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Le tournoi de Chauvency en 1285 - E. Duvernoy
(notes renumérotées)
 


LE TOURNOI DE CHAUVENCY EN 1285
Etude sur la société et les mœurs chevaleresques au XIIIe siècle
par

EMILE DUVERNOY
Archiviste de Meurthe-et-Moselle
Docteur ès lettres

RENE HARMAND
Professeur au Lycée de Nancy
Chargé de cours à la Faculté
Docteur ès lettres

Ed. BERGER-LEVRAULT & Cie
1905

LE TOURNOI DE CHAUVENCY EN 1285

Le poème de la fin du treizième siècle qui a pour titre Le Tournoi de Chauvency est peu connu et peu consulté, bien qu’il ait eu déjà deux éditions, honneur rarement accordé à un texte de cette époque : la première fut donnée à Valenciennes par Delmotte, en 1835, d’après le manuscrit conservé dans la bibliothèque de Mons (1) ; la seconde a été publiée à Mons en 1898, d’après le même manuscrit, et par les soins de M. Gaëtan Hecq. Imprimée avec élégance, et même avec luxe, cette dernière est le trente et unième volume des Publications de la Société des bibliophiles belges séant à Mons (2) ; par un scrupule d’exactitude vraiment excessif, l’éditeur a reproduit le manuscrit textuellement, sans se permettre d’y ajouter ponctuation, accents et apostrophes, sans différencier les u et les v, les i et les j; reproche plus grave, il n’a employé que le manuscrit qui avait déjà servi en 1835, bien que, depuis, deux autres aient été signalés à l’attention des érudits par M. Paul Mejer (3). Aussi fut-il amené, trois ans plus tard, à donner un supplément contenant les variantes et certains morceaux du poème qui manquent dans le manuscrit de Mons, mais figurent dans les autres (4). En joignant ce supplément à la publication antérieure, on a, pour la première fois, sinon une édition satisfaisante, du moins une édition complète du Tournoi de Chauvency, avec ses quatre mille sept cent trente vers de huit syllabes.
Le Tournoi de Chauvency a été analysé et apprécié brièvement par Victor Leclerc dans l’Histoire littéraire de la France (5); Léon Gautier s’en est beaucoup servi dans sa Chevalerie (6) pour décrire un tournoi, quoique ce poème soit d’un siècle postérieur à l’époque qu’il retrace et où il prend d’habitude tous ses documents. En Lorraine, le Tournoi a suscité un seul travail (7), où Emmanuel Michel, un magistrat messin, auteur d’études méritoires, mais toutes relatives à une époque plus récente, s’est attaché principalement à identifier les personnages, surtout les personnages lorrains qui vinrent à Chauvency; dans ces recherches, il a laissé échapper nombre d’erreurs qu’il serait injuste de lui reprocher amèrement, car à l’époque où il écrivait, le Moyen Age lorrain était encore bien mal connu. En outre, ce poème a été cité, toujours très brièvement, par P. Landau et H. Lepage dans leurs études sur les tournois (8), par le président Jeanlin dans son Manuel de la Meuse (9), par l’abbé Clouet dans l’Histoire de Verdun et du pays verdunois (10), par Ed. de Martimprey dans son étude sur Les sires et comtes de Blâmont (11), par M. Jules Baudot dans son livre sur Les Princesses Yolande et les ducs de Bar de la famille des Valois (12). La Belgique, aussi intéressée que la Lorraine à ce poème, paraît s’en être encore moins servie : du moins n’en est-il question, ni dans Les comtes de Chiny (13) du père Goffinet, ni dans les Publications de la section historique de l’Institut grand-ducal de Luxembourg, ni dans les Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg, à Arlon.
Au contraire de tant d’oeuvres littéraires du Moyen Age, Le Tournoi de Chauvency n’est pas anonyme, son auteur ayant eu la précaution de se nommer plusieurs fois au cours du poème : il s’appelait Jacques Bretex ou Bretel (14), nom très militaire et fort convenable au chantre de combats chevaleresques, puisque bretex, qui est plus tard devenu bretesche, signifie créneau. D’après M. Hecq (15), Bretex serait peut-être l’auteur d’un autre poème, Li roumans dou chastelain de Coucy et de la dame du Faiel, édité à Paris en 1829. Son poème est écrit dans une langue plutôt composite, mais où dominent les formes usitées en Picardie, en Artois et en Hainaut, ce qui montre en lui un homme du nord de la France, sans nous apprendre au juste de quelle province il était originaire. L’analogie du nom ne suffit pas à le rattacher à la famille de trouvères qui a produit au douzième siècle Nicolas Bretel, et au treizième deux Jean Bretel, dont le plus connu, un chansonnier fort goûté en son temps, né à Arras vers 1200 ou 1210, mourut en 1272 ou 1273 (16); mais il n’est nullement impossible qu’il ait été leur parent, ni que, de l’un ou de l’autre de tous ces Bretel, descende ce Jacques Bretel de Grémonville qui fut ambassadeur de France à Vienne de 1666 à 1668.
Le sujet qu’a choisi notre Jacques Bretex pour donner carrière à son talent n’avait rien d’exceptionnel : bien au contraire, les trouvères de l’Age féodal l’affectionnaient, de même que les poètes de la Grèce antique se plaisaient à chanter les jeux olympiques ou pythiques. Des vingt mille vers que compte le poème de Guillaume le Maréchal, retrouvé et publié récemment, un bon quart a pour objet les tournois. Les joutes qui eurent lieu à Hem-sur-Somme, quelques années avant celles de Chauvency, et sans doute en 1278, sont racontées par le trouvère Sarrasin dans un poème un peu plus court que celui de Bretex, - il n’a que quatre mille cinq cents vers, - mais d’une allure plus originale et libre (17). Et un peu après, au déclin du Moyen Age, les écrits sur les tournois deviendront un véritable genre littéraire où brilleront des écrivains en renom et de noble race, Olivier de la Marche, Anthoine de la Salle, Villiers de l’Isle-Adam, Hardouin de la Jaille, un Lorrain, enfin le roi René d’Anjou, qui, vers 1451, quand il était encore duc de Lorraine, écrivit un remarquable Traictié de la forme et devis d’ung tournoy (18).
C’est que les tournois, si chers à cette société féodale débordante de vie et de jeunesse, étaient particulièrement en honneur dans le nord-est de l’ancienne Gaule, dans toute la région entre la Seine et le Rhin, au centre de laquelle se trouve Chauvency. Là on tournoyait constamment : le duc Jean 1er de Brabant, tout en faisant de longues et importantes expéditions, trouva le moyen de prendre part à soixante-dix tournois; s’il ne dépassa pas ce chiffre, c’est parce qu’il fut blessé mortellement au soixante-dixième (19). Les tournois sont des événements si considérables qu’ils concourent, avec les fêtes de l’Eglise et les saints du calendrier, à dater les chartes (20). Sans sortir du treizième et du quatorzième siècles, nous voyons que des tournois assez retentissants pour être mentionnés dans les écrits du temps ont été donnés en 1223 à Corbie, en 1238 à Compiègne, en 1272 à Sissonne près de Laon, en 1273 à Compiègne, en 1274 à Saint-Herme et à Séclin, en 1278 sans doute à Hem-sur-Somme, en 1279 à Creil, à Senlis et à Compiègne, en 1281 à Creil, en 1285 à Chauvency près de Montmédy (c’est le tournoi qui nous occupe), en 1294 à Bar-le-Duc, en 1310 à Mons, en 1331 à Tournay, en 1337 à Ingelheim près de Mayence et en Frise, en 1361 à Saint-Dizier, en 1376 à Lille, en 1392 à Bruges, en 1396 en Frise, et tout cela en un temps où, la guerre étant presque continuelle, les occasions ne manquaient pas de rompre des lances «  pour de bon ».
Pourtant, l’Eglise avait fait des efforts persévérants contre les tournois : les conciles de Clermont en 1130, de Latran en 1139 et 1179 privent de la sépulture chrétienne ceux qui y succombent. Le concile œcuménique de Latran en 1215 les interdit pour trois ans, dans l’intérêt de la croisade; en 1279, le pape Nicolas III déclare excommuniés les délinquants, et attribue au légat seul le droit de les absoudre; mais en 1281, son successeur, Martin V, est obligé de révoquer ces anathèmes, tout en maintenant la prohibition en principe (21). Rien n’y faisait, tant la passion était forte, mais comme les preux chevaliers, tout en se moquant des défenses ecclésiastiques, n’en restaient pas moins très croyants et très dévots, ils ne manquaient jamais d’ouïr la messe avant d’entrer en lice, inconséquence qui nous déconcerte, mais ne troublait nullement les consciences de nos aïeux. A Chauvency, on «  accorde le tournoi », c’est-à-dire qu’on le fixe au lendemain, et qu’on en détermine les conditions,
(V. 2787.) Mercredi à la matinée
Si tost com messe fut chantée.

Et le jeudi matin, nous dit Bretex,
(V. 3070.) ... li prestes en son latin
Chanta la messe disgnement ;
Là vi je moult bénignement
Mainte dame et maint chevalier
A Jhésus-Christ merci proier.

Dans le Roman de Hem également, les combattants entendent la messe avant de jouter. Mais, un peu plus tard, un chevalier messin, nommé Thiébaut de Vic, fera mieux encore : par testament du 9 août 1427, il léguera son armure de tournoi au prieuré Notre-Dame aux Champs, près de Metz, pour être suspendue dans l’église (22), et on ne nous dit pas que les moines aient refusé cet ex-voto au moins singulier.
Si les papes et les conciles accusaient les tournois de mettre en danger les corps et les âmes des chrétiens, si les rois de France, Philippe III et Philippe IV, leur faisaient le reproche plus positif de coûter beaucoup trop de chevaux de prix, les amateurs de tournois et les écrivains qui les célébraient ne manquaient pas de leur répondre et de vanter ce passe-temps chevaleresque. Bretex, dans une trentaine de vers (3441 et suivants), ne présente que des considérations assez banales sur la beauté des tournois ; mais son émule, Sarrasin, l’auteur du Roman de Hem, recourt aux arguments économiques : les tournois, dit-il, font aller le commerce (c’était vrai, car, outre les chevaux tués et les armures brisées à remplacer, les dames revêtaient d’aussi éclatantes toilettes pour les tournois qu’aujourd’hui pour les courses) et le royaume perd beaucoup depuis que les défenses du roi obligent à aller tournoyer sur les terres d’Empire (23). L’illustre jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, qui a dû connaître le tournoi de Chauvency, puisqu’il ne mourra qu’en 1296, parle avec faveur de ces luttes en champ clos dans son roman en vers, La Manekine, où le roi d’Ecosse, poussé par l’amour de la gloire, vient en France prendre part au tournoi de Ressons, près de Compiègne (24). Et un homme de la génération suivante, ce Pierre du Bois qu’on a pu appeler «  le plus grand idéologue et le plus grand journaliste du Moyen Age », composera, en 1313, tout un mémoire. De torneamentis et justis, pour faire valoir que les tournois préparent merveilleusement à la guerre, et obtenir du pape la levée de ses prohibitions (25). Ces apologistes auraient pu ajouter que les tournois contribuaient efficacement aux relations sociales, en rassemblant et en faisant vivre plusieurs jours ensemble des hommes et des femmes qui habitaient à trente ou quarante lieues de distance, et qui n’avaient aucune autre occasion de se voir; ils créaient même des relations internationales, et tenaient vraiment, au Moyen Age, la place de nos congrès d’aujourd’hui ; par eux, bien des préventions et des malentendus étaient dissipés, en sorte que ces réunions belliqueuses pouvaient, si paradoxal que cela semble, servir la cause de la paix.
Il faut du reste se rendre compte que les tournois n’étaient pas très meurtriers : lorsque le concile de Clermont de 1130 reproche aux tournois de coûter trop souvent la vie à des hommes, il montre bien que ces jeux n’avaient pas habituellement un pareil résultat. Orderic Vital nous apprend qu’à la bataille de Brémule en 1119, sur neuf cents chevaliers engagés, il n’y en eut que trois tués ; or on se tuait encore bien moins dans les tournois où les lances et les épées étaient émoussées, d’où les haches et les dagues étaient exclues, où il était interdit de porter avec l’épée des coups de pointe. De plus, on endossait des armures spéciales, renforcées et rembourrées; à la guerre, où il fallait rester armé tout le jour, quelquefois toute la nuit, où l’homme d’armes était souvent obligé de combattre à pied, on n’aurait pu en supporter d’aussi lourdes ; il est vrai que ce poids même de l’armure de joute devenait un péril, comme il advint à Neuss, près de Cologne, à la Pentecôte de 1240, où succombèrent soixante chevaliers et écuyers, presque tous étouffés par la chaleur et la poussière. Mais c’était au mois de juin, et la saison n’était pas favorable à de tels exercices.
Le tournoi de Chauvency, comme auparavant celui de Hem, s’étant donné en octobre, quand les pluies d’équinoxe ont déjà eu raison de la poussière et des grandes chaleurs, on n’avait pas à y craindre une si terrible aventure. Bretex ne mentionne pas un seul mort, soit qu’en effet il n’y en ait pas eu, soit qu’il ne veuille pas attrister le lecteur. Il ne signale même pas de blessure grave : tout au plus le sire de Chardoigne, un chevalier barrois, a-t-il eu un bras cassé, non d’un coup de lance ou d’épée, mais pour avoir été foulé aux pieds des chevaux; il peut en résulter autant ou même pis d’une simple chute de cheval. Henri de Briey a été désarçonné et jeté à terre si rudement qu’on l’a cru mort ; le surlendemain, il est assez bien remis de sa chute pour paraître à la brillante soirée qui termine les fêtes, et c’est à sa prière que Bretex débitera une longue dissertation de plus de cent vers, sur l’amour, - tel Bellac conférenciant, mais en prose, dans le salon de Mme de Céran, sur le même sujet qui, du treizième siècle au dix-neuvième, n’a pas cessé, paraît-il, d’être neuf, actuel et vivant. Ailleurs encore (vers 4287), on voit des chevaliers blessés revenir du tournoi en chantant des vers galants, ce qui donne à penser que leurs blessures sont légères. Ainsi, rien ne vient troubler le parti pris résolument optimiste du poète, ni le faire sortir du programme qu’il s’est tracé lui-même tout au début de son œuvre :
D’amors et d’armes et de joie
Est ma matière (26).

Et pourtant, ce tournoi qu’on nous dépeint si peu sanglant avait comporté trois jours de luttes véhémentes sur six jours de réunion dont voici le détail : nous sommes, comme il a été dit, en 1285; le dimanche 30 septembre, tous les barons et les dames sont réunis et font connaissance, dans une fête générale. Le lundi 1er octobre et le mardi 2 sont consacrés à des joutes, c’est-à-dire à des luttes individuelles où deux chevaliers foncent l’un sur l’autre, au galop de leurs chevaux et la lance en arrêt; Bretex ne nous dit pas combien de ces couples furent engagés, il ne décrit que les principales passes d’armes; mais nous savons que, presque à la même époque et dans la même région, à Hem-sur-Somme, où les joutes durent également deux jours, on en fait cent quatre-vingts. Il a pu, sinon dû, y en avoir autant à Chauvency. Le mercredi 3, les joutes sont finies, on se repose, et comme les plus ardents batailleurs ne sont pas encore satisfaits, ils décident de donner le lendemain un tournoi proprement dit, c’est-à-dire une mêlée à laquelle prendront part tous les combattants, divisés en deux partis; on fait tous les préparatifs et les camps se forment. Le jeudi 4, le tournoi a lieu, non pas dès le matin, on a soin au contraire de l’engager assez tard dans l’après-midi, de façon que la nuit y mette fin; sans cette précaution, il eût été trop difficile de séparer les combattants. Remarquons en passant qu’il n’y a pas eu de tournoi à Hem, mais seulement des joutes deux par deux. Enfin, le vendredi 5, se font les adieux et le départ, et, coïncidence curieuse, ce même jour, le roi de France Philippe le Hardi meurt bien loin de là, à Perpignan, au retour de son infructueuse expédition d’Aragon.
Et la distribution des prix aux lutteurs les plus braves, qui, dans nos idées modernes, doit clore tout tournoi digne de ce nom ? Bretex n’en touche mot, et nous pourrions supposer qu’en poète un peu courtisan, qu’il était à coup sur, il préfère n’en pas parler, de peur d’affliger ceux qui n’ont rien gagné, mais il est reconnu que cette cérémonie était en honneur surtout aux quatorzième et quinzième siècles, et que les premiers siècles de la chevalerie ne la pratiquaient guère; c’est donc à tort que les auteurs de romans historiques lui ont donné une importance majeure, par exemple Walter Scott dans son lvanhoe, dont l’action se passe à la fin du douzième siècle, et où le vainqueur du tournoi est couronné solennellement de la main d’une dame. Reconnaissons du reste qu’à part ce détail, Scott nous donne l’image vraiment exacte et fidèle d’un tournoi, et il y avait d’autant plus de mérite que, pour cette restitution, il ne pouvait utiliser l’œuvre de Bretex, publiée seulement en 1835, alors que la première édition d’lvanhoe est de 1820.
Les invitations au tournoi de Chauvency avaient dû être lancées de bonne heure pour en assurer le succès, car, trois semaines avant, Bretex, qui est alors à Salm, en Alsace, peut énumérer les principaux barons et les plus nobles dames qui seront de la fête. Dans le récit de la mêlée finale du jeudi, il indique en chiffres ronds le nombre des combattants :
(V. 4259.) De toz costez et de touz sens
Acoururent plus de cinq cents.

A ces cinq cents tournoyeurs et plus, ajoutons les chevaliers qui ont été blessés les jours précédents et ne peuvent monter à cheval dans cette dernière journée, les dames et damoiselles avec leurs chambrières, les très nombreux écuyers, varlets, palefreniers, pages, hérauts, ménestrels, et nous pourrons affirmer qu’un tournoi comme celui de Chauvency mobilisait et rassemblait plusieurs milliers de personnes des deux sexes. Tout ce monde était logé, soit dans le château de Chauvency, soit à la ville toute voisine de Montmédy, soit sous des tentes. Bretex ne les nomme pas tous, à beaucoup près : environ soixante-dix chevaliers qui ont jouté, une quinzaine de dames ou damoiselles et autant de hérauts d’armes sont désignés par leurs noms dans son poème. Beaucoup de ces personnages sont connus par des chartes ou des chroniques dont les indications s’accordent sans peine avec celles du Tournoi de Chauvency, et on a ainsi la preuve de l’exactitude et de l’historicité de ce dernier. Quelques-uns des chevaliers qui combattirent à Chauvency sont aussi nommés par Sarrasin dans son Roman de Hem, ce qui n’est pas surprenant, puisque ce dernier n’est que de sept ans antérieur à l’autre; du reste, ce roman, qui mérite bien son titre, est autant une œuvre d’imagination qu’une œuvre historique : pour ennoblir son sujet et flatter davantage les jouteurs de Hem, Sarrasin a eu l’idée bizarre de mêler aux personnages réels des personnages de la fiction, par exemple la reine Genièvre, femme du roi Artus, qui préside les fêtes, le Chevalier au Lion, un des paladins de la Table ronde, qui vient jouter, sans parler de dame Courtoisie, qui a fait les invitations. Rien de pareil chez Bretex; il nous présente bien un moment (vers 419 et suivants) Prouesse et Hardement son fils, mais, cette légère concession faite au goût pour l’allégorie de tous ces lecteurs assidus du Roman de la Rose, il ne sort plus de la réalité, voire du réalisme, et serre de très près le détail familier, trivial même : un chevalier s’avance dans la lice comme si
(V. 484.) ... cuidoit toutes voies
Que li rois li gardat sez oies,
Tant estoit de fier contenant (27).

Un autre est si gros
(V. 1391.) Qu’il a le ventre et le crépon
Droit de la taille à un bouton.

Rien ne lui répugne de ce qui peut caractériser un personnage, donner de la vie à une silhouette, montrer l’homme en chair et en os sous son armure d’acier et sous son blason.
La plupart des preux qui luttèrent à Chauvency étaient Lorrains, Barrois et Luxembourgeois, mais il en était venu aussi de pays plus éloignés, de Flandre, du Hainaut, du Brabant, du Limbourg, du pays de Trêves et des bords du Rhin, d’Alsace, de Franche-Comté et de Bourgogne, de Champagne, du Berry, de l’Ile-de-France et du Vexin, même d’Angleterre, où les tournois faisaient fureur autant que dans le nord de la Gaule. La majorité de ces barons parlaient français, quelques-uns cependant étaient de langue allemande, et avaient amené avec eux des «  hyraut tyois » (vers 1731). Bretex, qui tient à amuser ses lecteurs, nous montre à trois reprises un de ces chevaliers, l’Alsacien Conrad Warnier de Hattstatt (28), écorchant le français d’une façon risible, disant la cors pour le corps, la jor pour le Jour (vers 3590-91), et avec cela affirmant que
(V. 89) La bon fransoise trestout sai.

C’était l’habitude de nos trouvères de faire baragouiner les étrangers qui s’essayaient à leur langue : dans le roman en vers de Blonde d’Oxford, un comte de Glocester l’estropie aussi plaisamment que l’Anglais typique des pièces du Palais-Royal (29). Au reste, l’esprit de nationalité ou de race ne se traduit pas autrement que par ces innocentes et déjà classiques plaisanteries dans cette réunion d’hommes nombreux et aux origines diverses. Quand les chevaliers se répartissent en deux camps pour la mêlée qui couronnera le tournoi, cette répartition ne correspond à aucune réalité politique ou linguistique : dans chaque camp, il y a des vassaux de la France et des vassaux de l’Empire, du parler roman et du parler tudesque, et peut-être, après tout, les a-t-on intentionnellement mêlés.
Le tournoi était présidé par le comte de Chiny : il se donnait en effet sur ses terres, et Bretex nous indique assez clairement qu’il en avait soutenu la dépense :
(V. 808.) ... le gentil conte
De Chini, Loeys de Los,
Qui doit avoir et pris et los
De ceste feste et grant honor.

Louis V, onzième comte de Chiny, a régné de 1268 à 1299; il ne devait plus être très jeune en 1285, aussi ne le voit-on pas prendre part aux joutes. Il appartenait à une puissante maison du Limbourg, celle de Looz, à qui un mariage avait apporté le comté de Chiny, au commencement du treizième siècle; lui-même mourra sans enfants en laissant le comté à son neveu. Bretex vante à maintes reprises sa courtoisie et sa largesse, et un historien moderne (30) nous assure qu’il était très pieux et charitable. Louis V était particulièrement en situation de donner une fête comme celle de Chauvency, et d’y attirer de nombreux et illustres hôtes, car par son mariage il se trouvait en étroites relations avec trois puissantes maisons de ces pays de l’est: il avait en effet épousé, vers 1267, Jeanne, fille d’Henri II, qui fut comte de Bar de 1214 à 1239 ; Jeanne avait été mariée en premières noces à Ferry Ier, comte de Blâmont (31), et en avait eu un fils, Henri Ier de Blamont; une sœur de Jeanne, Marguerite, ayant de son côté épousé le comte de Luxembourg, Henri II le Blond, la comtesse de Chiny se trouvait être la mère d’Henri Ier de Blamont, qui vint au tournoi de Chauvency, la tante d’Henri III, comte de Luxembourg, qui y vint aussi, la sœur du comte régnant de Bar, Thibaut II (1239-1294), qui n’y vint pas, à cause soit de son âge, soit de sa dignité de suzerain (32), mais qui était représenté aux fêtes par une de ses sœurs. La comtesse Jeanne mourra à peu .près en même temps que son mari, peut-être en 1299 (33) ; déjà mûre, peut-être vieille au moment du tournoi (34), elle ne peut y avoir obtenu que de l’estime et du respect, et Bretex, réservant son admiration expansive pour de plus jeunes femmes, parle d’elle assez brièvement, et se contente de louer sa bonté et sa courtoisie.
A côté de Louis V figure son frère cadet, Gérard de Looz, qui portail le titre de sire de Chauvency et avait donc prêté le château à son aîné pour le tournoi (35). C’est ici le cas de dire quelques mots du lieu où se sont déroulées les belles fêtes de i285 : Chauvency-le-Château (36) est situé sur la Chiers, près de la voie romaine de Reims à Trêves, en aval et à une lieue au plus de Montmédy, où, depuis une quarantaine d’années, les comtes de Chiny résidaient habituellement ; au centre d’un ancien domaine carolingien nommé Calvinciacum, un château fut élevé par le second comte de Chiny, Otton 1er (982-1013); les habitants furent affranchis en août 1242 par le comte Arnould III, le même qui fonda Montmédy. Tous ces comtes de Chiny, remarquons-le en passant, étaient très libéraux, dans les deux sens du mot : non seulement ils dotèrent d’amples libertés les villages du comté, mais ils leur accordèrent de précieux droits d’usage dans leurs forets domaniales; aussi leur mémoire est-elle restée en vénération dans le pays, jusqu’à nos jours, et des légendes expressives affirment que l’on vivait heureux sous la protection de leurs pittoresques armoiries, un écu de gueules chargé de deux truites d’argent adossées, posées en pal, et semé de croisettes d’argent (37).
Tout à côté du comte et de la comtesse de Chiny doivent être placés le comte et la comtesse de Luxembourg : plus jeunes, plus brillants, ils sont cités plus fréquemment par Bretex. La maison qui gouvernait alors le Luxembourg n’était pas plus autochtone que celle de Chiny : au commencement du siècle, un comte de Luxembourg n’avait laissé qu’une fille, Ermesinde, qui avait épousé Waleran III, duc de Limbourg ; le Luxembourg était échu au fils né de ce mariage, tandis que le Limbourg restait au fils d’une première union de Waleran. Aussi, le comte de Luxembourg avait-il conservé le cri d’armes de sa famille paternelle : «  Limbourg ! », qui résonne plus d’une fois dans les vers du Tournoi de Chauvency, et il avait gardé les armes de ce duché : d’argent à un lion rampant de gueules, armé, lampassé et couronné d’or, en y ajoutant pour brisure cinq burelles d’azur. Le comte de Luxembourg était alors, et depuis 1281 (38), Henri III, prince dans la force de l’âge, puisqu’il était né sans doute en 1241, et renommé pour une bravoure et un caractère chevaleresque qu’il devait à sa mère, Marguerite de Bar, autant peut-être qu’à son père, Henri II le Blond : en 1266, Marguerite avait défendu intrépidement Ligny contre les ennemis de son époux, et celui-ci ayant été blessé et fait prisonnier sur une autre partie du théâtre de la guerre, elle était venue partager volontairement sa captivité pour pouvoir le soigner, aussi capable de dévouement que d’héroïsme, à la fois femme et chevalier (39). Digne fils de tels parents, Henri III sera en guerre pendant tout son règne, bien court du reste : moins de trois ans après le tournoi de Chauvency, le 5 juin 1288, il sera tué d’un coup de lance à la terrible bataille de Wœringen, près de Cologne.
Ce brillant batailleur avait épousé, nous ne savons pas à quelle date, une femme qui paraît avoir été non moins brillante : elle était fille de Baudoin d’Avesnes, seigneur de Beaumont, et de Félicité de Coucy, et portait le nom poétique de Béatrix, alors aussi répandu en France qu’en Italie. Si la comtesse de Chiny présidait officiellement aux fêtes de Chauvency, la comtesse de Luxembourg en fut la reine effective, par sa beauté, par son âge, qui lui laissait encore la fraîcheur de la jeunesse, tout en lui conférant déjà l’assurance et l’initiative de l’âge mûr, et surtout par sa gaîté et son entrain. Bretex la loue d’un bout à l’autre de son poème avec enthousiasme, et nous ne sommes pas bien sûr qu’il n’ait point éprouvé pour la belle Béatrix une passion respectueuse et muette, comme certain troubadour du douzième siècle pour sa « princesse lointaine ». Il était, du reste, peut-être son «  pays », puisque son dialecte permet de voir en lui un habitant du Hainaut, et que la comtesse sortait d’une maison de cette province. Il fait un bien bel éloge de cette dame «  qui tant est bone » (vers 1247), et dont le cœur ne pense qu’à répandre la joie (vers 4376). Il nous la montre chantant en se rendant au tournoi, exécutant la danse gracieuse du chapelet, dont il sera question plus loin. Cette femme du monde accomplie, si l’expression peut se transporter au treizième siècle, n’en était pas moins une mère de famille fort occupée : elle donna à son mari trois fils et trois filles; un des fils, Henri, devint empereur sous le nom d’Henri VII ; un autre, Baudoin, fut archevêque de Trêves. Après la mort sanglante et glorieuse d’Henri III, Béatrix se retira à Valenciennes où elle mourut le 1er mars 1320. Elle y avait fondé un monastère de religieuses dominicaines, dans la maison même où elle était née, et où elle avait mis au monde plusieurs de ses enfants, et elle fut inhumée dans ce monastère (40). Pendant ce long veuvage .de trente-deux ans, elle dut plus d’une fois penser aux fêtes splendides de 1285; peut-être se souvint-elle de l’humble poète qui la suivait des yeux, et qui sait si elle n’a pas eu entre les mains et lu ces vers de Bretex où elle tient une place d’honneur ?
Comme le comte de Chiny, le comte de Luxembourg avait auprès de lui à Chauvency un frère cadet, Waleran, qu’on appelle indifféremment Waleran de Limbourg, de Luxembourg, de Ligny. Il devait tomber à côté d’Henri Ill, avec deux autres de leurs frères, sur le champ de bataille de Wœringen. Bretex nous le dépeint bonne lance et, surtout, très élégant sous les armes. Sarrasin le fait figurer aux joutes de Hem-sur-Somme, au milieu des barons du royaume, ce qui ne doit pas surprendre, car bien qu’originaire d’un pays de langue allemande, le Limbourg, cette maison de Luxembourg avait une culture toute française : quand il deviendra empereur, le fils aîné du comte Henri III sera dans ce cas étrange d’avoir à gouverner l’Allemagne en ne sachant que le français ; il avait été élevé à la cour de Philippe le Bel, et en avait si bien pris les usages que les comptes de sa maison sont tenus en monnaie de France (41).
Tels sont, en laissant de côté la foule des barons de second ordre et des simples chevaliers, les principaux personnages qui vinrent au tournoi de Chauvency. Nous avons expliqué plus haut pourquoi le comte de Bar n’y parut pas. Des raisons différentes en écartèrent le duc de Brabant, Jean Ier: il était parti pour l’expédition d’Aragon avec Philippe III, son beau-frère, et c’est même son absence qui permit au tournoi d’avoir lieu, car soit avant, soit après ce voyage, ce prince très belliqueux fut en guerre continuelle avec ses voisins, entre autres avec le comte de Luxembourg, qui succombera sous ses coups à Wœringen, et il ne leur laissa guère le temps de songer à des tournois. Lui-même était très avide de ces passe-temps, puisqu’il luttera dans soixante-dix tournois et sera tué au dernier, comme nous l’avons dit plus haut. Enfin, le duc de Lorraine, Ferry III, s’abstint pour des raisons qui nous échappent, car il n’avait pas alors plus de quarante-cinq ans (42), à peu près l’âge du comte de Luxembourg; il a passé l’année 1285 en Lorraine, et le pays semble avoir été en paix pendant cette période de son règne (43).
Bien que Ferry III ne soit pas venu à Chauvency, Bretex ne laisse pas d’écrire son nom dans un de ses vers: un chevalier s’avance, ayant pour blason
(v. 1400) L’escu d’or à la crois de sable.

A la vue de ces armoiries, les hérauts ne se trompent pas sur l’identité du personnage :
(V. 1403.) Ains escrient : Priny ! Priny !
L’ensaigne au riche duc Ferri,
Marchis entre les trois roiaumes.

Ces trois vers, plus ou moins exactement reproduits, ont été pendant longtemps, très longtemps, tout ce qu’on connaissait du Tournoi de Chauvency, avant que Delmotte donnât son édition, et on eût mieux fait de les ignorer, car ils ont été l’origine d’une affirmation erronée, qui est consignée par dom Calmet, dans sa Notice de la Lorraine (44), et répétée après lui par nombre d’auteurs: Prény, nom d’un château très important voisin de Pagny-sur-Moselle, aurait été le cri de guerre, l’ «  ensaigne » des ducs de Lorraine du Moyen Age; les vers en question (ceci n’est pas dans Calmet, mais dans les écrivains plus récents) auraient été gravés sur le bronze de la cloche d’alarme de la forteresse. Si cette vue était exacte, le chevalier dont parle ici Bretex ne serait autre que le duc lui-même, car on n’aurait pas poussé son cri de guerre devant un autre que lui, mais il n’est pas vraisemblable que le trouvère ne nomme ainsi qu’une seule fois, et comme à la dérobée, sans lui accorder le moindre éloge, un aussi important dynaste, el d’autre part, que vient faire ici l’écu à d’or la croix de sable, qui n’a jamais été le blason de la maison ducale de Lorraine ? La solution de cette difficulté a été donnée par M. Léon Germain, dans un travail lu récemment à la Société d’archéologie lorraine, et qu’elle publiera prochainement : Prény n’a jamais été le cri de guerre des ducs de Lorraine, c’est là une légende moderne; le personnage dont il est ici question est un seigneur de Prény, porte-enseigne du duc Ferry III, et, très naturellement, les hérauts, le reconnaissant à ses armoiries, crient son nom de famille et sa fonction. Remarquons en passant que ce seigneur n’est pas le seul Lorrain à qui s’attache ce cri : les hérauts crient «  Prigni ! » pour Robinet de Watronville (vers 1099); dans la mêlée qui termine le tournoi. Renier de Trive pousse son cri d’armes «  Prini ! » (vers 4071 et 4097) (45). Les vers de Bretex qui ont donné lieu à ce malentendu sont du reste précieux et bons à retenir : s’ils ne servent pas à annoncer l’entrée en lice du duc de Lorraine, Ferry III, du moins ils parlent de lui; ils nous rappellent qu’à son titre de duc, il joignait celui de «  marchis », qui marque la position frontière de la Lorraine (46). Les trois royaumes entre lesquels Ferry est marchis sont le royaume de France, le royaume de Germanie et le royaume de Bourgogne ou d’Arles, sorti du démembrement de l’empire carolingien, et réuni au Saint-Empire, en 1033 par Conrad II, mais sans s’y fondre, car l’empereur eut toujours un chancelier spécial pour le royaume de Bourgogne comme pour le royaume d’Italie. Il appert donc que les hérauts de 1280 savaient leur géographie politique. On ne doit pas s’étonner de voir le duc de Lorraine qualifié «  le riche duc Ferry » : plus pratiques que nous ne croyons, les gens de l’époque féodale estimaient la richesse presque à l’égal de la valeur. Dans ce même treizième siècle, le cri de guerre du duc de Brabant était : «  Louvain au riche duc ! » Ce qui valait à Ferry III cette réputation de richesse et ce compliment, c’était sans doute la possession des mines d’argent de la chaîne des Vosges, autour de Saint-Dié et de Sainte-Marie-aux-Mines, déjà très productives, nos aïeux appréciant d’autant plus les métaux précieux qu’ils en avaient une moindre quantité.
Le petit problème que nous venons d’examiner laisse voir combien les armoiries sont utiles pour identifier les personnages nommés, parfois un peu brièvement, dans le Tournoi de Chauvency. Ces emblèmes n’avaient commencé à être en usage qu’à la fin du douzième siècle, et quelque temps encore étaient restés flottants et variables, mais à la fin du treizième, ils sont devenus stables, les règles principales de l’art héraldique ont été fixées, chaque noble a son blason, en Allemagne et en Belgique comme en France et en Angleterre. Et cette science n’est pas seulement intéressante ou flatteuse pour la vanité ; elle est indispensable : les heaumes de la fin du treizième siècle sont des manières de boîtes de fer recouvrant complètement le visage, et percées de fentes étroites qui permettent seulement au chevalier de voir et de respirer - plutôt mal que bien, comme le démontre l’issue du tournoi de Neuss - mais ne laissent pas reconnaître sa figure. De là, la nécessité des armoiries dans les batailles, et plus encore dans les tournois, pour apprendre à qui on a affaire : à Chauvency, dès qu’un combattant s’avance, les hérauts proclament son nom, et souvent aussi son cri d’armes, et Bretex, qui se mêle à eux pour mieux les entendre, qui peut-être s’est muni de tablettes, est en mesure de nommer exactement les combattants dans ses vers. Souvent, il ne note pas seulement les noms, mais aussi les emblèmes qui ont permis de découvrir ces noms : il décrit ainsi vingt-trois blasons ou «  ensaignes », comme il les appelle (47), et ses descriptions sont exactes et conformes aux règles ; il emploie les termes consacrés, sauf à faire quelques changements exigés par la rime: ainsi, au lieu de gueules ou rouge, il écrira vermeille, et fera rimer ce mot avec merveille ou avec pareille. Le terme habituel, gueules, ne lui est du reste pas inconnu, et il l’emploie au vers 2028, parce que là, il n’est pas à la rime. Un détail fera voir combien son héraldique est précise et sûre : en se détachant de la maison de Salm, les Blamont avaient gardé l’écu de celle-ci: de gueules à deux saumons adossés d’argent, en supprimant, pour se distinguer de la branche aînée, les croisettes semées sur le champ de l’écu. C’est ainsi que Bretex, aux vers 1729 et 3161, décrit les armoiries du comte de Blamont, et Emm. Michel, mal informé de la date où les croisettes avaient disparu, lui reproche de les avoir omises (48); mais, depuis, M. de Martimprey a retrouvé des sceaux (49), - document d’une valeur indéniable, - dont l’examen établit que les croisettes des Salm avaient été abandonnées par Henri Ier, le même seigneur de Blamont qui vint au tournoi de 1285, et que par conséquent Bretex a eu raison de n’en pas mettre sur son écu- Notre poète était donc très informé de tout ce qui concerne le blason, et un de ces hérauts dont il dit volontiers du mal, peut-être parce qu’il a conscience d’en savoir autant qu’eux, pourra lui demander avec colère si c’est le diable qui l’a fait si «  soutil », c’est-à-dire si entendu en héraldique (vers 469)- Bon rimeur, expert en armoiries, enthousiaste des beaux coups de lance, grand admirateur des dames, très curieux de propos galants et de sentiments raffinés, il avait toutes les aptitudes requises pour décrire dans un long poème des fêtes comme celles de Chauvency.
Ce poème ne nous donne pas seulement de curieux détails sur les tournois et les chevaliers qui y prennent part ; on y trouve encore Ie tableau fidèle, à peine idéalisé, de la vie «  courtoise ». Tout d’abord la personnalité même de l’auteur s’en dégage avec quelque précision. Sans doute il ne se pique point de raconter sa vie - et sur ce point, nous lui saurions gré d’être plus communicatif - mais il ne laisse pas de nous révéler quelques traits de sa nature. Dès le début de son livre, il fait entendre qu’il décrit les choses à mesure qu’il les observe.
(V. 28.) ... A la sainte Nativité
La Virge mère au roi puissant,
Huict jours après aoust entrant,
Mon livre à faire commançai,
Tout droit à Saumes en Ausai.

A ce procédé, la composition perd un peu, le style également - et aussi bien, Bretex ne nous a donné qu’un récit rimé avec assez d’aisance - mais l’exactitude y gagne, et son œuvre recouvre en valeur historiques ce qui lui manque en valeur littéraire; de plus, nous avons la date exacte de la rédaction de ce récit, et l’on sait que, dans notre littérature du Moyen Age, les œuvres datées sont encore plus rares que les œuvres signées. Nous voyons aussi que Bretex est instruit, qu’il connaît, outre Lancelot et Tristan, ces grands amoureux du cycle de la Table ronde, les héros et les héroïnes des légendes antiques, Priam, Hélène, Paris, Didon, Vénus; mais il a le bon goût de ne pas étaler son érudition; il est plus simple que beaucoup de ses contemporains. Il est aussi fort discret, et quand, séduit par l’élégance des termes et l’élévation des sentiments, il rapporte tout au long la conversation amoureuse d’une dame et d’un chevalier, il a soin d’avertir qu’il ne les nommera pas.
(V.2956) Je vos vomi un peu conter
D’une dame et d’un chevalier
Saige, cortois et bel parlier,
Et des paroles qu’il disoient,
Mais ne saurez qui il estoient.

Enfin, il est très impartial dans les éloges qu’il distribue aux combattants; il évite de louer les uns plus que les autres, de laisser voir une prédilection pour les chevaliers de telle ou telle province; cette qualité est d’ailleurs regrettable, en un sens, car ses préférences nous dévoileraient son pays natal. De même Froissard, au siècle suivant, célébrera tous les beaux coups de lance, que ce soient des Français ou des Anglais qui les donnent. Une mêlée terrible s’engage et, dit Bretex :
(V. 3732.) ... Je ne sai qui i perdi
Ne qui conquist ne gaaigna.

Cet homme, si maître de lui-même, d’un esprit si pondéré, ne s’exalte que quand il parle des dames ; alors son enthousiasme, vrai ou feint, ne connaît plus de limites : dix dames reviennent de la joute, sur un chariot; celui qui donnerait l’Allemagne entière pour la moins jolie, celui-là aurait fait un gentil marché (50). Mais faut-il voir seulement dans cette hyperbole une marque de l’extrême admiration que la femme lui inspire, ou bien aussi l’indice d’un certain mépris pour l’Allemagne, pays moins raffiné que la France ?
Il nous apparaît comme un de ces poètes dont la fonction principale était de charmer les seigneurs. Dès les premiers vers, nous le voyons, à Salm, en Alsace, chez le comte Henri, dont il admire les exploits, et qui lui témoigne tant de généreuse bienveillance. Sa table est voisine de celle du comte (51), qui le traite avec beaucoup de déférence. Il amuse le seigneur de ses gais récits, et lui raconte tout au long son entretien avec le chevalier alsacien Conrad Warnier, qui mêle si curieusement, dans son jargon, le thyois au roman. A son départ, il reçoit divers cadeaux, entre autres une cotte, un corset, sorte de pourpoint, des moufles et un chapeau fourré de vair (52). Mais c’est à Chauvency, où il se rend ensuite, que nous le voyons paré de tout son prestige. D’abord le héraut Bruiant lui fait visiter en détail le château. S’il manquait de tact, il pourrait se mêler familièrement à cette foule brillante; il s’en garde bien, et préfère, pour le moment du moins, voir les choses à quelque distance; il sait que l’occasion ne lui manquera pas d’intervenir dans ces fêtes. Mais le tournoi a commencé : aussitôt, soucieux de bien s’informer, de n’omettre aucun des beaux faits d’armes, aucun des combattants, il se fait nommer les chevaliers, s’enquiert de leur origine ; il assiste aux joutes, il les contemple de près, applaudit aux rudes coups que se portent les combattants, s’unit d’ardeur avec eux, s’enthousiasme des victoires : tous ces exploits passeront dans son poème. Parfois une dame, placée sur les «  eschafaus », lui adresse la parole et lui demande quelque renseignement, ce qui le comble de joie, car c’était plutôt la fonction propre du héraut. Il intervient même discrètement, quand les dames et les seigneurs improvisent des chants et échangent, en dansant, des propos amoureux. Enfin, le moment vient, pour lui, de présider aux réjouissances et de charmer ce public de choix par son élégante parole. Henri de Briey s’approche du poète :
(V. 4473) Jaquest, fait-il, foi que devez
Au vin d’Erbois que vos bevez,
Car nos contez un sermon d’armes,
Mellé d’amor et de ses charmes,
De sa force et de sa vertu.
Cil chevalier qui sont batu,
Pour deservir son guerredon,
Sont dignes d’avoir le pardon,
Quant vos avérez sermoné (53).

Les poètes de cour sont d’ailleurs un peu jaloux de leur situation privilégiée. Ils trouvent dans les hérauts des rivaux redoutables. Aussi le poème de Bretex reflète-t-il fidèlement ses préventions contre des personnages dont les fonctions, modestes à l’origine, étaient devenues si importantes. Chargés de régler les joutes, les tournois, d’ordonner les repas et les fêtes pendant la paix, de porter les messages et souvent même de noter les principaux événements au cours des expéditions, ils jouissaient d’une grande faveur dans cette société féodale. Aussi les poètes et les ménestrels leur témoignaient-ils peu de bienveillance et, sans doute, ils étaient payés de retour. Nous ne sommes donc pas étonnés de l’aspect sous lequel Bretex les fait paraître dans son poème. Il les peint sans cesse «  brayant, huiant à pleine gueule », prenant parti chacun pour un seigneur, et célébrant sa valeur par des exclamations confuses, entrecroisées (54).
(V. 852.) Hyraus resont enlalenté
A parler d’armes, et disoit
Chascuns qui son ami prisoit :
Cil doit bien faire par nature.
... Cis est biaus et bons assés.

Ils sont avides et gonflés de leur importance, surtout les plus jeunes. L’ardent intérêt qu’ils témoignent aux divers combattants les rend plus d’une fois violents et grossiers. L’un d’eux adresse une vive observation au poète, qui s’était trompé sur le nom d’un chevalier; Bretex lui riposte vivement, et le traite de lépreux «  mesiax » (v. 471), ce qui redouble sa colère. Il y a d’ailleurs quelque rudesse dans le langage des hérauts. L’un d’eux (v. 534), apostrophant les dames et les damoiselles, leur reproche les blessures que les chevaliers gagnent à leur service.
(v. 540.) Trop est achatez li reviaux
De vostre amor qui tant est chière (55).

Il est vrai qu’un autre loue, en des termes plus aimables, la beauté des dames, et Bretex a soin d’en faire la remarque ; son discours est une glorification de l’amour et de la supériorité de la femme :
(V. 968.) Qu’ains Diex ne fit clerc si saichant
Qui tant peust bien ensaignier
En soixante ans un chevalier,
Comme une dame en quinze jors.

Tel est aussi le ton que prend un héraut, déjà vieux et «  pelé », du nom de Champenois.
Quelques-uns manquent de délicatesse et, pendant les combats, osent, sans être Blâmés, faire main basse sur les débris de l’équipement qui tombent à leurs pieds, tandis que Robinet de Watronville joute contre un chevalier anglais et que les lances se rompent.
(V. 1434.) Hyraus ne sont mie en wargie :
Chascuns saisi une trompière ;
La male passions les fière !
Qu’adès prenent et rien ne donent,
Et adès mentent et sermonent (56).

Leur naïve admiration pour le seigneur qui les fait vivre rend leur louange emphatique et vaine. Le héraut Baptisié acclame le seigneur d’Aixe :
(V. 4212.) ... Aixe à nostre père !
Aixe à celui qui est donnère
De tous biaus dons, plein de franchise,
Sans nul regart, sans convoitise.
C’est li refus as menestreus,
Li hospitaus, li droit hostex
De toutes bonnes gens resoivre ;
Celui doit-on bien ramentoivre,
Qu’on trêve as chans et à l’ostel,
Vassal, preudome, vif chastel,
De grant consoil, de nette vie.
Et de très bone compaignie (57).

Et comme Bretex, un peu surpris de cet enthousiasme, émet un doute ironique :
Est-ce acertes ce que tu dis (58) ?

Le héraut répond avec la même chaleur :
(V. 4229.) ... Deshonorez soie et laidis,
Fait-il, si ce n’est acertes.
De cors li vaigne male pertes.
Ne jai n’ait main dont il se paisse,
Qui vouroit mal au signor d’Aixe (59).

Tout le monde d’ailleurs se met à rire, et le poète s’assied auprès du héraut: les voilà désormais bons amis.
Un curieux portrait est celui de Mauparlier, agréable discoureur, si nous en croyons le poète lui-même, qui, cette fois du moins, montre une bienveillance sans réserve. Ce héraut «  vieil et de poil ferrant » s’exprime avec une élégance qui, aux yeux de Bretex, est de «  bonne école ».

(V. 2239.) Loz, loz, loz, fait-il, à Gérard,
Qui frit de hardement et art
Et de proësce la hardie,
Et puis se baigne en cortoisie, En loïauté et en largesce (60).

Mauparlier, on le voit, aime le jeu de mots, et le rapprochement qu’il fait entre le nom du seigneur (Looz) et la louange (loz) de ses vertus marque ce discours au coin de la préciosité.
Bretex est encore plus favorable aux chefs des hérauts, à ceux qui portent le titre de roi. Il en est un surtout, Maignien, dont l’autorité est grande dans cette société choisie. Les spectatrices l’appellent pour lui demander le nom des chevaliers qui échangent de grands coups, et il leur répond avec une élégante brièveté. Il lui arrive même de prononcer un discours sur le martyre qu’endurent les combattants en l’honneur et pour l’amour des dames.
(V. 946.) O ! resgardez à quel escil,
Dames, cis chevalier se metent.
Terres et cors pour vos endetent,
Et or sont en péril de mort.
Si m’aït Diex ! vos avez tort.
Tout est por vos amors conquerre.
Or déussiez descendre à terre,
Et à vos belles mains polies.
Oui sont blanches et délaies
Santir les frons et les tampliaus.
Et essuer de vos cressiaux (61).

Dans ce long sermon (62), il exalte l’amour, et trace un tableau idéal des vertus que doivent posséder les preux chevaliers pour être dignes de leurs amies. Hardiesse, courtoisie, amour, voilà les traits qui leur conviennent. Là est la vraie gloire, au prix de laquelle les épreuves endurées ne sont rien.
Et s’il avient c’uns homs se dueille
Et bone amours en gré l’accueille,
Par un seul bien cent mans apaie.
Ainsiment fait amors sa paie (63).

On retrouve les mêmes sentiments dans le discours que Maignien prononce à Montmédy, où Louis de Looz, comte de Chiny, l’a envoyé pour annoncer le tournoi. Tous ces hérauts, qui éveillaient la jalouse susceptibilité des poètes, étaient, pour la plupart, de beaux parleurs, ou du moins s’efforçaient de l’être.
Les ménestrels sont jugés avec une évidente sympathie ; il est vrai que leurs fonctions les rapprochaient davantage des trouvères comme Bretex. Celui-ci ne tarit pas d’éloges sur le «  gentil ménestrel » Henriet de Laon, et se déclare charmé par son «  françois bel et joli (64) ». Le petit discours qui lui est attribué ne manque pas de mérite, et peut-être est-il, ou peu s’en faut, authentique; on y remarque un mélange d’enthousiasme et d’ironie sceptique. Après avoir vanté l’héroïsme des combattants,
(V. 1069.) Molt tant a valoir et désir
Cil qui se livre à cel martir.
Molt aime lionor, et si crient honte
Cuers, qui le cors en tel point doute ...
Dieu aime, et croit, et crient, et doute...

il termine par cette réflexion :
(V. 1080.) Qui tel mestier loë ne prise,
Je l’en aquist toute ma part ;
Ma chevance gist d’autre part (65).

Les ménestrels, si habiles au «  bien parler » (66) se contentent, le plus souvent, de charmer les dames et les seigneurs par les accords de la vielle ou de la harpe. Ils forment un groupe nombreux (67) dans la chambre où reposent les chevaliers blessés ; d’accord avec les dames, ils cherchent à les distraire. C’est aussi un ménestrel qui préside l’aimable danse du chapelet; nous dirions aujourd’hui qu’il conduit le cotillon.
Mais tous ces personnages qui s’agitent comme des comparses dans l’œuvre, si vivante, de Bretex n’en forment pas le principal intérêt. Ce poème courtois, aristocratique, donne la première place, comme il convient, aux chevaliers et aux châtelaines. Bien que l’auteur nous montre surtout des joutes, un tournoi général, des fêtes, des réjouissances, et qu’il soit plus curieux de descriptions matérielles que d’analyses psychologiques, nous trouvons cependant chez lui d’intéressantes indications sur l’état des esprits et des mœurs.
Ce qui domine dans cette société féodale, c’est, avec le goût des exercices violents, un profond sentiment de l’honneur. Partout sont réunis ces deux mots qui forment une sorte de devise : «  Onor et proësce. » C’est même, si nous en croyons le poète, pour illustrer ces sentiments qu’il écrit des vers.
(V. 3123.) Et toute voie, ce me semble-il,
Qui voit le chevalier gentil
Entalenté de biau cop faire,
Qu’on n’en puet trop de bien retraire,
Ne on n’en puet à droit mentir ;
Puisque cuers se vient asentir.
Et corps se met en aventure.
Et il a volonté seure
De lui defîendre et d’assallir.
On le doit en gré recueillir ... (68).

Les trois vertus que doit posséder tout chevalier digne de ce nom sont «  largesse, prouesse, honestez » (69). Ailleurs, dans un passage très subtil, Bretex montre que la noblesse d’origine doit se marquer dans l’esprit et même dans l’attitude du seigneur; car l’excellence des qualités du cœur produit la gentillesse, la race donne la noblesse, et la hauteur des sentiments (nous dirions : l’élan vers l’idéal) se lègue de père en fils. Ces vertus se complètent l’une l’autre, tiennent intimement l’une à l’autre, forment un tout indissoluble (70). Ce n’est pas seulement dans ces commentaires, d’une préciosité pédantesque, que le poète expose les principes moraux de cette société où il vit; il n’y a pas un épisode de son œuvre qui ne les mette en action. Le langage est partout le même, celui des protagonistes comme celui des personnages moins importants; tous d’ailleurs y conforment leur conduite. Conrad Warnier, dont le rôle est plutôt burlesque, adresse, dans son jargon thyois-roman, ces fières paroles à son fils qui va combattre :
(V. 900.) Va devant, biau fix ; ves-le-ci
Le chevalier qui jouste à toi.
Por le cors Monsignor Douroi
Ne par Saint Pierre de Coloigne,
Se tu ne fais bien la besoigne,
Ne vindre vos mie en maison.
Je chascier fors à grant tison,
Que vos n’entrés dedens le mois (71).

Tous ces hommes ont au coeur un idéal très élevé ; prompts à l’action, parfois violents, ils mettent le courage à très haut prix; ils considèrent comme un devoir de maintenir intact le patrimoine de vertu que leur ont légué leurs ancêtres; croyant à la vie éternelle, ils se persuadent qu’ils auront à rendre un compte exact de leur conduite. Ces idées entraînent d’ailleurs quelques défauts : jaloux de leur gloire, ils poussent à l’excès l’émulation et le désir de se distinguer; ils ont l’orgueil d’être de bons preux, et le dédain des mauvais.
(V. 3446.) En tel lieu n’est li mauvais preus;
Va s’en aillors k’où il s’en vont ;
Ne poroit souffrir ce qu’il font,
Le grant travail ne le martire
Que bons a à bon desconfire (72).

Même quand la chaleur de l’action ne les emporte pas, ils ont des vivacités qui nous surprennent. Ainsi, pendant que les seigneurs s’occupent à arrêter les conditions du tournoi général, leur bonne humeur, qui s’échappe en plaisanteries faciles, fait souvent place à une certaine aigreur, s’ils viennent à surprendre quelque jactance dans le langage d’un de leurs interlocuteurs, qui sera le lendemain parmi leurs adversaires. Cette rudesse éclate plus encore dans les joutes. Les guerriers se portent des coups redoutables et les reçoivent avec constance. Il fallait une rare endurance pour affronter gaiement de si terribles assauts, sans autre récompense que la gloire, les éloges des dames et des trouvères, parfois la possession d’un cheval ou de quelque pièce d’armure, acquise dans la lutte.
(V. 3921.) Et se donent mervillous cous
Sour bras, sour testes et sour cous,
... Si près se vont que des poumiaus
Se fièrent parmi lé nassiaux
... Là véissiez estour ferir.
Les uns aus autres escremir,
Couper visaiges, resnes routes,
Chascier, fuir parmi les routes,
Chevaus tollir et chevaus perdre (73).

Outre leur vigueur corporelle, assurée par un long exercice, les chevaliers avaient encore, pour les soutenir, une forte volonté. Ce trait est bien dégagé par Bretex, qui, après avoir décrit un coup, asséné dans la mâchoire d’un chevalier, nous donne aussi le commentaire qui en est fait, non par des seigneurs, mais par des hérauts, gens raisonnables. Ils raillent ces coups que l’on reçoit «  comme pains » entre les dents ; ce sont des denrées qui se vendent et qu’il faut payer «  de poing en paume ». L’un d’eux ajoute :
(V. 2076.) ... Festes de bras
De cuer vient et de volonté.

Cela est si vrai que les blessés mêmes prennent part aux réjouissances (74).
Mais ce désir de la supériorité ne produit pas chez les Français du treizième siècle un farouche individualisme. Ils ont au contraire une pleine conscience des rapports qui les unissent à leurs pairs; ils recherchent toutes les circonstances qui peuvent resserrer ces liens ; leur goût ne les entraîne pas seulement vers les fêtes militaires, mais aussi vers des réjouissances plus paisibles et plus délicates; ici se fait sentir la douce influence de la femme, de la dame, qui préside en reine aux festins, aux danses et aux chants. Seigneurs et dames aiment le faste, n’épargnent pas la dépense; c’est là un des traits caractéristiques de la vie de cour.
(V. 2619.) Savoir devez tuit que largesce
Est un des paremens proesce,
Et cortoisie est li second (75).

Les fêtes sont célébrées avec une rare magnificence. Bretex nous a joliment décrit cette animation des valets, des pages et des sergents qui courent de tous côtés. Partout on parle, on rit, on s’empresse, tandis que la nuit tombe et que, dans les salles du château de Chauvency, les premiers flambeaux s’allument (76). Cette société, que nous jugeons, à distance, animée d’un sombre mysticisme, sait fort bien concilier une gaieté expansive avec ses croyances chrétiennes.
(V. 1361.) Tel feste et tel desduit faisoient
Qu’à Dieu et à sez sains plaisoient.

Sur l’ordonnance des dîners, le poète n’insiste pas, probablement parce que ce thème était devenu banal ; il se borne à nous dire qu’ «  assez i ot vin et viande », et qu’il ne se produisit ni bestanciet ni riot (77). On voit que, le soir du grand tournoi, les chevaliers quittèrent leurs armures pour revêtir la «  robe », le costume de cérémonie; ils se réunirent avant d’aller chercher dans leurs appartements les dames et les demoiselles, et revinrent avec elles prendre place aux tables (78). Après le festin, commencèrent les danses, très appréciées dans cette société élégante. Bretex mentionne avec éloge la carole, sorte de ronde, mais il y a deux genres qu’il décrit plus soigneusement, le robardel et le chapelet. Ce sont des danses de caractère, et il est regrettable que notre snobisme contemporain ne cherche pas à les remettre en faveur, car elles paraissent avoir été d’une fantaisie gracieuse. Le robardel (79) ou petit voleur se montre, aux accents de la viole, sous les traits d’un de ces bergers popularisés par les chansons et en particulier par les pastourelles de ce temps; lui aussi, il joue de la viole, il porte le costume des pastoureaux, avec des «  gants à son dos trossés » et, sur la tête, un petit chaperon qu’il a plié en forme de «  bicornet ». Il saute et chante, et donne tous les signes d’un violent amour, il tourne autour de la bergère, qui l’attend, douce et modeste, jusqu’à ce qu’elle se laisse dérober quelques baisers et réponde à l’amour du jeune homme. Ce qui rend plus curieuse encore la scène décrite par Bretex, c’est que le berger, qui porte si hardiment le costume d’homme, est une jeune fille «  travestie », Jehannette, de Boinville. Ce travestissement même a quelque chose de piquant et d’un peu scandaleux, car l’Eglise interdisait cet usage, et l’on sait l’interprétation que les persécuteurs de Jeanne d’Arc donnèrent à son changement d’habit. Cette société du treizième siècle était-elle donc plus raffinée et plus libre que nous ne le pensons généralement? La danse du chapelet réclamait une rare présence d’esprit, jointe à beaucoup d’imagination, des attitudes élégantes sans affectation, du naturel et de la grâce (80). Elle fait honneur à nos ancêtres, mais l’intérêt devait en être très variable, suivant l’habileté plus ou moins grande de ceux qui y prenaient part. Bretex en décrit longuement les diverses figures, peut-être parce qu’elle était particulièrement estimée dans nos pays de Test. Tout d’abord quatre chevaliers prient en termes cérémonieux Mme de Luxembourg de faire le chapelet et d’élire à son gré celui qu’elle jugera digne de son choix. Ils font tous les cinq le tour de la société, puis les chevaliers se retirent. La dame reste seule, tenant une couronne de fleurs (chapelet) à la main
(V. 4378.) Le vis lievé, les iex en bas ;

elle chante doucement sur une mélodie, qu’elle improvise sans doute :
(V. 4380.) Si na plus joliete de mi.

Alors survient un nouveau personnage, un ménestrel, qui lui demande pourquoi elle reste ainsi seulette, et la coquette lui répond en minaudant :
(V. 4395.) Sire, qu’en afîert-il à vous ?
Ne vou voi pas bien sage.
J’ai fait mon chapelet jolif
La jus en cel boscage (81).

Puis elle fait deux pas en avant; au troisième, elle tourne sur elle-même, mettant sa couronne sur sa tète et l’en retirant tour à tour, pendant que le bon ménestrel lui propose divers partis avantageux, et prononce quelques noms de seigneurs. Mais la dame répond avec malice :
(V. 4413.) J’ain miex mon chapelet
De flors que malvais mariaige.

Enfin, sur l’assurance que le fiancé est vraiment digne d’elle, elle accepte une présentation.
(V. 4417) Biaus sire, car me l’amenez
Là jus en cel herbaige (82).
Je m’en vois ; vos m’y troverez
Séante sor l’erbaige.

La dame, les mains sur les côtés, court le petit pas et danse; elle achève de se parer, elle est songeuse, mélancolique, «  comme d’amor éprise ». Cependant le ménestrel cherche un prétendant qui soit digne d’elle; la coquette s’impatiente, jusqu’à ce qu’enfin la présentation se fasse et que soit agréé le jeune homme choisi avec tant de soin : dans le poème de Bretex, c’est André d’Amance qui obtient ce grand honneur de Mme de Luxembourg. On ne peut nier que cette danse figurée ne soit aimable. La préciosité du Moyen Age eut un sentiment plus vif de l’art et de la grâce plastique que celle du dix-septième siècle.
Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est le goût de cette société pour la musique et surtout pour le chant. Nous ne pouvons vérifier s’ils étaient bons exécutants, mais il n’est pas douteux que l’éducation de la voix fut très répandue dans l’ancienne France. Nous venons de constater que l’improvisation était nécessaire dans la danse du chapelet; toutes les pages du poème nous montrent les seigneurs et les dames chantant sans cesse, à la promenade, dans les salles de réception, à la fin des banquets, pendant le- tournoi même. Le nombre des romances ainsi chantées est considérable. Bretex a pris soin d’en indiquer les premiers vers, et le dernier éditeur du Tournoi de Chauvency en a dressé le catalogue ; il trouve une trentaine de pièces, ce qui atteste la richesse du répertoire courant. Bien plus, l’usage de la musique est si répandu qu’il arrive aux hommes et aux femmes d’improviser et d’exprimer ainsi leurs propres sentiments; sans doute, ils se contentaient, le plus souvent, de remanier des airs connus ; mais cette faculté même atteste d’heureuses dispositions. Qui donc aujourd’hui, parmi nous, à moins d’être un professionnel ou un amateur très distingué, serait capable d’une pareille prouesse ?
Quand Renaut de Trie prend par un doigt Jehanne d’Auviller, il chante, sans se faire prier :
(V. 2449.) Hé ! très douce Jehannette,
Vous m’avez mon cuer emblé,

et Jehanne d’Auviller lui répond, «  sans délai » :
(V. 2458.) Onques mais n’amai.
Hé Diex ! Bonne estrainne.
Encommencié l’ai (83).

C’est alors un assaut de phrases musicales, qui ont le charme de l’improvisation et qui témoignent non seulement de naïveté, mais d’esprit. Bretex lui-même prend part à ce tournoi d’un nouveau genre, moins rude que l’autre. Aélis de Louppy prélude :
(V. 2476.) Clerc blondete sui, ami ;
Lassette ! et si n’ai point d’amis,

et le poète, galamment, réplique :
... C’est grand damaiges,
Quand si biaus cors, si biaus visaiges
Est sans amor ; forment m’en poise,
Car trop par estes franche et cortoise ...

Aux chants délicats s’opposent ceux des guerriers, se rendant au tournoi sur leurs chevaux de guerre. Renaud de Trie commence :
(V. 3486.) Hareu ! comment m’y mainterai ?
Amors ne m’y laissent durer (84).

Et les dames, placées sur les «  échafauds », répondent par une chanson amoureuse (85). Quand les fêtes sont achevées, laissant tant de souvenirs aux chevaliers et aux dames, quand ceux-ci ont pris congé les uns des autres, ce sont encore les airs des chansons qui, dominant le tumulte, les suivent au loin sur les routes, et éveillent dans leurs cœurs l’écho de leurs gloires et de leurs amours.
L’amour est, en effet, un des traits essentiels de la société courtoise ; il est, d’après les idées de ce temps, l’auxiliaire, l’inspirateur même des sentiments héroïques. Mais il s’agit d’un amour épuré, idéal, d’un véritable culte rendu à la femme, qui devient une divinité. Toutes les nobles actions des hommes s’accomplissent en son honneur. L’aveu d’amour, accordé par la femme, doit être la plus belle récompense du guerrier. C’est donc la «  dame » qui redouble chez le chevalier la recherche de la gloire.
(V. 4048.) ... En grant paine et en grant defois
Se metent sovent les millor,
Qui aiment armes et honor ;
Si les devez moult honorer,
Et cuer de bien faire doner
Par amours et par cortoisie ...
Par prier et par commander
Puet-on ami moult amender (86).

Telles sont les idées sur lesquelles Bretex revient souvent ; il les a, de son aveu même, exprimées plus d’une fois aux dames.
L’amour a donc la valeur d’un véritable enseignement, d’une doctrine. Le héraut Champenois prononce le mot «  endoctriner » dans sa curieuse harangue :
(V. 1619.) Voire en nom Dieu, dames, pucelles,
Or dirai-je bones novelles ;
Si fait sont cop de bacheler;
Dex-ci devez-vos apeler...
Les savoreus baisiers prometre,
Par fine amor d’amer jor mettre,
Et qui se fait des bons clamer,
Bien lez devez de cuer amer.
En joie et en déduit esbatre,
Et les mauvais fuster et batre,
S’il ne welent bon devenir.
Laissiez les en lors convenir,
Dames, et se uns jones hons vient,
A cui li siècles bien n’avient.
Qu’il soit à bien faire tailliez,
Por Dieu vos pri que vos ailliez
A lui endotriner trestoutes.
Ne soyez foles, ne estoutes,
Mais dites-li cortoisement :
Dous amis, faites ansiment,
Se vos volez notre repaire,
Et vos li verés tantost faire;
Car dous chastois et savoreux
Est de dames as amoreus.
Quand iex et cuer prent le paage
De regarder un dous visaige,
Adons n’est riens qu’il ne feist,
Que bone dame li déist.
Et se sez cuers s’ajoint a une,
Ainsi comme amors est commune,
N’en devez faire nul samblant,
Mais geter les mos en emblant
De cortoisie et de valour,
Pour en lui metre la chalour
D’amer de cuer sans vilonnie.
Ensi ferez cortois le nice... (87).

Voilà donc, habilement résumé par un contemporain, le code de la société courtoise. L’enthousiasme guerrier s’unit à l’ardeur amoureuse. Un même idéal anime l’homme et la femme, mais les deux éléments qui le composent se développent à des degrés différents dans les deux cœurs, l’homme est un «  fort », un «  glorieux », la femme une souveraine, une «  institutrice » de sentiments généreux ; n’enseigne-t-elle pas en quinze jours un chevalier, mieux que ne le ferait un clerc en soixante ans (88) ?
Une délicate question se pose ici : on voudrait savoir de quel amour nous parle le poète. Est-ce un amour tout à fait pur, entièrement dégagé des sens? Mais alors, pourquoi les baisers savoureux sont-ils si fréquemment rappelés? Nulle part, du reste, on ne voit que cet amour courtois inquiète les pères, les frères ou les maris des dames. Les coquetteries de Mme de Luxembourg, dansant le chapelet, n’éveillent point la jalousie du comte Henri, son époux.
Agnès de Commercy, Jehannette de Boinville nous paraissent un peu libres d’allure, bien que notre flirt moderne doive nous rendre plus indulgents aux imprudences de nos arrière-grand’mères. Il est vraisemblable que celte brillante conception d’un amour idéal, précisé tout au plus par quelques baisers à demi innocents, a reçu de la réalité quelques fâcheux démentis. Du moins pouvons-nous prétendre que les mœurs des chevaliers et des dames qui parurent aux tournois étaient empreintes d’une assez grande délicatesse. Les phrases peuvent être ardentes, les gestes sont très réservés. Il est vrai que le poète met sous nos yeux, au premier plan, des personnages de haute noblesse, «  officiels » en quelque sorte. Il ne nous dit rien des varlets, des pages, des chambrières, presque rien des écuyers et des suivantes. Du moins y a-t-il un passage qui semble témoigner de la délicatesse des chevaliers amoureux et de la modestie des femmes ; c’est celui où Bretex nous rapporte la conversation
(V. 2957.) D’une dame et d’un chevalier
Saige, cortois et bel parlier.

Le poète n’a fait, suivant toute apparence, que reproduire une scène qui avait frappé ses yeux ; il l’atteste dans les premiers vers, en ajoutant qu’il taira les noms des personnages, et l’on peut croire que ce n’est pas une simple formule, destinée à rendre son invention plus vraisemblable ; notre littérature du Moyen Age n’a pas connu ces procédés, chers à Stendhal. La dame est assise - ce qui ne doit pas nous étonner, vu la simplicité du mobilier au treizième siècle
(V. 2970.) Sur un lit richement covert
De dras de soie jaune et vert.

Le chevalier, qui s’entretient avec elle, reste assis à l’autre extrémité.
Non pas trop près, un pou arière,
Simples et de gentil manière.

Leur attitude, à tous deux, indique celle humilité de l’amant, cette fierté de la maîtresse, que nous retrouverons au seizième et au dix-septième siècle, dans les pastorales italiennes ou espagnoles, et dans le roman de d’Urfé. Chez Bretex aussi, l’amant ne demande autre chose, à celle qui l’aime, que la faveur de la servir.
(V. 2986.) Mais pour Dieu ! douce dame franche,
N’entendez pas que ma proière,
Soit tex que votre amour requière,
Ne que je vos proie autrement,
Fors que trestouz entièrement
M’otroie à faire vos plaisir.
... Et par amor ne vous griet mie
Se je complaing ma maladie
A vous qui estes ma santez (89) !

Il veut être autorisé à n’accomplir aucune action dont il ne lui fasse honneur.
(V. 3010.) Ne ce ne me poez deffendre
A vos amer de bon coraige.
Si en pris moult cest avantaige,
Que de par vos me naist et vient
Tant d’onor com à moi avient.
Et se li cors fait rien qui vaille,
Pour l’amor de vos se travaille,
Si vos proi de cuer en secré,
Que ce soit par le vostre gré (90) !

La jeune dame, qui est peut-être mariée (l’auteur ne précise pas), répond avec une franchise qui ne laisse aucun doute. Elle s’étonne d’abord que son «  amant » ne lui ait pas fait plus tôt cette confidence.
(V. 3038.) Or ne vos faille riens que j’aie !
Confortez-vos, et soiez preus ;
Liée en serai, et siert vos preus.
Et si vos proi vostre merci :
Celez l’avez jusques à ci,
Efforciez-vous de l’amender ;
Prier le weil et commander :
Je voil à cest acointement,
Et prière et commandemant
Avoir sour vous et vos sor mi,
Si come de loïal ami,
Qui viet avoir loïal amie.
Et bien amer sans vilonnie,
Et sans mauvais acointement ...(91)

Ces derniers vers sont particulièrement importants, car ils démontrent que, dans ce cas du moins, il s’agit d’un amour idéal et de la seule union des cœurs et des intelligences. Conception raffinée, délicate s’il en fut, séduisante pour des esprits subtils, mais dangereuse pour des vertus communes. On peut donc conclure que cette société féodale du treizième siècle, malgré ses violences et ses brusqueries, ne dédaignait pas la douceur et la grâce, et qu’elle fut platonicienne et précieuse, à sa façon, longtemps avant les Italiens de la Renaissance. Ces hommes d’action, ces femmes, que leurs maris associèrent plus d’une fois au gouvernement, à la conduite des affaires, aimaient à rêver. Nous retrouvons les mêmes aspirations, les mêmes préceptes d’amour idéal dans le sermon que Bretex adresse à cette brillante assemblée, avant qu’elle ne se sépare; il ajoute à ce thème la broderie un peu lourde des souvenirs mythologiques et légendaires : Didon et Enée, Lancelot el la reine Genièvre, «  Pallamides lou Sarrazin » et «  cil Tristan que bien saveis (92) ». Quoique ce dernier discours offre beaucoup de traits médiocres, il a le mérite de compléter la physionomie de ce monde chevaleresque, épris de gloire, d’amour pur, de foi et de rêverie naïve ; c’était là du moins Ja fin où il tendait. Ne lui soyons pas trop rigoureux, s’il n’a pas toujours accordé sa conduite avec ses principes !
Tel est le tableau que Bretex en a tracé ; il a mis sous nos yeux l’ordonnance des fêtes, les mœurs et les caractères des nobles hommes el des nobles dames, des hérauts el des poètes qui font partie de leur suite habituelle; les détails qu’il donne paraissent exacts, bien que ce chantre attitré, presque officiel, des réjouissances courtoises ait dû avoir quelque tendance, quelque intérêt même à nous les montrer sous un jour avantageux. Ce qui ajoute à l’intérêt de cette œuvre, c’est l’art du poète. Sans doute, ces longues séries de joutes finissent par lasser le lecteur, el l’on peut reprocher quelque monotonie à ces descriptions ; mais les contemporains de Bretex ont dû être moins sensibles que nous-mêmes à ce défaut; il s’est efforcé, d’ailleurs, d’y remédier et de varier sa matière; il peint diversement les péripéties des engagements, les attitudes des combattants ; il a soin de faire alterner les scènes violentes et les descriptions de festins, de danses et de réjouissances mondaines. Parfois, il se met en scène, d’une manière assez agréable, sans affectation comme sans modestie excessive. On chercherait en vain dans les autres œuvres de ce genre des épisodes comparables à ceux où paraissent Conrad Warnier, brave et chevaleresque, mais un peu ridicule par son accent et son jargon, la charmante Johannette de Boinville, d’une grâce si mutine sous son déguisement, et le poète lui-même, aimable et spirituel avec une pointe de vanité, de malice et de pédantisme. Son vers octosyllabique a de la plénitude et de la souplesse; la coupe en est très variée, la rime généralement exacte. Il a même su, dans l’épisode du chapelet, et dans quelques passages où il introduit des chansons, modifier le rythme, insérer dans son récit quelques vers de six syllabes et disposer librement ses rimes (93). Le style est précis, d’une concision souvent sèche et obscure, souvent aussi énergique et colorée, parfois pittoresque grâce à un rejet habile, à un mot bien situé, mis en valeur.
(V. 454.) ... Garçons glatir, huier ribaus,
Chevaus bannir, tabour soner...
(V. 493.) ... Et vint i si hardiement
Esperonnant, qui me sambloit
Que toute la terre trambloit.
(V. 1040.) ... Et j’alai veoir le martir
D’armes...
(V. 1237.) Li solaus qui ot pris son cors.
Des montagnes et de la tors
Estoit covers, si faisoit umbre.
(V. 3571.) ... A main sénestre, vers le bois,
Entre quatre buissons de bois.
Vers et foillis, par terre espars,
Autresi fier comme un leupart,
Estoit Walerans li gentis.

Il aime aussi les phrases sentencieuses, et c’est là un trait commun à de nombreux écrivains de ce temps; on les trouve surtout dans les passages de métaphysique amoureuse, dont nous avons donné de nombreux extraits; mais il y en a aussi plus d’un exemple dans la narration même.
(V. 1.) .. Amors est biaus commancemans :
(V.213.) ... Et qui a paour, si se gart !
Qu’à mon sens, il i aura tel
Qui voroit estre en son ostel.
Pour ses espaules espargnier
(V. 731.) ... C’on ne s’en doit taisir
De bien dire à cex qui bien font.
(V. 2076.) ... festes de bras
De cuer vient et de volenté.
(V. 2732.) Chascuns doit faire son devoir
Devant celles por qui on fait
Et maint honor et maint meffait.

L’art de Bretex n’est donc point médiocre; peut-être manque-t-il, jusqu’à un certain point, de simplicité, de clarté; il est du reste original. L’œuvre elle-même a l’avantage de nous présenter un fidèle tableau des mœurs courtoises dans le nord et l’est de la France, à la fin du treizième siècle ; elle n’a pas dû se répandre beaucoup au delà de la région où elle s’est formée, ni étendre bien loin la réputation de l’auteur, peut-être parce que les événements et les personnages qui y paraissent n’exercèrent dans le monde qu’une action restreinte. Mais tous deux, le trouvère et le poème, ne méritaient-ils pas de revivre ?


(1) In-8°, 165 pages de texte et 28 pages de notes et de tables. Cette édition, préparée par Philibert Delmotte, bibliothécaire de la ville de Mons, a été publiée par son fils, Henri Delmotte, conservateur des archives de l’État à Mons. - Le manuscrit de Mons provient de la bibliothèque de la cathédrale de Tournai.
(2) In-8° de LII-200 pages. Les pages d’introduction comprennent un résumé étendu du poème ; les cinquante dernières pages sont occupées par des glossaires et index fort utiles.
(3). Le manuscrit d’Oxford, Douce 308, et le fragment de Reims. Voir les Archives des missions scientifiques et littéraires, 2e série, t. V, 1868, p. 154-156, et la Romania, t. X, 1881, p. 593-598.
(4). Mons, 1901, in-8° de XIII-90 pages. - Le volume de 1898 donne le fac-similé d’une page du manuscrit de Mons, le supplément celui d’une page du manuscrit d’Oxford, bien plus correct et plus beau. M. Meyer a noté que ce manuscrit d’Oxford a du être exécuté en Lorraine, car il offre tous les caractères du dialecte lorrain, et qu’il a appartenu au quinzième siècle à une célèbre famille messine, celle des Gournay.
(5). T. XXIII (1856), p. 479-483. - Signalons aussi un compte rendu de l’édition Delmotte qui a été donné par Raynouard, le fondateur des études romanes en France, au Journal des Savants de 1835, p. 622-629.
(6). 3e édition (1895), p. 677-702.
(7). «  Les Tournois de Chauvency-sur-Chiers, poème du treizième siècle », dans les Mémoires de l’Académie de Mets, 1863-1864, p. 553-650 ; l’auteur se sert de l’édition Delmotte à laquelle il propose diverses corrections.
(8). L’Austrasie, 1841, t. I, p. 81-83 ; Annuaire de la Meurthe, 1855, p. 13-14.
(9). T. I (1861), p. 349-353.
(10). T. II (1868), p. 510.
(11). Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, 1890, p. 99-100.
(12). Paru en 1900, p. 110-115.
(13). Arlon, 1880, in-8°. - Bertholet ne parle pas, bien entendu, du Tournoi dans son Histoire ecclésiastique et civile du duché de Luxembourg et comté de Chiny, publiée en 1742 et 1743, quand ce texte était encore inédit.
(14). Bretex est le cas sujet, Bretel le cas régime dans la déclinaison du treizième siècle; dans le premier cas, on prononçait Breteux, comme le prouve la rime avec entreus des vers 21-22. On trouve encore les formes Bretiaus et Bertiaz, celle-ci spéciale au manuscrit d’Oxford, qui ne rendent sans doute que des différences de prononciation ; de même l’un des hérauts du tournoi est appelé Bruiandel et Bruiandiaus.
(15). Le Tournoi de Chauvency, p IX.
(16). Gaston Raynaud, dans Bibliothèque de l’Ecole des chartes, 1880, p. 195-204, et Henri Guy, Essai sur Adan de le Hale, p. 38-44
(17). Hist. littér. de la France, t. XXIII, p. 469-478. - Comme Bretex, Sarrasin a soin de se nommer dans son poème, et pour être mieux garanti de l’oubli, il le fait jusqu’à quatre fois.
(18). Imprimé au tome II des œuvres de René, édition du comte de Quatrebarbes, et au tome XIII de la collection Leber ; les écrits des autres auteurs ont été publiés en 1878 par M. Bernard Prost,
(19).Hist. littér. de la France, t. XXIII, p. 478.
(20). Une charte des échevins de Calais en 1282 est datée du mardi après le tournoi (Invent. des Arch. du Pas-de-Calais, A. 28).
(21). L. Gautier, La Chevalerie, p. 681 ; Raynaldi, Annales ecclesiastici, t. XXII, p. 489; Fleury, Hist. ecclésiast., t. V, p. 130. - En latin ecclésiastique, un tournoi s’appelle torneamentum, hastiludium, tyrocinium ou tirocinium.
(22). Hist. de Metz, t. Il, p. 236.
(23). De 1278 à 1281, Philippe III prit, au sujet des tournois, diverses mesures contradictoires, tantôt les autorisant trois fois par an, ou tout à fait, tantôt les défendant absolument (Ch.-V. Langlois, Le Règne de Philippe III le Hardi, p. 197-199).
(24). Hist. littér. de la France, t. XXII, p. 865.
(25). Mémoire publié par Ch.-V. Langlois dans la Revue historique de septembre 1889, p. 84-91.
(26). Vers 6. Remarquer aussi qu’amors est le premier et le dernier mot du poème, si on laisse de côté les cinq derniers vers contenant l’invocation pieuse alors de rigueur. Aussi bien, dans ces fêtes, on soupire plus encore qu’on ne se bat, et on soupire même en se battant.
(27). «  Il paraissait croire que le roi lui gardait ses oies, tant il avait fière contenance. »
(28). Warnier doit être une forme française du nom allemand Wernher. Lehr, dans son Alsace noble, t. II, p. 162, cite un Conrad Wernher de Hattstatt qui vivait au quatorzième siècle.
(29). Hist. littér. de la France, t. XXII, p. 780.
(30). Goffinet, Les Comtes de Chiny, Arlon, 1880, grand in-8° de 551 pages; le règne de Louis V y occupe les pages 335-399.
(31). Et non à Henri, comte de Salm, comme le dit à tort Goffinet, ibid., p. 325. On confond trop souvent la maison de Salm et la maison de Blâmont, parce que cette dernière a pour tige un cadet de Salm, ce même Ferry Ier dont il s’agit ici. Voir l’étude du comte de Martimprey sur Les Sires et comtes de Blâmont, dans les Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, 1890, p. 91. Delmotte, dans son édition du Tournoi, et Victor Leclerc, dans l’Histoire littéraire de la France, ont fait la même confusion que Goffinet.
(32). Une charte du 23 juillet 1240 nous apprend en effet que le comte de Chiny était homme lige du comte de Bar avant tous autres (de Morière, CataL des actes de Mathieu II, n° 284).
(33). Et non en 1290, comme l’avance Goffinet, ibid., p. 377. Il est certain qu’elle vivait encore en 1295. Cf. Martimprey, ibid., p. 91.
(34). Elle était déjà mariée en 1242 au comte de Blâmont (Martimprey, ibid., p. 91). A supposer qu’elle n’eût alors que quinze ans, - les filles de grande maison se mariaient très jeunes, au douzième et au treizième siècle, - elle aurait compté cinquante huit ans en 1286, l’année du tournoi.
(35). Du reste, Gérard n’était pas entièrement maître de Chauvency, car, en 1271, Louis V cédait à l’abbaye de Saint-Hubert divers droits qu’il s’était réservés dans celle localité (Goffinet, ibid., p. 361).
(36). Ainsi nommé pour le distinguer de Chauvency-Saint-Hubert, autre commune du canton de Montmédy.
(37). Sur cette popularité des comtes de Chiny, outre l’ouvrage cité de Goffinet, voir une curieuse légende rapportée par M. Léon Germain dans le Journal de la Société d’archéologie lorraine, 1896, p. 221-227.
(38). Cette date a été établie par M. Van Werveke dans les Publications de la section historique de l’Institut grand-ducal de Luxembourg, 1903, p. 10; Bertholet, dans son Hist. du Luxembourg, t. V, p. 185, recule jusqu’à 1274, et même 1272, l’avènement d’Henri III.
(39). Ces faits sont rapportés dans L’Austrasie, 1840, t. II, p. 413-434.
(40). Cf. Werth-Paquet, dans les Publications de la section historique de l’Institut grand-ducal de Luxembourg, 1859, p. 51; 1860, p. 42.
(41). Bibliothèque de L’École des Chartes, 1884, p. 180-181.
(42). Selon De Morière (Catalogue des actes de Mathieu II, p. 78), il serait né sans doute en 1240.
(43). Voir le catalogue de ses actes par Lepage dans les Mémoires de la Société d’archéologie lorraine de 1876, et Jean de Pange, Introduction au catalogue des actes de Ferry III (Paris, 1905, in-80).
(44). Publiée en 1706, t. II, col. 243. Calmet cite ici les trois vers de Bretex sans connaître leur contexte, de qui ils sont, à quel propos ils ont été écrits.
(45). Emm. Michel, dans son mémoire de 1863, p. 600-602, voit bien qu’il ne s’agit pas de Ferry III aux vers 1403-1405 ; il identifie le chevalier indiqué dans ces vers avec Renier de Trive nommé ici, ce qui paraît contestable.
(46). Sur ce titre, voir les Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, 1885, p. 311-313, et une dissertation de dom Calmet dans son Hist. de Lorraine, 1re édit., t. III, prélimin,, col. 1.
(47). M. Hecq en donne la liste aux pages 165-168 de l’édition primitive, et 81-82 du supplément, et les reproduit dans une planche.
(48). Mémoires de l’Académie de Metz, 1863-1864, p. 593.
(49). Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, 1890, p. 96, 99; cf. la planche à la page 146 du volume de 1891.
(50). (V. 2349).) J’en vi tex . X. en une route:
Qui donroit Alemaigne toute
Pour la piour, sans nul mesrhief,
S’auroit-il l’ait gentil marchier
Et en achast et en despens.
(51). (V. 242.) Ja fu li mangiez atornez.
Les tables mises ; li proudons
Sist au mangier qui moult est bons.
Ma table fu jouste lui mise,
Et la maisnie bien aprinse
Me menerent tostantost seoir.
(52). (V. 261.) Cote, corset et houce verde,
Mouffles el chasperon forrei
De bon fin vair m’a endossei.
(53). (V . 4473.) «  Jacquet, fait-il, par la foi que vous devez au vin d’Arbois que vous buvez, déclamez-nous donc un discours d’armes, où vous mêlerez l’Amour, ses charmes, sa force et sa vertu. Ces chevaliers qui se sont fait battre pour mériter la récompense d’Amour sont dignes d’obtenir leur pardon, une fois que vous aurez discouru. » - Nous avons corrigé le manuscrit de Mons et suivi les indications de celui d’Oxford (ces charmes, qu’on peut changer en ses; - sa force omis dans M.; - O. porte encore lou guerredon, dépourvu de sens. Lor qui pourrait en être facilement tiré ne nous semble pas préférable à son).
(54). Vers 805..., 852..., 1144 et suiv., 1760.
(55). (V. 540.) «  On achète trop cher la joie de votre amour qu’on met à si haut prix, n
(56). (V. 1434.) «  Les hérauts ne restent pas en tutelle ; chacun saisit une trompe. Puisse la mauvaise douleur les frapper ! Car toujours ils prennent et ne donnent rien; toujours ils mentent et pérorent .»
(57). (V. 4212.) «  Aixe à notre père! Aixe au donateur de tous les beaux présents, plein de générosité, sans calcul, sans convoitise. Il est l’asile des ménestrels, la maison hospitalière, la loyale maison qui reçoit tous les honnêtes gens ; on doit certes évoquer le souvenir de celui qu’on trouve au champ de lutte et à la maison, chevalier, sage homme, forteresse vivante, de grand conseil, de vie pure et de très bonne compagnie. »
(58). (V. 4227.) Le texte des manuscrits donne un vers faux. Ce est omis.
(59). (V. 4330) «  Que je sois déshonoré et outragé, fait-il, si cela n’est pas vrai. Puisse-t-il perdre cruellement la vie on se voir privé de la main qui lui procure sa nourriture, celui qui voudrait du mal au seigneur d’Aixe. » Telle est la leçon des manuscrits. Nous adopterions volontiers la correction pain pour main.
(60). (V. 2239.) «  Looz! Looz! Looz! fait-il, à Gérard qui brûle de hardiesse, et d’art et de hardie prouesse, et puis se baigne en courtoisie, en loyauté et en générosité. »
(61). (V. 946.) «  Oh ! regardez, dames, à quelles épreuves s’exposent ces chevaliers. C’est pour vous qu’ils mettent en gage leurs terres, qu’ils s’endettent eux-mêmes ; et maintenant les voici en péril de mort. Que Dieu m’assiste ! mais vous avez tort. Tout cela, c’est pour conquérir votre amour. Vous devriez descendre sur le terrain, et de vos belles mains polies, blanches et délicates, toucher les fronts et les tempes, les essuyer de vos tissus. » (Le cresseau doit être analogue au créseau cité par Littré, et qui est un tissu de laine à deux envers.)
(62). Il s’étend du vers 946 au vers 997.
(63). «  Et s’il arrive à un homme de se plaindre et qu’un bon amour lui fasse un bienveillant accueil, celui-ci, d’un seul bien, compense cent maux. C’est ainsi qu’Amour fait sa paye ! »
(64). V. 1053.
(65). (V. 1080.) «  Celui qui vante ou apprécie un pareil office, je lui en abandonne toute ma part; mon bien se trouve ailleurs. »
(66). V. 2370.
(67). V. 4337.
(68). (V. 2123.) «  Et toutefois, il me semble qu’en voyant le noble chevalier ardent à porter de beaux coups, on ne peut dire trop de bien de lui, on ne peut non plus, en bonne conscience, mentir sur un tel homme. Puisque son cœur vient s’éprouver, qu’il met son corps en péril, et qu’il a ferme volonté de se défendre et d’attaquer, on doit l’accueillir avec faveur. »
(69). V. 2610 et suiv.
(70). (V. 1690.) L’un de nous (R. Harmand) a étudie ce passage, au point, de vue critique dans Revue de philologie française (XVIII, 3-4 ; déc. 1904). Nous recopions la traduction proposée : «  Car chez qui a le cœur franc et gentil, le corps laisse paraître la noblesse. S’il est vrai que le bon cœur produise la gentillesse, que la noblesse remonte à la race, que la hauteur des sentiments vienne d’héritage, un gentil cœur, en son propre fonds, garde, suivant toute raison, ces trois qualités ; car toutes trois perdent leur valeur, si l’une d’elles vient à manquer, et alors elles diminuent et déchoient ; car la hauteur se réduirait à bien peu de chose, si elle n’était dirigée par la noblesse, et la noblesse ne vaudrait rien, si elle n’était de gentille substance ; ainsi ma conclusion sur cela est que gentil cœur fait gentil corps. » - L’auteur de cet article paru dans la Revue de philologie française saisit cette occasion de se corriger. Le sens qu’il avait proposé pour les deux vers 2870-2871 : «  Or soit Diex garde de Morel. - Que bon signor li voille eslire » est mauvais, et il faudrait corriger li en le pour justifier sa traduction (R. ph. fr., p. 181). Signor ne lui paraît plus signifier : vainqueur, comme au vers 2834, mais garder sa signification ordinaire ; il voit là une allusion aux droits du vainqueur sur le cheval du vaincu, et traduit définitivement : «  Que Dieu garde Morel ! Qu’il veuille bien lui choisir pour maître un bon seigneur ! » L’idée se rattache ainsi à tout ce qui précède ; Florent dit ironiquement à ceux qui vont être ses adversaires : «  Quand vous aurez été vaincus, que ce soit au moins de bons seigneurs qui prennent vos chevaux ! »
(71). (V. 900.) «  En avant, beau fils! Le voici, le chevalier, qui joute contre toi. Par le corps de Msr saint Douroi ou par saint Pierre de Cologne, si tu ne fais bien la besogne, ne plus venir jamais à la maison. Moi vous chasser dehors avec un grand bâton ; et vous ne plus rentrer de tout un mois. »
II n’y a pas de saint Douroi. On peut songer à une altération dialectale du nom de Theodoricus (saint Thierry); mais nous supposons que ce nom est une graphie incorrecte pour saint Ouroi, en latin sanctus Udalricus ou Ulricus, évêque d’Augsbourg, mort en 973, canonise en 993. Il fut enterré dans l’église Sainte-Afre, à Augsbourg, et on attribue à son tombeau de nombreux miracles. La translation de son corps qui se fit solennellement en 1183 le rappela au souvenir des peuples. On l’invoquait contre la fièvre et la morsure des chiens enragés. Il était connu et honoré en Alsace où son nom est porté par diverses églises paroissiales, par un des trois châteaux de Ribeauvillé, enfin par un village et un prieuré d’augustins des environs d’Altkirch, avec la forme saint Oury dans un acte de 1266. (Cf. Stoffel, Dictionn. topograph. du Haut-Rhin.)
(72). (V. 3446.) En un «  pareil lieu ne se trouve pas le mauvais preux. Il va ailleurs que là où se rendent les bons. Il ne pourrait souffrir ce qu’ils font, le grand effort ni le martyre que le bon preux éprouve à vaincre le bon. » - Ke ou que est une conjecture; cf. l’article de la Revue de philologie française.
(73). (V. 3921.) «  Et ils se donnent de merveilleux coups sur les bras, sur la tête et le cou... Ils s’approchent si près les uns des autres que des pommeaux des épées ils se frappent dans les nasels... Là vous pouviez voir donner l’assaut, les uns et les autres s’escrimer, couper les visages, briser les rênes, poursuivre, fuir sur les routes, enlever ou perdre des chevaux. »
(74). V. 4281 et suiv.
(75). (V. 2619.) «  Vous devez savoir tous que Largesse est un des ornements de Prouesse, et que Courtoisie est le second. »
(76). V. 2940.
(77). V. 2365.
(78). V. 4323 et suiv.
(79). V. 2534 et suiv.
(80). V. 4350 et suiv.
(81). Ici les vers de six et de huit syllabes alternent. Le système des rimes est très libre dans tout ce passage improvisé.
(82). Rivaige, dans le manuscrit d’Oxford. - Hecq lit herbaige, mais on trouve bocaige dans la vieille édition de Delmotte. Tous deux ont cependant eu sous les yeux le même texte (celui de Mons).
(83). (V. 2449.) «  Ah! très douce Jehannette, vous m’avez ravi mon cœur. » - (V. 2458.) «  Jamais encore je n’ai aimé. Ah Dieu! La bonne étrenne ! (le bon présent ! formule usitée au Moyen Age dans une heureuse conjoncture}. Voici que j’ai commencé. »
(84). (V. 3486.) «  Hélas ! comment vais-je m’y comporter? Les amours ne m’y laissent pas de répit. »
(85). (V. 3499.)
(86). (V. 4048.) «  Les meilleurs, qui aiment les armes et l’honneur, se mettent souvent en grande peine et en grande difficulté ; vous devez donc les honorer beaucoup et leur inspirer le courage de bien faire par vos sentiments amoureux et par votre courtoisie... Par prières et vives recommandations, on peut améliorer fortement son ami. »
(87). (V. 1619) et suiv. «  Il est bien vrai, au nom de Dieu, dames, demoiselles, que je vais vous dire de bonnes paroles. Voilà des coups de bacheliers ! Ceux-ci vous devez les appeler, leur promettre les délicieux baisers; ... vous devez trouver jour à aimer d’un délicat amour; celui qui se fait acclamer par les bons, vous devez l’aimer du fond du cœur, le divertir par la joie et le plaisir ; les mauvais, il vous faut les maltraiter et les battre, s’ils ne veulent devenir bons. Laissez-les donc s’assembler, et s’il vient un jeune homme, à qui le monde ne réussit pas bien, et qu’il soit cependant capable de bien faire, je vous prie, au nom de Dieu, d’aller toutes l’endoctriner. Ne soyez pas folles ni hardies! Mais dites-lui avec courtoisie : «  Doux ami, faites de telle façon, si vous désirez notre séjour. » Et vous le verrez aussitôt agir; car doux, savoureux est l’avertissement des dames à ceux qui aiment. Quand le page se sent pris aux yeux et au cœur du désir de regarder un doux visage, il n’y a rien qu’il ne fasse, si une honnête dame le lui dit. Et si son cœur s’attache à l’une d’elles, quand l’amour est également partagé, vous n’en devez pas avoir l’air ; mais il vous faut jeter à la dérobée les mots de courtoisie et de valeur, pour lui inspirer l’ardent désir d’aimer de cœur sans bassesse. C’est ainsi que vous rendrez courtois l’inexpérimenté. »
(88). V. 968 et suiv.
(89). (V. 2986.) «  Mais, pour Dieu ! douce et noble dame, ne croyez pas que ma prière aille jusqu’à réclamer votre amour, ni que je vous prie dans une autre intention que de me donner tout entier à faire votre volonté... Que cela ne vous chagrine point d’amour, si je déplore ma maladie, auprès de vous qui êtes ma santé ! »
(90). (V. 3010.) «  Vous ne pouvez pas non plus me défendre de vous aimer avec de bons sentiments. Aussi j’apprécie beaucoup cet avantage, que par vous se forme et apparaît en moi tout l’honneur que j’obtiens. Et si mon corps accomplit quelque action de valeur, s’il fait effort pour l’amour de vous, je vous prie en secret, du fond du cœur, que ce soit avec votre agrément ! » - Nous avons corrigé la leçon de M : Et vos proi en : si vos proi (O.)
(91). (V. 3038.) « ...Donc, que tout ce que je possède ne vous fasse pas défaut ! Prenez courage, et soyez preux ! J’en serai heureuse, ainsi vous y trouverez profit. Mais je vous demande une grâce : vous m’avez jusqu’ici dissimulé votre amour; efforcez-vous de m’en dédommager ! Je veux vous en prier, vous le commander. Je veux, dans nos relations, avoir sur vous et vous laisser à vous-même sur moi le droit de la prière et du commandement, comme il convient à un loyal ami qui veut avoir une amie loyale, et bien aimer, sans bassesse, sans mauvais commerce. »
(92). V. 4510-4609. Le sermon ne se trouve que dans le manuscrit d’Oxford.
(93). L’un de nous, R. Harmand, a déjà signalé ces particularités dans l’article de la Revue de philologie française mentionné précédemment. Cf. vers 4393, 4409, 4415, etc.



Henri Ier de Blâmont au tournoi de Chauvency - Manuscrit Bodleian library-ms douce 308 - fol.117r


Henri Ier de Blâmont au tournoi de Chauvency - Manuscrit Bodleian library-ms douce 308 - fol.131r

 

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