienne ceux qui y
succombent. Le concile œcuménique de Latran en 1215 les interdit
pour trois ans, dans l'intérêt de la croisade; en 1279, le pape
Nicolas III déclare excommuniés les délinquants, et attribue au
légat seul le droit de les absoudre; mais en 1281, son
successeur, Martin V, est obligé de révoquer ces anathèmes, tout
en maintenant la prohibition en principe (21). Rien n'y faisait,
tant la passion était forte, mais comme les preux chevaliers,
tout en se moquant des défenses ecclésiastiques, n'en restaient
pas moins très croyants et très dévots, ils ne manquaient jamais
d'ouïr la messe avant d'entrer en lice, inconséquence qui nous
déconcerte, mais ne troublait nullement les consciences de nos
aïeux. A Chauvency, on « accorde le tournoi », c'est-à-dire
qu'on le fixe au lendemain, et qu'on en détermine les
conditions,
(V. 2787.) Mercredi à la matinée
Si tost com messe fut chantée.
Et le jeudi matin, nous dit Bretex,
(V. 3070.) ... li prestes en son latin
Chanta la messe disgnement ;
Là vi je moult bénignement
Mainte dame et maint chevalier
A Jhésus-Christ merci proier.
Dans le Roman de Hem également, les combattants entendent la
messe avant de jouter. Mais, un peu plus tard, un chevalier
messin, nommé Thiébaut de Vic, fera mieux encore : par testament
du 9 août 1427, il léguera son armure de tournoi au prieuré
Notre-Dame aux Champs, près de Metz, pour être suspendue dans
l'église (22), et on ne nous dit pas que les moines aient refusé
cet ex-voto au moins singulier.
Si les papes et les conciles accusaient les tournois de mettre
en danger les corps et les âmes des chrétiens, si les rois de
France, Philippe III et Philippe IV, leur faisaient le reproche
plus positif de coûter beaucoup trop de chevaux de prix, les
amateurs de tournois et les écrivains qui les célébraient ne
manquaient pas de leur répondre et de vanter ce passe-temps
chevaleresque. Bretex, dans une trentaine de vers (3441 et
suivants), ne présente que des considérations assez banales sur
la beauté des tournois ; mais son émule, Sarrasin, l'auteur du
Roman de Hem, recourt aux arguments économiques : les tournois,
dit-il, font aller le commerce (c'était vrai, car, outre les
chevaux tués et les armures brisées à remplacer, les dames
revêtaient d'aussi éclatantes toilettes pour les tournois
qu'aujourd'hui pour les courses) et le royaume perd beaucoup
depuis que les défenses du roi obligent à aller tournoyer sur
les terres d'Empire (23). L'illustre jurisconsulte Philippe de
Beaumanoir, qui a dû connaître le tournoi de Chauvency,
puisqu'il ne mourra qu'en 1296, parle avec faveur de ces luttes
en champ clos dans son roman en vers, La Manekine, où le roi
d'Ecosse, poussé par l'amour de la gloire, vient en France
prendre part au tournoi de Ressons, près de Compiègne (24). Et
un homme de la génération suivante, ce Pierre du Bois qu'on a pu
appeler « le plus grand idéologue et le plus grand journaliste
du Moyen Age », composera, en 1313, tout un mémoire. De
torneamentis et justis, pour faire valoir que les tournois
préparent merveilleusement à la guerre, et obtenir du pape la
levée de ses prohibitions (25). Ces apologistes auraient pu
ajouter que les tournois contribuaient efficacement aux
relations sociales, en rassemblant et en faisant vivre plusieurs
jours ensemble des hommes et des femmes qui habitaient à trente
ou quarante lieues de distance, et qui n'avaient aucune autre
occasion de se voir; ils créaient même des relations
internationales, et tenaient vraiment, au Moyen Age, la place de
nos congrès d'aujourd'hui ; par eux, bien des préventions et des
malentendus étaient dissipés, en sorte que ces réunions
belliqueuses pouvaient, si paradoxal que cela semble, servir la
cause de la paix.
Il faut du reste se rendre compte que les tournois n'étaient pas
très meurtriers : lorsque le concile de Clermont de 1130
reproche aux tournois de coûter trop souvent la vie à des
hommes, il montre bien que ces jeux n'avaient pas habituellement
un pareil résultat. Orderic Vital nous apprend qu'à la bataille
de Brémule en 1119, sur neuf cents chevaliers engagés, il n'y en
eut que trois tués ; or on se tuait encore bien moins dans les
tournois où les lances et les épées étaient émoussées, d'où les
haches et les dagues étaient exclues, où il était interdit de
porter avec l'épée des coups de pointe. De plus, on endossait
des armures spéciales, renforcées et rembourrées; à la guerre,
où il fallait rester armé tout le jour, quelquefois toute la
nuit, où l'homme d'armes était souvent obligé de combattre à
pied, on n'aurait pu en supporter d'aussi lourdes ; il est vrai
que ce poids même de l'armure de joute devenait un péril, comme
il advint à Neuss, près de Cologne, à la Pentecôte de 1240, où
succombèrent soixante chevaliers et écuyers, presque tous
étouffés par la chaleur et la poussière. Mais c'était au mois de
juin, et la saison n'était pas favorable à de tels exercices.
Le tournoi de Chauvency, comme auparavant celui de Hem, s'étant
donné en octobre, quand les pluies d'équinoxe ont déjà eu raison
de la poussière et des grandes chaleurs, on n'avait pas à y
craindre une si terrible aventure. Bretex ne mentionne pas un
seul mort, soit qu'en effet il n'y en ait pas eu, soit qu'il ne
veuille pas attrister le lecteur. Il ne signale même pas de
blessure grave : tout au plus le sire de Chardoigne, un
chevalier barrois, a-t-il eu un bras cassé, non d'un coup de
lance ou d'épée, mais pour avoir été foulé aux pieds des
chevaux; il peut en résulter autant ou même pis d'une simple
chute de cheval. Henri de Briey a été désarçonné et jeté à terre
si rudement qu'on l'a cru mort ; le surlendemain, il est assez
bien remis de sa chute pour paraître à la brillante soirée qui
termine les fêtes, et c'est à sa prière que Bretex débitera une
longue dissertation de plus de cent vers, sur l'amour, - tel
Bellac conférenciant, mais en prose, dans le salon de Mme de
Céran, sur le même sujet qui, du treizième siècle au
dix-neuvième, n'a pas cessé, paraît-il, d'être neuf, actuel et
vivant. Ailleurs encore (vers 4287), on voit des chevaliers
blessés revenir du tournoi en chantant des vers galants, ce qui
donne à penser que leurs blessures sont légères. Ainsi, rien ne
vient troubler le parti pris résolument optimiste du poète, ni
le faire sortir du programme qu'il s'est tracé lui-même tout au
début de son œuvre :
D'amors et d'armes et de joie
Est ma matière (26).
Et pourtant, ce tournoi qu'on nous dépeint si peu sanglant avait
comporté trois jours de luttes véhémentes sur six jours de
réunion dont voici le détail : nous sommes, comme il a été dit,
en 1285; le dimanche 30 septembre, tous les barons et les dames
sont réunis et font connaissance, dans une fête générale. Le
lundi 1er octobre et le mardi 2 sont consacrés à des joutes,
c'est-à-dire à des luttes individuelles où deux chevaliers
foncent l'un sur l'autre, au galop de leurs chevaux et la lance
en arrêt; Bretex ne nous dit pas combien de ces couples furent
engagés, il ne décrit que les principales passes d'armes; mais
nous savons que, presque à la même époque et dans la même
région, à Hem-sur-Somme, où les joutes durent également deux
jours, on en fait cent quatre-vingts. Il a pu, sinon dû, y en
avoir autant à Chauvency. Le mercredi 3, les joutes sont finies,
on se repose, et comme les plus ardents batailleurs ne sont pas
encore satisfaits, ils décident de donner le lendemain un
tournoi proprement dit, c'est-à-dire une mêlée à laquelle
prendront part tous les combattants, divisés en deux partis; on
fait tous les préparatifs et les camps se forment. Le jeudi 4,
le tournoi a lieu, non pas dès le matin, on a soin au contraire
de l'engager assez tard dans l'après-midi, de façon que la nuit
y mette fin; sans cette précaution, il eût été trop difficile de
séparer les combattants. Remarquons en passant qu'il n'y a pas
eu de tournoi à Hem, mais seulement des joutes deux par deux.
Enfin, le vendredi 5, se font les adieux et le départ, et,
coïncidence curieuse, ce même jour, le roi de France Philippe le
Hardi meurt bien loin de là, à Perpignan, au retour de son
infructueuse expédition d'Aragon.
Et la distribution des prix aux lutteurs les plus braves, qui,
dans nos idées modernes, doit clore tout tournoi digne de ce nom
? Bretex n'en touche mot, et nous pourrions supposer qu'en poète
un peu courtisan, qu'il était à coup sur, il préfère n'en pas
parler, de peur d'affliger ceux qui n'ont rien gagné, mais il
est reconnu que cette cérémonie était en honneur surtout aux
quatorzième et quinzième siècles, et que les premiers siècles de
la chevalerie ne la pratiquaient guère; c'est donc à tort que
les auteurs de romans historiques lui ont donné une importance
majeure, par exemple Walter Scott dans son lvanhoe, dont
l'action se passe à la fin du douzième siècle, et où le
vainqueur du tournoi est couronné solennellement de la main
d'une dame. Reconnaissons du reste qu'à part ce détail, Scott
nous donne l'image vraiment exacte et fidèle d'un tournoi, et il
y avait d'autant plus de mérite que, pour cette restitution, il
ne pouvait utiliser l'œuvre de Bretex, publiée seulement en
1835, alors que la première édition d'lvanhoe est de 1820.
Les invitations au tournoi de Chauvency avaient dû être lancées
de bonne heure pour en assurer le succès, car, trois semaines
avant, Bretex, qui est alors à Salm, en Alsace, peut énumérer
les principaux barons et les plus nobles dames qui seront de la
fête. Dans le récit de la mêlée finale du jeudi, il indique en
chiffres ronds le nombre des combattants :
(V. 4259.) De toz costez et de touz sens
Acoururent plus de cinq cents.
A ces cinq cents tournoyeurs et plus, ajoutons les chevaliers
qui ont été blessés les jours précédents et ne peuvent monter à
cheval dans cette dernière journée, les dames et damoiselles
avec leurs chambrières, les très nombreux écuyers, varlets,
palefreniers, pages, hérauts, ménestrels, et nous pourrons
affirmer qu'un tournoi comme celui de Chauvency mobilisait et
rassemblait plusieurs milliers de personnes des deux sexes. Tout
ce monde était logé, soit dans le château de Chauvency, soit à
la ville toute voisine de Montmédy, soit sous des tentes. Bretex
ne les nomme pas tous, à beaucoup près : environ soixante-dix
chevaliers qui ont jouté, une quinzaine de dames ou damoiselles
et autant de hérauts d'armes sont désignés par leurs noms dans
son poème. Beaucoup de ces personnages sont connus par des
chartes ou des chroniques dont les indications s'accordent sans
peine avec celles du Tournoi de Chauvency, et on a ainsi la
preuve de l'exactitude et de l'historicité de ce dernier.
Quelques-uns des chevaliers qui combattirent à Chauvency sont
aussi nommés par Sarrasin dans son Roman de Hem, ce qui n'est
pas surprenant, puisque ce dernier n'est que de sept ans
antérieur à l'autre; du reste, ce roman, qui mérite bien son
titre, est autant une œuvre d'imagination qu'une œuvre
historique : pour ennoblir son sujet et flatter davantage les
jouteurs de Hem, Sarrasin a eu l'idée bizarre de mêler aux
personnages réels des personnages de la fiction, par exemple la
reine Genièvre, femme du roi Artus, qui préside les fêtes, le
Chevalier au Lion, un des paladins de la Table ronde, qui vient
jouter, sans parler de dame Courtoisie, qui a fait les
invitations. Rien de pareil chez Bretex; il nous présente bien
un moment (vers 419 et suivants) Prouesse et Hardement son fils,
mais, cette légère concession faite au goût pour l'allégorie de
tous ces lecteurs assidus du Roman de la Rose, il ne sort plus
de la réalité, voire du réalisme, et serre de très près le
détail familier, trivial même : un chevalier s'avance dans la
lice comme si
(V. 484.) ... cuidoit toutes voies
Que li rois li gardat sez oies,
Tant estoit de fier contenant (27).
Un autre est si gros
(V. 1391.) Qu'il a le ventre et le crépon
Droit de la taille à un bouton.
Rien ne lui répugne de ce qui peut caractériser un personnage,
donner de la vie à une silhouette, montrer l'homme en chair et
en os sous son armure d'acier et sous son blason.
La plupart des preux qui luttèrent à Chauvency étaient Lorrains,
Barrois et Luxembourgeois, mais il en était venu aussi de pays
plus éloignés, de Flandre, du Hainaut, du Brabant, du Limbourg,
du pays de Trêves et des bords du Rhin, d'Alsace, de
Franche-Comté et de Bourgogne, de Champagne, du Berry, de
l'Ile-de-France et du Vexin, même d'Angleterre, où les tournois
faisaient fureur autant que dans le nord de la Gaule. La
majorité de ces barons parlaient français, quelques-uns
cependant étaient de langue allemande, et avaient amené avec eux
des « hyraut tyois » (vers 1731). Bretex, qui tient à amuser ses
lecteurs, nous montre à trois reprises un de ces chevaliers,
l'Alsacien Conrad Warnier de Hattstatt (28), écorchant le
français d'une façon risible, disant la cors pour le corps, la
jor pour le Jour (vers 3590-91), et avec cela affirmant que
(V. 89) La bon fransoise trestout sai.
C'était l'habitude de nos trouvères de faire baragouiner les
étrangers qui s'essayaient à leur langue : dans le roman en vers
de Blonde d'Oxford, un comte de Glocester l'estropie aussi
plaisamment que l'Anglais typique des pièces du Palais-Royal
(29). Au reste, l'esprit de nationalité ou de race ne se traduit
pas autrement que par ces innocentes et déjà classiques
plaisanteries dans cette réunion d'hommes nombreux et aux
origines diverses. Quand les chevaliers se répartissent en deux
camps pour la mêlée qui couronnera le tournoi, cette répartition
ne correspond à aucune réalité politique ou linguistique : dans
chaque camp, il y a des vassaux de la France et des vassaux de
l'Empire, du parler roman et du parler tudesque, et peut-être,
après tout, les a-t-on intentionnellement mêlés.
Le tournoi était présidé par le comte de Chiny : il se donnait
en effet sur ses terres, et Bretex nous indique assez clairement
qu'il en avait soutenu la dépense :
(V. 808.) ... le gentil conte
De Chini, Loeys de Los,
Qui doit avoir et pris et los
De ceste feste et grant honor.
Louis V, onzième comte de Chiny, a régné de 1268 à 1299; il ne
devait plus être très jeune en 1285, aussi ne le voit-on pas
prendre part aux joutes. Il appartenait à une puissante maison
du Limbourg, celle de Looz, à qui un mariage avait apporté le
comté de Chiny, au commencement du treizième siècle; lui-même
mourra sans enfants en laissant le comté à son neveu. Bretex
vante à maintes reprises sa courtoisie et sa largesse, et un
historien moderne (30) nous assure qu'il était très pieux et
charitable. Louis V était particulièrement en situation de
donner une fête comme celle de Chauvency, et d'y attirer de
nombreux et illustres hôtes, car par son mariage il se trouvait
en étroites relations avec trois puissantes maisons de ces pays
de l'est: il avait en effet épousé, vers 1267, Jeanne, fille
d'Henri II, qui fut comte de Bar de 1214 à 1239 ; Jeanne avait
été mariée en premières noces à Ferry Ier, comte de Blâmont
(31), et en avait eu un fils, Henri Ier de Blamont; une sœur de
Jeanne, Marguerite, ayant de son côté épousé le comte de
Luxembourg, Henri II le Blond, la comtesse de Chiny se trouvait
être la mère d'Henri Ier de Blamont, qui vint au tournoi de
Chauvency, la tante d'Henri III, comte de Luxembourg, qui y vint
aussi, la sœur du comte régnant de Bar, Thibaut II (1239-1294),
qui n'y vint pas, à cause soit de son âge, soit de sa dignité de
suzerain (32), mais qui était représenté aux fêtes par une de
ses sœurs. La comtesse Jeanne mourra à peu .près en même temps
que son mari, peut-être en 1299 (33) ; déjà mûre, peut-être
vieille au moment du tournoi (34), elle ne peut y avoir obtenu
que de l'estime et du respect, et Bretex, réservant son
admiration expansive pour de plus jeunes femmes, parle d'elle
assez brièvement, et se contente de louer sa bonté et sa
courtoisie.
A côté de Louis V figure son frère cadet, Gérard de Looz, qui
portail le titre de sire de Chauvency et avait donc prêté le
château à son aîné pour le tournoi (35). C'est ici le cas de
dire quelques mots du lieu où se sont déroulées les belles fêtes
de i285 : Chauvency-le-Château (36) est situé sur la Chiers,
près de la voie romaine de Reims à Trêves, en aval et à une
lieue au plus de Montmédy, où, depuis une quarantaine d'années,
les comtes de Chiny résidaient habituellement ; au centre d'un
ancien domaine carolingien nommé Calvinciacum, un château fut
élevé par le second comte de Chiny, Otton 1er (982-1013); les
habitants furent affranchis en août 1242 par le comte Arnould
III, le même qui fonda Montmédy. Tous ces comtes de Chiny,
remarquons-le en passant, étaient très libéraux, dans les deux
sens du mot : non seulement ils dotèrent d'amples libertés les
villages du comté, mais ils leur accordèrent de précieux droits
d'usage dans leurs forets domaniales; aussi leur mémoire
est-elle restée en vénération dans le pays, jusqu'à nos jours,
et des légendes expressives affirment que l'on vivait heureux
sous la protection de leurs pittoresques armoiries, un écu de
gueules chargé de deux truites d'argent adossées, posées en pal,
et semé de croisettes d'argent (37).
Tout à côté du comte et de la comtesse de Chiny doivent être
placés le comte et la comtesse de Luxembourg : plus jeunes, plus
brillants, ils sont cités plus fréquemment par Bretex. La maison
qui gouvernait alors le Luxembourg n'était pas plus autochtone
que celle de Chiny : au commencement du siècle, un comte de
Luxembourg n'avait laissé qu'une fille, Ermesinde, qui avait
épousé Waleran III, duc de Limbourg ; le Luxembourg était échu
au fils né de ce mariage, tandis que le Limbourg restait au fils
d'une première union de Waleran. Aussi, le comte de Luxembourg
avait-il conservé le cri d'armes de sa famille paternelle : «
Limbourg ! », qui résonne plus d'une fois dans les vers du
Tournoi de Chauvency, et il avait gardé les armes de ce duché :
d'argent à un lion rampant de gueules, armé, lampassé et
couronné d'or, en y ajoutant pour brisure cinq burelles d'azur.
Le comte de Luxembourg était alors, et depuis 1281 (38), Henri
III, prince dans la force de l'âge, puisqu'il était né sans
doute en 1241, et renommé pour une bravoure et un caractère
chevaleresque qu'il devait à sa mère, Marguerite de Bar, autant
peut-être qu'à son père, Henri II le Blond : en 1266, Marguerite
avait défendu intrépidement Ligny contre les ennemis de son
époux, et celui-ci ayant été blessé et fait prisonnier sur une
autre partie du théâtre de la guerre, elle était venue partager
volontairement sa captivité pour pouvoir le soigner, aussi
capable de dévouement que d'héroïsme, à la fois femme et
chevalier (39). Digne fils de tels parents, Henri III sera en
guerre pendant tout son règne, bien court du reste : moins de
trois ans après le tournoi de Chauvency, le 5 juin 1288, il sera
tué d'un coup de lance à la terrible bataille de Wœringen, près
de Cologne.
Ce brillant batailleur avait épousé, nous ne savons pas à quelle
date, une femme qui paraît avoir été non moins brillante : elle
était fille de Baudoin d'Avesnes, seigneur de Beaumont, et de
Félicité de Coucy, et portait le nom poétique de Béatrix, alors
aussi répandu en France qu'en Italie. Si la comtesse de Chiny
présidait officiellement aux fêtes de Chauvency, la comtesse de
Luxembourg en fut la reine effective, par sa beauté, par son
âge, qui lui laissait encore la fraîcheur de la jeunesse, tout
en lui conférant déjà l'assurance et l'initiative de l'âge mûr,
et surtout par sa gaîté et son entrain. Bretex la loue d'un bout
à l'autre de son poème avec enthousiasme, et nous ne sommes pas
bien sûr qu'il n'ait point éprouvé pour la belle Béatrix une
passion respectueuse et muette, comme certain troubadour du
douzième siècle pour sa « princesse lointaine ». Il était, du
reste, peut-être son « pays », puisque son dialecte permet de
voir en lui un habitant du Hainaut, et que la comtesse sortait
d'une maison de cette province. Il fait un bien bel éloge de
cette dame « qui tant est bone » (vers 1247), et dont le cœur ne
pense qu'à répandre la joie (vers 4376). Il nous la montre
chantant en se rendant au tournoi, exécutant la danse gracieuse
du chapelet, dont il sera question plus loin. Cette femme du
monde accomplie, si l'expression peut se transporter au
treizième siècle, n'en était pas moins une mère de famille fort
occupée : elle donna à son mari trois fils et trois filles; un
des fils, Henri, devint empereur sous le nom d'Henri VII ; un
autre, Baudoin, fut archevêque de Trêves. Après la mort
sanglante et glorieuse d'Henri III, Béatrix se retira à
Valenciennes où elle mourut le 1er mars 1320. Elle y avait fondé
un monastère de religieuses dominicaines, dans la maison même où
elle était née, et où elle avait mis au monde plusieurs de ses
enfants, et elle fut inhumée dans ce monastère (40). Pendant ce
long veuvage .de trente-deux ans, elle dut plus d'une fois
penser aux fêtes splendides de 1285; peut-être se souvint-elle
de l'humble poète qui la suivait des yeux, et qui sait si elle
n'a pas eu entre les mains et lu ces vers de Bretex où elle
tient une place d'honneur ?
Comme le comte de Chiny, le comte de Luxembourg avait auprès de
lui à Chauvency un frère cadet, Waleran, qu'on appelle
indifféremment Waleran de Limbourg, de Luxembourg, de Ligny. Il
devait tomber à côté d'Henri Ill, avec deux autres de leurs
frères, sur le champ de bataille de Wœringen. Bretex nous le
dépeint bonne lance et, surtout, très élégant sous les armes.
Sarrasin le fait figurer aux joutes de Hem-sur-Somme, au milieu
des barons du royaume, ce qui ne doit pas surprendre, car bien
qu'originaire d'un pays de langue allemande, le Limbourg, cette
maison de Luxembourg avait une culture toute française : quand
il deviendra empereur, le fils aîné du comte Henri III sera dans
ce cas étrange d'avoir à gouverner l'Allemagne en ne sachant que
le français ; il avait été élevé à la cour de Philippe le Bel,
et en avait si bien pris les usages que les comptes de sa maison
sont tenus en monnaie de France (41).
Tels sont, en laissant de côté la foule des barons de second
ordre et des simples chevaliers, les principaux personnages qui
vinrent au tournoi de Chauvency. Nous avons expliqué plus haut
pourquoi le comte de Bar n'y parut pas. Des raisons différentes
en écartèrent le duc de Brabant, Jean Ier: il était parti pour
l'expédition d'Aragon avec Philippe III, son beau-frère, et
c'est même son absence qui permit au tournoi d'avoir lieu, car
soit avant, soit après ce voyage, ce prince très belliqueux fut
en guerre continuelle avec ses voisins, entre autres avec le
comte de Luxembourg, qui succombera sous ses coups à Wœringen,
et il ne leur laissa guère le temps de songer à des tournois.
Lui-même était très avide de ces passe-temps, puisqu'il luttera
dans soixante-dix tournois et sera tué au dernier, comme nous
l'avons dit plus haut. Enfin, le duc de Lorraine, Ferry III,
s'abstint pour des raisons qui nous échappent, car il n'avait
pas alors plus de quarante-cinq ans (42), à peu près l'âge du
comte de Luxembourg; il a passé l'année 1285 en Lorraine, et le
pays semble avoir été en paix pendant cette période de son règne
(43).
Bien que Ferry III ne soit pas venu à Chauvency, Bretex ne
laisse pas d'écrire son nom dans un de ses vers: un chevalier
s'avance, ayant pour blason
(v. 1400) L'escu d'or à la crois de sable.
A la vue de ces armoiries, les hérauts ne se trompent pas sur
l'identité du personnage :
(V. 1403.) Ains escrient : Priny ! Priny !
L'ensaigne au riche duc Ferri,
Marchis entre les trois roiaumes.
Ces trois vers, plus ou moins exactement reproduits, ont été
pendant longtemps, très longtemps, tout ce qu'on connaissait du
Tournoi de Chauvency, avant que Delmotte donnât son édition, et
on eût mieux fait de les ignorer, car ils ont été l'origine
d'une affirmation erronée, qui est consignée par dom Calmet,
dans sa Notice de la Lorraine (44), et répétée après lui par
nombre d'auteurs: Prény, nom d'un château très important voisin
de Pagny-sur-Moselle, aurait été le cri de guerre, l' « ensaigne
» des ducs de Lorraine du Moyen Age; les vers en question (ceci
n'est pas dans Calmet, mais dans les écrivains plus récents)
auraient été gravés sur le bronze de la cloche d'alarme de la
forteresse. Si cette vue était exacte, le chevalier dont parle
ici Bretex ne serait autre que le duc lui-même, car on n'aurait
pas poussé son cri de guerre devant un autre que lui, mais il
n'est pas vraisemblable que le trouvère ne nomme ainsi qu'une
seule fois, et comme à la dérobée, sans lui accorder le moindre
éloge, un aussi important dynaste, el d'autre part, que vient
faire ici l'écu à d'or la croix de sable, qui n'a jamais été le
blason de la maison ducale de Lorraine ? La solution de cette
difficulté a été donnée par M. Léon Germain, dans un travail lu
récemment à la Société d'archéologie lorraine, et qu'elle
publiera prochainement : Prény n'a jamais été le cri de guerre
des ducs de Lorraine, c'est là une légende moderne; le
personnage dont il est ici question est un seigneur de Prény,
porte-enseigne du duc Ferry III, et, très naturellement, les
hérauts, le reconnaissant à ses armoiries, crient son nom de
famille et sa fonction. Remarquons en passant que ce seigneur
n'est pas le seul Lorrain à qui s'attache ce cri : les hérauts
crient « Prigni ! » pour Robinet de Watronville (vers 1099);
dans la mêlée qui termine le tournoi. Renier de Trive pousse son
cri d'armes « Prini ! » (vers 4071 et 4097) (45). Les vers de
Bretex qui ont donné lieu à ce malentendu sont du reste précieux
et bons à retenir : s'ils ne servent pas à annoncer l'entrée en
lice du duc de Lorraine, Ferry III, du moins ils parlent de lui;
ils nous rappellent qu'à son titre de duc, il joignait celui de
« marchis », qui marque la position frontière de la Lorraine
(46). Les trois royaumes entre lesquels Ferry est marchis sont
le royaume de France, le royaume de Germanie et le royaume de
Bourgogne ou d'Arles, sorti du démembrement de l'empire
carolingien, et réuni au Saint-Empire, en 1033 par Conrad II,
mais sans s'y fondre, car l'empereur eut toujours un chancelier
spécial pour le royaume de Bourgogne comme pour le royaume
d'Italie. Il appert donc que les hérauts de 1280 savaient leur
géographie politique. On ne doit pas s'étonner de voir le duc de
Lorraine qualifié « le riche duc Ferry » : plus pratiques que
nous ne croyons, les gens de l'époque féodale estimaient la
richesse presque à l'égal de la valeur. Dans ce même treizième
siècle, le cri de guerre du duc de Brabant était : « Louvain au
riche duc ! » Ce qui valait à Ferry III cette réputation de
richesse et ce compliment, c'était sans doute la possession des
mines d'argent de la chaîne des Vosges, autour de Saint-Dié et
de Sainte-Marie-aux-Mines, déjà très productives, nos aïeux
appréciant d'autant plus les métaux précieux qu'ils en avaient
une moindre quantité.
Le petit problème que nous venons d'examiner laisse voir combien
les armoiries sont utiles pour identifier les personnages
nommés, parfois un peu brièvement, dans le Tournoi de Chauvency.
Ces emblèmes n'avaient commencé à être en usage qu'à la fin du
douzième siècle, et quelque temps encore étaient restés
flottants et variables, mais à la fin du treizième, ils sont
devenus stables, les règles principales de l'art héraldique ont
été fixées, chaque noble a son blason, en Allemagne et en
Belgique comme en France et en Angleterre. Et cette science
n'est pas seulement intéressante ou flatteuse pour la vanité ;
elle est indispensable : les heaumes de la fin du treizième
siècle sont des manières de boîtes de fer recouvrant
complètement le visage, et percées de fentes étroites qui
permettent seulement au chevalier de voir et de respirer -
plutôt mal que bien, comme le démontre l'issue du tournoi de
Neuss - mais ne laissent pas reconnaître sa figure. De là, la
nécessité des armoiries dans les batailles, et plus encore dans
les tournois, pour apprendre à qui on a affaire : à Chauvency,
dès qu'un combattant s'avance, les hérauts proclament son nom,
et souvent aussi son cri d'armes, et Bretex, qui se mêle à eux
pour mieux les entendre, qui peut-être s'est muni de tablettes,
est en mesure de nommer exactement les combattants dans ses
vers. Souvent, il ne note pas seulement les noms, mais aussi les
emblèmes qui ont permis de découvrir ces noms : il décrit ainsi
vingt-trois blasons ou « ensaignes », comme il les appelle (47),
et ses descriptions sont exactes et conformes aux règles ; il
emploie les termes consacrés, sauf à faire quelques changements
exigés par la rime: ainsi, au lieu de gueules ou rouge, il
écrira vermeille, et fera rimer ce mot avec merveille ou avec
pareille. Le terme habituel, gueules, ne lui est du reste pas
inconnu, et il l'emploie au vers 2028, parce que là, il n'est
pas à la rime. Un détail fera voir combien son héraldique est
précise et sûre : en se détachant de la maison de Salm, les
Blamont avaient gardé l'écu de celle-ci: de gueules à deux
saumons adossés d'argent, en supprimant, pour se distinguer de
la branche aînée, les croisettes semées sur le champ de l'écu.
C'est ainsi que Bretex, aux vers 1729 et 3161, décrit les
armoiries du comte de Blamont, et Emm. Michel, mal informé de la
date où les croisettes avaient disparu, lui reproche de les
avoir omises (48); mais, depuis, M. de Martimprey a retrouvé des
sceaux (49), - document d'une valeur indéniable, - dont l'examen
établit que les croisettes des Salm avaient été abandonnées par
Henri Ier, le même seigneur de Blamont qui vint au tournoi de
1285, et que par conséquent Bretex a eu raison de n'en pas
mettre sur son écu- Notre poète était donc très informé de tout
ce qui concerne le blason, et un de ces hérauts dont il dit
volontiers du mal, peut-être parce qu'il a conscience d'en
savoir autant qu'eux, pourra lui demander avec colère si c'est
le diable qui l'a fait si « soutil », c'est-à-dire si entendu en
héraldique (vers 469)- Bon rimeur, expert en armoiries,
enthousiaste des beaux coups de lance, grand admirateur des
dames, très curieux de propos galants et de sentiments raffinés,
il avait toutes les aptitudes requises pour décrire dans un long
poème des fêtes comme celles de Chauvency.
Ce poème ne nous donne pas seulement de curieux détails sur les
tournois et les chevaliers qui y prennent part ; on y trouve
encore Ie tableau fidèle, à peine idéalisé, de la vie «
courtoise ». Tout d'abord la personnalité même de l'auteur s'en
dégage avec quelque précision. Sans doute il ne se pique point
de raconter sa vie - et sur ce point, nous lui saurions gré
d'être plus communicatif - mais il ne laisse pas de nous révéler
quelques traits de sa nature. Dès le début de son livre, il fait
entendre qu'il décrit les choses à mesure qu'il les observe.
(V. 28.) ... A la sainte Nativité
La Virge mère au roi puissant,
Huict jours après aoust entrant,
Mon livre à faire commançai,
Tout droit à Saumes en Ausai.
A ce procédé, la composition perd un peu, le style également -
et aussi bien, Bretex ne nous a donné qu'un récit rimé avec
assez d'aisance - mais l'exactitude y gagne, et son œuvre
recouvre en valeur historiques ce qui lui manque en valeur
littéraire; de plus, nous avons la date exacte de la rédaction
de ce récit, et l'on sait que, dans notre littérature du Moyen
Age, les œuvres datées sont encore plus rares que les œuvres
signées. Nous voyons aussi que Bretex est instruit, qu'il
connaît, outre Lancelot et Tristan, ces grands amoureux du cycle
de la Table ronde, les héros et les héroïnes des légendes
antiques, Priam, Hélène, Paris, Didon, Vénus; mais il a le bon
goût de ne pas étaler son érudition; il est plus simple que
beaucoup de ses contemporains. Il est aussi fort discret, et
quand, séduit par l'élégance des termes et l'élévation des
sentiments, il rapporte tout au long la conversation amoureuse
d'une dame et d'un chevalier, il a soin d'avertir qu'il ne les
nommera pas.
(V.2956) Je vos vomi un peu conter
D'une dame et d'un chevalier
Saige, cortois et bel parlier,
Et des paroles qu'il disoient,
Mais ne saurez qui il estoient.
Enfin, il est très impartial dans les éloges qu'il distribue aux
combattants; il évite de louer les uns plus que les autres, de
laisser voir une prédilection pour les chevaliers de telle ou
telle province; cette qualité est d'ailleurs regrettable, en un
sens, car ses préférences nous dévoileraient son pays natal. De
même Froissard, au siècle suivant, célébrera tous les beaux
coups de lance, que ce soient des Français ou des Anglais qui
les donnent. Une mêlée terrible s'engage et, dit Bretex :
(V. 3732.) ... Je ne sai qui i perdi
Ne qui conquist ne gaaigna.
Cet homme, si maître de lui-même, d'un esprit si pondéré, ne
s'exalte que quand il parle des dames ; alors son enthousiasme,
vrai ou feint, ne connaît plus de limites : dix dames reviennent
de la joute, sur un chariot; celui qui donnerait l'Allemagne
entière pour la moins jolie, celui-là aurait fait un gentil
marché (50). Mais faut-il voir seulement dans cette hyperbole
une marque de l'extrême admiration que la femme lui inspire, ou
bien aussi l'indice d'un certain mépris pour l'Allemagne, pays
moins raffiné que la France ?
Il nous apparaît comme un de ces poètes dont la fonction
principale était de charmer les seigneurs. Dès les premiers
vers, nous le voyons, à Salm, en Alsace, chez le comte Henri,
dont il admire les exploits, et qui lui témoigne tant de
généreuse bienveillance. Sa table est voisine de celle du comte
(51), qui le traite avec beaucoup de déférence. Il amuse le
seigneur de ses gais récits, et lui raconte tout au long son
entretien avec le chevalier alsacien Conrad Warnier, qui mêle si
curieusement, dans son jargon, le thyois au roman. A son départ,
il reçoit divers cadeaux, entre autres une cotte, un corset,
sorte de pourpoint, des moufles et un chapeau fourré de vair
(52). Mais c'est à Chauvency, où il se rend ensuite, que nous le
voyons paré de tout son prestige. D'abord le héraut Bruiant lui
fait visiter en détail le château. S'il manquait de tact, il
pourrait se mêler familièrement à cette foule brillante; il s'en
garde bien, et préfère, pour le moment du moins, voir les choses
à quelque distance; il sait que l'occasion ne lui manquera pas
d'intervenir dans ces fêtes. Mais le tournoi a commencé :
aussitôt, soucieux de bien s'informer, de n'omettre aucun des
beaux faits d'armes, aucun des combattants, il se fait nommer
les chevaliers, s'enquiert de leur origine ; il assiste aux
joutes, il les contemple de près, applaudit aux rudes coups que
se portent les combattants, s'unit d'ardeur avec eux,
s'enthousiasme des victoires : tous ces exploits passeront dans
son poème. Parfois une dame, placée sur les « eschafaus », lui
adresse la parole et lui demande quelque renseignement, ce qui
le comble de joie, car c'était plutôt la fonction propre du
héraut. Il intervient même discrètement, quand les dames et les
seigneurs improvisent des chants et échangent, en dansant, des
propos amoureux. Enfin, le moment vient, pour lui, de présider
aux réjouissances et de charmer ce public de choix par son
élégante parole. Henri de Briey s'approche du poète :
(V. 4473) Jaquest, fait-il, foi que devez
Au vin d'Erbois que vos bevez,
Car nos contez un sermon d'armes,
Mellé d'amor et de ses charmes,
De sa force et de sa vertu.
Cil chevalier qui sont batu,
Pour deservir son guerredon,
Sont dignes d'avoir le pardon,
Quant vos avérez sermoné (53).
Les poètes de cour sont d'ailleurs un peu jaloux de leur
situation privilégiée. Ils trouvent dans les hérauts des rivaux
redoutables. Aussi le poème de Bretex reflète-t-il fidèlement
ses préventions contre des personnages dont les fonctions,
modestes à l'origine, étaient devenues si importantes. Chargés
de régler les joutes, les tournois, d'ordonner les repas et les
fêtes pendant la paix, de porter les messages et souvent même de
noter les principaux événements au cours des expéditions, ils
jouissaient d'une grande faveur dans cette société féodale.
Aussi les poètes et les ménestrels leur témoignaient-ils peu de
bienveillance et, sans doute, ils étaient payés de retour. Nous
ne sommes donc pas étonnés de l'aspect sous lequel Bretex les
fait paraître dans son poème. Il les peint sans cesse « brayant,
huiant à pleine gueule », prenant parti chacun pour un seigneur,
et célébrant sa valeur par des exclamations confuses,
entrecroisées (54).
(V. 852.) Hyraus resont enlalenté
A parler d'armes, et disoit
Chascuns qui son ami prisoit :
Cil doit bien faire par nature.
... Cis est biaus et bons assés.
Ils sont avides et gonflés de leur importance, surtout les plus
jeunes. L'ardent intérêt qu'ils témoignent aux divers
combattants les rend plus d'une fois violents et grossiers. L'un
d'eux adresse une vive observation au poète, qui s'était trompé
sur le nom d'un chevalier; Bretex lui riposte vivement, et le
traite de lépreux « mesiax » (v. 471), ce qui redouble sa
colère. Il y a d'ailleurs quelque rudesse dans le langage des
hérauts. L'un d'eux (v. 534), apostrophant les dames et les
damoiselles, leur reproche les blessures que les chevaliers
gagnent à leur service.
(v. 540.) Trop est achatez li reviaux
De vostre amor qui tant est chière (55).
Il est vrai qu'un autre loue, en des termes plus aimables, la
beauté des dames, et Bretex a soin d'en faire la remarque ; son
discours est une glorification de l'amour et de la supériorité
de la femme :
(V. 968.) Qu'ains Diex ne fit clerc si saichant
Qui tant peust bien ensaignier
En soixante ans un chevalier,
Comme une dame en quinze jors.
Tel est aussi le ton que prend un héraut, déjà vieux et « pelé
», du nom de Champenois.
Quelques-uns manquent de délicatesse et, pendant les combats,
osent, sans être Blâmés, faire main basse sur les débris de
l'équipement qui tombent à leurs pieds, tandis que Robinet de
Watronville joute contre un chevalier anglais et que les lances
se rompent.
(V. 1434.) Hyraus ne sont mie en wargie :
Chascuns saisi une trompière ;
La male passions les fière !
Qu'adès prenent et rien ne donent,
Et adès mentent et sermonent (56).
Leur naïve admiration pour le seigneur qui les fait vivre rend
leur louange emphatique et vaine. Le héraut Baptisié acclame le
seigneur d'Aixe :
(V. 4212.) ... Aixe à nostre père !
Aixe à celui qui est donnère
De tous biaus dons, plein de franchise,
Sans nul regart, sans convoitise.
C'est li refus as menestreus,
Li hospitaus, li droit hostex
De toutes bonnes gens resoivre ;
Celui doit-on bien ramentoivre,
Qu'on trêve as chans et à l'ostel,
Vassal, preudome, vif chastel,
De grant consoil, de nette vie.
Et de très bone compaignie (57).
Et comme Bretex, un peu surpris de cet enthousiasme, émet un
doute ironique :
Est-ce acertes ce que tu dis (58) ?
Le héraut répond avec la même chaleur :
(V. 4229.) ... Deshonorez soie et laidis,
Fait-il, si ce n'est acertes.
De cors li vaigne male pertes.
Ne jai n'ait main dont il se paisse,
Qui vouroit mal au signor d'Aixe (59).
Tout le monde d'ailleurs se met à rire, et le poète s'assied
auprès du héraut: les voilà désormais bons amis.
Un curieux portrait est celui de Mauparlier, agréable
discoureur, si nous en croyons le poète lui-même, qui, cette
fois du moins, montre une bienveillance sans réserve. Ce héraut
« vieil et de poil ferrant » s'exprime avec une élégance qui,
aux yeux de Bretex, est de « bonne école ».
(V. 2239.) Loz, loz, loz, fait-il, à Gérard,
Qui frit de hardement et art
Et de proësce la hardie,
Et puis se baigne en cortoisie, En loïauté et en largesce (60).
Mauparlier, on le voit, aime le jeu de mots, et le rapprochement
qu'il fait entre le nom du seigneur (Looz) et la louange (loz)
de ses vertus marque ce discours au coin de la préciosité.
Bretex est encore plus favorable aux chefs des hérauts, à ceux
qui portent le titre de roi. Il en est un surtout, Maignien,
dont l'autorité est grande dans cette société choisie. Les
spectatrices l'appellent pour lui demander le nom des chevaliers
qui échangent de grands coups, et il leur répond avec une
élégante brièveté. Il lui arrive même de prononcer un discours
sur le martyre qu'endurent les combattants en l'honneur et pour
l'amour des dames.
(V. 946.) O ! resgardez à quel escil,
Dames, cis chevalier se metent.
Terres et cors pour vos endetent,
Et or sont en péril de mort.
Si m'aït Diex ! vos avez tort.
Tout est por vos amors conquerre.
Or déussiez descendre à terre,
Et à vos belles mains polies.
Oui sont blanches et délaies
Santir les frons et les tampliaus.
Et essuer de vos cressiaux (61).
Dans ce long sermon (62), il exalte l'amour, et trace un tableau
idéal des vertus que doivent posséder les preux chevaliers pour
être dignes de leurs amies. Hardiesse, courtoisie, amour, voilà
les traits qui leur conviennent. Là est la vraie gloire, au prix
de laquelle les épreuves endurées ne sont rien.
Et s'il avient c'uns homs se dueille
Et bone amours en gré l'accueille,
Par un seul bien cent mans apaie.
Ainsiment fait amors sa paie (63).
On retrouve les mêmes sentiments dans le discours que Maignien
prononce à Montmédy, où Louis de Looz, comte de Chiny, l'a
envoyé pour annoncer le tournoi. Tous ces hérauts, qui
éveillaient la jalouse susceptibilité des poètes, étaient, pour
la plupart, de beaux parleurs, ou du moins s'efforçaient de
l'être.
Les ménestrels sont jugés avec une évidente sympathie ; il est
vrai que leurs fonctions les rapprochaient davantage des
trouvères comme Bretex. Celui-ci ne tarit pas d'éloges sur le «
gentil ménestrel » Henriet de Laon, et se déclare charmé par son
« françois bel et joli (64) ». Le petit discours qui lui est
attribué ne manque pas de mérite, et peut-être est-il, ou peu
s'en faut, authentique; on y remarque un mélange d'enthousiasme
et d'ironie sceptique. Après avoir vanté l'héroïsme des
combattants,
(V. 1069.) Molt tant a valoir et désir
Cil qui se livre à cel martir.
Molt aime lionor, et si crient honte
Cuers, qui le cors en tel point doute ...
Dieu aime, et croit, et crient, et doute...
il termine par cette réflexion :
(V. 1080.) Qui tel mestier loë ne prise,
Je l'en aquist toute ma part ;
Ma chevance gist d'autre part (65).
Les ménestrels, si habiles au « bien parler » (66) se
contentent, le plus souvent, de charmer les dames et les
seigneurs par les accords de la vielle ou de la harpe. Ils
forment un groupe nombreux (67) dans la chambre où reposent les
chevaliers blessés ; d'accord avec les dames, ils cherchent à
les distraire. C'est aussi un ménestrel qui préside l'aimable
danse du chapelet; nous dirions aujourd'hui qu'il conduit le
cotillon.
Mais tous ces personnages qui s'agitent comme des comparses dans
l'œuvre, si vivante, de Bretex n'en forment pas le principal
intérêt. Ce poème courtois, aristocratique, donne la première
place, comme il convient, aux chevaliers et aux châtelaines.
Bien que l'auteur nous montre surtout des joutes, un tournoi
général, des fêtes, des réjouissances, et qu'il soit plus
curieux de descriptions matérielles que d'analyses
psychologiques, nous trouvons cependant chez lui d'intéressantes
indications sur l'état des esprits et des mœurs.
Ce qui domine dans cette société féodale, c'est, avec le goût
des exercices violents, un profond sentiment de l'honneur.
Partout sont réunis ces deux mots qui forment une sorte de
devise : « Onor et proësce. » C'est même, si nous en croyons le
poète, pour illustrer ces sentiments qu'il écrit des vers.
(V. 3123.) Et toute voie, ce me semble-il,
Qui voit le chevalier gentil
Entalenté de biau cop faire,
Qu'on n'en puet trop de bien retraire,
Ne on n'en puet à droit mentir ;
Puisque cuers se vient asentir.
Et corps se met en aventure.
Et il a volonté seure
De lui defîendre et d'assallir.
On le doit en gré recueillir ... (68).
Les trois vertus que doit posséder tout chevalier digne de ce
nom sont « largesse, prouesse, honestez » (69). Ailleurs, dans
un passage très subtil, Bretex montre que la noblesse d'origine
doit se marquer dans l'esprit et même dans l'attitude du
seigneur; car l'excellence des qualités du cœur produit la
gentillesse, la race donne la noblesse, et la hauteur des
sentiments (nous dirions : l'élan vers l'idéal) se lègue de père
en fils. Ces vertus se complètent l'une l'autre, tiennent
intimement l'une à l'autre, forment un tout indissoluble (70).
Ce n'est pas seulement dans ces commentaires, d'une préciosité
pédantesque, que le poète expose les principes moraux de cette
société où il vit; il n'y a pas un épisode de son œuvre qui ne
les mette en action. Le langage est partout le même, celui des
protagonistes comme celui des personnages moins importants; tous
d'ailleurs y conforment leur conduite. Conrad Warnier, dont le
rôle est plutôt burlesque, adresse, dans son jargon thyois-roman,
ces fières paroles à son fils qui va combattre :
(V. 900.) Va devant, biau fix ; ves-le-ci
Le chevalier qui jouste à toi.
Por le cors Monsignor Douroi
Ne par Saint Pierre de Coloigne,
Se tu ne fais bien la besoigne,
Ne vindre vos mie en maison.
Je chascier fors à grant tison,
Que vos n'entrés dedens le mois (71).
Tous ces hommes ont au coeur un idéal très élevé ; prompts à
l'action, parfois violents, ils mettent le courage à très haut
prix; ils considèrent comme un devoir de maintenir intact le
patrimoine de vertu que leur ont légué leurs ancêtres; croyant à
la vie éternelle, ils se persuadent qu'ils auront à rendre un
compte exact de leur conduite. Ces idées entraînent d'ailleurs
quelques défauts : jaloux de leur gloire, ils poussent à l'excès
l'émulation et le désir de se distinguer; ils ont l'orgueil
d'être de bons preux, et le dédain des mauvais.
(V. 3446.) En tel lieu n'est li mauvais preus;
Va s'en aillors k'où il s'en vont ;
Ne poroit souffrir ce qu'il font,
Le grant travail ne le martire
Que bons a à bon desconfire (72).
Même quand la chaleur de l'action ne les emporte pas, ils ont
des vivacités qui nous surprennent. Ainsi, pendant que les
seigneurs s'occupent à arrêter les conditions du tournoi
général, leur bonne humeur, qui s'échappe en plaisanteries
faciles, fait souvent place à une certaine aigreur, s'ils
viennent à surprendre quelque jactance dans le langage d'un de
leurs interlocuteurs, qui sera le lendemain parmi leurs
adversaires. Cette rudesse éclate plus encore dans les joutes.
Les guerriers se portent des coups redoutables et les reçoivent
avec constance. Il fallait une rare endurance pour affronter
gaiement de si terribles assauts, sans autre récompense que la
gloire, les éloges des dames et des trouvères, parfois la
possession d'un cheval ou de quelque pièce d'armure, acquise
dans la lutte.
(V. 3921.) Et se donent mervillous cous
Sour bras, sour testes et sour cous,
... Si près se vont que des poumiaus
Se fièrent parmi lé nassiaux
... Là véissiez estour ferir.
Les uns aus autres escremir,
Couper visaiges, resnes routes,
Chascier, fuir parmi les routes,
Chevaus tollir et chevaus perdre (73).
Outre leur vigueur corporelle, assurée par un long exercice, les
chevaliers avaient encore, pour les soutenir, une forte volonté.
Ce trait est bien dégagé par Bretex, qui, après avoir décrit un
coup, asséné dans la mâchoire d'un chevalier, nous donne aussi
le commentaire qui en est fait, non par des seigneurs, mais par
des hérauts, gens raisonnables. Ils raillent ces coups que l'on
reçoit « comme pains » entre les dents ; ce sont des denrées qui
se vendent et qu'il faut payer « de poing en paume ». L'un d'eux
ajoute :
(V. 2076.) ... Festes de bras
De cuer vient et de volonté.
Cela est si vrai que les blessés mêmes prennent part aux
réjouissances (74).
Mais ce désir de la supériorité ne produit pas chez les Français
du treizième siècle un farouche individualisme. Ils ont au
contraire une pleine conscience des rapports qui les unissent à
leurs pairs; ils recherchent toutes les circonstances qui
peuvent resserrer ces liens ; leur goût ne les entraîne pas
seulement vers les fêtes militaires, mais aussi vers des
réjouissances plus paisibles et plus délicates; ici se fait
sentir la douce influence de la femme, de la dame, qui préside
en reine aux festins, aux danses et aux chants. Seigneurs et
dames aiment le faste, n'épargnent pas la dépense; c'est là un
des traits caractéristiques de la vie de cour.
(V. 2619.) Savoir devez tuit que largesce
Est un des paremens proesce,
Et cortoisie est li second (75).
Les fêtes sont célébrées avec une rare magnificence. Bretex nous
a joliment décrit cette animation des valets, des pages et des
sergents qui courent de tous côtés. Partout on parle, on rit, on
s'empresse, tandis que la nuit tombe et que, dans les salles du
château de Chauvency, les premiers flambeaux s'allument (76).
Cette société, que nous jugeons, à distance, animée d'un sombre
mysticisme, sait fort bien concilier une gaieté expansive avec
ses croyances chrétiennes.
(V. 1361.) Tel feste et tel desduit faisoient
Qu'à Dieu et à sez sains plaisoient.
Sur l'ordonnance des dîners, le poète n'insiste pas,
probablement parce que ce thème était devenu banal ; il se borne
à nous dire qu' « assez i ot vin et viande », et qu'il ne se
produisit ni bestanciet ni riot (77). On voit que, le soir du
grand tournoi, les chevaliers quittèrent leurs armures pour
revêtir la « robe », le costume de cérémonie; ils se réunirent
avant d'aller chercher dans leurs appartements les dames et les
demoiselles, et revinrent avec elles prendre place aux tables
(78). Après le festin, commencèrent les danses, très appréciées
dans cette société élégante. Bretex mentionne avec éloge la
carole, sorte de ronde, mais il y a deux genres qu'il décrit
plus soigneusement, le robardel et le chapelet. Ce sont des
danses de caractère, et il est regrettable que notre snobisme
contemporain ne cherche pas à les remettre en faveur, car elles
paraissent avoir été d'une fantaisie gracieuse. Le robardel (79)
ou petit voleur se montre, aux accents de la viole, sous les
traits d'un de ces bergers popularisés par les chansons et en
particulier par les pastourelles de ce temps; lui aussi, il joue
de la viole, il porte le costume des pastoureaux, avec des «
gants à son dos trossés » et, sur la tête, un petit chaperon
qu'il a plié en forme de « bicornet ». Il saute et chante, et
donne tous les signes d'un violent amour, il tourne autour de la
bergère, qui l'attend, douce et modeste, jusqu'à ce qu'elle se
laisse dérober quelques baisers et réponde à l'amour du jeune
homme. Ce qui rend plus curieuse encore la scène décrite par
Bretex, c'est que le berger, qui porte si hardiment le costume
d'homme, est une jeune fille « travestie », Jehannette, de
Boinville. Ce travestissement même a quelque chose de piquant et
d'un peu scandaleux, car l'Eglise interdisait cet usage, et l'on
sait l'interprétation que les persécuteurs de Jeanne d'Arc
donnèrent à son changement d'habit. Cette société du treizième
siècle était-elle donc plus raffinée et plus libre que nous ne
le pensons généralement? La danse du chapelet réclamait une rare
présence d'esprit, jointe à beaucoup d'imagination, des
attitudes élégantes sans affectation, du naturel et de la grâce
(80). Elle fait honneur à nos ancêtres, mais l'intérêt devait en
être très variable, suivant l'habileté plus ou moins grande de
ceux qui y prenaient part. Bretex en décrit longuement les
diverses figures, peut-être parce qu'elle était particulièrement
estimée dans nos pays de Test. Tout d'abord quatre chevaliers
prient en termes cérémonieux Mme de Luxembourg de faire le
chapelet et d'élire à son gré celui qu'elle jugera digne de son
choix. Ils font tous les cinq le tour de la société, puis les
chevaliers se retirent. La dame reste seule, tenant une couronne
de fleurs (chapelet) à la main
(V. 4378.) Le vis lievé, les iex en bas ;
elle chante doucement sur une mélodie, qu'elle improvise sans
doute :
(V. 4380.) Si na plus joliete de mi.
Alors survient un nouveau personnage, un ménestrel, qui lui
demande pourquoi elle reste ainsi seulette, et la coquette lui
répond en minaudant :
(V. 4395.) Sire, qu'en afîert-il à vous ?
Ne vou voi pas bien sage.
J'ai fait mon chapelet jolif
La jus en cel boscage (81).
Puis elle fait deux pas en avant; au troisième, elle tourne sur
elle-même, mettant sa couronne sur sa tète et l'en retirant tour
à tour, pendant que le bon ménestrel lui propose divers partis
avantageux, et prononce quelques noms de seigneurs. Mais la dame
répond avec malice :
(V. 4413.) J'ain miex mon chapelet
De flors que malvais mariaige.
Enfin, sur l'assurance que le fiancé est vraiment digne d'elle,
elle accepte une présentation.
(V. 4417) Biaus sire, car me l'amenez
Là jus en cel herbaige (82).
Je m'en vois ; vos m'y troverez
Séante sor l'erbaige.
La dame, les mains sur les côtés, court le petit pas et danse;
elle achève de se parer, elle est songeuse, mélancolique, «
comme d'amor éprise ». Cependant le ménestrel cherche un
prétendant qui soit digne d'elle; la coquette s'impatiente,
jusqu'à ce qu'enfin la présentation se fasse et que soit agréé
le jeune homme choisi avec tant de soin : dans le poème de
Bretex, c'est André d'Amance qui obtient ce grand honneur de Mme
de Luxembourg. On ne peut nier que cette danse figurée ne soit
aimable. La préciosité du Moyen Age eut un sentiment plus vif de
l'art et de la grâce plastique que celle du dix-septième siècle.
Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est le goût de cette
société pour la musique et surtout pour le chant. Nous ne
pouvons vérifier s'ils étaient bons exécutants, mais il n'est
pas douteux que l'éducation de la voix fut très répandue dans
l'ancienne France. Nous venons de constater que l'improvisation
était nécessaire dans la danse du chapelet; toutes les pages du
poème nous montrent les seigneurs et les dames chantant sans
cesse, à la promenade, dans les salles de réception, à la fin
des banquets, pendant le- tournoi même. Le nombre des romances
ainsi chantées est considérable. Bretex a pris soin d'en
indiquer les premiers vers, et le dernier éditeur du Tournoi de
Chauvency en a dressé le catalogue ; il trouve une trentaine de
pièces, ce qui atteste la richesse du répertoire courant. Bien
plus, l'usage de la musique est si répandu qu'il arrive aux
hommes et aux femmes d'improviser et d'exprimer ainsi leurs
propres sentiments; sans doute, ils se contentaient, le plus
souvent, de remanier des airs connus ; mais cette faculté même
atteste d'heureuses dispositions. Qui donc aujourd'hui, parmi
nous, à moins d'être un professionnel ou un amateur très
distingué, serait capable d'une pareille prouesse ?
Quand Renaut de Trie prend par un doigt Jehanne d'Auviller, il
chante, sans se faire prier :
(V. 2449.) Hé ! très douce Jehannette,
Vous m'avez mon cuer emblé,
et Jehanne d'Auviller lui répond, « sans délai » :
(V. 2458.) Onques mais n'amai.
Hé Diex ! Bonne estrainne.
Encommencié l'ai (83).
C'est alors un assaut de phrases musicales, qui ont le charme de
l'improvisation et qui témoignent non seulement de naïveté, mais
d'esprit. Bretex lui-même prend part à ce tournoi d'un nouveau
genre, moins rude que l'autre. Aélis de Louppy prélude :
(V. 2476.) Clerc blondete sui, ami ;
Lassette ! et si n'ai point d'amis,
et le poète, galamment, réplique :
... C'est grand damaiges,
Quand si biaus cors, si biaus visaiges
Est sans amor ; forment m'en poise,
Car trop par estes franche et cortoise ...
Aux chants délicats s'opposent ceux des guerriers, se rendant au
tournoi sur leurs chevaux de guerre. Renaud de Trie commence :
(V. 3486.) Hareu ! comment m'y mainterai ?
Amors ne m'y laissent durer (84).
Et les dames, placées sur les « échafauds », répondent par une
chanson amoureuse (85). Quand les fêtes sont achevées, laissant
tant de souvenirs aux chevaliers et aux dames, quand ceux-ci ont
pris congé les uns des autres, ce sont encore les airs des
chansons qui, dominant le tumulte, les suivent au loin sur les
routes, et éveillent dans leurs cœurs l'écho de leurs gloires et
de leurs amours.
L'amour est, en effet, un des traits essentiels de la société
courtoise ; il est, d'après les idées de ce temps, l'auxiliaire,
l'inspirateur même des sentiments héroïques. Mais il s'agit d'un
amour épuré, idéal, d'un véritable culte rendu à la femme, qui
devient une divinité. Toutes les nobles actions des hommes
s'accomplissent en son honneur. L'aveu d'amour, accordé par la
femme, doit être la plus belle récompense du guerrier. C'est
donc la « dame » qui redouble chez le chevalier la recherche de
la gloire.
(V. 4048.) ... En grant paine et en grant defois
Se metent sovent les millor,
Qui aiment armes et honor ;
Si les devez moult honorer,
Et cuer de bien faire doner
Par amours et par cortoisie ...
Par prier et par commander
Puet-on ami moult amender (86).
Telles sont les idées sur lesquelles Bretex revient souvent ; il
les a, de son aveu même, exprimées plus d'une fois aux dames.
L'amour a donc la valeur d'un véritable enseignement, d'une
doctrine. Le héraut Champenois prononce le mot « endoctriner »
dans sa curieuse harangue :
(V. 1619.) Voire en nom Dieu, dames, pucelles,
Or dirai-je bones novelles ;
Si fait sont cop de bacheler;
Dex-ci devez-vos apeler...
Les savoreus baisiers prometre,
Par fine amor d'amer jor mettre,
Et qui se fait des bons clamer,
Bien lez devez de cuer amer.
En joie et en déduit esbatre,
Et les mauvais fuster et batre,
S'il ne welent bon devenir.
Laissiez les en lors convenir,
Dames, et se uns jones hons vient,
A cui li siècles bien n'avient.
Qu'il soit à bien faire tailliez,
Por Dieu vos pri que vos ailliez
A lui endotriner trestoutes.
Ne soyez foles, ne estoutes,
Mais dites-li cortoisement :
Dous amis, faites ansiment,
Se vos volez notre repaire,
Et vos li verés tantost faire;
Car dous chastois et savoreux
Est de dames as amoreus.
Quand iex et cuer prent le paage
De regarder un dous visaige,
Adons n'est riens qu'il ne feist,
Que bone dame li déist.
Et se sez cuers s'ajoint a une,
Ainsi comme amors est commune,
N'en devez faire nul samblant,
Mais geter les mos en emblant
De cortoisie et de valour,
Pour en lui metre la chalour
D'amer de cuer sans vilonnie.
Ensi ferez cortois le nice... (87).
Voilà donc, habilement résumé par un contemporain, le code de la
société courtoise. L'enthousiasme guerrier s'unit à l'ardeur
amoureuse. Un même idéal anime l'homme et la femme, mais les
deux éléments qui le composent se développent à des degrés
différents dans les deux cœurs, l'homme est un « fort », un «
glorieux », la femme une souveraine, une « institutrice » de
sentiments généreux ; n'enseigne-t-elle pas en quinze jours un
chevalier, mieux que ne le ferait un clerc en soixante ans (88)
?
Une délicate question se pose ici : on voudrait savoir de quel
amour nous parle le poète. Est-ce un amour tout à fait pur,
entièrement dégagé des sens? Mais alors, pourquoi les baisers
savoureux sont-ils si fréquemment rappelés? Nulle part, du
reste, on ne voit que cet amour courtois inquiète les pères, les
frères ou les maris des dames. Les coquetteries de Mme de
Luxembourg, dansant le chapelet, n'éveillent point la jalousie
du comte Henri, son époux.
Agnès de Commercy, Jehannette de Boinville nous paraissent un
peu libres d'allure, bien que notre flirt moderne doive nous
rendre plus indulgents aux imprudences de nos
arrière-grand'mères. Il est vraisemblable que celte brillante
conception d'un amour idéal, précisé tout au plus par quelques
baisers à demi innocents, a reçu de la réalité quelques fâcheux
démentis. Du moins pouvons-nous prétendre que les mœurs des
chevaliers et des dames qui parurent aux tournois étaient
empreintes d'une assez grande délicatesse. Les phrases peuvent
être ardentes, les gestes sont très réservés. Il est vrai que le
poète met sous nos yeux, au premier plan, des personnages de
haute noblesse, « officiels » en quelque sorte. Il ne nous dit
rien des varlets, des pages, des chambrières, presque rien des
écuyers et des suivantes. Du moins y a-t-il un passage qui
semble témoigner de la délicatesse des chevaliers amoureux et de
la modestie des femmes ; c'est celui où Bretex nous rapporte la
conversation
(V. 2957.) D'une dame et d'un chevalier
Saige, cortois et bel parlier.
Le poète n'a fait, suivant toute apparence, que reproduire une
scène qui avait frappé ses yeux ; il l'atteste dans les premiers
vers, en ajoutant qu'il taira les noms des personnages, et l'on
peut croire que ce n'est pas une simple formule, destinée à
rendre son invention plus vraisemblable ; notre littérature du
Moyen Age n'a pas connu ces procédés, chers à Stendhal. La dame
est assise - ce qui ne doit pas nous étonner, vu la simplicité
du mobilier au treizième siècle
(V. 2970.) Sur un lit richement covert
De dras de soie jaune et vert.
Le chevalier, qui s'entretient avec elle, reste assis à l'autre
extrémité.
Non pas trop près, un pou arière,
Simples et de gentil manière.
Leur attitude, à tous deux, indique celle humilité de l'amant,
cette fierté de la maîtresse, que nous retrouverons au seizième
et au dix-septième siècle, dans les pastorales italiennes ou
espagnoles, et dans le roman de d'Urfé. Chez Bretex aussi,
l'amant ne demande autre chose, à celle qui l'aime, que la
faveur de la servir.
(V. 2986.) Mais pour Dieu ! douce dame franche,
N'entendez pas que ma proière,
Soit tex que votre amour requière,
Ne que je vos proie autrement,
Fors que trestouz entièrement
M'otroie à faire vos plaisir.
... Et par amor ne vous griet mie
Se je complaing ma maladie
A vous qui estes ma santez (89) !
Il veut être autorisé à n'accomplir aucune action dont il ne lui
fasse honneur.
(V. 3010.) Ne ce ne me poez deffendre
A vos amer de bon coraige.
Si en pris moult cest avantaige,
Que de par vos me naist et vient
Tant d'onor com à moi avient.
Et se li cors fait rien qui vaille,
Pour l'amor de vos se travaille,
Si vos proi de cuer en secré,
Que ce soit par le vostre gré (90) !
La jeune dame, qui est peut-être mariée (l'auteur ne précise
pas), répond avec une franchise qui ne laisse aucun doute. Elle
s'étonne d'abord que son « amant » ne lui ait pas fait plus tôt
cette confidence.
(V. 3038.) Or ne vos faille riens que j'aie !
Confortez-vos, et soiez preus ;
Liée en serai, et siert vos preus.
Et si vos proi vostre merci :
Celez l'avez jusques à ci,
Efforciez-vous de l'amender ;
Prier le weil et commander :
Je voil à cest acointement,
Et prière et commandemant
Avoir sour vous et vos sor mi,
Si come de loïal ami,
Qui viet avoir loïal amie.
Et bien amer sans vilonnie,
Et sans mauvais acointement ...(91)
Ces derniers vers sont particulièrement importants, car ils
démontrent que, dans ce cas du moins, il s'agit d'un amour idéal
et de la seule union des cœurs et des intelligences. Conception
raffinée, délicate s'il en fut, séduisante pour des esprits
subtils, mais dangereuse pour des vertus communes. On peut donc
conclure que cette société féodale du treizième siècle, malgré
ses violences et ses brusqueries, ne dédaignait pas la douceur
et la grâce, et qu'elle fut platonicienne et précieuse, à sa
façon, longtemps avant les Italiens de la Renaissance. Ces
hommes d'action, ces femmes, que leurs maris associèrent plus
d'une fois au gouvernement, à la conduite des affaires, aimaient
à rêver. Nous retrouvons les mêmes aspirations, les mêmes
préceptes d'amour idéal dans le sermon que Bretex adresse à
cette brillante assemblée, avant qu'elle ne se sépare; il ajoute
à ce thème la broderie un peu lourde des souvenirs mythologiques
et légendaires : Didon et Enée, Lancelot el la reine Genièvre, «
Pallamides lou Sarrazin » et « cil Tristan que bien saveis (92)
». Quoique ce dernier discours offre beaucoup de traits
médiocres, il a le mérite de compléter la physionomie de ce
monde chevaleresque, épris de gloire, d'amour pur, de foi et de
rêverie naïve ; c'était là du moins Ja fin où il tendait. Ne lui
soyons pas trop rigoureux, s'il n'a pas toujours accordé sa
conduite avec ses principes !
Tel est le tableau que Bretex en a tracé ; il a mis sous nos
yeux l'ordonnance des fêtes, les mœurs et les caractères des
nobles hommes el des nobles dames, des hérauts el des poètes qui
font partie de leur suite habituelle; les détails qu'il donne
paraissent exacts, bien que ce chantre attitré, presque
officiel, des réjouissances courtoises ait dû avoir quelque
tendance, quelque intérêt même à nous les montrer sous un jour
avantageux. Ce qui ajoute à l'intérêt de cette œuvre, c'est
l'art du poète. Sans doute, ces longues séries de joutes
finissent par lasser le lecteur, el l'on peut reprocher quelque
monotonie à ces descriptions ; mais les contemporains de Bretex
ont dû être moins sensibles que nous-mêmes à ce défaut; il s'est
efforcé, d'ailleurs, d'y remédier et de varier sa matière; il
peint diversement les péripéties des engagements, les attitudes
des combattants ; il a soin de faire alterner les scènes
violentes et les descriptions de festins, de danses et de
réjouissances mondaines. Parfois, il se met en scène, d'une
manière assez agréable, sans affectation comme sans modestie
excessive. On chercherait en vain dans les autres œuvres de ce
genre des épisodes comparables à ceux où paraissent Conrad
Warnier, brave et chevaleresque, mais un peu ridicule par son
accent et son jargon, la charmante Johannette de Boinville,
d'une grâce si mutine sous son déguisement, et le poète
lui-même, aimable et spirituel avec une pointe de vanité, de
malice et de pédantisme. Son vers octosyllabique a de la
plénitude et de la souplesse; la coupe en est très variée, la
rime généralement exacte. Il a même su, dans l'épisode du
chapelet, et dans quelques passages où il introduit des
chansons, modifier le rythme, insérer dans son récit quelques
vers de six syllabes et disposer librement ses rimes (93). Le
style est précis, d'une concision souvent sèche et obscure,
souvent aussi énergique et colorée, parfois pittoresque grâce à
un rejet habile, à un mot bien situé, mis en valeur.
(V. 454.) ... Garçons glatir, huier ribaus,
Chevaus bannir, tabour soner...
(V. 493.) ... Et vint i si hardiement
Esperonnant, qui me sambloit
Que toute la terre trambloit.
(V. 1040.) ... Et j'alai veoir le martir
D'armes...
(V. 1237.) Li solaus qui ot pris son cors.
Des montagnes et de la tors
Estoit covers, si faisoit umbre.
(V. 3571.) ... A main sénestre, vers le bois,
Entre quatre buissons de bois.
Vers et foillis, par terre espars,
Autresi fier comme un leupart,
Estoit Walerans li gentis.
Il aime aussi les phrases sentencieuses, et c'est là un trait
commun à de nombreux écrivains de ce temps; on les trouve
surtout dans les passages de métaphysique amoureuse, dont nous
avons donné de nombreux extraits; mais il y en a aussi plus d'un
exemple dans la narration même.
(V. 1.) .. Amors est biaus commancemans :
(V.213.) ... Et qui a paour, si se gart !
Qu'à mon sens, il i aura tel
Qui voroit estre en son ostel.
Pour ses espaules espargnier
(V. 731.) ... C'on ne s'en doit taisir
De bien dire à cex qui bien font.
(V. 2076.) ... festes de bras
De cuer vient et de volenté.
(V. 2732.) Chascuns doit faire son devoir
Devant celles por qui on fait
Et maint honor et maint meffait.
L'art de Bretex n'est donc point médiocre; peut-être
manque-t-il, jusqu'à un certain point, de simplicité, de clarté;
il est du reste original. L'œuvre elle-même a l'avantage de nous
présenter un fidèle tableau des mœurs courtoises dans le nord et
l'est de la France, à la fin du treizième siècle ; elle n'a pas
dû se répandre beaucoup au delà de la région où elle s'est
formée, ni étendre bien loin la réputation de l'auteur,
peut-être parce que les événements et les personnages qui y
paraissent n'exercèrent dans le monde qu'une action restreinte.
Mais tous deux, le trouvère et le poème, ne méritaient-ils pas
de revivre ?
(1) In-8°, 165 pages de texte et 28 pages de
notes et de tables. Cette édition, préparée par Philibert
Delmotte, bibliothécaire de la ville de Mons, a été publiée par
son fils, Henri Delmotte, conservateur des archives de l'État à
Mons. - Le manuscrit de Mons provient de la bibliothèque de la
cathédrale de Tournai.
(2) In-8° de LII-200 pages. Les pages d'introduction comprennent
un résumé étendu du poème ; les cinquante dernières pages sont
occupées par des glossaires et index fort utiles.
(3). Le manuscrit d'Oxford, Douce 308, et le fragment de Reims.
Voir les Archives des missions scientifiques et littéraires, 2e
série, t. V, 1868, p. 154-156, et la Romania, t. X, 1881, p.
593-598.
(4). Mons, 1901, in-8° de XIII-90 pages. - Le volume de 1898
donne le fac-similé d'une page du manuscrit de Mons, le
supplément celui d'une page du manuscrit d'Oxford, bien plus
correct et plus beau. M. Meyer a noté que ce manuscrit d'Oxford
a du être exécuté en Lorraine, car il offre tous les caractères
du dialecte lorrain, et qu'il a appartenu au quinzième siècle à
une célèbre famille messine, celle des Gournay.
(5). T. XXIII (1856), p. 479-483. - Signalons aussi un compte
rendu de l'édition Delmotte qui a été donné par Raynouard, le
fondateur des études romanes en France, au Journal des Savants
de 1835, p. 622-629.
(6). 3e édition (1895), p. 677-702.
(7). « Les Tournois de Chauvency-sur-Chiers, poème du treizième
siècle », dans les Mémoires de l'Académie de Mets, 1863-1864, p.
553-650 ; l'auteur se sert de l'édition Delmotte à laquelle il
propose diverses corrections.
(8). L'Austrasie, 1841, t. I, p. 81-83 ; Annuaire de la Meurthe,
1855, p. 13-14.
(9). T. I (1861), p. 349-353.
(10). T. II (1868), p. 510.
(11). Mémoires de la Société d'archéologie lorraine, 1890, p.
99-100.
(12). Paru en 1900, p. 110-115.
(13). Arlon, 1880, in-8°. - Bertholet ne parle pas, bien
entendu, du Tournoi dans son Histoire ecclésiastique et civile
du duché de Luxembourg et comté de Chiny, publiée en 1742 et
1743, quand ce texte était encore inédit.
(14). Bretex est le cas sujet, Bretel le cas régime dans la
déclinaison du treizième siècle; dans le premier cas, on
prononçait Breteux, comme le prouve la rime avec entreus des
vers 21-22. On trouve encore les formes Bretiaus et Bertiaz,
celle-ci spéciale au manuscrit d'Oxford, qui ne rendent sans
doute que des différences de prononciation ; de même l'un des
hérauts du tournoi est appelé Bruiandel et Bruiandiaus.
(15). Le Tournoi de Chauvency, p IX.
(16). Gaston Raynaud, dans Bibliothèque de l'Ecole des chartes,
1880, p. 195-204, et Henri Guy, Essai sur Adan de le Hale, p.
38-44
(17). Hist. littér. de la France, t. XXIII, p. 469-478. - Comme
Bretex, Sarrasin a soin de se nommer dans son poème, et pour
être mieux garanti de l'oubli, il le fait jusqu'à quatre fois.
(18). Imprimé au tome II des œuvres de René, édition du comte de
Quatrebarbes, et au tome XIII de la collection Leber ; les
écrits des autres auteurs ont été publiés en 1878 par M. Bernard
Prost,
(19).Hist. littér. de la France, t. XXIII, p. 478.
(20). Une charte des échevins de Calais en 1282 est datée du
mardi après le tournoi (Invent. des Arch. du Pas-de-Calais, A.
28).
(21). L. Gautier, La Chevalerie, p. 681 ; Raynaldi, Annales
ecclesiastici, t. XXII, p. 489; Fleury, Hist. ecclésiast., t. V,
p. 130. - En latin ecclésiastique, un tournoi s'appelle
torneamentum, hastiludium, tyrocinium ou tirocinium.
(22). Hist. de Metz, t. Il, p. 236.
(23). De 1278 à 1281, Philippe III prit, au sujet des tournois,
diverses mesures contradictoires, tantôt les autorisant trois
fois par an, ou tout à fait, tantôt les défendant absolument
(Ch.-V. Langlois, Le Règne de Philippe III le Hardi, p.
197-199).
(24). Hist. littér. de la France, t. XXII, p. 865.
(25). Mémoire publié par Ch.-V. Langlois dans la Revue
historique de septembre 1889, p. 84-91.
(26). Vers 6. Remarquer aussi qu'amors est le premier et le
dernier mot du poème, si on laisse de côté les cinq derniers
vers contenant l'invocation pieuse alors de rigueur. Aussi bien,
dans ces fêtes, on soupire plus encore qu'on ne se bat, et on
soupire même en se battant.
(27). « Il paraissait croire que le roi lui gardait ses oies,
tant il avait fière contenance. »
(28). Warnier doit être une forme française du nom allemand
Wernher. Lehr, dans son Alsace noble, t. II, p. 162, cite un
Conrad Wernher de Hattstatt qui vivait au quatorzième siècle.
(29). Hist. littér. de la France, t. XXII, p. 780.
(30). Goffinet, Les Comtes de Chiny, Arlon, 1880, grand in-8° de
551 pages; le règne de Louis V y occupe les pages 335-399.
(31). Et non à Henri, comte de Salm, comme le dit à tort
Goffinet, ibid., p. 325. On confond trop souvent la maison de
Salm et la maison de Blâmont, parce que cette dernière a pour
tige un cadet de Salm, ce même Ferry Ier dont il s'agit ici.
Voir l'étude du comte de Martimprey sur Les Sires et comtes de
Blâmont, dans les Mémoires de la Société d'archéologie lorraine,
1890, p. 91. Delmotte, dans son édition du Tournoi, et Victor
Leclerc, dans l'Histoire littéraire de la France, ont fait la
même confusion que Goffinet.
(32). Une charte du 23 juillet 1240 nous apprend en effet que le
comte de Chiny était homme lige du comte de Bar avant tous
autres (de Morière, CataL des actes de Mathieu II, n° 284).
(33). Et non en 1290, comme l'avance Goffinet, ibid., p. 377. Il
est certain qu'elle vivait encore en 1295. Cf. Martimprey,
ibid., p. 91.
(34). Elle était déjà mariée en 1242 au comte de Blâmont (Martimprey,
ibid., p. 91). A supposer qu'elle n'eût alors que quinze ans, -
les filles de grande maison se mariaient très jeunes, au
douzième et au treizième siècle, - elle aurait compté cinquante
huit ans en 1286, l'année du tournoi.
(35). Du reste, Gérard n'était pas entièrement maître de
Chauvency, car, en 1271, Louis V cédait à l'abbaye de
Saint-Hubert divers droits qu'il s'était réservés dans celle
localité (Goffinet, ibid., p. 361).
(36). Ainsi nommé pour le distinguer de Chauvency-Saint-Hubert,
autre commune du canton de Montmédy.
(37). Sur cette popularité des comtes de Chiny, outre l'ouvrage
cité de Goffinet, voir une curieuse légende rapportée par M.
Léon Germain dans le Journal de la Société d'archéologie
lorraine, 1896, p. 221-227.
(38). Cette date a été établie par M. Van Werveke dans les
Publications de la section historique de l'Institut grand-ducal
de Luxembourg, 1903, p. 10; Bertholet, dans son Hist. du
Luxembourg, t. V, p. 185, recule jusqu'à 1274, et même 1272,
l'avènement d'Henri III.
(39). Ces faits sont rapportés dans L'Austrasie, 1840, t. II, p.
413-434.
(40). Cf. Werth-Paquet, dans les Publications de la section
historique de l'Institut grand-ducal de Luxembourg, 1859, p. 51;
1860, p. 42.
(41). Bibliothèque de L'École des Chartes, 1884, p. 180-181.
(42). Selon De Morière (Catalogue des actes de Mathieu II, p.
78), il serait né sans doute en 1240.
(43). Voir le catalogue de ses actes par Lepage dans les
Mémoires de la Société d'archéologie lorraine de 1876, et Jean
de Pange, Introduction au catalogue des actes de Ferry III
(Paris, 1905, in-80).
(44). Publiée en 1706, t. II, col. 243. Calmet cite ici les
trois vers de Bretex sans connaître leur contexte, de qui ils
sont, à quel propos ils ont été écrits.
(45). Emm. Michel, dans son mémoire de 1863, p. 600-602, voit
bien qu'il ne s'agit pas de Ferry III aux vers 1403-1405 ; il
identifie le chevalier indiqué dans ces vers avec Renier de
Trive nommé ici, ce qui paraît contestable.
(46). Sur ce titre, voir les Mémoires de la Société
d'archéologie lorraine, 1885, p. 311-313, et une dissertation de
dom Calmet dans son Hist. de Lorraine, 1re édit., t. III,
prélimin,, col. 1.
(47). M. Hecq en donne la liste aux pages 165-168 de l'édition
primitive, et 81-82 du supplément, et les reproduit dans une
planche.
(48). Mémoires de l'Académie de Metz, 1863-1864, p. 593.
(49). Mémoires de la Société d'archéologie lorraine, 1890, p.
96, 99; cf. la planche à la page 146 du volume de 1891.
(50). (V. 2349).) J'en vi tex . X. en une route:
Qui donroit Alemaigne toute
Pour la piour, sans nul mesrhief,
S'auroit-il l'ait gentil marchier
Et en achast et en despens.
(51). (V. 242.) Ja fu li mangiez atornez.
Les tables mises ; li proudons
Sist au mangier qui moult est bons.
Ma table fu jouste lui mise,
Et la maisnie bien aprinse
Me menerent tostantost seoir.
(52). (V. 261.) Cote, corset et houce verde,
Mouffles el chasperon forrei
De bon fin vair m'a endossei.
(53). (V . 4473.) « Jacquet, fait-il, par la foi que vous devez
au vin d'Arbois que vous buvez, déclamez-nous donc un discours
d'armes, où vous mêlerez l'Amour, ses charmes, sa force et sa
vertu. Ces chevaliers qui se sont fait battre pour mériter la
récompense d'Amour sont dignes d'obtenir leur pardon, une fois
que vous aurez discouru. » - Nous avons corrigé le manuscrit de
Mons et suivi les indications de celui d'Oxford (ces charmes,
qu'on peut changer en ses; - sa force omis dans M.; - O. porte
encore lou guerredon, dépourvu de sens. Lor qui pourrait en être
facilement tiré ne nous semble pas préférable à son).
(54). Vers 805..., 852..., 1144 et suiv., 1760.
(55). (V. 540.) « On achète trop cher la joie de votre amour
qu'on met à si haut prix, n
(56). (V. 1434.) « Les hérauts ne restent pas en tutelle ;
chacun saisit une trompe. Puisse la mauvaise douleur les frapper
! Car toujours ils prennent et ne donnent rien; toujours ils
mentent et pérorent .»
(57). (V. 4212.) « Aixe à notre père! Aixe au donateur de tous
les beaux présents, plein de générosité, sans calcul, sans
convoitise. Il est l'asile des ménestrels, la maison
hospitalière, la loyale maison qui reçoit tous les honnêtes gens
; on doit certes évoquer le souvenir de celui qu'on trouve au
champ de lutte et à la maison, chevalier, sage homme, forteresse
vivante, de grand conseil, de vie pure et de très bonne
compagnie. »
(58). (V. 4227.) Le texte des manuscrits donne un vers faux. Ce
est omis.
(59). (V. 4330) « Que je sois déshonoré et outragé, fait-il, si
cela n'est pas vrai. Puisse-t-il perdre cruellement la vie on se
voir privé de la main qui lui procure sa nourriture, celui qui
voudrait du mal au seigneur d'Aixe. » Telle est la leçon des
manuscrits. Nous adopterions volontiers la correction pain pour
main.
(60). (V. 2239.) « Looz! Looz! Looz! fait-il, à Gérard qui brûle
de hardiesse, et d'art et de hardie prouesse, et puis se baigne
en courtoisie, en loyauté et en générosité. »
(61). (V. 946.) « Oh ! regardez, dames, à quelles épreuves
s'exposent ces chevaliers. C'est pour vous qu'ils mettent en
gage leurs terres, qu'ils s'endettent eux-mêmes ; et maintenant
les voici en péril de mort. Que Dieu m'assiste ! mais vous avez
tort. Tout cela, c'est pour conquérir votre amour. Vous devriez
descendre sur le terrain, et de vos belles mains polies,
blanches et délicates, toucher les fronts et les tempes, les
essuyer de vos tissus. » (Le cresseau doit être analogue au
créseau cité par Littré, et qui est un tissu de laine à deux
envers.)
(62). Il s'étend du vers 946 au vers 997.
(63). « Et s'il arrive à un homme de se plaindre et qu'un bon
amour lui fasse un bienveillant accueil, celui-ci, d'un seul
bien, compense cent maux. C'est ainsi qu'Amour fait sa paye ! »
(64). V. 1053.
(65). (V. 1080.) « Celui qui vante ou apprécie un pareil office,
je lui en abandonne toute ma part; mon bien se trouve ailleurs.
»
(66). V. 2370.
(67). V. 4337.
(68). (V. 2123.) « Et toutefois, il me semble qu'en voyant le
noble chevalier ardent à porter de beaux coups, on ne peut dire
trop de bien de lui, on ne peut non plus, en bonne conscience,
mentir sur un tel homme. Puisque son cœur vient s'éprouver,
qu'il met son corps en péril, et qu'il a ferme volonté de se
défendre et d'attaquer, on doit l'accueillir avec faveur. »
(69). V. 2610 et suiv.
(70). (V. 1690.) L'un de nous (R. Harmand) a étudie ce passage,
au point, de vue critique dans Revue de philologie française
(XVIII, 3-4 ; déc. 1904). Nous recopions la traduction proposée
: « Car chez qui a le cœur franc et gentil, le corps laisse
paraître la noblesse. S'il est vrai que le bon cœur produise la
gentillesse, que la noblesse remonte à la race, que la hauteur
des sentiments vienne d'héritage, un gentil cœur, en son propre
fonds, garde, suivant toute raison, ces trois qualités ; car
toutes trois perdent leur valeur, si l'une d'elles vient à
manquer, et alors elles diminuent et déchoient ; car la hauteur
se réduirait à bien peu de chose, si elle n'était dirigée par la
noblesse, et la noblesse ne vaudrait rien, si elle n'était de
gentille substance ; ainsi ma conclusion sur cela est que gentil
cœur fait gentil corps. » - L'auteur de cet article paru dans la
Revue de philologie française saisit cette occasion de se
corriger. Le sens qu'il avait proposé pour les deux vers
2870-2871 : « Or soit Diex garde de Morel. - Que bon signor li
voille eslire » est mauvais, et il faudrait corriger li en le
pour justifier sa traduction (R. ph. fr., p. 181). Signor ne lui
paraît plus signifier : vainqueur, comme au vers 2834, mais
garder sa signification ordinaire ; il voit là une allusion aux
droits du vainqueur sur le cheval du vaincu, et traduit
définitivement : « Que Dieu garde Morel ! Qu'il veuille bien lui
choisir pour maître un bon seigneur ! » L'idée se rattache ainsi
à tout ce qui précède ; Florent dit ironiquement à ceux qui vont
être ses adversaires : « Quand vous aurez été vaincus, que ce
soit au moins de bons seigneurs qui prennent vos chevaux ! »
(71). (V. 900.) « En avant, beau fils! Le voici, le chevalier,
qui joute contre toi. Par le corps de Msr saint Douroi ou par
saint Pierre de Cologne, si tu ne fais bien la besogne, ne plus
venir jamais à la maison. Moi vous chasser dehors avec un grand
bâton ; et vous ne plus rentrer de tout un mois. »
II n'y a pas de saint Douroi. On peut songer à une altération
dialectale du nom de Theodoricus (saint Thierry); mais nous
supposons que ce nom est une graphie incorrecte pour saint Ouroi,
en latin sanctus Udalricus ou Ulricus, évêque d'Augsbourg, mort
en 973, canonise en 993. Il fut enterré dans l'église Sainte-Afre,
à Augsbourg, et on attribue à son tombeau de nombreux miracles.
La translation de son corps qui se fit solennellement en 1183 le
rappela au souvenir des peuples. On l'invoquait contre la fièvre
et la morsure des chiens enragés. Il était connu et honoré en
Alsace où son nom est porté par diverses églises paroissiales,
par un des trois châteaux de Ribeauvillé, enfin par un village
et un prieuré d'augustins des environs d'Altkirch, avec la forme
saint Oury dans un acte de 1266. (Cf. Stoffel, Dictionn.
topograph. du Haut-Rhin.)
(72). (V. 3446.) En un « pareil lieu ne se trouve pas le mauvais
preux. Il va ailleurs que là où se rendent les bons. Il ne
pourrait souffrir ce qu'ils font, le grand effort ni le martyre
que le bon preux éprouve à vaincre le bon. » - Ke ou que est une
conjecture; cf. l'article de la Revue de philologie française.
(73). (V. 3921.) « Et ils se donnent de merveilleux coups sur
les bras, sur la tête et le cou... Ils s'approchent si près les
uns des autres que des pommeaux des épées ils se frappent dans
les nasels... Là vous pouviez voir donner l'assaut, les uns et
les autres s'escrimer, couper les visages, briser les rênes,
poursuivre, fuir sur les routes, enlever ou perdre des chevaux.
»
(74). V. 4281 et suiv.
(75). (V. 2619.) « Vous devez savoir tous que Largesse est un
des ornements de Prouesse, et que Courtoisie est le second. »
(76). V. 2940.
(77). V. 2365.
(78). V. 4323 et suiv.
(79). V. 2534 et suiv.
(80). V. 4350 et suiv.
(81). Ici les vers de six et de huit syllabes alternent. Le
système des rimes est très libre dans tout ce passage improvisé.
(82). Rivaige, dans le manuscrit d'Oxford. - Hecq lit herbaige,
mais on trouve bocaige dans la vieille édition de Delmotte. Tous
deux ont cependant eu sous les yeux le même texte (celui de
Mons).
(83). (V. 2449.) « Ah! très douce Jehannette, vous m'avez ravi
mon cœur. » - (V. 2458.) « Jamais encore je n'ai aimé. Ah Dieu!
La bonne étrenne ! (le bon présent ! formule usitée au Moyen Age
dans une heureuse conjoncture}. Voici que j'ai commencé. »
(84). (V. 3486.) « Hélas ! comment vais-je m'y comporter? Les
amours ne m'y laissent pas de répit. »
(85). (V. 3499.)
(86). (V. 4048.) « Les meilleurs, qui aiment les armes et
l'honneur, se mettent souvent en grande peine et en grande
difficulté ; vous devez donc les honorer beaucoup et leur
inspirer le courage de bien faire par vos sentiments amoureux et
par votre courtoisie... Par prières et vives recommandations, on
peut améliorer fortement son ami. »
(87). (V. 1619) et suiv. « Il est bien vrai, au nom de Dieu,
dames, demoiselles, que je vais vous dire de bonnes paroles.
Voilà des coups de bacheliers ! Ceux-ci vous devez les appeler,
leur promettre les délicieux baisers; ... vous devez trouver
jour à aimer d'un délicat amour; celui qui se fait acclamer par
les bons, vous devez l'aimer du fond du cœur, le divertir par la
joie et le plaisir ; les mauvais, il vous faut les maltraiter et
les battre, s'ils ne veulent devenir bons. Laissez-les donc
s'assembler, et s'il vient un jeune homme, à qui le monde ne
réussit pas bien, et qu'il soit cependant capable de bien faire,
je vous prie, au nom de Dieu, d'aller toutes l'endoctriner. Ne
soyez pas folles ni hardies! Mais dites-lui avec courtoisie : «
Doux ami, faites de telle façon, si vous désirez notre séjour. »
Et vous le verrez aussitôt agir; car doux, savoureux est
l'avertissement des dames à ceux qui aiment. Quand le page se
sent pris aux yeux et au cœur du désir de regarder un doux
visage, il n'y a rien qu'il ne fasse, si une honnête dame le lui
dit. Et si son cœur s'attache à l'une d'elles, quand l'amour est
également partagé, vous n'en devez pas avoir l'air ; mais il
vous faut jeter à la dérobée les mots de courtoisie et de
valeur, pour lui inspirer l'ardent désir d'aimer de cœur sans
bassesse. C'est ainsi que vous rendrez courtois l'inexpérimenté.
»
(88). V. 968 et suiv.
(89). (V. 2986.) « Mais, pour Dieu ! douce et noble dame, ne
croyez pas que ma prière aille jusqu'à réclamer votre amour, ni
que je vous prie dans une autre intention que de me donner tout
entier à faire votre volonté... Que cela ne vous chagrine point
d'amour, si je déplore ma maladie, auprès de vous qui êtes ma
santé ! »
(90). (V. 3010.) « Vous ne pouvez pas non plus me défendre de
vous aimer avec de bons sentiments. Aussi j'apprécie beaucoup
cet avantage, que par vous se forme et apparaît en moi tout
l'honneur que j'obtiens. Et si mon corps accomplit quelque
action de valeur, s'il fait effort pour l'amour de vous, je vous
prie en secret, du fond du cœur, que ce soit avec votre agrément
! » - Nous avons corrigé la leçon de M : Et vos proi en : si vos
proi (O.)
(91). (V. 3038.) « ...Donc, que tout ce que je possède ne vous
fasse pas défaut ! Prenez courage, et soyez preux ! J'en serai
heureuse, ainsi vous y trouverez profit. Mais je vous demande
une grâce : vous m'avez jusqu'ici dissimulé votre amour;
efforcez-vous de m'en dédommager ! Je veux vous en prier, vous
le commander. Je veux, dans nos relations, avoir sur vous et
vous laisser à vous-même sur moi le droit de la prière et du
commandement, comme il convient à un loyal ami qui veut avoir
une amie loyale, et bien aimer, sans bassesse, sans mauvais
commerce. »
(92). V. 4510-4609. Le sermon ne se trouve que dans le manuscrit
d'Oxford.
(93). L'un de nous, R. Harmand, a déjà signalé ces
particularités dans l'article de la Revue de philologie
française mentionné précédemment. Cf. vers 4393, 4409, 4415,
etc.
Henri Ier de Blâmont au tournoi de Chauvency - Manuscrit
Bodleian library-ms douce 308 - fol.117r
Henri Ier de Blâmont au tournoi de Chauvency - Manuscrit
Bodleian library-ms douce 308 - fol.131r |