EXTRAIT DE LA NOTICE DE LORRAINE ;
par Dom Calmet.
ARTICLE PIERRE-PERCÉE.
« A quelque distance de Badonviller se voit Langstein ou PIERRE-PERCÉE, château
ancien et autrefois considérable, appartenant aux comtes de Salm, dont
quelques-uns ont même pris le nom de COMTES DE PIERRE-PERCÉE. Ce nom lui vient
d'une roche percée à coups de marteaux, pour y creuser un puits ou une citerne
qui est à présent presque entièrement remplie par les pierres qu'on y jette
journellement (a).
« Etienne de Bar, évêque de Metz, qui a siégé depuis l'an 1120 jusqu'en 1163,
assiégea le château de Pierre-percée, et le prit après un siège d'un an et plus.
Il bâtit autour de ce château trois forts pour le réduire. »
(a) Il y a un siècle environ que Dom Calmet écrivait ces lignes. Ce puits, où
s'est enfouie une partie des débris du château et dans lequel on jette des
pierres depuis deux cents ans pour le plaisir de les entendre résonner, a encore
néanmoins environ dix mètres de profondeur. Quoique percé dans le roc, il est
d'une rotondité admirable et a au moins neuf mètres de circonférence. Il paraît
aussi évasé dans le fond qu'à son embouchure. Il est dominé par une antique tour
contre laquelle les vents et les orages se sont déchaînés en vain depuis sept ou
huit cents ans, mais dont les bâtisseurs de l'endroit sont parvenus à démolir
presque un pan. Il serait à désirer que l'autorité protégeât d'une manière
active ces débris magnifiques, et surtout qu'elle prît des mesures pour empêcher
que le puits ne fût comblé davantage. Pierre-percée est peu connu à cause de son
isolement dans les montagnes ; mais il n'est pas moins certain qu'il renferme,
en fait d'antiquités féodales, ce qu'il y a de plus curieux dans la Lorraine. A
côté du puits, se dessine un rocher qui semble avoir été créé exprès pour
soutenir un siège d'une année, tant il est orgueilleux dans sa pose et abrupte
dans sa vaste longueur. Au pied de cette roche majestueuse, sur laquelle
s'élevait jadis le château des comtes de Salm, on voit aujourd'hui le modeste
village de Pierre-percée, département de la Meurthe, arrondissement de
Lunéville.
CHAPITRE PREMIER.
Le Château de Damegalle
Le. 26 mai 1146, deux ecclésiastiques, accompagnés d'un
guide et de quelques hommes d'armes, faisaient leur entrée dans le petit village
de Badonviller, paraissant venir des terres de la seigneurie de Blâmont. Comme
il était tard, les nobles voyageurs se présentèrent chez le curé du lieu, qui
les accueillit par esprit de fraternité ; mais on redoubla d'égards pour eux
lorsque l'on sut quels étaient leurs titres et l'objet de leur mission. Le curé,
moine profès de l'abbaye de Senones, prouva qu'il savait se relâcher de
l'austérité claustrale en faveur de voyageurs à qui il voulait faire honneur ;
et Gertrude, sa chambrière, s'acquitta avec agilité des devoirs attachés à sa
profession, non sans murmurer en elle-même contre les affaires de l'Eglise, qui
venaient apporter le trouble et la confusion jusque dans le sanctuaire de sa
cuisine.
Le lendemain, par une belle matinée de printemps, les deux voyageurs reprirent
leurs montures, et se firent accompagner d'un nouveau guide, qui les mit sur la
route qui conduisait en Alsace.
- Enfin, dit le plus âgé, qu'à son habit on reconnaissait pour moine de l'abbaye
de Clairvaux, fondée depuis peu par saint Bernard…. Enfin, sire Gautier, nous
approchons du terme de notre course. Nous entrons dans la belle chaîne des
Vosges, qui, depuis deux jours, se dessine perpendiculairement devant nous comme
un rideau de soie verte. Déjà ce rideau s'ouvre, et nous allons paraître devant
l'auguste personnage que nous cherchons. Que Dieu et sa sainte Mère veuillent
que notre démarche ait le succès que nous avons droit d'en espérer ! Mais est-il
bien vrai qu'Etienne de Bar ait le caractère aussi indomptable et les manières
aussi grandes que la renommée le publie ? Je reconnais qu'un pauvre moine comme
moi est un instrument peu propre à remuer l'esprit d'un tel homme. Mais la
lettre de notre digne abbé, dont je suis l'humble porteur, pourra le
maîtriser.... Quelle idée a donc ce pontife de l'Eglise, de s'obstiner ainsi à
demeurer au milieu des montagnes pour assiéger un rocher ?
- Dites plutôt, répondit Gautier, vénérable chanoine de la sainte église de
Metz. Dites plutôt : Quel démon le pousse à dissiper ainsi, en guerroyant, les
trésors de notre insigne église ? Depuis dix ans il entretient à grands frais
une milice sacrilège et nombreuse, et nos ornements vont en lambeaux. Il achète
des casques et des arbalètes, et il laisse les autels à nu. Il nourrit des
vauriens d'Allemands, et des bandes de Barrisiens qui ne valent guère mieux, et
les pauvres piteux de notre ville n'ont pas de pain. Est-ce bien là,
croyez-vous, le devoir d'un évêque?.... Mais quant aux moyens de le persuader,
je vous conseille de prendre de préférence ceux qui vont à l'amour-propre.
L'orgueil et l'entêtement, soit dit entre nous, sont les deux premiers anneaux
de son caractère ; et si nous pouvons le convaincre qu'il, sera glorieux pour
lui de prendre la croix, il n'est point douteux que nous le retirerons de ces
montagnes, où tous les trésors de notre église s'enfouissent sans aucun profit
pour la foi.
- Que Dieu bénisse ma mission, reprit le moine de Clairvaux ! - Et là-dessus,
chacun, prenant son livre d'heures, se mit à réciter l'office du jour en
marchant à l'ombre des sapins.
Après une heure de marche, leur guide leur fît quitter la route, et ils n'eurent
pas fait trois cents pas qu'ils se trouvèrent aux portes du château de Damegalle.
Le château de Damegalle se trouvait placé, comme nous venons de le voir,
très-près de la route qui conduisait, par le Donon, de la Lorraine en Alsace.
Caché tout-à-fait par de hauts sapins, sous la cime allongée desquels il
disparaissait comme un brigand qui se cache, ce manoir inhospitalier ne pouvait
être vu des voyageurs en aucune manière. Le sentier même qui y conduisait était
si peu battu, qu'il fallait avoir une connaissant très-exacte des lieux pour le
trouver sans peine. Il est à présumer que ce castel, qui, à l'époque dont nous
parlons, comptait déjà bien des siècles d'existence, n'avait jamais servi de
retraite qu'à des voleurs, à qui il était facile de tomber de là inopinément sur
les voyageurs. Sa porte et ses murs étaient brunis par le temps, et semblaient
rivaliser de couleur sombre avec les plus noirs sapins. A ses pieds était une
citerne arrondie d'où s'exhalait une fétide odeur, et ses fenêtres rares avaient
bien plutôt l'air de barbacanes faites pour résister à une attaque, que
d'ouvertures propres à recevoir la lumière du soleil. On ne pouvait pénétrer
dans cette demeure éloignée de toute habitation, et autour de laquelle la nature
même semblait muette d'effroi, sans éprouver un sentiment de malaise. C'est dans
ce repaire, digne dès brigands les plus féroces, que vivait depuis un an Etienne
de Bar, cardinal-archevêque, évêque de Metz, fils de Thierry, compte de
Montbéliard et de Bar, et neveu du pape Calixte II (1).
Etienne, de Bar, arrivant dans ce pays pour y combattre les comtes de Salm, dont
la fierté guerrière et l'esprit d'indépendance lui portaient ombrage, n'avait
point trouvé de lieu plus propre à lui servir de retraite, et à retrancher une
partie de ses troupes, que le château sauvage dont nous parlons. Il lui avait
été facile, au moyen des forces qui l'accompagnaient, de chasser les scélérats
qui en étaient les maîtres. Ceux-ci, par désespoir de cause, s'étaient réfugiés
sous la bannière du comte de Salm, domicilié à une demi-lieue de là, au château
de Langstein, ou Pierre-percée. Cet asile momentané que Herman III, comte de
Salm, avait donné à des gens qui semblaient ne mériter aucun pardon, était un
beau prétexte pour l'évêque d'incriminer le comte et de continuer la guerre. Il
prétendait que Herman avait depuis longtemps des intelligences avec ces
meurtriers, et faisait trafic de brigandage avec eux, quoique le noble comte ne
les eût reçus que pour augmenter ses forces, et qu'il eût été précédemment en
guerre avec eux.
Dès que les deux ecclésiastiques dont nous avons parlé se furent présentés
devant le château de Damegalle, ils furent introduits, et présentés à l'évêque.
Etienne de Bar était un homme maigre et d'une stature imposante. Son regard
étincelant, et peu habitué à se baisser devant les hommes, exprimait plutôt
l'orgueil du commandement et l'habitude des combats, que la pacifique douceur
d'un représentant du Christ. Son front large et élevé annonçait une intelligence
que la nature avait voulu prédestiner à de hautes idées ; mais alors, comme
aujourd'hui, on préférait les affaires à la vérité, même parmi les évêques, et
l'on faisait servir au profit de l'ambition ce que l'on avait reçu pour la
science. Sur un vêtement de couleur canonique, mais qui descendait à peine
jusqu'aux genoux, le cardinal portait une large épée dont il s'était servi
plusieurs fois dans les combats à outrance qu'il avait livrés aux seigneurs dont
les domaines relevaient ou devaient relever de sa crosse (2). On voyait encore
près de son oeil gauche la cicatrice d'une blessure qu'il avait reçue du chef
des habitants de Damegalle. Il était alors assis dans la chambre principale du
château, c'est-à-dire dans celle qui était la moins basse et la moins obscure,
sur le fauteuil même du chef de bandouliers qu'il avait détrôné, et qui, pour
lors, lui servait de siège épiscopal.
Après avoir rendu les respects d'usage à son évêque, jouissant, par un privilège
attaché à sa personne, du titre d'archevêque, le chanoine Gautier annonça ainsi
l'objet de sa visite.
- Je viens présenter à votre éminence un digne religieux de Clairvaux, l'ami et
le compagnon habituel du célèbre abbé Bernard. Cet abbé, qui se trouve en ce
moment dans votre ville épiscopale, l'envoie vers vous avec des dépêches
importantes.
Le religieux, ainsi annoncé, offrit au prélat la missive abbatiale, sur
l'enveloppe de laquelle on pouvait lire:
A son éminence le cardinal Etienne, très-digne évêque de la sainte église de
Metz, baron de l'Empire, seigneur suzerain de Vic, Marsal, Saarwerden, Deneuvre.
Épinal, Rambervillers, et autres domaines.
Son éminence ouvrit la lettre de Bernard avec un air apparent de grand respect.
Après l'avoir parcourue rapidement, il répondit aux deux envoyés :
- Avant la fête de la Pentecôte, vous recevrez notre réponse à l'abbé Bernard.
En attendant, soyez les bienvenus dans notre demeure forestière. Vous serez
logés à l'étroit; mais, en revanche, rien ne vous manquera de tout ce que l'on
peut trouver dans ces bois. Cette forêt, quelque inhospitalière qu'elle vous
paraisse, est une espèce de paradis terrestre où le sanglier, le cerf et le
chevreuil viennent à l'envi s'enferrer dans nos lances.
Avant de quitter l'audience, le moine de Clairvaux ne manqua point de s'étendre
sur la haute estime dont son abbé faisait profession pour Étienne. Il aborda
avec assez d'adresse l'affaire qui était le motif de son ambassade, et exposa,
sans paraître y songer, les raisons qu'il crut les plus propres à faire
impression sur l'esprit ambitieux du cardinal.
Lorsque l'évêque fut seul, il relut cinq ou six fois la lettre de Bernard; il se
promena pendant une demi-heure, et à grands pas, dans sa chambre.
Il fit ensuite venir Renaud, son frère, qui l'avait suivi dans cette guerre,
Ulric sire de Blâmont, et Arnou, comte de Hombourg, qui, en qualité de
feudataires, lui avaient amené des troupes.
Renaud, comte de Bar (3) et de Monçon (a), résumait en lui tout le caractère de
ces seigneurs du moyen-âge qui étaient toujours en guerre pour des disputes de
féodalité, et qui, faute d'idées pour gouverner, asseyaient tous leurs actes sur
le caprice du moment ou sur une ambition sans mesure. Aussi sa vie n'a été
qu'une suite continuelle de combats, et l'histoire nous le représente tantôt
vainqueur et tantôt vaincu, mais cherchant toujours à agrandir ses domaines et à
supplanter ses voisins. Plus âgé qu'Etienne de quelques années, il formait un
contraste frappant avec ce prélat, avec lequel il n'avait rien de ressemblant
que la hardiesse de la démarche et la vivacité du coup d'oeil. Renaud avait la
taille épaisse, les sourcils à peu près nuls, la tête et la figure d'un carré
presque parfait. La nature, en façonnant sa large poitrine, y avait bien mis un
coeur susceptible de quelque bonté; mais cette précieuse semence avait été
étouffée en partie par l'agitation des camps. Aussi, malgré l'éducation
chrétienne qu'il avait reçue de sa mère, Ermentrude de Bourgogne, soeur du pape
Calixte II, il pouvait passer, à bien des égards, pour un prince cruel. Les maux
que, quelques années auparavant, il avait fait endurer à la cité de Verdun,
qu'il était parvenu à réunir à son comté, ne déposaient point en faveur de son
caractère, et ses vexations contre le clergé de cette ville n'annonçaient pas
qu'il fût possédé d'un grant respect pour les choses saintes (4).
Le sire de Blâmont avait des moeurs plus douces et des idées plus conformes à la
justice. Aussi avait-il plutôt la figure honnête d'un instituteur qui a passé sa
vie à donner dés leçons de morale, que celle d'un homme qui est prêt à courir au
combat. Bon et pacifique jusqu'à l'excès, il ne s'était joint au Cardinal et
n'avait pris les armes contre le comte de Salm, son voisin, que pour ne point
tomber, à son tour, sous le glaive épiscopal. Il avait amené à Damegalle Berthe,
sa fille unique, son héritière présomptive et son idole ; et Berthe, malgré ses
vingt ans et une figure où l'embonpoint le plus parfait se disputait la place
avec les grâces, avait consenti volontiers à être séquestrée dans ce désert,
parce que, depuis qu'elle connaissait Herman, elle s'était éprise d'amour pour
les montagnes.
Arnou, comte de Hombourg (château fort près du bourg de Saint-Avold), était
aussi feudataire de l'évêché de Metz. Etienne avait repris Hombourg au duc de
Lorraine et l'avait rendu à Arnou, petit-fils du comte Hugues, son ancien
possesseur, qui avait suivi Godefroy de Bouillon en Palestine, où il était mort
avec le titre et la qualité de duc de Jéricho. Ainsi Arnou se trouvait attaché à
Etienne de Bar par le double lien du devoir et de la reconnaissance. Comme il
avait fait lui-même la guerre en Palestine, où il était né (deux choses qu'il se
plaisait à apprendre à ceux qui l'ignoraient et à répéter souvent à ceux qui
pouvaient l'avoir oublié), le cardinal le regardait comme un grand homme de
guerre, quoique ses talents sur cet article, aussi bien que sur le reste, se
réduisissent à peu de chose. En conséquence il l'investissait de toute sa
confiance et l'admettait à l'honneur de ses conseils.
A part la jactance continuelle d'Arnou sur ses exploits dans la Terre-sainte, et
le soin qu'il prenait de se parer souvent du titre asiatique de son grand-père,
il était chevalier franc et loyal dans tous ses actes, sage et modeste dans ses
discours. Il avait alors quarante ans, et n'avait point encore songé au mariage,
quoique la position de sa famille dans la Terre-sainte, disait-il, lui eût
permis d'aspirer aux plus hauts partis du royaume de Jérusalem. Quoi qu'il en
soit, il paraît que la vue et la présence de Berthe avaient ébréché tant soit
peu ses projets de continence, car depuis que cette jeune personne était arrivée
à Damegalle, il s'était déclaré son chevalier et l'obsédait de ses courtoisies.
Etienne de Bar aurait vu avec plaisir son protégé devenir l'époux de cette
charmante fille, aussi riche que belle ; et il avait déjà fait au sire de
Blâmont des propositions qui n'avaient point été rejetées. Toutefois le oui de
Berthe était encore à prononcer, et à toutes les instances qui lui étaient
adressées, elle répondait en plaisantant qu'elle ne se sentait point assez de
mérite pour devenir l'épouse d'un homme qui avait combattu honorablement en
Palestine, et qui était l'héritier en ligne directe du duché de Jéricho. Avec le
comte Arnou lui-même, elle ne prenait point un autre ton, car la beauté a
toujours eu le droit exclusif de rire au nez de la sottise, comme la sagesse a
toujours eu celui de la gourmander. - Duc de Jéricho, disait Berthe au comte de
Hombourg lorsqu'il devenait trop pressant sur l'article du mariage, vous avez
pris quarante ans pour songer au choix d'une femme : permettez que je prenne
quelques années, ou au moins quelques mois, pour songer au choix d'un époux. -
Et le duc de Jéricho prenait patience, espérant tout du temps et des réflexions
de la jeune fille.
Lorsque les trois conseillers d'Etienne furent arrivés en sa présence, il leur
lut à haute voix la lettre qu'il venait de recevoir. Elle était conçue en ces
termes :
« Bernard, très-indigne abbé de Clairvaux, à l'illustre évêque de Metz.
« Depuis que le Seigneur a daigné faire connaître à son humble serviteur qu'il
veut que tous les princes chrétiens se liguent pour aller délivrer nos frères de
la Terre-sainte, je n'ai point eu de repos, ni jour ni nuit, que je n'aie
disposé à cette sainte entreprise les hommes qui veulent s'en rendre dignes.
Déjà Louis VII, roi de France, et plusieurs hommes du sang le plus distingué,
m'ont donné leurs noms, et sont prêts à quitter leur pays pour voler à la
défense du royaume de Jérusalem. Nous espérons qu'un prince de l'Eglise aussi
distingué par la naissance et aussi renommé par la valeur que vous l'êtes, ne
sera pas des derniers à s'enrôler dans cette seconde croisade, et que vous ne
tarderez point à vous joindre aux souverains et aux illustres prélats qui sont
sur le point de se réunir à Mayence. Nous vous en conjurons au nom du Seigneur,
quittez le siège inutile d'un rocher. Donnez la paix à ceux qui la désirent.
Sacrifiez, s'il le faut, pour le bien de l'Eglise, une faible portion de vos
intérêts temporels. Le Dieu qui vous appelle par ma faible voix, et qui a daigné
nous manifester sa volonté par des prodiges, vous le rendra au centuple. Je
serais allé vous présenter moi-même mes exhortations, et vous parler bouche à
bouche, si je n'avais à traiter ici la même affaire avec un envoyé de
l'Empereur. Du reste, chacun désire ardemment vous voir au milieu de votre
troupeau, car il y a ici des gens qui s'égarent comme des brebis qui n'ont point
de pasteur. Ramenez à Metz toutes vos troupes, et disposez-les à combattre au
nom du Seigneur. »
A cette missive s'en joignait une plus briève, dont voici la teneur :
« Mon empereur et maître, Conrad III, très-auguste roi des Romains, désire, et,
au besoin, commande que vous lui renvoyiez avant la Saint-Jean prochaine les
troupes qu'il vous a données pour auxiliaires. Elles lui deviennent nécessaires
dans les circonstances présentes.
Williams Hérald, envoyé de l'Empereur. »
- Qu'en pensez-vous, Renaud, dit le cardinal-évêque à son frère ? Faut-il
laisser en repos ces loups de Salm pour courir après des chiens d'Infidèles ?
J'y serais assez disposé (car où est le moyen de s'en défendre ?), si ce n'était
une honte pour nous de n'avoir pu forcer cette pierre orgueilleuse à s'incliner
devant nos lances.
- De quoi se mêle ce Bernard, répondit Renaud en vociférant avec violence (car
les méchants ont presque toujours la voix haute et criarde)...... De quoi se
mêle ce Bernard, de prêcher les évêques, et des évêques décorés du pallium,
comme vous l'êtes ? Croit-il que des miracles soient une monnaie propre à payer
nos hommes et à nous indemniser de nos fatigues ? Il faut que Herman et Henri de
Salm, sans oublier la belle Mathilde, se donnent à merci, corps et biens. Gare à
ces aiglons sauvages, si une fois nous parvenons à grimper jusqu'à leur aire !
Nous pourrons bien tordre le cou aux deux mâles, et mettre la femelle en cage
pour l'apprivoiser. Quant à la mère, nous lui trouverons dans un couvent une
demeure plus commode que son roc aérien, à moins qu'il ne nous plaise de la
mettre sous clef au fond de cette maudite tour qu'elle nous oppose avec tant
d'orgueil. Mais ne peut-on donc pénétrer dans leur forteresse que par la porte
qui touche à cette tour formidable ? On dirait que le diable l'a assise sur
cette pointe de rocher pour faire périr tous nos gens. Déjà l'élite de mes
Barrisiens a mordu la terre à ses pieds. Quoi qu'il en soit, ce qui nous reste
d'hommes peut nous suffire, et vous pouvez, sans renoncer à vos projets,
renvoyer à Conrad ses deux mille lansquenets.
- Il faut, dit Ulric, déterminer Herman et son frère à se rendre. Si vous m'en
croyez, nous leur enverrons ma fille Berthe, avec une escorte suffisante pour la
mettre à l'abri de tout danger. Berthe connaît beaucoup Mathilde et un peu
Herman, et il n'est pas impossible qu'elle ne les amène à accepter les
conditions que vous voudrez leur imposer. Des propositions faites par une bouche
amie sont toujours mieux accueillies, vous le savez, que celles qui sont
intimées par un ambassadeur qui porte le glaive ; et je ne doute pas que ma
fille ne soit disposée à employer tous les moyens possibles de persuasion en
faveur de la cause que son père a juré de défendre.
Arnou appuya cet avis, parce qu'il ne pouvait en, ouvrir un meilleur. Seulement
il s'offrit pour commander l'escorte qui devait accompagner la jeune
ambassadrice, et sa proposition fut acceptée.
(a) MONÇON, qui, depuis, fut appelé Mousson, est le château fort
qui dominait l'emplacement où s'est élevée la ville de Pont-à-Mousson. C'est à
Monçon que Renaud, comte de Bar, faisait habituellement sa résidence.
CHAPITRE 2.
Le Château de Langstein
Escaladons en esprit le rocher de Langstein, et pénétrons
dans la forteresse, pour lors étroitement assiégée, des comtes de Salm.
La famille qui portait ce nom, et qui n'habitait ce pays que depuis un
demi-siècle, se composait alors de quatre individus, d'Agnès, comtesse de Salm
et dame de Langstein, veuve de Herman II ; de ses deux fils Herman et Henri, et
de Mathilde. Cela posé, remontons à l'origine de cette noble famille, et donnons
une esquisse rapide de son entrée dans les Vosges.
Herman I, troisième fils de Gislibert, comte de Luxembourg et de Salm, est la
tige de la maison de Salm qui s'est établie dans les Vosges. Après la mort de
son père, arrivée en 1056, Herman devint héritier du comté de Salm, dans les
Ardennes (5).
Alors la querelle des investitures était à son plus haut degré de fermentation,
et faisait élever sièges contre sièges, trônes contre trônes. En 1081, Herman,
connu par sa bravoure et son attachement aux droits du saint-siège, fut élu
empereur d'Allemagne et roi des Romains, en place de Rodolphe, dont Henri IV,
autre empereur d'Allemagne, avait dissipé le parti. Herman remporta d'abord
quelques victoires contre Henri : à la fin, trahi et abandonné par ceux-là mêmes
qui l'avaient élevé à l'empire, il abdiqua volontairement son titre, et se
réfugia à la cour d'Adalbéron III, évêque de Metz, qui était son oncle (6). Dès
que son fils Herman II (7) fut en âge de porter les armes, Adalbéron lui donna
la vouerie de Senones (a), et la rendit héréditaire dans sa famille. Le jeune
Herman, arrivant dans les Vosges pour prendre la garde du monastère qui lui
était confié, songea d'abord à se choisir une demeure qui le mît à l'abri de
toute insulte et lui donnât une position dans le pays ; car à cette époque les
Vosges étaient infestées de brigands qui ne respectaient ni princes ni moines ;
et il ne trouva rien qui répondît mieux à ses désirs que le rocher de
Pierre-percée, sur le sommet duquel, depuis l'an 900 (8), se trouvait bâti une
espèce de castel qui était le retranchement ordinaire d'une troupe de seigneurs
dont le métier était de piller les monastères et de rançonner les voyageurs. Il
fallut emporter le rocher de vive force, et il paraît que l'ex-empereur
lui-même, qui avait voulu accompagner son fils dans ses premières armes, y
perdit la vie, écrasé par une pierre lancée par les assiégés (9). Son corps fut
reporté à Metz, où Adalbéron lui fit des obsèques conformes à la dignité qu'il
avait perdue (10).
Ce fut donc en 1087 ou 1088 que les comtes de Salm s'intronisèrent sur le rocher
de Pierre percée. Là Herman fut presque toujours en lutte avec le château de
Damegalle, autre retraite de brigands qu'il ne fut pas en son pouvoir de
démolir, parce qu'il n'avait pas en main les forces nécessaires. Ces voleurs,
retranchés dans des forêts épaisses, continuèrent leurs déprédations, en dépit
du voué, et ne disparurent totalement qu'après l'expédition d'Etienne de Bar.
Ses dix mille hommes, perçant les forêts dans tous les sens, et les parcourant
en maîtres pendant l'espace d'une année, finirent par faire de ces lieux isolés
un pays où l'on pouvait voyager sans risque de perdre la vie. Ainsi, à
n'envisager les choses que sous ce point de vue, la guerre d'Etienne de Bar fut
vraiment une oeuvre providentielle et méritoire. Tout en brûlant les villages et
en dispersant les habitants, ses troupes firent l'effet d'un incendie qui
détruit les moissons, mais qui, en même temps, finit par anéantir les animaux
rongeurs qui se tenaient cachés dans les terriers du champ.
Vers l'an 1110, Herman II, qui avait ajouté à son titre de comte de Salm celui
de sire ou seigneur de Langstein, épousa Agnès, dont nous avons parlé d'abord.
Il mourut vers l'an 1130, et fut enterré à Senones, où devait finir, après plus
de six siècles, l'éclat de sa maison. A la mort de son époux, Agnès, dont les
deux fils étaient encore trop jeunes pour avoir part à l'administration, prît en
main le timon de la châtellenie, laquelle s'étendait déjà sur toute la vallée de
Celles, depuis les pieds du Donon jusqu'à Raon-l'Étape, et embrassait toute la
contrée qui est au nord de cette vallée, jusqu'aux terres de Blâmont et de
Turkestein. Nouvelle Sémiramis, dès qu'Agnès eût succédé à l'autorité de son
époux, elle embellit sa Ninive féodale, en augmenta les fortifications, et les
assit sur un plus large plan. Le castel, qui n'occupait d'abord qu'une faible
partie du rocher, le couvrit avec gloire dans toute son étendue. Sur l'extrémité
occidentale de ce rocher, long de cent cinquante mètres et couronnant une montée
très-rapide, elle fit construire, en énormes pierres de taille dont rien jusqu'à
ce jour n'a pu déranger le ciment, une tour carrée pour défendre l'entrée de
l'édifice. Cette entrée n'était autre chose qu'une poterne assez étroite, placée
à vingt-cinq pieds au-dessus du sol, et n'était accessible qu'au moyen d'un
pont-levis qui s'élevait en pente douce depuis la seule plate-forme qui fût
autour du rocher. Au côté opposé de cette tour, Agnès fit creuser dans le roc un
puits de douze pieds de diamètre, et qui, si on calcule l'élévation du terrain,
devait avoir près de mille pieds de profondeur : c'est ce qui a donné lieu au
nom de Pierre-percée. A en juger par ce qui reste aujourd'hui de ce puits
étonnant, il n'a pas fallu moins de vingt ouvriers pendant quinze ou vingt ans
pour achever un tel ouvrage : exemple rare de patience et de force d'âme dans
une femme ! A côté de ces preuves de magnanimité et de prudence, elle en donna
d'autres de religion et de piété. Sur l'extrémité, orientale du rocher, elle
érigea, avec toute la magnificence possible à cette époque, une chapelle en
l'honneur de saint Antoine, patron du désert (11). Enfin, lorsqu'elle se fût
assuré une demeure commode et a l'épreuve de tout évènement, elle songea à
civiliser la partie de ses domaines qui n'était point sous le cimeterre des
voleurs, et à y faire fleurir la Religion. Elle fit donc bâtir, à trois lieues
de Langstein, et sur ses propres terres, l'abbaye de Haute-Seille, et la dota
richement. Etienne de Bar lui-même, dans les premières années de son épiscopat,
était venu faire la consécration de l'église de Haute-Seille, à laquelle
assistait Agnès avec ses enfants (12). Etienne applaudissait alors au zèle et à
la piété de la noble comtesse. Pourquoi fallait-il que, seize années plus tard,
il vînt, en ennemi cruel, la tenir assiégée sur son roc, et porter le trouble et
la désolation dans ses terres ?
Herman III, fils aîné d'Agnès et de Herman II, avait environ trente ans à
l'époque de ce siège. Toutefois il n'avait point encore songé, non plus que son
frère Henri, à plier sa tête seigneuriale sous le joug de l'hyménée. Il n'avait
guère songé encore qu'à traquer les voleurs ou les bêtes fauves, qui
foisonnaient dans ses domaines. Il présidait aux plaids lorsque l'abbé de
Senones les convoquait, et il s'efforçait de donner à ces assemblées publiques
un caractère d'ordre et de solennité qui en fit respecter les décisions. Du
reste, il partageait fraternellement l'autorité avec Henri, et tous deux
figuraient dans les actes publics sous le nom de Consuls; ce qui indiquait sans
doute que, comme les magistrats du même nom de l'ancienne Rome, l'un et l'autre
avaient une part égale dans la distribution de la justice et les mêmes droits
sur l'armée. Toutefois, Herman seul, comme l'aîné, était appelé comte de Salm :
Henri était chevalier de fait et de nom, et prenait aussi quelquefois le titre
de comte de Pierre-percée (13).
Henri donc était un vrai chevalier du moyen-âge, par la tournure, la courtoisie
et la valeur. Sans compter que la nature lui avait donné des facultés d'un genre
plus noble que celles dont elle avait gratifié Herman, il avait aussi des
manières plus dignes et l'esprit plus cultivé que son aîné, parce qu'il avait
passé quelques années à la cour du duc de Lorraine. Il avait même porté les
armes sous Simon II, dans l'expédition que fit ce duc contre son frère, Ferri de
Bitche. Simon avait été si content de notre jeune héros, qu'un jour il lui dit,
en plein ost : Henri de, Salm, je connais ton courage. Lorsque tu seras dans la
détresse, viens me trouver, et je serai ton père.
L'occupation la plus ordinaire de Herman était de courir les montagnes, en
traînant à sa suite une troupe de chiens et de veneurs. Il avait dressé pour la
chasse de l'ours et du sanglier d'énormes dogues qui plus d'une fois lui
rendirent d'éminents services contre des ennemis d'une espèce plus noble. Mais
le caractère plus méditatif et le tempérament plus délicat de Henri ne
s'accommodaient point de ces bruyants exercices. Il avait reçu de la nature un
goût très prononcé pour l'étude. La lecture et tous les exercices où la pensée
était mise en action étaient ses divertissements favoris. Malgré les préjugés de
l'époque, il admettait qu'il n'y a rien qui divinise l'homme comme la pensée, et
rien qui le rende digne de sa nature comme la connaissance des vérités sublimes.
Il entrevoyait que toutes les misères et les discordes du temps où il vivait ne
provenaient que de l'absence d'idées droites, et de la multitude des préjugés
qui dominaient les esprits. Il voyait l'ignorance même assise dans le
sanctuaire, et il s'indignait que les hommes qui avaient la mission d'éclairer
les autres, fussent les premiers à redouter les heureuses innovations de la
vérité et à en intercepter les rayons. Il voyait que la bonne volonté même est
l'arme la plus dangereuse qui puisse exister lorsqu'elle n'est point éclairée,
et qu'il n'y a point d'êtres plus pernicieux à la société que les gens de bien
lorsqu'ils sont dépourvus de lumières, parce qu'ils donnent à la vertu un aspect
d'imbécilité qui la décrédite. La vérité même, disait-il, devient hideuse
lorsqu'elle est encadrée dans la sottise. Aussi notre Henri, grâce aux dons
intellectuels qu'il avait reçus de la nature et à l'élan que l'amour de la
vérité avait donné à ses idées, était-il un homme tout-à-fait en dehors de son
siècle. Qui d'ailleurs ne deviendrait point grand, pour peu qu'il ait de génie
naturel, en habitant sur le sommet d'un rocher, face à face avec les oeuvres du
Créateur, n'ayant en perspective que des forêts silencieuses, symboles des idées
profondes, et en contemplant vingt montagnes de formes différentes, debout,
comme des sentinelles, autour de, sa demeure ? Il faudrait n'avoir point d'âme,
dans des sites pareils, pour ne pas penser. Il faudrait n'avoir point vu
Pierre-percée pour douter que ce lieu inspire : il faudrait n'avoir point vu
l'orgueil et l'âpreté de ce rocher, pour nier qu'il puisse élever l'âme et la
mettre au-dessus des idées communes. Les comtes de Salm ont puisé là sans doute
les sentiments de fierté et de noble indépendance dont ils ont fait preuve dans
tous les temps ; et il n'est pas étonnant que ce berceau de leur grandeur, où
personne n'a reposé depuis eux, communique encore quelquefois des idées d'une
trempe forte et d'une teinte hardie à ceux qui sont nés à ses pieds.
Pour la jeune Mathilde, nous ne dirons rien d'elle en ce moment, sinon qu'elle
venait d'atteindre sa dix-septième année, qu'elle avait la complexion robuste de
Herman et une partie des traits délicats de Henri ; qu'elle avait l'âme aussi
noble que le manoir de son père était élevé, et le teint aussi frais qu'il est
possible de l'avoir quand on respire un air excorié de toute vapeurs et imprégné
de l'aromate des sapins.
(a) On appelait voués, ou avoués (advocati), les seigneurs qui,
dans le principe, étaient chargés de défendre les monastères lorsqu'ils étaient
attaqués. Peu à peu ces seigneurs devinrent un contre-poids nécessaire à la
domination des moines, et souvent ils se virent obligés d'arrêter le torrent
dont ils devaient protéger le cours.
CHAPITRE 3.
Départ de Henri
Le 27 mai, le jour où nous avons vu Gautier et le moine de
Clairvaux arriver à Damegalle, la famille de Salm achevait un repas très-frugal
dans la salle principale du château, dont les fenêtres, garnies de lourds
barreaux de fer, s'ouvraient au midi, vers le village actuel de Pierre-percée.
Mathilde était debout, disant pieusement ses grâces, et se préparant à se
retirer dans sa chambre, à l'étage supérieur. - Restez, ma fille, lui dit Agnès
: nous irons ensemble prier devant l'autel de saint Antoine. Nous réciterons les
complies pour les prières du soir. Vous réciterez dans toute la ferveur de votre
âme le psaume 90. Nous dirons ensemble : Celui qui habite sous la garde du
Très-Haut, et qui a mis sa demeure sous la protection du Dieu du ciel, sera
comme à couvert sous l'ombre de, ses ailes. Sa vérité l'entourera comme un,
bouclier et le délivrera des frayeurs de la nuit. Le Seigneur le gardera de la
flèche qui vole dans les airs, et des ruses de l'ennemi malfaisant..
- Oui, dit Henri : A sagittâ volante in die, à negotio perambulante in tenebris.
J'ai toujours admiré la sublime poésie de ce psaume, et je ne me suis jamais
endormi sans l'avoir récité. C'est dommage que nos moines et nos hommes d'église
ne savent le plus souvent ce qu'ils disent lorsqu'ils récitent le bréviaire. Ces
gens-là, qui devraient être les poètes et les philosophes de la terre, parce que
la piété ne se nourrit que d'enthousiasme et d'idées, n'ont souvent pas un grain
de poésie et de philosophie dans l'âme. Mais vous conviendrez, ma mère, que,
dans les circonstances présentes, il nous faudrait encore autre chose que des
prières. Vous disiez tout-à-l'heure que vous ne voyez plus de ressource que dans
le Ciel. Nos ennemis sont à nos portes, et nous serrent de très-près. Notre
demeure est entourée d'un triple cercle de gens féroces dont les cris nocturnes
sont plus effrayants que ceux des chouettes. Ils ont bien soin de se tenir à
distance de nos traits, il est vrai; et depuis que mon frère et moi nous leur
avons tué dix hommes qui rodaient à minuit autour du rocher, nous n'en voyons
plus qui se hasardent à venir écouter si nous dormons. Mais nous sommes comme
des oiseaux en cage, menacés d'être à tout moment atteints par la griffe du
chat. Les vivres sans doute vont nous manquer bientôt : j'en juge ainsi du moins
d'après la diète sévère que vous nous faites observer depuis un mois; et il me
semble qu'il serait temps de faire une entreprise hardie pour nous délivrer de
la gueule du loup mitré qui nous assiège.
- Oui, mes enfants, répondit Agnès : mes greniers, que j'avais si bien
approvisionnés, sont sur le point d'être vides. C'est un malheur que j'aurais
voulu vous cacher plus longtemps. J'en ai déjà fait la confidence à Herman, et
je suis forcée de vous dire qu'avant quinze jours, si la Providence ne fait un
miracle que nous ne devons point attendre, nous serons obligés de nous rendre.
- De nous rendre, ma mère, s'écria vivement Henri ! N'imprimons pas une tache
semblable à notre maison. Les descendants d'un auguste empereur mettraient
pavillon bas devant un évêque ! Qu'en dites-vous, Herman ? qu'en dites-vous,
Mathilde ? Nous rendre ! céder le château de Langstein à Etienne ! lui céder
notre seigneurie et nous jeter à sa merci ! Y avez-vous songé plus d'une fois?
- Pourtant, dit Herman, vous savez qu'une sortie est impossible. A peine nous
reste-t-il une, centaine d'hommes capables de porter les armes. Que faire avec
cela contre dix mille ? Tous les passages sont si bien gardés depuis six mois,
que jamais nous ne parviendrons à faire entrer une mesure de farine ou un porc
maigre dans notre castel. La vallée de Celles est inondée de Messains. Les
Allemands, retranchés sur la Roche-des-Corbeaux, gardent tous les chemins qui
arrivent de la plaine; et les Barrisiens, qui ont planté leur camp sur la côte
d'Artimont, ne nous laissent aucune communication avec nos vassaux des
montagnes. Encore, si nous pouvions chasser autour de notre demeure, peut-être
le gibier que nous rencontrerions serait suffisant pour nous nourrir. Mais non !
Nos forêts se dépeuplent, et ce n'est pas pour nous ! Faut-il que j'aie épargné
si souvent et la biche et le cerf, pour que nos ennemis vinssent s'en faire un
régal sous nos yeux !
- Fallait-il que ma mère bâtit un si bel oratoire pour que l'évêque de Metz vînt
y dire la messe, dit la naïve Mathilde à son tour.
- Si vous n'avez que des doléances à présenter, reprit Henri, moi j'ai autre
chose. Je me souviens que le duc de Lorraine m'a témoigné beaucoup d'amitié, et
qu'il me dit après m'avoir fait chevalier : Henri de Salm, s'il t'advient
quelque malheur, recours à moi : je serai ton père. Il faut que je parte cette
nuit même. Dans dix jours, au plus tard, je veux vous faire délivrer par une
armée de Lorrains.
- Partir, mon fils, lui répondit Agnès ! Y songez-vous, quand une flèche ne
pourrait travers...
Elle en était là lorsqu'un bruit subit de verre brisé, suivi d'un sifflement
aigu, se fit entendre du côté où l'appartement prenait jour. A l'instant une
flèche traverse la chambre et tombe aux pieds de Mathilde, après avoir frappé le
plafond.
…Quelques minutes auparavant, une fille de service avait apporté un flambeau, et
un des assiégeants s'était avancé furtivement pour décocher une flèche dans la
pièce où il avait supposé que la famille était réunie.
- C'est cela, dit Henri, aussitôt qu'il vit que Mathilde n'avait eu d'autre mal
que la peur : voici la flèche qui vole dans les airs et qui a été lancée par un
ennemi nocturne. Renvoyons-la-lui.
- A ces mots, sans perdre de temps, il saisit un grand arc qui était appendu, en
forme de trophée, contre un des murs de la salle ; il y appose la flèche même
qui venait d'être lancée, et, s'approchant de la fenêtre, il la renvoie par
l'ouverture qu'elle y avait faite en entrant.
La lune commençait alors à élever sa tête blanche au-dessus du sommet noir du
Diable-Troupeau, et sa clarté naissante avait permis au chevalier de viser
juste. L'ennemi nocturne fut donc atteint au moment où il se retirait derrière
quelques arbustes, et un cri perçant fit connaître qu'il était dangereusement
blessé.
- Qu'on m'aille relever ce drôle, cria Henri à un homme d'armes qui était de
service dans l'antichambre, et qu'on me le rapporte ici, mort ou vif.
- Oui, monseigneur, répondit l'homme d'armes. Le pont-levis fut abaissé avec
beaucoup de circonspection et de prudence. Plusieurs hommes descendirent, et
furent bientôt de retour, portant le blessé sur leurs épaules. On s'aperçut
qu'il respirait encore, et même qu'il n'avait point tout-à-fait perdu
connaissance. Henri fit venir le chapelain du château, qui était aussi le
chirurgien en titre, et lui ordonna de donner ses soins spirituels et corporels
au prisonnier. Deux heures après, l'homme du corps et de l’âme vint informer le
chevalier que la blessure n'était point mortelle, et que le malade était en état
de répondre aux questions qui lui seraient adressées. Henri se rendit en
conséquence près du blessé, et lui parla en ces termes :
- Ami, dis-nous qui tu es, d'où tu es, et à qui tu appartiens.
- Je me nomme Guillaume Valtrin. Je suis né à Vaucouleurs, et suis archer du
comte de Bar.
- Guillaume Valtrin, jure-moi par le Dieu qui t'a créé de me dire la vérité sur
une seule question que j'ai encore à te faire. Si tu dis vrai (ce que je saurai
avant le chant du coq), tu seras traité comme si tu étais un de nos hommes, et
dans un mois tu recevras la liberté. Si tu me trompes, tu seras précipité, pieds
et poings liés, de l'angle le plus élevé de notre rocher.
- Monseigneur, je jure Dieu de ne point vous tromper.
- Maintenant, dis-moi quel est, dans toute la ligne qui nous entoure, le mot
d'ordre pour cette nuit.
- Monseigneur, le mot d'ordre sur toute la ligne est, aujourd'hui, Tour de
Verdun.
- Bien ! Si tu dis vrai, tu seras récompensé. Tu vas nous abandonner tes armes
et ton pourpoint: je te ferai donner des vêtements plus commodes pour un blessé.
Henri se transporte à l'instant dans la chambre de la comtesse de Salm. - Ma
mère, lui dit-il en fléchissant le genou devant elle, donnez-moi votre
bénédiction : je pars pour vous chercher du secours. J'ai récité le psaume 90,
et le Dieu en qui j'ai mis toute ma confiance me couvrira de sa protection comme
d'un bouclier. Ma mère, seulement ne songez point à vous rendre, et prenez soin
du prisonnier blessé.
- Mon fils, cette résolution ne me surprend point en toi. J'ai toujours dit à
Herman, ton père : Henri fera la gloire de notre maison. Puisque tu t'es mis
sous la protection du Très-haut, aucun malheur ne t'arrivera dans ta route, et
le Dieu du ciel commandera à ses anges de t'accompagner, de peur que ton pied ne
heurte contre la pierre du chemin. Je te bénis... Mais que dis-je ? Peut-être ne
te reverrai-je jamais ! Attends, attends : ou plutôt reste….
Henri avait déjà disparu, et se couvrait à la hâte du pourpoint et des armes de
l'archer de Renaud. Cependant il n'oublia point de se munir de ce qui fait
toujours la partie la plus essentielle du bagage d'un opulent voyageur,
c'est-à-dire d'une abondante provision de pièces d'or.
Par ses ordres, le pont-levis fut abaissé une seconde fois. A peine se
trouva-t-il sur la plateforme qui est au pied du rocher, du côté de l'occident,
qu'il s'agenouilla en se retournant vers le château de ses pères. Après une
courte invocation adressée à celui qui protège le castel élevé aussi bien que la
chaumière du vassal, notre jeune voyageur descend seul le monticule, et n'a pas
fait deux cents pas qu'il est arrêté par le cri de la première sentinelle.
- Tour de Verdun, répond Henri! et il franchit la première ligne sans être
inquiété.
Une seconde et une troisième sentinelle l'arrêtent également par le qui-vive
obligé, et Henri passe à dix pas d'elles en criant, à son tour, le mot magique
Tour de Verdun ! Il évite un groupe nombreux de soldats qui bivouaquaient à
mi-côte prés d'un grand feu, et il parvient à gagner le bois voisin sans
éveiller de soupçons.
Arrivé dans la forêt, notre héros a encore plus d'un obstacle à surmonter. Il ne
rencontre plus d'ennemis, il est vrai ; mais les ronces et les hautes bruyères,
aussi bien que le défaut de sentiers frayés, retardent sa marche et l'arrêtent à
chaque pas. Sur sa tête est une toiture épaisse de sapins branchus qui lui
dérobent toute clarté ; à ses pieds se rencontrent souvent des éclats de roches,
et des troncs d'arbres renversés par la pourriture. Plus d'une fois il fait
sortir le lièvre de son gîte ; plus d'une fois aussi le hurlement du loup et le
grognement du sanglier se font entendre à peu de distance ; mais l'intrépide
voyageur n'en est point ému. Il gravit de cette manière plusieurs montagnes, et
il franchit bien des ruisseaux qui n'avaient jamais vu de prince errer, à cette
heure, sur leurs graviers solitaires. Après avoir marché ainsi pendant quatre
heures, et fait bien des circuits dans la vaste forêt, il se trouve, au point du
jour, au pied des murailles de l'abbaye de Saint-Sauveur.
CHAPITRE 4.
L’Ambassade
Le lendemain de la sortie de Henri, Etienne de Bar fit
partir pour le château de Pierre-percée une solennelle ambassade à la tête de
laquelle se mit le comte Arnou, se pavanant sur un coursier qui avait été élevé,
disait-il, dans les écuries du soudan d'Egypte, et portant sur son écu les
armoiries et les emblèmes qui attestaient que la ville et le territoire de
Jéricho avaient été donnés en fief à son grand-père, la fille du sire de Blâmont
était chargée, comme nous l'avons dit, de porter la parole, et d'user de toute
son influence sur l'esprit de sa jeune, amie pour amener la famille de Salm à
une capitulation. Mais Berthe, qui connaissait la dureté des articles qu'elle
avait mission de faire entendre, avait une pensée secrète pour le salut des
comtes de Salm, et elle se promettait bien de faire tourner à leur profit
l'entrevue qu'elle était sur le point d'avoir avec eux. Non, se disait-elle en
elle-même en voyageant sur sa blanche haquenée ; non, je ne travaillerai pas à
la ruine d'une maison que j'aime et qui a toujours vécu en bonne intelligence
avec la nôtre ; non, je ne persuaderai point à Mathilde qu'il est de l'intérêt
de ses frères d'accepter les injustes conditions qu'on leur impose : il y a
quelque chose de mieux dans ma tête, et il faut que ce mieux s'exécute. Je
m'acquitterai du rôle d'ambassadrice, puisqu'on veut que je le joue ; mais,
après cela, rien n'empêche que je ne remplisse des devoirs plus sacrés. Je
verrai Mathilde en particulier, puisqu'on veut que je lui parle avec toute
l'effusion d'une amie ; mais je lui ferai comprendre qu'il reste à ses frères
une chance de salut s'ils veulent confier leur sort à mon habileté, et mettre
leur espoir dans le dévouement d'une jeune fille.
En se parlant ainsi, et en arrivant près du rocher de Langstein, Berthe faisait
à peine attention aux discours d'Arnou, qui lui parlait des roches de la
Galilée, et qui lui montrait, à droite, son étendard déployé dans un vallon
auquel il avait lui-même donné le nom de basse de Jérusalem. - Ce val est au
nord du cas tel assiégé, disait-il : ainsi mon grand-père, en faisant le siège
de la ville sainte, avait sa tente au nord ; et c'est en faisant des prodiges de
valeur dans un enfoncement semblable qu'il a mérité l'investiture du duché de
Jéricho.
- Duc de Jéricho, répondit Berthe, faites attention à cet archer qui nous
observe du haut des murs du château, et qui, si je ne me trompe, s'apprête à
nous décocher un trait. Il est temps que vous fassiez connaître notre qualité
d'ambassadeurs.
Alors le comte de Hombourg éleva dans les airs une branche de houx pour
témoigner de ses intentions pacifiques. Il demanda et il obtint d'être introduit
dans le cas tel avec la fille du seigneur Ulric. Mais Herman exigea que son
escorte demeurât stationnée à vingt pas du rocher.
Voici les articles que Berthe formula, les yeux baissés et avec une voix
tremblante, en présence de Herman, d'Agnès et de Mathilde.
Le castel et la châtellenie de Pierre-percée devaient être remis, à l'instant
même, entre les mains de l'évêque de Metz, pour en disposer selon son bon
plaisir. La famille de Salm devait se dessaisir en même temps de tous ses
droits, certains ou en litige, sur la vouerie de Senones.
La comtesse Agnès et sa fille seraient confinées pour le reste de leur vie dans
l'abbaye de Remiremont, où elles jouiraient, dès le moment de leur entrée, de
tous les droits et prérogatives attachés à la qualité de chanoinesses. Herman et
Henri seraient rasés, et prononceraient le triple voeu d'obéissance, de pauvreté
et de chasteté ; le premier dans l'abbaye de Haute-Seille, en reconnaissance de
ce qu'elle avait été fondée par sa mère; le second dans celle de Senones ou de
Moyenmoutier, à son choix. L'évêque de Metz faisait savoir que, si ces
conditions n'étaient pas admises ayant le coucher du soleil, le château allait
être investi et bloqué plus étroitement que jamais, et toutes ses dépendances
ravagées; et, en cas de prise par assaut ou de reddition plus tardive, on ne
répondait ni de la vie ni de l'honneur de personne.
Ces propositions, plus cruelles que chrétiennes, jetèrent la famille de Salm
dans un extrême embarras. Elle ne pouvait se dissimuler qu'une plus longue
résistance était impossible, puisque la pénurie de vivres allait en
s'augmentant, et, que les soldats mêmes commençaient à en murmurer. D'un autre
côté, le départ de Henri et la promesse qu'on lui avait faite d'attendre son
retour, quoiqu'on n'espérât pas beaucoup de ses projets, jetaient un lourd
contrepoids dans la balance. D'ailleurs comment livrer immédiatement Henri entre
les mains de l'évêque, puisqu'il n'était plus au château (circonstance que l'on
eut soin de bien tenir cachée) ? Agnès peut-être aurait souscrit à tout
arrangement ; mais Herman, qui avait d'autant plus de rectitude dans le jugement
et de capacité pour les affaires, qu'il était dépourvu de cette instruction
factice qui aujourd'hui passe avant le bon sens…. Herman, dis-je, prit sa
résolution tout-à-coup, et dit à sa mère.
- Si l'ambassade fût arrivée hier, peut-être, vu la détresse où nous sommes et
l'impossibilité d'être secourus, j'aurais souscrit le premier à toutes les
exigences d'Etienne de Bar, quoique, au fond de l'âme, j'aie de la peine à
croire que la destinée des comtes de Salm doive finir à cette époque. Vous savez
que le saint ermite de la Mer vous a dit que notre race était destinée à
contrebalancer pendant bien des siècles le pouvoir exorbitant du clergé dans ces
contrées, et à refréner l'ambition des moines. La Providence, a-t-il dit, est
indignée que ces hommes, dont le règne ne doit point être de ce monde, sortent
du but de leur mission et de la sainteté de leur état, pour affecter partout la
domination temporelle. Toujours la Providence suscitera des princes qui leur
tiendront le pied sur la gorge. Sans cela, le Christianisme, ruiné dans son
essence, finirait par s'écrouler comme un palais qui est miné par ses propres
habitants. Vous ne disparaîtrez, a-t-il dit, que lorsque le pouvoir monacal
disparaîtra lui-même. Toujours vous serez à ses côtés, dans les Vosges, pour le
colaphiser dans ses moments d'orgueil et veiller à la liberté des peuples.
Lorsque Dieu aura soufflé, dans sa colère, sur les monastères et sur les
couvents, le clergé prendra une autre forme, et Dieu lui opposera une autre
digue. Ainsi le Seigneur des cieux l'ordonne pour la conservation de la religion
de son Christ.
Mais, ma mère, puisque les circonstances ne sont plus ce qu'elles étaient hier,
notre détermination aussi ne doit plus être la même. Vous me l'avez dit cent
fois : les circonstances sont un enseignement de Dieu. Toujours nos
déterminations doivent suivre le fil des évènements, et s'accouder sur eux dans
leurs différentes positions. Que notre détermination donc mette en ligne de
compte le départ, pour ainsi dire miraculeux, de Henri; et agissons en ce moment
comme si nous étions assurés du succès de son voyage.
II fut donc résolu que l'on rejetterait les propositions de l'évêque de Metz.
Pendant cette délibération, où il ne s'agissait de rien moins que de vouer au
néant dix-sept générations de princes, Berthe et Mathilde parcouraient les
salles du château en se tenant par la main, et en s'enivrant du plaisir de
causer, dont elles avaient été privées depuis longtemps. Tout homme éprouve de
la joie à converser avec son semblable ; mais c'est une véritable nécessité pour
les jeunes filles, qui, en débutant dans une vie dont elles respirent tout le
parfum et dont elles ignorent les profondes misères, ont tant de choses à
communiquer et tant de choses à apprendre. C'eût été un beau coup d'oeil pour un
amateur du sexe féminin, et un beau sujet de contemplation pour un philosophe,
que ces deux innocentes créatures se livrant à de mutuels épanchements, et se
laissant aller à une joie folâtre au milieu de circonstances aussi graves.
Berthe, malgré son âge un peu plus mûr, était la première à manifester des
sentiments de gaîté, sans doute pour ouvrir l'âme de son amie aux douceurs de
l'espérance. Ses lèvres, un peu larges et un peu rebondies comme ses autres
traits, semblaient distiller la persuasion et inspirer le bonheur. Son sourire
était insinuant et son aménité parfaite. Mathilde, au contraire, qui se trouvait
placée au milieu de perplexités dont elle ignorait le terme, ne se livrait aux
plaisirs de l'amitié qu'avec une certaine réserve. La jeune Blâmontaise,
naturellement vive, alerte, et dont les cheveux et le teint très-colorés
donnaient une idée de la puissance de son imagination et de la véhémence de son
caractère, était incapable de gravité, lors même qu'elle remuait dans son sein
les projets les plus sérieux où les affections les plus profondes : c'était une
âme à couvrir les plus grands mystères sous le voile de la joie. Mathilde avait
l'âme tout entière dans le sentiment, comme aurait pu le deviner un
physionomiste tant soit peu habile, d'après ses cheveux blonds et la douceur de
ses traits. Aussi avait-elle moins de légèreté dans l'âme, et moins de
dispositions à des verbiages sans fin, que n'en ont la plupart des femmes. Elle
portait un air de retenue jusque dans les entretiens les plus frivoles ; et son
effusion la plus vive, aussi bien que son expression la plus douce, était dans
le mol abandon de son sourire, ou dans les épanchements suaves de son coup d'oeil.
Berthe entraîna Mathilde au sommet de la tour. Là, après s'être assurée que
personne ne pouvait les entendre, elle commença à s'expliquer sur la
bienveillance de ses intentions.
- Ma chère Mathilde, dit-elle avec une émotion visible, je t'aime comme ma soeur,
et je suis au désespoir que mon père soit entré dans cette fatale guerre, qui
désunit si mal-à-propos nos maisons. Mais je n'épargnerai rien pour vous
secourir, si je le peux. Il me semble que vous ne pouvez continuer à soutenir le
siège bien longtemps. Vous ne parviendrez jamais à le faire lever, car le
cardinal est trop opiniâtre, et ses forces sont trop supérieures aux vôtres.
D'un autre côté, privés, comme vous l'êtes, de toute communication avec le
dehors, vous ne pourrez vous maintenir ici sans éprouver bientôt les angoisses
de la faim. Cependant je ne vous conseille pas d'accepter les indignes
propositions dont, pour avoir le plaisir de te voir, je me suis rendue l'organe.
Ne vous fiez pas à Etienne : il est trop irrité contre vous ; ni à son frère :
il est trop méchant. Si vous vous remettez entre leurs mains, vous êtes perdus !
Et puis, Herman n'est pas fait pour porter le capuchon et endosser la bure :
c'est un seigneur de si bonne mine ! Il te ressemble, Mathilde ; et je l'aime
presque autant que toi. Le seul parti donc que vous auriez à prendre serait de
quitter votre demeure pendant la nuit, en emportant ce que vous avez de plus
précieux. Etienne entrera dans votre château : soit; mais vous n'aurez fait
aucune concession, et lorsqu'il sera parti, peut-être trouverez-vous les moyens
d'y revenir. Il est permis de compter sur une vicissitude pareille ; au lieu que
si vous entrez dans des monastères, il n'est plus permis d'espérer que vous
recouvrerez vos possessions.
- Mais, ma chère Berthe, vous savez que nous ne pouvons sortir d'ici sans un
extrême danger. Nous avons un souterrain, mais il ne s'étend point au-delà de la
ligne que nos ennemis occupent.
- Je me charge de vous faire sortir sains et saufs avec tous vos hommes. Que ne
ferais-je point pour toi,Mathilde ? Que ne ferais-je point pour le seigneur
Herman ? Parle-lui avant mon départ, et communique-lui mes intentions. Surtout
assure-le que la fille du sire de Blâmont est incapable de le tromper.
- Oui, charmante Berthe, dit le comte de Salm en ouvrant la porte, près de
laquelle il avait entendu une partie de la conversation.... ; oui, je suis sûr
que Berthe de Blâmont ne me trompera pas. Je pourrai perdre tout, hormis la
liberté, et l'espoir d'obtenir un jour votre main, si je puis devenir autre
chose qu'un comte sans couronne et un seigneur sans héritage.
- Rassurez-vous, reprit Berthe en riant, votre couronne de comte n'est point
encore perdue ; et quant à ma main, vous n'attendrez point longtemps pour
l'obtenir, car la voici.
En disant ces mots, la jeune Berthe mettait une de ses mains dans celles de
Herman, qui la baisa comme un gage d'une union plus durable.
Une heure après, Berthe et Arnou retournaient à Damegalle. Il fut rendu compte à
Etienne du refus que Herman avait fait de remettre le château de Pierre-percée
et d'aliéner sa liberté.
CHAPITRE 5.
L’Assaut
Le jour suivant, à trois heures du matin, vingt échelles
se trouvaient apposées, sur différents points, contre le rocher de Langstein, et
plus de huit mille hommes environnaient le château en poussant des cris féroces
que répétaient au loin les vallées et les forêts d'alentour.
C'eût été un spectacle digne de l'attention d'un amateur de combats que cette
multitude d'hommes couvrant les deux côtés du monticule, depuis la racine
jusqu'au sommet, et se formant en différents pelotons, sous l'ordre de leurs
chefs. Au midi, tout devant la façade imposante du château, on voyait Etienne de
Bar, armé d'une javeline et couvert d'un large bouclier armorié d'une mitre
d'or. Il portait un casque dont le cimier se terminait en forme de croix, et
dont la visière, baissée artistement sur sa figure, venait se confondre avec sa
longue barbe épiscopale. Le comte Arnou se tenait à ses côtés, et transmettait
ses ordres aux différentes bandes de Messains, de Vicois et de Marsallais, qui
couvraient cette partie du mont. Renaud, comte de Bar, occupait, avec ses
Barrisiens, tout le versant opposé, tandis que Wilfrid de Haguenau était posté,
avec plusieurs centaines d'Allemands, sur la prolongation occidentale du
monticule, près de l'entrée de la forteresse ; et qu'Ulric, avec quatre cents
Blâmontais, se tenait en observation sur la partie orientale. Tous ces hommes,
comme s'ils eussent eu une seule intention et une seule idée dans l'âme, avaient
la face tournée vers le rocher ; et les plus rapprochés, ceux qui n'étaient
point appelés au fatal honneur de poser les échelles et d'y monter les premiers,
cherchaient à percer de leurs flèches tout assiégé qui était assez hardi pour
oser étendre le bras ou montrer une partie de son corps à travers les
meurtrières nombreuses dont les murs du château étaient garnis.
Sans doute un général habile, secondé d'officiers intelligents et de vaillants
soldats, n'eût point passé une année entière à faire le blocus du château de
Pierre-percée, et il est probable qu'un seul assaut bien dirigé aurait suffi
pour le réduire. Mais les comtes de Salm n'avaient point à faire à un César, ou
à un Vendôme. Etienne de Bar, avec ses talents naturels et sa hauteur d'âme,
n'était point un grand homme. Un grand homme était impossible à cette époque,
parce que trop de préjugés captivaient les consciences et dominaient les
esprits. Il était impossible surtout parmi les évêques, parce que le mélange de
l'autorité spirituelle avec l'autorité temporelle énervait leur action en la
rendant double. On ne peut guère frapper fort avec une main lorsque l'on bénit
de l'autre. Deux principes hétérogènes ne produisent jamais d'effet surprenant
lorsqu'on les mêle. Loin de là, le moyen de neutraliser une force est de la
combiner avec une force d'une autre nature. On croyait alors, et bien des
personnes croient encore peut-être aujourd'hui, que la Religion est d'autant
plus ferme qu'elle est unie au pouvoir d'une manière plus étroite, et qu'elle a
besoin de se tenir appuyée sur le bras du prince pour marcher avec quelque
vigueur. C'est une erreur qui a fait plus de mal à la Religion, et a plus
neutralisé la bénigne influence du Christianisme, que l'impiété jointe à toutes
les hérésies, parce qu'elle a atteint l'âme et souillé les actes de ceux-là
mêmes qui étaient les soutiens les plus naturels de la Foi. Heureusement cette
erreur, qui est la grande erreur du moyen-âge, et qui se retrouve dans toutes
les institutions que cette époque de misère intellectuelle nous a léguées, est
sur son déclin, et l'on trouverait difficilement peut-être un curé de campagne
qui croirait utile de faire soutenir son ministère par l'autorité de l'adjoint.
La religion tout entière est persuasion et amour. Or il n'y a rien qui étouffe
la persuasion et l'amour, et les empêche de s'introduire dans les âmes, comme ce
qui porte le caractère de la coaction ou de la contrainte.
Non-seulement Etienne de Bar, par sa position mixte d'évêque et de général,
était incapable d'être un excellent évêque et un excellent homme de guerre : ses
préjugés, ou, si l'on veut, les préjugés de l'époque, l'empêchaient également
d'avoir un bon lieutenant, capable de guerroyer avec éclat. Tout alors se
donnait à la naissance, et l'on était loin d'aller chercher dans un vassal ou
dans un feudataire de second ordre des talents que l'on supposait toujours
accompagner les hommes d'un haut lignage, comme si la nature, vassale elle-même,
eût été obligée de se forfaire, ou d'accommoder ses lois aux institutions des
hommes. Le cardinal évêque de Metz n'avait donc à ses côtés, comme nous l'avons
vu que le duc de Jéricho et de Hombourg, qui certainement était loin de posséder
l'aplomb et le coup d'oeil nécessaires pour figurer dans un état-major. La même
ignorance des droits sacrés de la nature, droits autrement rigoureux et
nécessaires à la réussite de tout projet que ceux qui dérivent des principes de
la féodalité, faisait que les différents grades subalternes étaient accordés à
la naissance et non au mérite. Le fils d'un riche tenancier, par exemple, était
toujours préféré au fils de l'humble serf dont les bras faisaient partie de la
glèbe : d'où il arrivait, comme il est arrivé dans bien d'autres circonstances,
qu'une raison supérieure était subordonnée aux caprices et à la sotte raison
d'un homme sans âme et sans idées. Ainsi, d'un côté, point de véritable habileté
dans les chefs ; de l'autre, point de véritable valeur et de noble enthousiasme
dans les soldats : de là aucun élément de succès. Le soldat n'est grand, le
soldat n'est un héros que lorsqu'il lui est permis d'aspirer aux premiers grades
; et toutes les fois que l'homme a été condamné à passer sa vie sans espoir de
distinction, il n'a été qu'un automate sans vigueur ou un instrument sans
conseil. Sous ce rapport, les coutumes et les institutions du moyen-âge, dont il
restera encore pendant longtemps quelque venin dans nos moeurs, étaient une
violation continuelle des droits de l'homme et un abrutissement de l'espèce.
L'âme alors était comptée pour rien : il fallait bien que l'action de l'âme fut
nulle, et que ses facultés demeurassent sans exercice. A côté de cela, il y
avait bien des principes de loyauté et des habitudes de droiture puisées dans le
sein du Christianisme : mais tout ce qu'il y avait de bon se mouvait dans un
cercle trop resserré pour enfanter de grandes choses. Le bon est toujours bon,
lors même qu'il est petit ; mais il faut qu'il s'élargisse par le développement
des facultés et par l'élan des idées pour opérer de glorieux résultats.
Les comtes de Salm dont nous écrivons l'histoire ne croyaient pas tout-à-fait
que le vrai mérite est un don de la nature ; car, à l'époque dont nous parlons,
il aurait fallu être bien philosophe pour deviner une vérité pareille, attendu
qu'elle n'était formulée dans aucun livre ni dans les moeurs. Les moeurs., au
contraire, la combattaient sur tous les points et la broyaient dans tous les
sens. Cependant on les avait vus, de temps à autre, faire cas du talent, et
pousser même le libéralisme jusqu'à professer que l'homme né dans la condition
la plus servile était capable de grandes choses. On les avait vus, par exemple,
élever à la dignité de bailli un simple maçon qui, de son propre génie, avait
gravé avec assez de goût une figure d'homme sur une pierre ; et, en ce moment
encore, le premier officier du château était le fils d'un métayer, qui, dans sa
jeunesse, avait montré une violente passion pour les livres. Herman II l'avait
placé à l'école des moines, et l'avait attaché ensuite à sa personne en qualité
de chambellan. Les services qu'il avait rendus, dans différentes circonstances,
sous le gouvernement d'Agnès, lui avaient valu la place honorable de prévôt de
ses hommes d'armes, dont il s'acquittait avec honneur et distinction.
Mais ce qui caractérisait alors les comtes de Salm, et les mettait en dehors de
leur époque, c'était leur opposition tacite, et quelquefois formelle, au
principe de l'alliance des deux pouvoirs, et la répugnance qu'ils avaient à
croire que le moine, c'est-à-dire l'homme de toutes les espèces d'abnégations,
dût être roi dans la contrée qu'il habite. Ce principe d'opposition aux
institutions d'alors avait germé dans le sein de l'empereur Herman dès le moment
où, trahi et vilipendé par des évêques, il avait été obligé d'abandonner le
trône d'Allemagne à son compétiteur Henri IV, homme pourtant d'une orthodoxie
très-suspecte ; et la même idée s'était singulièrement développée dans l'esprit
de son fils et de ses petits-fils depuis qu'ils habitaient Langstein. Là, leurs
relations obligées avec les moines de Senones leur avaient appris tout ce qu'il
y a d'astuce maladroite et de profonde nullité dans des hommes qui, ayant quitté
le monde pour servir Dieu et ne le servant que d'une manière très-imparfaite, ne
connaissent ni Dieu ni le monde. Là ils avaient compris que les moines actuels
des Vosges n'avaient rien de commun que le nom avec les anciens moines de la
Thébaïde, et que parfois ils n'avaient rien de chrétien dans les moeurs que
l'habit et les cérémonies du culte (14).
Du haut de ce rocher ils avaient jeté un regard sur les monastères d'Etival, de
Moyenmoutier, de Saint-Dié et de Senones, et ils n'avaient pas vu que dans
l'espace de trois siècles un seul saint personnage eût surgi à l'ombre de leurs
autels (a).
Ils avaient vu, au contraire, que souvent l'ambition, la cupidité et un amour
outré des préséances, y tenaient lieu de toutes les vertus. Aussi ne se
faisaient-ils point faute de réprimer l'orgueil monacal toutes les fois qu'il
devenait trop envahissant. Aussi se plaisaient-ils à rétrécir le pouvoir des
abbés et à lutter contre l'humeur tracassière des moines ; et de protecteurs
qu'ils étaient, par droit d'investiture, de l'abbaye de Senones, ils étaient
devenus, à ne considérer que l'écorce de leur mandat, les premiers violateurs de
ses droits. Aussi disait-on dans le pays que le voué de Langstein était le
diable de l'abbaye de Senones. Aussi le peuple, qui sait toujours quand on lui
veut du bien, s'affectionnait-il de plus en plus au seigneur temporel, qui
parait les coups, souvent trop rudes, que lui portait l'autorité ecclésiastique
; et il commençait à avoir pour celle-ci une aversion bien prononcée. C'est pour
châtier de pareils griefs (que les moines de Senones ne manquaient pas de
représenter comme de grands attentats contre la Foi) que l'évêque de Metz, de
qui relevaient les propriétés du monastère, avait entraîné une armée dans les
Vosges. Quelques-uns de ses prédécesseurs avaient peut-être vu avec plaisir que
les comtes de Salm cherchassent à humilier les enfants dégénérés de saint
Gondelbert. On prétend même qu'Adalbéron III avait encouragé tacitement son
petit-neveu à leur résister en face, et qu'il lui avait donné la charge
héréditaire de voué plutôt dans le dessein de les molester qu'avec l'intention
de les défendre ; et une telle opinion n'aurait rien de trop hasardé, car les
moines de Senones avaient été en opposition bien des fois avec leur seigneur
suzerain. Ces moines avaient vu avec une indignation profonde que Charlemagne se
fût permis, en l'an 770, de disposer du temporel de leur abbaye, et de
l'inféoder à l'évêché de Metz. Aussi se mutinèrent-ils, dans les commencements,
contre la volonté de ce puissant monarque. Ce fut au point qu'ils refusèrent
pendant longtemps de recevoir les reliques de saint Siméon, dont l'évêque
Angelramne leur avait fait l'envoi pour les adoucir. Ils souffrirent que les
reliques du Bienheureux fussent déposées, à leur porte, dans un lieu que l'on
appelle encore aujourd'hui Saint-Siméon (15). Toutefois Etienne de Bar,
craignant que les comtes de Salm n'acquissent trop de popularité dans le pays,
et que l'épée ne prévalût à la longue sur l'étole, avait résolu de détrôner ces
seigneurs, et de leur enlever tous leurs droits. Peut-être aussi avait-il des
vues d'intérêt pour sa famille, car un grand dignitaire de l'Église manque
rarement de neveux ou de nièces à placer.
Ainsi les, comtes de Salm se trouvaient être, dans cette lutte, les soutiens
d'un libéralisme sensé et en harmonie avec le catholicisme le plus pur ; et le
château de Pierre-percée fut, au sein du moyen-âge, le rempart d'idées larges,
et de principes où la Religion se mariait noblement avec la philosophie.
Dès que Herman vit son château assailli avec la fureur et l'acharnement dont
nous avons parlé, il s'empressa de réunir tous les combattants qui lui
restaient, et il leur adressa ainsi la parole :
- Hommes de Langstein, voici le moment de montrer l'attachement que vous avez
pour vos princes. Repoussez l'évêque de Metz, repoussez Renaud de Bar, ou vous
êtes asservis à jamais sous l'empire des moines. Montrez-vous hommes de coeur ;
et que quiconque osera porter une main sacrilège sur ces murs reçoive à
l'instant la punition de son audace. Ces murs sont le rempart de votre liberté
et la sauvegarde du pays. Les Allemands et les Messains ont brûlé vos maisons et
ravagé vos campagnes ; et voici que le Ciel les offre à votre vengeance.
Vengez-vous, et que la pointe de chacune de vos flèches aille percer le coeur
d'un de ces barbares ! Amis, à nos postes ! ne perdons pas de temps. Ces gens ne
peuvent rien sur nous, fussent-ils vingt fois plus nombreux. Que peuvent des
bandes de loups féroces contre l'oiseau qui a placé son nid sur la cime des
rochers ?
En même temps, il assigne à chacun sa place. Dix-huit bons arbalétriers sont
placés dans les trois grandes fenêtres de la tour, six à chaque fenêtre ; et là,
retranchés dans l'épaisseur du mur, ils ne cessent de faire pleuvoir des traits
sur les plus rapprochés des assaillants. Chaque flèche atteint son homme et le
met hors de combat. Le premier qui tombe est l'audacieux Marcel, capitaine des
hommes de Vic, qui avait apposé une échelle au pied de la tour. Au moment où il
posait un pied sur le premier échelon, et où il exhortait ses hommes d'armes à
le suivre, une flèche lui entre dans la bouche lorsqu'il parlait encore ; et il
tombe à l'instant, lavant de son sang le pied du rocher. Il se promettait un
riche butin de la prise du château (car les comtes de Salm passaient pour
posséder, de grands trésors) ; et il fut le premier de cette, journée dont l'âme
alla rendre compte de ses méfaits.
Presque aussitôt, plus de trois cents hommes reçurent la mort, en moins de dix
minutes, au pied de la façade. Là, quinze échelles avaient été dressées
simultanément sur différents points. Les assiégés renversent, avec de longs
crocs, toutes celles qu'ils peuvent atteindre, et elles brisent de leur choc
ceux-là mêmes qui voulaient y monter. Ailleurs, ceux qui sont arrivés à la
hauteur des meurtrières sont accueillis à coups de massues ou percés de
javelines, et leurs corps, tombant sur ceux qui les suivent, roulent avec eux
dans l'escarpement de la montagne. Mais la fureur des Messains ne se ralentit à
pas ce premier échec. Ils voient à côté d'eux leur général qui les anime, et les
couvre quelquefois de bénédictions. Sur tous les points les vivants succèdent
aux morts et vont prendre leur place dans le combat, pour les suivre presque
immédiatement dans les régions éternelles. A quinze pas du roc sont placés des
hommes qui tirent sans relâche sur les assiégés, tandis que d'autres, hissés sur
de longues échelles, tentent tous les moyens possibles de faire brèche, ou sont
occupés à scier les barreaux. Quelques-uns même tiennent en main des torches
alimentées, de poix résine, et s'efforcent de les lancer sur la toiture élevée :
efforts inutiles, car l'édifice entier est couvert de tuiles inaccessibles à la
flamme.
Cependant les assiégés ne négligent aucun moyen de repousser l'attaque.
Non-seulement les flèches partent dans tous les sens et des embrasures de toutes
les fenêtres, au point qu'en peu de temps le terrain en est jonché, et que, sur
dix hommes qui montent à l'assaut, il n'en est pas deux qui ne reçoivent une
blessure : de tous côtés, de toutes les lucarnes, de toutes les tourelles, du
faîte même de la toiture, des hommes d'armes lancent avec force des cailloux qui
fracassent la tête de plus d'un assiégeant : plus d'un casque est brisé, plus
d'un bouclier est mis hors de service, plus d'une côte est enfoncée sous le coup
d'une pierre lancée par un bras vigoureux. Dans l'intérieur du château, les
femmes et les enfants s'occupent à transporter ce genre de projectiles, et à le
mettre sous la main des combattants. Dès que ces objets viennent à manquer, on
démolit les murs intérieurs, on renverse les cheminées, les jambages et les
chambranles, et l'on fait pleuvoir ces débris, avec de longs nuages de
poussière, sur la tête des assiégeants : les longues tables de marbre mêmes ne
sont pas épargnées (car la fureur n'épargne rien), et l'on se fait un jeu de les
briser sur les bataillons messains. Un habitant de la vallée de Celles, renommé
par sa force et remarquable par une taille presque gigantesque, aperçoit dans un
grenier un tas de meules de différentes dimensions, provenant des mines que les
prémontrés d'Etival exploitaient dans les environs de leur monastère. Camarades,
dit-il, à quoi bon saccager l'habitation de nos maîtres ? Voici de quoi nous
amuser. A ces mots, il choisit la plus grosse et la plus forte de ces meules. Il
la roule ou il la traîne de toute la force de ses bras jusque l'ouverture d'un
bastion, et là, après avoir attendu le moment où un grand nombre d'hommes se
trouvaient sur la ligne que la pierre devait parcourir, il la lance avec effort.
La pierre tombe sur vingt guerriers ; elle en broie sept ou huit et estropie les
autres ; puis, suivant la pente du terrain, elle se fraie un large passage en
brisant les hommes comme des brins d'herbe, et arrive, en roulant, jusqu'au
vallon de Froide-Fontaine.
Pendant ce temps, Renaud s'emparait, sans beaucoup de résistance, de quelques
bâtiments construits en dehors du roc, dans l'emplacement que l'on appelait
alors, et que l'on appelle encore aujourd'hui, le Derrière du Château. Une
partie de ces bâtiments était occupée en temps de paix par les principaux
officiers de la seigneurie, et par la garde habituelle du comte. L'autre partie
(c'était la plus rapprochée) formait une basse-cour assez bien peuplée de
différentes espèces d'animaux. Tous ces bâtiments étaient alors presque déserts,
car on n'ignorait pas qu'à la première attaque un peu vive ils pouvaient être
emportés ; et le mobilier en avait été transporté dans l'édifice assis sur le
roc, où se tenait en ce moment tout le personnel attaché au service des princes
ou à la défense de la place. Une seule vielle femme n'avait pas voulu quitter sa
loge adossée contre une espèce de tourelle, au milieu de l'enceinte. Cathon
(c'était le nom de cette femme) était la surintendante de ce qu'on appellerait
aujourd'hui le poulailler, et qu'on pourrait appeler, à raison de la dignité du
lieu et du nombre des animaux emplumés qui l'occupaient, le quartier de la
volaille. Cathon, de plus, n'avait qu'une seule idée, celle de la fidélité
qu'elle devait à ses maîtres ; et, semblable à tous les individus de l'un et de
l'autre sexe qui ne sont pas richement dotés en intelligence, elle avait fait
plier toutes les autres considérations sous le poids de cette idée souveraine.
Elle s'était imaginée, en conséquence, qu'il était de son devoir de se tenir
ferme à son poste ; et, supposant que ses poules avaient le même courage ou le
même devoir à remplir qu'elle, elle n'avait point voulu qu'on les délogeât à
l'approche de l'ennemi. - Mes poules, disait-elle, ne sont point faites pour
aller loger avec nos princes, et s'il survient une attaque, nous nous défendrons
comme les autres. Croit-on que Cathon de Brémenil ait le bras trop court pour
lancer une pierre, et que, à l'âge de soixante-douze ans, elle craigne de mourir
pour les maîtres qu'elle sert depuis que l'on a posé la première pierre de la
tour ? Nenni, nenni : nous avons un honneur à défendre, et nous le défendrons
jusqu'au bout, aussi, bien que celui de toutes les dames et demoiselles de
céans.
Cathon de Brémenil attendit donc, avec autant de courage et de grandeur d'âme
qu'aurait pu en déployer son homonyme de l'ancienne Rome, que les troupes du
comte de Bar pénétrassent jusqu'à son fort. Lorsqu'elle les vit faire irruption
dans son domaine, elle monta sur l'espèce de tourelle qui touchait à sa demeure.
Au haut de cette tourelle se trouvait un pont qui conduisait au château. C'est
sur l'extrémité de ce pont qu'elle se posta comme un soldat intrépide ; et là,
retranchée derrière des planches qu'elle avait amoncelées en forme de parapet,
elle se mit à défier l'ennemi avec toute l'audace d'un grenadier français, et
avec toute la loquacité naturelle à son sexe.- Approchez, criait-elle,
approchez, ennemis des Chrétiens, ennemis des hommes et des bêtes. Croyez-vous
que l'on vous craigne parce que vous êtes conduits par un évêque, et un neveu du
pape ? L'excommunié ! A-t-il appris seulement le cinquième article de son Pater
? Dites-lui que je le défie et que je lui jette mon gant (elle jette en même
temps dans la cour une espèce de mouchoir noir qui lui ceignait la tête). S'il
ne ramasse ce gage, je le déclare à jamais flétri; oui, oui, flétri, quand même
il emporterait ce château ; et s'il y entre l'épée à la main, dites-lui que
jamais il ne verra le Paradis.
Elle finissait sa harangue lorsque plusieurs hommes d'armes, se riant de ses
menaces ou ne les comprenant point, entraient dans la tourelle pour en monter
l'escalier, et de là pénétrer dans la forteresse par le moyen du pont. Elle
écrase d'un énorme caillou le premier qui se montre ; elle écrase de même le
second et blesse grièvement le troisième. Un quatrième arrive qui venge ses
malheureux camarades en enfonçant une longue pique dans le sein de Cathon. Elle
tombe sans vie. En même temps les cordes qui soutenaient l'autre extrémité du
pont sont coupées par les assiégés. Le pont tombe avec fracas, et le corps de la
vertueuse Cathon roule dans la cour au milieu de ses débris.
Renaud de Bar et son frère, voyant qu'ils perdaient beaucoup de monde sur tous
les points, et qu'il était impossible de faire brèche sur les flancs de
l'édifice, résolurent de se joindre à Wilfrid de Haguenau, et de faire un
dernier effort pour en rompre la porte. Leurs hommes d'armes d'ailleurs
commençaient à se plaindre de ce qu'on les exposait inutilement, et déjà
plusieurs avaient crié : Nous ne sommes pas de roc, pour combattre contre les
rocs. Une vaste machine en charpente fut donc charriée sur la plate-forme, au
pied de la tour, et mise au niveau de la porte. Cette machine, que l'on
recouvrit de planches de sapin, formait une vaste table sur laquelle pouvaient
combattre vingt ou trente hommes. Là on s'apprête, à grands coups de haches, à
rompre la porte de chêne, renforcée par des bandes de fer et par d'énormes clous
d'acier. Mais à peine a-t-on touché à cette porte fatale, que des chaudières
d'huile de sapin toute bouillante sont versées sur la tête des assaillants. Le
liquide écumant ruisselle le long des murs, et fait pousser des cris aigus à
tous ceux qu'il atteint. La main qui tenait la hache est rotie, et celui qui la
portait s'élance de douleur, et se brise en se laissant tomber sur le sol. De
nouvelles attaques recommencent, et toujours le liquide embrasé est versé, par
torrents, des fenêtres supérieures. Les guerriers démolisseurs s'arrêtent,
ébahis, et aucun d'eux n'ose plus s'approcher du seuil fatal. Herman profite de
ce moment de terreur et d'hésitation, et fait ouvrir subitement la porte. En
même temps six énormes dogues s'élancent sur ceux des assiégeants qui ne sont
pas assez alertes pour sauter à terre, et les dévorent impitoyablement. C'est en
vain qu'Etienne fait publier qu'une récompense de deux sous d'or est promise à
chacun des combattants qui osera de nouveau se présenter sur la machine.
Personne ne se hasarde. L'entreprise est abandonnée. Tous les chefs rallient
leurs hommes et les éloignent du rocher. Un armistice est annoncé à son de
trompes pour l'inhumation des morts ; et le cardinal Etienne, après avoir donné
ses ordres pour la continuation du blocus, retourne au château de Damegalle avec
son frère.
(a) Dans les siècles suivants, rien de mieux; de sorte que
pendant onze cents ans ces quatre monastères tant vantés n'ont pas donné un seul
Saint à l'Église, tandis que des milliers de moines ou de solitaires d'Egypte
ont été canonisés. C'est que ceux-ci n'avaient ni fermes, ni serfs, ni vassaux,
ni hommes-liges, ni francs-tenanciers, ni droits seigneuriaux, ni voués. Les
moines des Vosges, et ceux de bien d'autres contrées d'Europe, n'étaient
simplement que de riches propriétaires décorés du nom de Religieux et chantant
matines. Ils étaient Religieux accidentellement, et possesseurs de grandes
richesses par état. Les monastères étaient des espèces de bureaux d'échange d'où
sortaient pêle-mêle les lumières de l'Evangile et quelques principes étroits de
civilisation, en retour des corvées et des sueurs des manants. Dès qu'une
charité désintéressée n'était pas l'âme de ces établissements, on ne peut dire
qu'ils étaient régis selon le véritable esprit du Christianisme.
CHAPITRE 6.
Retour à Damegalle
Le chemin qui conduit du château de Pierrepercée à
Damegalle n'est pas aussi âpre et aussi difficile qu'on pourrait se le figurer
dans un pays de montagnes ; il est doux, au contraire, et presque toujours uni,
se maintenant sur la croupe d'un longue éminence boisée, dont, la pente
septentrionale va se perdre insensiblement dans la plaine, tandis que le versant
opposé domine la vallée profonde de Chararupf, au-delà de laquelle se dessine
une masse imposante de montagnes de la chaîne du Donon. Ce site, moitié
meurthois moitié Vosgien, aurait captivé l'attention d'Etienne de Bar s'il eût
eu des yeux pour la belle nature, et si, en vrai pontife du Très-haut, il se fût
fait une occupation sérieuse de contempler Dieu dans ses oeuvres. Il est fort
douteux que, dans ses longues courses, ce prélat eût rencontré un lieu plus
favorable à la méditation et plus propre à inspirer de hautes pensées. La
nature, dans les montagnes de Pierre-percée et dans le val de Celles, a un
caractère particulier de majesté tendre et de gravité silencieuse qu'il serait
difficile de retrouver dans toute autre partie des Vosges. Là, en prenant un air
de grandeur, elle n'a point perdu tout-à-fait, cette physionomie galante et ce
teint de fraîcheur qui la caractérisent le plus souvent dans la plaine. Les
hêtres touffus et les bois blancs de différentes espèces dont, de temps à autre,
elle aime à marier le vert éclatant et l'attitude modeste à la couleur foncée et
à la stature imposante des sapins, la font ressembler à un génie dont les
pensées profondes sont environnées de clarté, ou à une femme aimable qui est
humble au milieu de ses grandeurs. Là toutes les montagnes se tiennent par la
main, comme des soeurs, et n'offrent point cet aspect saccadé et ces transitions
étranges qui en font comme des masses qui se heurtent, ou des pics orgueilleux
qui cherchent à remporter le prix de la hauteur. Là, les vallées sont riantes,
quoique étroites, et la fraîcheur de leurs gazons forme un admirable contraste
avec la mâle austérité des versants qui les avoisinent. Là, en général, aucune
partie du sol n'est stérile, et les rocs mêmes les plus ardus se font gloire de
porter sur leurs têtes de longs et vigoureux sapins. Là le brimbellier (a), qui
est l'enfant de ces bois, accourt pour tapisser les flancs trop nus des
montagnes, que la majesté élancée du sapin ne couvre point d'assez près. Là
l'eau qui sort des rochers ne descend point des montagnes par torrents impétueux
ou en bruyantes cascades, mais elle s'écoule paisiblement dans le sein des
vallées, en mettant dans son cours autant d'harmonie que de grâce. Là les
chemins ne sont points bordés d'horribles précipices, mais ils offrent au
voyageur des éclats de roches ou des talus à hauteur d'appui, qui semblent
l'inviter à se reposer. Là, en un mot, la nature est majestueuse, mais elle
n'est point sauvage; elle est sublime, mais elle n'est point triste ; elle
n'abîme point l'âme sous le poids de ses grandeurs, mais elle la pénètre de
fortes pensées ; elle ne froisse point le génie, mais elle l'invite paisiblement
à descendre sur elle; elle dit DIEU sur un ton sonore, elle ne l'enseigne point
avec un bruissement de voix ou un élancement de formes qui empêchent de le
comprendre.
Tous ces traits de beauté locale n'apparaissaient point à Etienne de Bar, pas
plus qu'ils n'apparaissent à l'enfant qui va dans la forêt pour y prendre un
nid, ou au paysan qui est à la recherche de son numéro d'affouage. Ils étaient
là cependant, alors comme aujourd'hui. L'homme qui n'a que de la religion ne
voit rien dans la nature, et par conséquent il ne voit Dieu qu'à demi ; d'où il
arrive qu'il heurte souvent Dieu et la Religion sans y penser. Mais celui qui
n'a d'autre guide que l'ambition et un désir insatiable d'amasser des richesses,
ne voit ni Dieu ni religion ni nature ; d'où il arrive que, tôt ou tard, il va
se briser, comme un verre, contre ces grands objets.
Etienne de Bar, après avoir marché pendant plus de dix minutes en silence,
adressa enfin la parole à son frère.
- Je m'ennuie prodigieusement dans ce pays sauvage, lui dit-il ; et je présume
que nous aurons lieu de nous y ennuyer longtemps. Qui m'aurait dit que ces
petits comtes feraient une résistance aussi opiniâtre, et surtout aussi longue ?
S'il n'y allait de notre honneur, nous romprions à l'instant ce siège
désastreux, et j'abandonnerais les moines de Senones à leur sort. Ils ne valent
pas les hommes que nous immolons à leur cause. Faut-il que dix-huit cents
hommes, à peu près, que nous avons perdu depuis un an autour de ce rocher, aient
payé de leur vie quelques droits seigneuriaux que ces Religieux auront de plus ?
Quoi qu'on en dise, ma conscience me reproche tout le sang répandu, et j'ai de
la peine à croire qu'au tribunal de Dieu ma qualité de prince du Saint-Empire en
effacera les taches. Qu'en dites-vous, Renaud ? En bonne foi, le jeu vaut-il la
chandelle ? Dieu ne nous punira-t-il point d'avoir consumé tant de vies d'hommes
pour réparer un léger outrage ? et son intention est-elle bien que l'on sacrifie
pour sa gloire les hommes qu'il a créés ?
- Je n'en sais rien : vous savez que je ne suis pas homme à disputer sur ces
hautes matières, et que je me pique bien plus de bravoure que de science. Au
surplus, nous serons lavés de toute offense en bâtissant quelque monastère : ou
bien la croix que l'abbé Bernard nous invite à prendre couvrira toutes ces
taches. Que croyez-vous lui répondre ?
- Ceci est encore une autre difficulté. Je me suis engagé à lui donner une
réponse cette semaine. Voici que la semaine touche à sa fin, et je ne vois pas
mieux qu'auparavant quand nous sortirons d'ici. Renaud, je suis dans des
perplexités indicibles, et je commence à comprendre ce que dit l'Évangile : Que
ceux qui sont les plus éloignés des affaires de ce monde sont les plus près du
ciel. Pourtant je suis évêque, et, comme, évêque, je dois faire respecter la
Religion.
- … et les hommes qui ont pris le mot Religion pour devise, voulez-vous dire ;
et les hommes qui disent la messe et chantent matines, quand même ils auraient
tous les torts ! Cela pourrait bien être le devoir d'un évêque, comme vous le
dites ; car c'est à peu près ce que tous les évêques font. J'en connais qui
aimeraient mieux sacrifier tous les principes de justice et toutes les lois de
la charité, que de donner droit à un laïc contre un homme d'église. Mais ces
matières ne sont pas de ma compétence. Je me bats pour votre avantage et pour
celui de ma famille : je ne vois rien de mieux. A ce propos, je me permettrai de
vous faire souvenir que je compte toujours sur la vouerie de Senones pour le
second de mes fils : c'est une clause sous-entendue dans notre traité ; et vous
pouvez croire que je n'aurais point quitté mes états et mis mes vassaux sous les
armes sans cette espérance. Vous serez oncle généreux, comme je suis frère
dévoué et serviteur de votre cause.
- Mon frère, nous disposerons de la vouerie de Senones quand nous l'aurons. Mais
n'allez pas répéter ceci, de peur que les malveillants ne disent que j'apporte
la guerre ici dans les intérêts de votre famille. Un évêque peut bien combattre
; mais, comme je vous l'ai dit, il faut que ce soit pour la gloire de Dieu et
l'utilité de l'Eglise.
- Eh bien ! prenez qu'il est utile à l'Eglise que mon fils Hugues devienne voué
du monastère de Senones, et vous serez dans le bon chemin. D'ailleurs nous
réduirons les comtes de Salm, n'en doutons pas : il ne nous faut pour cela que
de la persévérance et du bon vouloir. Ces gens n'ont ni démons ni anges à leurs
ordres pour leur apporter des vivres ; et de la manière dont ils sont cernés, il
est impossible qu'aucun homme vivant pénètre dans leur fort. Berthe avait
raison. Laissez les habitants de Pierre-percée se consumer dans leur repos, nous
disait-elle hier : les traits que vous leur lancez sont perdus. Et vous savez
que les conseils des femmes ne sont point à dédaigner. Ou plutôt vous ignorez
cet axiome de la sagesse mondaine ; car vous autres, saints hommes, vous faites
profession de méconnaître l'utilité du sexe féminin. Mais j'en pense autrement.
Si j'avais toujours écouté les avis de ma chère Giselle, j'aurais fait beaucoup
moins de sottises en ma vie que je n'ai eu le plaisir ou le malheur d'en faire.
- Je sais, comme vous, que, par une espèce d'instinct qui leur est naturel, les
femmes ont beaucoup d'idées que les hommes n'ont pas. Les animaux aussi ont un
instinct qui jamais ne les trompe. Mais pour vous faire comprendre que je ne
suis point trop ennemi de la sagesse féminine, il faut que je vous communique
une idée qui me préoccupe depuis deux jours. Le chanoine Gautier, en me rendant
compte des affaires spirituelles de mon diocèse, m'a rapporté qu'il se trouve en
ce moment à Marsal une fille d'une éminente vertu. Cette fille, si l'on en croit
les apparences et les bruits populaires, est toujours en extase et ne prend
aucune nourriture. Elle a un commerce fréquent avec les anges. Il n'est bruit
sur les rives de la Seille, a dit le chanoine Gautier, que des dons miraculeux
que la jeune Marsallaise a reçus d'en haut, et déjà plusieurs hommes éclairés la
regardent comme Sainte. C'est elle que je veux consulter. Je veux du moins
m'assurer par moi-même si ces bruits sont fondés ; et si je trouve que cette
jeune personne a autant de droits à la confiance qu'on le proclame, je
l'interrogerai sur le succès de notre entreprise. Sa réponse décidera de celle
que je dois faire à l'abbé de Clairvaux. Son envoyé m'accompagnera, et il me
sera facile de le faire partir de là pour Metz.
- A la bonne heure, mon frère, reprit Renaud. Allez, si vous voulez, consulter
cette nouvelle sainte. Mais moi je crois peu aux miracles, surtout lorsqu'ils
sont opérés par des jouvencelles. Le diable est trop d'accord avec elles pour la
perte des hommes, pour qu'il soit permis de croire qu'elles puissent être des
instruments de salut. Au reste, je vous dirai à peu près ce que disait Hérode
aux Mages, mais avec une meilleure intention : Si vous trouvez cette fille qui
est en correspondance avec le Ciel et qui vit sans prendre aucune nourriture,
revenez me le dire, afin que j'aille, à mon tour, admirer cette merveille.
Le jour suivant, qui était l'avant-veille de la Pentecôte, Etienne de Bar, le
chanoine Gautier et le moine de Clairvaux, quittèrent Damegalle avec une troupe
de cinquante hommes. Ils se dirigèrent vers Marsal, en passant par les terres de
Blâmont.
(a) L'airelle, ou airtelle, des naturalistes.
CHAPITRE 7.
L’Abbaye de Saint-Sauveur
Revenons à Henri, que nous avons laissé attendant le lever
du soleil au pied des murs de l'abbaye de Saint-Sauveur ; car la règle voulait
que l'on n'ouvrît point la porte avant cette heure, et les moines auraient
laissé périr le monde entier plutôt que d'y contrevenir.
Le monastère de Saint-Sauveur-en-Vosges, comme on l'appelait pour le distinguer
du monastère de Saint-Sauveur de Toul, avait été fondé, l'an 1010, par Bertholde,
évêque de Toul, qui y plaça d'abord des Religieux de l'ordre de saint Benoit. Ou
plutôt, comme d'autres historiens le racontent, Bertholde ne fit que transférer
au lieu qu'il appela Saint-Sauveur l'ancienne abbaye du val Bonmoutier.(Bodonis
monasterium) ; sans doute parce que ce nouvel emplacement était plus favorable
au recueillement et à la méditation, étant plus désert. Quoi qu'il en soit, les
Religieux qui furent placés d'abord dans cette retraite vécurent assez mal pour
qu'on se trouvât obligé de les chasser du pays (16). Ils furent remplacés par
des chanoines de l'ordre de saint Augustin, qui furent plus réguliers, ou du
moins plus circonspects. L'abbé Hugues, qui; au moment de la visite de notre
héros, tenait les rênes de ce gouvernement spirituel, était un vieillard de
bonne allure, tant soit peu disert, quoique profond théologien, et moins
pointilleux que la plupart de ses confrères dans la défense de ses droits; ce
qui faisait qu'il vivait en bonne intelligence avec tous les seigneurs du pays.
Henri avait plus d'un motif en faisant d'abord une descente dans ce séjour de
calme et de quiétude. D'abord il espérait que l'abbé Hugues, qui était très-bien
vu à la cour de Simon II, voué de Saint-Sauveur, lui serait de quelque utilité
pour l'exécution de son plan. Ensuite il avait besoin de plusieurs objets sans
lesquels un homme de haut rang ne peut raisonnablement se mettre en voyage. Il
lui fallait surtout, pour se présenter à la cour de Lorraine, des vêtements
moins usés, et plus assortis à sa taille, noble et élancée, que ceux qu'il avait
empruntés à Guillaume Valtrin. Or à cette époque il y avait de tout dans les
monastères, même des épées et de brillantes armures pour de gentils chevaliers.
Après que Henri eût, entre quatre murs, exposé à Hugues la détresse de sa
famille, et la résolution énergique qu'il avait prise pour la sauver, celui-ci
secoua la tête d'un air peu consolant, puis il soupira trois fois. Après ce
prélude, il se prit à dire d'une voix grave, et sur le ton d'un prédicateur qui
commence un exorde.
- Sans doute, mon fils, le duc Simon II aurait pu vous venir en aide s'il était
encore assis sur le trône de ses pères. Sa noble parole, m'en est un sûr garant.
D'ailleurs il est de l'intérêt de nos ducs que l'évêque de Metz ne devienne
point trop puissant dans ces contrées ; sans quoi notre sainte maison courrait
risque elle-même d'être englobée dans ses terres, et de devenir un fief mouvant
de l'évêché de Metz ; et Dieu sait que j'aurais bien des choses à dire sur cet
article. Mais ce que vous ne savez pas, puisque depuis un an vous êtes séparés
du monde entier, c'est que le pieux duc a renoncé à toutes les grandeurs de la
terre, et s'est fait moine dans l'abbaye de Stulzbronn (17), après avoir résigné
sa couronne entre les mains de son frère, Ferri de Bitche, contre lequel,
malheureusement, vous dites que vous avez porté les armes ; et je doute que
Ferri, quelque généreux qu'on le proclame, puisse se montrer d'abord favorable à
votre cause. Ainsi je crains qu'en vous présentant à sa cour vous ne fassiez une
démarche inutile.
- Nous n'avons donc d'autre parti à prendre que de plier les genoux devant
l'ennemi qui nous opprime, reprit piteusement Henri.
- Attendez. Ne précipitons pas les conclusions. Dans les cas désespérés, il n'y
a, comme on dit, que les partis désespérés qui réussissent. Nous touchons à la
solennité de la Pentecôte. Ferri de Bitche, ou, Si vous aimez mieux, Ferri I,
duc de Lorraine et voué de notre sainte maison, vient à Saint-Dié pour y
solenniser cette grande fête. Restez ici deux jours seulement ; après quoi je
vous ferai donner un cheval, un écuyer et un guide. Alors vous vous rendrez à
Saint-Dié, pour y implorer la protection du noble duc. Qui sait si Ferri ne,
sera point accompagné d'une escorte suffisante pour vous porter secours avant de
retourner à Nancy ? car, vous le savez, les princes, dans ces moments de
troubles, ne sortent point de chez eux sans pouvoir répondre à quiconque serait
tenté d'interrompre leur marche.
- Votre idée me semble la seule à laquelle il soit possible de s'arrêter…. Ferri
vient sans doute à Saint-Dié pour prendre possession des domaines que les ducs
de Lorraine possèdent dans le val de Galilée ?
- Pas précisément pour cela, si ce que l'on rapporte est vrai. Vous ignorez sans
doute le meurtre qui vient d'être commis dans les montagnes sur la personne de
notre digne évêque de Toul.
- C'est un évènement dont je n'ai pas la moindre idée : veuillez me le raconter
dans tous ses détails. Qui aurait donc pu commettre cet horrible attentat ? des
brigands, sans doute, de ceux-là peut-être qui depuis quarante ans infestent nos
domaines.
- Non. C'est une histoire lugubre, et pénible à raconter, une histoire que les
siècles futurs ne voudront pas croire, si toutefois il se trouve un écrivain qui
ait le courage de la publier. Folmard, notre écolâtre, m'avait demandé la
permission de la consigner dans nos annales ; mais je n'ai pas voulu,
premièrement à raison du scandale, secondement à cause de la haute naissance du
principal agent. Par respect pour nos ducs, chacun désire qu'un pareil évènement
soit oublié. Voici ce qui est arrivé. Soyez attentif.
Vous n'ignorez pas que Mathieu ou Maherus, frère du duc Simon et évêque de Toul,
a été déposé par notre saint-père le Pape, non-seulement parce qu'il dissipait
les biens de son église, mais encore parce que ses moeurs étaient loin d'être à
l'abri du reproche. On était loin de prévoir, dans les commencements, une chute
aussi déplorable, car Mathieu, lorsqu'il n'était encore que grand-prévôt du
monastère de Saint-Dié, avait donné des preuves de justice et de piété, je
pourrais même dire de grandeur d'âme. Le souverain pontife, en prononçant son
interdit, crut devoir, par condescendance, lui laisser la possession de la
prévôté dont il avait joui avant son épiscopat. Ce fut donc à Saint-Dié que
Mathieu se retira lorsqu'il se vit forcé de quitter son siège. Arrivé dans cette
ville, il s'empara des débris d'une partie de l'ancien monastère, ruiné par un
incendie, et il se fit bâtir un somptueux palais sur une petite éminence entre
les deux églises (a), ce qui excita déjà les murmures des gens de bien. Après
s'être créé ainsi, avec les pierres d'un saint édifice, une habitation toute
mondaine, il fit venir avec lui une jeune fille d'une beauté remarquable, nommée
Alix, qu'il avait eue, dit-on, d'une Religieuse d'Epinal. II vivait avec cette
jeune personne dans la plus grande intimité, et voulait même qu'elle fit les
honneurs de sa maison. Vous avez appris peut-être ce qui est arrivé à ce sujet.
Un jour le duc Simon arrive à l'improviste chez son frère, et lui demande, d'un
ton impérieux, où est la jeune fille avec laquelle il est lié d'une amitié si
étroite.
- La voici, répond Mathieu; et quand ce que la calomnie se plaît à publier pour
me noircir serait vrai, qu'auriez-vous à y voir ?
- Mais cette malheureuse, reprend Simon, est votre propre fille, puisqu'elle a
reçu le jour de la Religieuse avec laquelle vous avez vécu d'une manière
scandaleuse lorsque vous étiez à Toul. Et, pour comble de déshonneur, on dit
qu'Alix est enceinte ! Ne craignez-vous donc point de jeter un opprobre éternel
sur notre famille, et de vous déshonorer vous-même par un inceste aussi horrible
?
Mathieu reste confondu, et ne répond pas un mot.
Sans de plus longues explications, le duc ordonna à ses archers de se saisir de
la jeune personne, et de la conduire, garottée comme une sorcière, au château de
Bilistein, en Alsace, pour y être gardée sous verroux. Simon fit démolir ensuite
le château de son frère, et ne voulut pas qu'il en restât pierre sur pierre ; et
le grand-prévôt fut chassé honteusement de la ville.
Mathieu, désespéré de se voir traiter avec tant de rigueur, et ne sachant où
cacher sa honte, se retira sur la montagne de Clairmont, au midi et à une
demi-lieue de Saint-Dié. Là se trouvaient un ermitage et une chapelle dédiée à
sainte Madeleine, où toutes les femmes dont la chasteté avait reçu quelque
atteinte allaient implorer Dieu pour la rémission de leurs fautes. Mathieu
s'empara de l'ermitage et de la chapelle, et mit l'ermite à la porte. Là il fut
bientôt rejoint par une vingtaine d'hommes semblables à lui, qui le prirent pour
leur chef. L'ermitage est bientôt changé en une espèce de château fort à l'ombre
duquel se commettent les mêmes crimes que l'on venait expier en cet endroit, et
l'autel du repentir devient en quelque sorte un canapé où l'on immole à Vénus.
Les membres de cette abominable cohorte, réduits à vivre de pillage, attaquent
les voyageurs, enlèvent les femmes, et mettent à contribution les villages
voisins. Tout tremble dans le pays au seul nom de Mathieu ou Maherus, et les
passants regardent la citadelle de l'ex-évêque avec autant d'effroi que si Satan
lui-même l'eût habitée avec une troupe de démons acharnés contre les hommes.
Mais ce n'est pas là tout. Mathieu de Lorraine avait été remplacé sur le siège
de Toul par Renaud de Senlis, fils de Guy de Senlis, grand-échanson de France.
Ce digne évêque avait résolu de faire, au commencement de ce printemps, la
visite de son diocèse. Il nous fit l'honneur de venir passer chez nous les
derniers jours de la semaine-sainte ; et le jour de Pâques il célébra
solennellement la messe sur notre grand-autel.J'ai vu beaucoup de prêtres, mon
cher Henri, mais je n'en ai jamais vu aucun officier avec les démonstrations
d'une piété aussi solennelle. Mathieu célébrait les saints mystères avec une
sorte de dignité étudiée, et l'on voyait percer son hypocrisie à travers les
gestes raides avec lesquels il accomplissait les cérémonies du culte. A l'autel
ou dans les processions, il se mouchait souvent, pour cacher l'expression
sinistre et l'air embarrassé de sa physionomie. Sa voix, où se mêlait un accent
aigre, trahissait malgré lui l'indocilité de son âme ; et quoiqu'il fût un bel
homme, il ressemblait à un diable déguisé lorsqu'il était en chappe. Mais Renaud
de Senlis, malgré la petitesse de sa taille, paraissait un ange couvert des
ornements sacerdotaux pour se rendre visible aux mortels : tant les dispositions
de l'âme pénètrent à travers les mouvements du corps.
Le jour de Pâques donc, après avoir dîné très-sobrement dans notre réfectoire,
ce pieux évêque se mit en route pour l'abbaye de Senones, accompagné des prêtres
et des clercs dont il avait l'habitude de se faire suivre; car, en véritable
apôtre, Renaud ne voulait jamais d'autre escorte. Pendant qu'il soupait avec
l'abbé de Senones, deux voyageurs, l'un prêtre et l'autre laïc, se présentèrent
à la porte du monastère, demandant à y passer la nuit. On les reçut sans
difficulté. On les mit à. table avec les gens de l'évêque, desquels ils
apprirent l'itinéraire du prélat. Ces hommes étaient des émissaires de Mathieu,
car dans sa bande il y avait plusieurs hommes d'église qui l'avaient suivi par
amour du désordre. Aussi, ces voyageurs ne reparurent plus le lendemain, et, on
apprit qu'ils avaient quitté le monastère avant le jour, Renaud, sans défiance,
se remit en route après avoir dit la messe. Il s'arrêta une heure ou deux à
Moyenmoutier, à peu près autant à Étival, d'où il se dirigea vers Autrey. Il
était cinq heures du soir lorsqu'il arriva à la Bourgonce, petit village au-delà
duquel se trouvait une longue forêt à traverser. Bientôt l'évêque et sa suite se
trouvèrent engagés dans un défilé très-étroit, où le chemin, situé dans une
ravine marécageuse, ne permettait pas même à deux cavaliers de voyager de front.
A gauche était une montagne à pic, couverte de sapinières épaisses ; à droite se
trouvaient des fondrières impraticables : de plus, des arbres nouvellement
abattus jonchaient souvent le terrain, de sorte qu'il était impossible de se
détourner de deux pas et d'éviter une attaque.
Tout à coup des gens armés se débusquent et se précipitent sur les voyageurs.
Etienne, abbé de Saint-Mansuy de Toul, est arrêté le premier, et tombe percé de
coups. Un autre est frappé de même, et demeure gisant sur la place. Alors on
arrive à l'évêque, qui était un des derniers. Un jeune homme nommé Jean, qui
avait été valet d'Alix, lui donne trois coups de couteau dans la poitrine et
deux dans le dos. Non content de cela, il le dépouille depuis les pieds jusqu'à
la tête, et le traîne, moulu de coups, dans le marais voisin. Les autres
compagnons de Renaud furent également massacrés et dépouillés : il n'y eut pas
jusqu'aux ornements pontificaux et jusqu'au vase qui renfermait le saint-chrême,
qui ne devinssent la proie de ces brigands. Quand tout fut fini, ils allèrent
trouver Mathieu, qui se tenait à quelque distance de là, couvert de ses armes et
portant une batiste en main, et ils lui rendirent compte de leur expédition.
Le ci-devant évêque ne fut point content qu'il ne vit le cadavre de son
successeur, de cet homme qu'il supposait être l'auteur de ses disgrâces, et le
principal instigateur de l'enlèvement d'Alix. Il eut la barbarie de palper son
corps déchiré, et d'épier si un souffle de vie ne s'échappait point de cette
poitrine cinq fois percée. Il ne se retira que lorsqu'il eût acquis la certitude
que le crime était consommé. Depuis ce moment, il erre de montagne en montagne,
redoutant même les compagnons de ses crimes, et n'osant plus se confier à sa
forteresse de Clairmont. Quelques personnes ont fait courir le bruit de son
repentir ; mais ce fait est aussi improbable en lui-même qu'il serait inutile
devant les hommes.
Le corps de Renaud a été transporté à Toul, où on lui a fait des funérailles
dignes d'un Saint.
Cependant des bruits étranges ont été répandus par les ennemis de la maison de
Lorraine, et il ne serait point impossible qu'Etienne de Bar les eût accueillis
ou eût contribué à les disséminer. Il est de fait que la famille de nos ducs
s'est longtemps opposée à l'élection d'un nouvel évêque de Toul, et qu'elle a vu
de mauvais oeil l'intronisation de Renaud. Les parents de Mathieu espéraient
toujours que, tôt ou tard, le grand-prévôt reviendrait à des sentiments plus
honnêtes, et qu'alors le pape lui permettrait de retourner à son évêché. Le
siège, en effet, a été vacant pendant trois années ; et ce n'est que lorsqu'il a
été prouvé au souverain pontife que Mathieu, loin de s'amender, tendait de plus
en plus vers des moeurs plus corrompues, que Renaud de Senlis a reçu
l'institution canonique. Quelques-uns donc ont cru que nos princes étaient
complices de cet abominable meurtre, et c'est pour détruire l'effet de cette
malicieuse calomnie que Ferri s'est décidé à passer dans les Vosges, résolu de
poursuivre impitoyablement les meurtriers du saint évêque, sans épargner son
propre frère, dont la tête a été mise à prix.
Voilà, noble comte, le motif du voyage actuel du duc de Lorraine à Saint-Dié.
Vous voyez, mon fils (continua l'abbé Hugues), à quel excès de crimes et de
honte on arrive quand on a franchi les barrières de la pudeur, et surtout quand
on a blessé les bonnes moeurs d'une manière aussi grave. On a commencé par les
ris et les jeux, et l'on finit ordinairement par l'assassinat. C'est ce que j'ai
pu remarquer plusieurs fois dans le cours de ma longue vie. Maintenant cet
homme, issu du plus noble sang de l'Europe, et qui s'est vu assis sur un des
plus beaux sièges de l'Eglise, erre de montagne en montagne, traqué comme une
bête fauve, et ne trouve point de caverne assez profonde pour se mettre à l'abri
du glaive qui le menace.
On dit qu'Alix, mariée depuis peu à un simple archer de Gerbéviller, a péri
misérablement au château de Gonoberg, en Allemagne, où elle avait été contrainte
de suivre son époux, et n'a pas même obtenu la sépulture chrétienne. Que
deviendra Mathieu ? Dieu seul le sait. Puisse-t-il rentrer en lui-même avant le
jour fatal où il aura à lui rendre compte de tous ses méfaits (18) !
(a) Dans le lieu où sont situés maintenant les jardins de
l'évêché.
CHAPITRE 8.
Henri de Salm à Saint-Dié
La veille de la Pentecôte, sur le soir, le Comte de
Pierre-percée arriva à Saint-Dié, après avoir fait les détours nécessaires pour
ne point tomber entre les mains des gens d'Etienne de Bar. Mais un
désappointement pénible attendait Henri dans cette ville, reine des monts et des
vallées. Au lieu du duc de Lorraine, qu'il s'était promis d'y rencontrer, il ne
trouva que Ferri, son fils, qui, quelques années plus tard, lui succéda sous le
nom de Ferri II. Ce prince était arrivé depuis plusieurs jours avec trois cents
hommes. Son premier soin avait été de se porter à la montagne de Clairmont, où
il avait fait démolir la forteresse du grand-prévôt. L'effroi qu'inspirait ce
prêtre homicide dans la contrée était tel, qu'aucun des habitants du val ne
voulut prendre part à cette oeuvre de justice, et qu'il fallut que les soldats
de Ferri eux-mêmes prissent la peine de renverser l'édifice et d'en disperser
les pierres. Du reste, on ne trouva aucune résistance, car Mathieu s'était
retiré, avec ses complices, dans des lieux plus déserts. Cet homme semblait
avoir perdu toute son énergie et tout son amour du crime depuis qu'il avait fait
couler le sang d'un saint prélat; et, loin d'opposer la force à la force et de
défendre son asile, il n'avait plus même le courage de paraître de loin et
d'affronter un regard d'homme.
Le jeune Ferri, encore tout fatigué de l'expédition de la journée, reçut Henri
avec une espèce de roideur et de dignité cérémonieuse qui faillirent faire
perdre tout espoir à notre héros.
- Je ne puis, lui dit le prince, vous promettre aucun secours, car il ne
m'appartient point de disposer des forces du duché. Je pourrais encore moins
envoyer maintenant des troupes à votre secours, car le petit nombre d'hommes qui
ont été confiés à mon commandement a été envoyé ici pour se mettre à la
recherche des assassins de l'évêque de Toul. Moi-même je suis obligé de m'en
retourner dans deux jours à Nancy, afin de rendre à mon père un compte exact du
sinistre évènement qui a jeté la consternation dans ce pays. Si vous voulez
m'accompagner, je me charge de vous présenter au duc Ferri. Le premier jour,
nous irons coucher à Gerbéviller, où je dois aller prendre ma mère et ma soeur,
qui ont passé quelques semaines de la belle saison chez mon frère Philippe,
seigneur de ce bourg (19). Le lendemain nous nous remettrons en marche, et dès
le même jour vous pourrez exposer votre affaire. Je ne vous promets point qu'on
enverra des hommes d'armes pour vous secourir; car dans un commencement de règne
il serait très-impolitique d'attaquer un voisin aussi puissant que l'évêque
Etienne ; mais nous parviendrons peut-être à lui inspirer des sentiments plus
généreux à votre égard.
Henri était trop avancé dans son recours à la maison de Lorraine, pour reculer
devant une proposition qui ne lui laissait pas concevoir beaucoup d'espérances.
D'ailleurs sa rentrée au château de Pierre-percée était à peu près impossible,
sans compter que sa présence dans ce manoir n'était pas d'une grande ressource
pour sa famille. Il se soumit donc de bonne grâce à l'exigence des événements,
quoiqu'ils ne courussent pas aussi vite que ses désirs. Plus tard il put se
convaincre que ces événements mêmes, dont nuit et jour il accusait la lenteur,
étaient connue un pont de pierre que la Providence jetait sur son passage pour
assurer sa marche et le conduire au but de ses voeux.
Le jour de la Pentecôte, le prince fit inviter Henri à un souper splendide qu'il
donna aux dignitaires du chapitre et aux principaux officiers de la ville de
Saint-Dié. Lorsque l'on était au milieu de la gaîté du festin, un gentilhomme
lorrain se présenta dans la salle, et, s'inclinant respectueusement vers Ferri,
lui dit à l'oreille :
- Seigneur, le grand-prévôt vient de s'introduire dans la ville à la faveur des
ténèbres. Il est en ce moment chez une personne qui lui est dévouée, et il vous
supplie de lui accorder une heure d'entretien. Il paraît qu'il a d'importantes
révélations à vous faire. Seulement il exige, avant de se présenter, que vous
juriez par la solennité de ce jour qu'il aura la vie et la liberté sauves.
- Je ne promettrai rien à un monstre, s'écria Ferri tout bouillonnant de colère.
Qu’il sorte à l'instant de cette ville, et qu'il n'y reparaisse jamais, non plus
que devant aucun membre de notre famille : c'est l'ordre et le vouloir de mon
père. Chevaliers, continua-t-il en s'adressant à ceux de ses convives qui
portaient l'épée, qui de vous aura la hardiesse de faire un message à Mathieu de
Lorraine? Qui de vous ira lui dire en face : Si dans cinq minutes vous êtes
encore à Saint-Dié, la maison qui vous a reçue sera cernée, incendiée, et vous
deviendrez la proie des flammés. Point de pardon pour le traître qui a déversé
l'opprobre sur une auguste famille.
Tous étaient muets, Car chacun pensait que Mathieu était homme à plonger son
poignard dans le coeur de celui qui lui porterait des paroles aussi
disgrâcieuses. Soudain Henri se lève et accepte la commission. Depuis qu'il
avait entendu parler de cet illustre coupable, il avait été tourmenté d'un désir
secret de le connaître. Comme un naturaliste aime à voir un énorme serpent se
dérouler sur l'herbe, celui qui veut approfondir les mystères de la vie se plaît
à étudier comment le crime s'entrelace à la dignité de l'homme, et comment il
déploie sa hideuse expression sur la physionomie.
Lorsque notre héros aborda le grand-prévôt, il ne vit point, comme il s'y
attendait, un personnage à figure bourrelée et à l'aspect terrible. Il avait, au
contraire, des traits majestueux et l'air assez calme. Sa taille était imposante
et son maintien tellement noble qu'Etienne de Bar lui-même, mis à côté de lui,
n'aurait paru qu'un simulacre de grandeur. On voyait que ses passions, en
ulcérant son coeur, n'avaient point dégradé sa figure : preuve certaine qu'il y
a encore une partie saine dans l'être moral, et que l'âme n'est point gangrenée
tout entière. Sur une armure à peu près complète, il portait un long manteau
noir qui contrastait d'une manière avantageuse avec ses cheveux grisonnants et
ses mains blanches comme l'émail. Une courte javeline était posée sur une table,
à sa droite, tandis qu'un crucifix d'argent scintillait dans l'ombre, à sa
gauche.
En présence d'un tel homme, Henri recueillit tout ce qu'il avait de courage et
de sang-froid pour s'acquitter textuellement de sa commission.
- Eh ! qui êtes-vous, s'écria Mathieu en fixant sur lui son regard de feu....
qui êtes-vous pour oser me parler ainsi ? Hier vous auriez pu payer de votre vie
une telle audace ; aujourd'hui je vous reçois en prêtre et en serviteur du
Christ.
Et son ton s'adoucissait à mesure qu'il arrivait vers la fin de sa période.
- Je suis Henri, chevalier de Salm, comte et consul de Pierre-percée ou
Langstein. Mais mes qualités personnelles sont inutiles ici : je ne suis devant
vous que comme envoyé du prince de Lorraine.
- Et depuis quand, chevalier, êtes-vous au service du prince que vous nommez ?
- Je ne suis au service de personne. Hier je suis arrivé à Saint-Dié pour
implorer la protection du duc, de votre frère, contre l'évêque de Metz, qui
tient ma famille assiégée dans le château de Langstein.
- Je comprends. Vous avez reçu une commission dont aucun autre n'a voulu se
charger. Vous êtes brave, Henri ; je le savais déjà. Vous êtes honnête aussi,
sans doute; vous êtes franc et loyal. Vous avez une âme élevée : je le vois, à
la largeur de votre front et à la noblesse de vos traits. Prenez place sur ce
pliant, et dites quels sont vos sentiments à mon égard.
- Seigneur, je vous connais depuis si peu de temps......
- Point de détours. Si vous ne me connaissez pas, la renommée parle. Me
méprisez-vous ?
- Si vous n'êtes que malheureux, je vous respecte. Si vous êtes coupable, je
vous plains... ; je vous estime même, car l'homme ne perd point sa qualité
d'homme par le crime ; et tout homme, par sa nature, est respectable,..... tout
homme surtout qui, comme vous; est doué de qualités supérieures.
- Tu me consoles, Henri; tu viens de dilater mon coeur, qui, depuis six mois,
était horriblement contracté. Dis encore une fois que tu m'estimes, et tu me
rends heureux. Il y a si longtemps que je n'ai pas vu un homme capable de
concevoir une pensée d'estime et un sentiment d'amour pour un autre. Mon Dieu,
vos miséricordes sont infinies, et vous ne voulez pas que je périsse, puisque
vous me faites rencontrer une âme assez grande pour me comprendre ! Henri, tu es
un chrétien, toi ; tu es un noble chevalier, et je me confierai â toi. Oui,
Henri, je suis,…. j'ai été coupable. Mais la grâce a fait un miracle en ma
faveur, et l'esprit de Dieu a soufflé aujourd'hui dans les replis de mon coeur.
Hier encore je méditais l'incendie et la vengeance. Si l'espèce humaine n'avait
eu qu'une seule tête, je me serais fait un plaisir de la couper et de la broyer
sous mes pieds. Et malgré cela, je puis le dire, je n'ai jamais renié Dieu, je
n'ai jamais douté de sa parole. Ce matin je me suis dit : Passerai-je donc ce
jour solennel sans élever mon âme à Dieu? Mes prières lui sont en horreur ; mais
n'importe : je veux, malgré lui, malgré mes remords, lui prouver qu'un acte de
foi peut encore sortir de ma poitrine criminelle. Là-dessus, je me suis mis à
genoux à l'entrée de la caverne où j'avais passé la nuit; j'ai élevé les yeux au
ciel, jai étendu vers mon créateur des mains suppliantes, et j'ai récité à haute
voix l'hymne Veni, creator. Lorsque j'en étais à ces mots, Accende lumen
sensibus, soudain cette pensée a traversé mon âme et illuminé mes sens :
Insensé, tu demeures dans le crime, et crime et malheur sont synonymes. Vertu et
paix, au contraire, ne sont qu'une seule et même chose ; car Dieu a promis la
paix aux hommes de bonne volonté. C'en est fait, je reviens au bien….
c'est-à-dire au repentir; et désormais aucune action criminelle ne souillera les
mains de Mathieu de Lorraine. Je ne sais si j'ai achevé l'hymne ; mais j'allai
incontinent rejoindre mes compagnons. Je leur dis : Mes enfants, fuyons,
séparons-nous, et prenons la résolution de mieux vivre. Qui sait si Dieu ne nous
pardonnera point ? Là-dessus ils me rient au nez et se disent entre eux que je
suis devenu fou, car j'avais vraiment un air inspiré, et un feu divin sortait de
mes yeux. Terricus, ce prêtre qui a été le compagnon et le complice de tous mes
désordres, est celui qui s'est montré le moins disposé à me comprendre.
Compagnons, dit-il, tuons-le. Ne voyez-vous pas qu'il veut redevenir évêque, ou
au moins reconquérir l'amitié de son frère ? Ne craignez-vous point
qu'aujourd'hui même il ne nous livre aux gens du duc, et qu'il n'achète sa grâce
au prix de notre vie ? Et déjà quelques-uns avaient leur arc bandé, prêts à me
percer le coeur. Je me suis enfui dans les sapinières. J'ai demeuré caché là
jusque la nuit, et je me suis dit : J'irai trouver mon neveu ; je demanderai ma
grâce, et il me l'accordera, sans doute. Lorsque ma famille m'aura accordé un
généreux pardon, je vendrai mes biens, j'en distribuerai le prix aux pauvres, et
j'irai finir mes jours dans la Terre-sainte...... Et voilà que ma famille me
rejette ! et voilà que mon neveu m'appelle un monstre ! Mon Dieu, je boirai ce
calice ! Je vais quitter la ville, puisque mon jugement est déjà prononcé.
N'allez pas dire à ce jeune homme : Votre oncle est converti. Il n'en croirait
rien. Ils ne comprennent point l'héroïsme du repentir, ces gens qui ne
comprennent point l'héroïsme du crime. Parce que leur âme est trop courte pour
s'enfoncer dans le mal, elle est trop courte aussi pour croire que l'on puisse
en sortir. Pauvres nains qui, lorsqu'ils s'égarent, vont donner du pied contre
quelque taupinière, ils se croient le droit de mépriser le géant qui va donner
de la tête contre une montagne ! Ah ! Dieu ! que le défaut de lumières est un
grand mal, et que les erreurs des hommes sont cruelles ! Elles sont plus
cruelles, Henri, que les passions les plus féroces ; et les préjugés des grands
tuent un plus grand nombre d'hommes que le glaive des scélérats. J'ajouterai
tout bas : Et les idées étroites des ministres de l'Evangile damnent plus de
personnes que les ruses du prince des démons. Je suis coupable, Henri ; mais mon
repentir n'est point vil, et je me crois supérieur, dans ma bassesse, à tous ces
hommes qui ont passé leur vie dans la pratique d'une vertu idiote, méconnaissant
les desseins de la Providence, ne rendant justice à personne faute de lumières,
et foulant aux pieds la vérité en voulant faire le bien. Ce n'est point sans
raison que le Sauveur du monde a mis la sottise sur la liste des plus grands
crimes, parce que la sottise est une semence de malheurs, la ruine des desseins
de Dieu, et la sentine du coeur humain. De corde hominum maloe cogitationes
procedunt, adulteria, fornicationes, homicidia, furta, avaritioe, nequitioe,....
STULTITIA (a). J'aurais été un grand prince sur le trône : je le sens dans mon
coeur ; et j'ai été un indigne prélat, parce que les institutions des hommes ont
faussé ma destinée. Les malheureux ! pour assouvir leur ambition, ils m'ont fait
évêque à dix-huit ans ! Mon Dieu, pardonnez-leur leurs erreurs ! Et voilà qu'ils
veulent attenter à ma vie ! et voilà que, lorsqu'ils m'ont placé sur la route de
l'enfer, ils veulent m'y précipiter, lorsque je suis arrivé sur le bord ! Et ils
le feraient, j'en suis sûr, car je sais ce à quoi le courroux d'un homme qui a
la force en main peut se porter. Henri, un prêtre...., je vous en conjure ! le
temps presse. Qui sait où je serai demain ! Un prêtre, vous dis-je : courez de
ce pas le chercher. Dites-lui : Un malade vous attend sous le toit de
Marie-la-folle, sur le chemin de Teintrux. Je sors. Soyez discret.
Henri eut à peine le temps de lui glisser dans la main une poignée de sous d'or,
et Mathieu s'échappa comme une ombre, enveloppé dans son manteau noir.
Il était temps. Une troupe d'archers lorrains s'avançait dans les ténèbres pour
s'emparer de la personne de l'évêque. Henri alla à leur rencontre, et leur dit :
- Amis, retournez. Le grand-prévôt s'est enfui vers la côte Saint-Martin.
Et à l'instant, il alla frapper à la porte d'un chanoine, en lui disant : - Un
malade réclame votre assistance. Veuillez m'accompagner sous le toit de
Marie-la-folle, sur le chemin de Teintrux.- Le chanoine fit partir un vicaire ;
et tous; deux, précédés d'un porte-croix, se mirent en marche.
Mathieu de Lorraine était assis près du seuil de la maison, sur un banc de
pierre. Marie-la-folle n'avait point voulu ouvrir à un homme seul. Dès quelle
connut le vicaire elle vint ouvrir la porte, non en chemise, car le peuple ne
connaissait point encore ce vêtement, mais entourée d'un grand linceul.- Ah ! ah
! dit-elle, vous venez bénir notre maison : vous faites bien, car elle est
hantée par des fantômes. Toutes les nuits je leur dis : Attendez, attendez : je
vous ferai déguerpir dès que j'aurai de l'eau bénite ; et ils ne s'en vont
point. J'étais allée hier en chercher au monastère ; mais j'ai cassé la cruche
en revenant. Bien vous a pris de prendre votre étole : cette bande de toile
rouge fait peur au diable, et je suis assurée que désormais je dormirai
tranquille.... Et vous, vous êtes le grand-prévôt : je vous reconnais bien, à
telles enseignes que c'est moi que vous sauvâtes des polissons du faubourg qui
me jetaient des pierres, et que vous eûtes la bonté de me ramener ici. On dit
que vous tuez les hommes, maintenant ; c'est égal : vous n'en serez que plus
redoutable à l'esprit malin.
A ce mot de grand-prévôt, le vicaire fit un bond en arrière, comme s'il eût
marché sur un basilic, et son visage, quoique brillant d'embonpoint, devint pâle
comme un linceul. Sans perdre de temps, Mathieu lui fit signe, par un geste
impérieux, de s'asseoir sur un bloc de sapin qui était la place d'honneur dans
la chaumière. Et à l'instant lui-même tombe aux pieds de l'homme d'église, en se
signant et en disant d'un ton solennel :- Mon père, bénissez-moi parce que j'ai
péché. Je me confesse à Dieu et à vous..... Henri, dit-il en se tournant vers
notre héros, dans une heure soyez ici avec le notaire apostolique…..
Et Henri laissa le noble repentant formuler l'humble narration de ses fautes.
(a) Du coeur de l'homme sortent les mauvais projets, les
adultères, les fornications, les homicides, les vols, l'avarice, la perfidie ET
LA SOTTISE (S. -Marc, ch. 7. v. 21 et 22).
CHAPITRE 9.
Acte de Donation
Mathieu venait d'achever sa confession lorsque Henri et le
notaire apostolique entrèrent sous le toit de Marie-la-folle.
- Messire, dit le grand-prévôt à ce dernier, vous allez minuter l'acte de
donation de mes biens. Le vicaire et son clerc y figureront comme témoins.
Henri, nous ne nous servirons pas de vous pour cette affaire, et pour cause. Je
viens d'apprendre que la malheureuse Alix, que j'aimais comme mon enfant, est
morte prématurément en Allemagne (Ici une larme s'échappa de la paupière du
prélat, et il poussa un soupir involontaire). C'est à cette personne que j'eusse
donné tout ce que je possède légitimement, si elle eût vécu. Maintenant, en
mémoire d'elle, c'est sur la tête de Judithe, ma nièce, fille du duc Ferri, que
je veux faire passer mes apanages. Judithe ressemble parfaitement à Alix : elle
a ses traits, sa taille, la bénignité de son caractère, et jusqu'au son de sa
voix. Puisque toute ma famille me déteste, je veux que cet ange, du moins,
puisse se souvenir avec quelque affection de son malheureux oncle. Maintenant,
écrivez.
Et le grand-prévôt se mit à dicter ce qui suit:
Au nom de la très-sainte Trinité, du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.
Moi Mathieu, grand-prévôt de l'église et du monastère de Saint-Dié, fais savoir
à tous que,, étant sur le point de partir pour la Terre-sainte pour y vivre dans
une pauvreté parfaite et dans de continuels exercices de pénitence, jusqu'à la
mort, je me dépouille volontairement de tous mes biens de la manière qui suit :
1°. Je donne aux pauvres de la ville et du ban de Saint-Dié tout ce, que je
possède dans ladite ville et dans ledit ban.
2°. Ma terre de Teintrux sera publiquement vendue, pour le prix en être
spécialement affecté au rétablissement de la chapelle de sainte Madeleine, sur
la montagne de Clairmont, et à l'entretien de l'ermite.
3° Je donne mes terres labourées et labourables, aussi bien que mes bois et mes
vignes de Morhange et de Domjuvin, à ma nièce, Judithe ou Joatte de Lorraine,
sous la condition expresse qu'elle épousera Henri de Salm, ici présent.
- C'est trop, interrompit vivement Henri, ému de cet acte de générosité.... ! Je
ne prétends pas…. je ne mérite pas….
- Silence, beau neveu, s'écria à son tour le grand-prévôt ! N'implorez-vous pas
la protection du duc pour vous, pour votre mère, pour votre frère ?.... Voilà le
seul moyen. - Et il continua de dicter :
Et si le mariage entre madite nièce et ledit seigneur Henri n'est pas ratifié
par le duc de Lorraine et validement célébré dans quinze jours, à partir de la
date des présentes, lesdits biens de Morhange et de Domjuvin appartiendront en
propriété audit Henri, sans que nul homme puisse lui en disputer la possession.
Copie authentique dudit acte, qui sera tenu secret pendant trois jours, va être
remise immédiatement audit Henri de Salm, présent et acceptant, pour lui servir
de titre.
Fait et passé etc.
Les pièces signées et le notaire payé, les parties songèrent à se retirer, et
Marie-la-folle congédia ses hôtes, toute joyeuse d'avoir vu accomplir des
cérémonies religieuses dans sa maison.
CHAPITRE 10.
Mort de Mathieu
Après une soirée aussi coupée d'événements, on peut croire
que l'agitation de Henri ne lui permit point de se livrer paisiblement au repos.
Ce qui venait de se passer lui paraissait un songe, et il ne pouvait comprendre
qu'un homme que peu d'heures auparavant il regardait comme un monstre indigne
d'aspirer l'air, lui eût apparu sous la forme d'un être vénérable à certains
égards, sous la forme d'un ami, d'un bienfaiteur même. Il sentit que le cours
habituel de ses idées avait comme reflué vers sa source, pour prendre une autre
direction. Il comprit alors que le commun des hommes est presque toujours
injuste envers ceux que le crime a comme marqués de taches livides, et que, le
plus souvent, la société a plus de torts envers eux qu'ils n'en ont envers elle.
Il sentit que tout ne se pèse point dans la balance de la morale, et que l'homme
peut être grand dans le crime aussi bien que d'une petitesse extrême dans la
vertu. Il vit alors distinctement combien est sage la loi du Christianisme qui
nous ordonne de pardonner à tous ceux qui s'égarent, et qui veut que nous
recouvrions de notre amour toute la malice des méchants. Il pensait avec intérêt
à cet homme extraordinaire qui avait su trouver le chemin de la vertu sur les
dernières marches du crime. Surtout il se rappelait avec attendrissement cette
figure si calme au milieu de la tempête, si noble au milieu de l'infamie, si
céleste au milieu du repentir. On aurait dit que tout le sang du Christ que
Mathieu avait bu dans ses longs jours était revenu sur sa face pour lui donner
un air divin (car les grâces dont on a abusé reviennent avec plus de force
lorsqu'on se repent, semblables à une sève arrêtée qui circule avec plus de
rapidité lorsque le vice de l'arbre disparait)…. C'est ainsi que, pendant toute
la nuit, l'imagination du jeune comte, qui avait joué un rôle peu actif dans les
événements de la soirée, lui en reformait un tableau où les idées venaient se
mirer dans les faits. Et puis son esprit se reportait avec une avide curiosité
vers cette Judithe que Mathieu, partant pour l'exil, semblait lui donner en
héritage ; vers cette Judithe qu'un sort officieux amenait, en quelque sorte,
au-devant de lui, et qu'il brûlait de trouver à Gerbéviller. Mathieu n'avait-il
point dit qu'elle était un ange de taille et de physionomie, et ne l'avait-il
point comparée à Alix, cette élue de son cœur ? Il n'en fallait pas tant pour
enflammer le jeune homme, qui depuis longtemps peut-être était à la recherche
d'un objet assez noble pour l'émouvoir ; et, dans toute la candeur de son
espoir, il se mit à aimer la princesse de Lorraine avec autant d'abandon que
s'il eût été assuré de devenir son époux.
Ces différentes pensées le tinrent éveillé jusqu'à l'aurore. Alors il s'assoupit
profondément, affaissé sous le poids de tant d'images.
Il lui sembla, pendant son sommeil, que Judithe et Alix soulevaient les rideaux
de son lit, et se tenaient de chaque côté de lui, en le regardant avec
complaisance. La première avait un, visage riant et les yeux remplis d'une
allégresse indicible. Son vêtement brillait comme le saphir, et elle portait sur
la tête la couronne d'une fiancée que l'on conduit à l'autel. Alix, au
contraire, avait le visage morne et consterné ; sa paupière était humide de
larmes ; et ses cheveux blonds, qui tombaient en désordre sur sa taille
amaigrie, avaient des boucles d'un rouge ensanglanté. Une longue pique était à
moitié cachée sous sa robe, et de cette pique, dont la pointe était menaçante
comme le dard d'un serpent, elle se disposait à donner un léger coup à notre
héros, lorsqu'il s'éveilla en sursaut..... Un homme d'armes venait l'avertir que
le prince de Lorraine était à l'heure de son départ.
Quelques heures après, Ferri chevauchait sur la route de Rembervillers, et se
trouvait entre les villages de Saint-Michel et de Nompatelize. A sa gauche était
Simon de Joinville, un de ses affidés courtisans. A une portée de flèche devant
eux cheminait la garde du prince, qui devait l'accompagner jusqu'à Nancy. Henri
fermait la cavalcade et s'entretenait avec un officier du duc Simon, avec qui il
avait renoué connaissance. Déjà nos voyageurs avaient perdu de vue la montagne
de Clairmont, au pied de laquelle ils avaient passé. Sur la gauche, on
commençait à apercevoir les chaumières de la Bourgonce, derrière lesquelles
s'enfonçaient, dans un angle profond, les ravins où Renaud de Senlis avait perdu
la vie. A droite, le village de Saint-Remi, planté, comme une escarboucle, au
front du val, étalait avec une magnificence rustique le clocher de son ancienne
église (20), que couronnait une épaisse chevelure de sapins; tandis que, à
l'extrémité de l'horizon, un cordon de montagnes encadrait la vallée, et se
joignait aux pyramides de nuages qui flottaient, comme des fantômes blancs, sous
la voûte azurée des cieux. Dans le lointain, vers l'occident, entre le mont Repy,
qui terminait la chaîne dont nous parlons, et la montagne de Saint-Blaise, qui
commençait la chaîne du Donon, on entrevoyait les flancs nus de la côte de
Beauregard, sentinelle assise sur les bords de la Meurthe pour épier les
Vosges…. Le ciel était pur, l'air était calme, et la nature était dans son plus
beau luxe de printemps. Des seigles verdoyants qui bordaient la route,
s'élevaient des légions d'alouettes qui semblaient gagées pour saluer le prince
à son passage, et des bandes de pinsons, perchés sur les arbres du village,
remplissaient les airs de mélodieux accords.
Tout-à-coup on vit Mathieu de Lorraine sortir d'une chaumière qui bordait la
route. Il s'avançait gravement, et d'un pas noble, à la rencontre de son neveu.
Qu'allait-il lui dire ? La Providence n'a pas voulu qu'on le sût. Ferri, à la
vue de son oncle, fit un bond sur son coursier comme s'il eût été atteint d'une
flèche empoisonnée. Pendant un instant, on le vit hésiter s'il reculerait on
s'il avancerait. Soudain, prenant une résolution effrayante, et comme s'il eût
été agité par un démon, il dit; en frémissant, au gentilhomme qui l'accompagnait
:
- Simon, perce le coeur de ce traître.
- Que Dieu me garde, répondit le serviteur loyal, de porter la main sur l'oint
du Seigneur, et sur un membre de votre famille !
Aussitôt Ferri, plus irrité encore de ce que l'on osait contrevenir à ses
ordres, arracha violemment la lance que portait Simon, et, la mettant en arrêt,
il courut, tête baissée, sur le prélat sans défense.
Celui-ci, voyant la fureur du prince, s'était mis vainement à genoux au milieu
de la route, levant les bras au Ciel comme pour le prendre à témoin de la pureté
de ses intentions : la lance de son neveu l'avait déjà percé de part en part, et
il tomba, expirant, sur le sable.
Le sang coulait à gros bouillons, et se mêlait à l'eau limpide d'un petit
ruisseau qui traversait le chemin, lorsque Henri de Salm arriva sur le théâtre
du meurtre. Mathieu était mort, et ses bras raidis étaient encore étendus pour
implorer la miséricorde qu'il n'avait pu obtenir sur la terre. .
Ferri continuait tranquillement sa marche, et ne retourna pas même la tête.
Quelques paysans étant survenus, Henri leur donna une pièce d'or pour qu'ils
transportassent le corps du grand-prévôt au monastère de Saint-Dié. Là, les
chanoines refusèrent non-seulement de lui donner la sépulture chrétienne, mais
encore de le laisser entrer dans la ville, et le cadavre sanglant demeura une
demi-journée à l'entrée du faubourg, exposé aux regards et aux insultes des
passants. Quelques-uns s'avisèrent de le placer dans un cercueil ouvert, et le
portèrent, en cet état, sur la montagne de Clairmont, où ils le suspendirent à
un arbre, près des ruines du château. Au bout de quelques jours, on le jeta dans
une louvière, que l'on combla de branchages et de grosses pierres.
Ainsi Mathieu reçut en ce monde le châtiment de ses crimes (21).
Ainsi le moyen-âge était un temps de désordres criants, et de cruautés plus
grandes encore. La Religion, qui alors fermentait dans toutes les têtes, n'était
point assez puissante pour arrêter les crimes, parce qu'elle n'était point
descendue dans les moeurs. Aujourd'hui, qu'elle est descendue dans les moeurs,
et que les habitudes sociales sont imprégnées de l'amour des hommes, elle ne
joue plus qu'un rôle très-secondaire dans les esprits. Ainsi toutes les époques
ont leur côté lumineux et leur côté obscur.
Aujourd'hui donc, tout chrétien, parcourant la route de Raon-l'Étape à
Saint-Dié, peut se dire, en jetant les yeux sur la montagne de la Madeleine (a),
qui apparaît, sur la rive gauche de la Meurthe, comme un long cercueil noir
recouvert d'un crêpe de sapins : C'est là que repose Mathieu de Lorraine, en
attendant le dernier jour.
Et la reine des monts et des vallées possède, à côté d'elle, un témoignage de la
corruption d'une époque que quelques-uns vantent parce qu'ils sont mécontents de
la nôtre.
Malgré l'horrible incident que nous venons de rapporter, Henri continua à suivre
le prince, et le voyage fut triste et monotone comme un convoi funèbre.
(a) C'est le nom actuel de la montagne de Clairmont.
CHAPITRE 11.
La Sybille de Marsal
Or pendant que le comte de Pierre-percée séjournait à
Saint-Dié, l'évêque de Metz officiait solennellement, le jour de la Pentecôte,
dans l'église de Marsal.
Ce jour-là, un frère prêcheur monta en chaire, et prit pour texte ces paroles du
prophète Joël : Effundam de Spiritu meo super omnem carnem; et prophetabunt
filii vestri et filioe vestrae.....
Je répandrai mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles auront des
visions.
Dans son sermon, qui dura près de deux heures, et qui, malgré sa prolixité, ne
fut guère mieux compris que bien des sermons de nos jours, le jeune orateur fit
plusieurs fois allusion à la piété extraordinaire d'une jeune fille du lieu, et
aux dons miraculeux qu'elle avait reçus d'en haut. Cette jeune fille, disait,
dans sa péroraison, le saint enthousiaste, n'a plus de conversation qu'avec les
anges, et nous ne sommes pas dignes de la voir assise au milieu de nous. La
demeure de son corps est sur la terre, mais son âme est ravie jusqu'au troisième
ciel. Les apôtres n'ont point vu parmi eux des prodiges pareils à celui dont le
Saint-Esprit nous favorise en ces jours de salut.
Le fait est qu'il y avait alors à Marsal une fille qui passait pour un prodige
de sainteté, et dont l'histoire a été consignée fort au long dans les chroniques
du temps. Le nom de cette pieuse personne était Sibylle.
Sibylle s'était enrôlée dans la confrérie des dames béguines de Marsal. Ces
béguines étaient des femmes qui faisaient profession d'une piété austère, et qui
avaient des exercices réglés, sous la conduite des frères prêcheurs, qui étaient
les missionnaires de l'époque. Bientôt Sibylle se fit remarquer entre toutes par
son assiduité aux exercices journaliers de la congrégation, par son
recueillement, par la modestie de ses habits, par la longueur des oreilles de
son chaperon, et surtout par des discours où rayonnait tout le mysticisme du
temps ; car Sibylle avait beaucoup d'élocution naturelle, beaucoup de facilité à
comprendre, et beaucoup plus encore à répéter avec un ton pénétré tout ce
qu'elle avait entendu dire à l'église par les saints hommes. Bref, il advint
qu'un homme riche et sa femme, touchés de tant de mérite, voulurent loger chez
eux la jouvencelle, qui était probablement étrangère ou orpheline ; et, dans
toute la sincérité de leur zèle, ils allèrent jusqu'à lui meubler
très-proprement une petite chambre, comme avait fait jadis la veuve de Sarepta
au prophète Elisée. Et lorsque la bonne matrone voulut offrir à manger à sa
recluse, celle-ci s'en défendit, en disant qu'elle ne vivait point du pain de la
terre, et que les entretiens fréquents qu'elle avait avec les anges étaient le
seul aliment qui lui fût nécessaire.
Un tel miracle ne pouvait rester inconnu bien longtemps. Aussi, bientôt il ne
fut plus question dans tout le pays que de la perfection surhumaine de la jeune
béguine, et c'était à qui viendrait se recommander à ses prières ou toucher ses
vêtements. Mais une si haute faveur n'était point accordée au plus grand nombre
: quelques privilégiés seulement étaient admis à s'agenouiller dans la sainte
cellule. Là, le plus souvent, la jeune personne était couchée sur son lit, dans
un état d'immobilité complète : ses yeux étaient fermés, sa figure était
rayonnante de santé et de vie, sa bouche laissait à peine échapper un souffle
imperceptible, et son âme était au ciel. Ceux qui avaient vu ces merveilles ne
manquaient point de les divulguer et d'en rehausser l'éclat; si bien que
l'affluence du peuple était grande, et que les prédicateurs ne cessaient, en
chaire, de publier les mérites de la jeune sainte.
Les choses en étaient là lorsque Etienne de Bar vint à Marsal. Il voulut d'abord
s'assurer si dans le fait de la jeune béguine il n'y avait point de supercherie.
Sa qualité d'évêque l'y obligeait; ensuite il ne voulait point se compromettre
en interrogeant un oracle douteux. Etienne donc ordonna que la jeune fille fût
placée dans une autre maison, s'imaginant que dans la première quelqu'un pouvait
communiquer avec elle à l'insu de tous, et lui porter des aliments.
La première nuit après le déplacement de la sainte, on entendit des bruits
affreux dans sa nouvelle habitation : on aurait dit que tous les meubles s'entre-choquaient
et que les murs étaient sur le point de s'écrouler. Le matin on ne trouva rien
de dérangé, sinon que toutes les plumes du lit de la jeune personne étaient
disséminées dans sa chambre et dans d'autres parties de la maison. Sibylle se
plaignit alors d'avoir été horriblement maltraitée par un diable revêtu d'une
forme humaine.- Du reste, ajouta-t-elle, ce n'est pas la première fois que de
pareilles choses arrivent : si je suis visitée de jour par les anges, par
compensation Dieu permet que je sois en butte, la nuit, aux attaques de l'esprit
malin. Mais, avec le secours de la prière, je sors toujours victorieuse de ces
combats.
En effet sa première hôtesse, en rendant compte à l'évêque de tout ce qu'elle
connaissait sur le compte de cette fille extraordinaire, avait affirmé avec
serment avoir entendu souvent la jeune béguine se plaindre au milieu de la nuit,
et pousser des gémissements douloureux. L'hôtesse avait rapporté aussi que
Sybille avait coutume de lui dire: Ne vous effrayez point de tout ce que vous
pouvez entendre pendant la nuit, soit dans ma chambre, soit dans toute, autre
partie de la maison. Dieu permet que le démon m'apparaisse et me tourmente. Mais
il n'a point reçu le pouvoir de me nuire.
Le troisième jour, la sainte se jeta aux pieds de l'évêque, en fondant en larmes
: elle le conjura, par tout ce qu'il y a de sacré, de permettre qu'elle
retournât dans sa première habitation ; - car je sais par révélation, dit-elle,
que si je suis encore ici la nuit prochaine, le démon aura le pouvoir de me
mettre en pièces.
Etienne ne put résister à cette prière. D'ailleurs l'épreuve était en quelque
sorte suffisante. N'était-il pas constant que la jeune fille vivait sans boire
et sans manger, puisque, après trois jours d'un jeûne absolu, ses forces ne
l'abandonnaient point ? Seulement on remarquait que les assauts qu'elle avait
eus à soutenir de la part du prince des ténèbres avaient répandu un peu de
pâleur sur ses traits.
Une fois réintégrée dans son premier domicile, la sainte reçut encore la visite
de l'esprit infernal, mais il était là moins puissant qu'ailleurs. Lorsqu'elle
permettait que sa chambre fût ouverte (ce qui était assez rare), on la voyait
toujours en extase sur son lit, le visage enflammé, et respirant à peine. La
nuit, on l'entendait soupirer et se plaindre. On entendait même parfois la voix
de Satan, terrible et discordante comme le son d'une vieille cloche fêlée, puis
soudain la voix argentine de la jeune vierge, qui lui reprochait son
obstination, sa noirceur et sa malice. A la fin, le démon devint visible à tous,
car il ne craignait point, après avoir tourmenté la jeune fille, de sortir par
la porte de sa chambre, et de se faire voir, au passage, à tous ceux qui,
tremblants de crainte et se signant depuis les pieds jusqu'à là tête, avaient
été auditeurs de ces débats. Et le démon, poilu comme un faune et leste comme un
chat sauvage, s'esquivait aux yeux des assistants, et prenait même la liberté de
se promener, en corps et en âme, dans les rues de Marsal.
Et alors chacun de fuir et de se recommander à la puissante intercession de la
Bienheureuse.
Un jour, un garnement de l'endroit vint à mourir. Le lendemain, avant l'aurore,
le démon sortit ostensiblement de la chambre de Sibylle, et, d'un ton terrible,
se mit à dire à ceux qui étaient sur son passage (car toutes les nuits
l'antichambre de la jeune fille ne désemplissait point : il fallait peut-être
même payer pour y avoir une place)...... Le démon donc se mit à vociférer d'une
voix d'enfer :
- Ho ! hé ! haie ! que cette Sibylle me fait de mal. Voilà un de mes amis qui
est décédé, et je me faisais une joie de le conduire dans mon grand pré. Mais
elle me l'a arraché des griffes comme on arrache un poulet de la gueule du chat
; et si cela continue je n'aurai plus personne dans mon grand pré. Si les anges
n'avaient soin de garder cette maudite créature, combien j'aurais de plaisir à
lui tordre le cou. Ho ! hé ! haie !
Là-dessus, un des assistants plus hardi que les autres (un saint, prêtre
probablement) prit sur lui d'adresser la parole au diable.
- Messire Satan, lui dit-il, dites-nous ce que vous entendez par votre grand
pré.
- Mon grand pré, reprit l'ennemi du genre humain, est un vaste enclos où je mène
promener tous ceux qui sont à moi. Ce pré est toujours arrosé de souffre et
fleuri de brillantes flammes. Il est rempli de fort beaux serpents, de jolies
couleuvres, de magnifiques crapeaux et de vipères aimables. C'est dans cette
agréable société que mes amis s'amusent, et que je les retiens de gré ou de
force. Ho ! hé ! haie ! Prenez garde à mon grand pré !
Et le diable s'esquiva du milieu de son auditoire frémissant d'épouvante.
Etienne de Bar était présent à ce colloque, et il eut sa part de frayeur comme
les autres. Lorsqu'il fut jour, il obtint d'entrer dans la chambrette de la
béguine accompagné du moine de Clairvaux, du chanoine Gautier et de la bonne
hôtesse. Ils trouvèrent Sibylle couchée comme à l'ordinaire, et plongée dans une
extase aussi tranquille que si, quelques heures auparavant, elle n'avait point
eu à lutter contre le prince des ténèbres. La petite chambre ne se ressentait
nullement de la présence d'un être aussi hideux, car, bien loin de sentir le
souffre ou d'être imprégnée de quelque vapeur d'enfer, elle paraissait embaumée
de célestes parfums. De plus, le visage de la miraculeuse personne était
recouvert d'un voile si fin, si transparent, si ingénieusement travaillé, que
tous s'en émerveillaient.
- D'où peut venir à cette fille une aussi belle étoffe, demanda Etienne à la
vénérable matrone?
- D'où voulez-vous que cela lui vienne, si ce n'est des anges qui la visitent,
répondit la pieuse femme avec un petit ton d'aigreur (car elle ne pouvait
comprendre que l'on mît sans cesse en question les qualités surnaturelles de sa
protégée) ? Puisque les anges font son lit, comme elle me l'a assuré elle-même,
il n'est pas étonnant qu'ils aient aussi soin de sa parure.
- En effet, dit Gautier, il est impossible qu'un tissu aussi fin soit fait de
main d'homme.
- Je le crois bien, reprit la vieille matrone. Où avez-vous vu des filles porter
des ornements pareils ?.... Et puis voyez ce petit vase qui est sur la table. Il
renferme une eau que les anges lui donnent pour asperger le démon. Sans cette
eau divine, il y a longtemps que la pauvre enfant serait étranglée.
Et tous de s'incliner devant le petit vase venu des cieux. La chronique dit même
que chacun but une gorgée de ce précieux liquide, quoiqu'il fut jaunâtre et d'un
aspect un peu dégoûtant.
Dès. lors Etienne de Bar n'eut plus le moindre doute sur la sainteté de la jeune
fille. Ces extases continuelles, ces parfums célestes, ce voile qui n'était
point fabriqué de main d'homme, et, pardessus tout, cette vie matérielle qui se
soutenait, forte et inchancelante, sans le secours d'aucun aliment : c'en fut
assez pour le convaincre, qu'il avait devant les yeux la créature la plus
parfaite du monde, une digne émule de sainte Hildegarde, qui parlait latin aussi
bien qu'un évêque sans avoir jamais étudié cette langue. Il résolut donc de
passer les jours et les nuits dans l'antichambre de la sainte, jusqu'à ce qu'il
pût obtenir d'elle une audience secrète. De plus, il prit dès ce moment la
résolution de faire bâtir une riche chapelle, pour y exposer la sainte aux
regards et à la vénération des Fidèles. - Ce serait un grand méfait, disait-il
aux prêtres de sa suite, de laisser plus longtemps cette lumière sous le
boisseau : il faut qu'elle soit mise sur le candélabre, pour qu'elle éclaire les
plus aveugles et qu'elle corrige les plus indociles ; il faut aussi que l'on
sache, par ce moyen, les faveurs que Dieu répand sur notre diocèse.
Et tous d'applaudir; et d'offrir leur bourse pour l'accomplissement d'une aussi
belle oeuvre.
Mais le dénouement fut loin de répondre à de si glorieux débuts.
La seule personne qui conservait encore des soupçons sur le haut mérite de
Sibylle, était le moine de Clairvaux. Instruit dans les voies de Dieu par l'abbé
Bernard, homme aussi bon philosophe que parfait théologien, il avait appris à
distinguer la vertu de son masque, et souvent il avait entendu répéter à son
digne maître que le Saint-Esprit ne s'encanaille point. Ce grand apôtre du
moyen-âge voulait dire par là que le Saint-Esprit, qui est la Raison de Dieu,
déteste l'erreur, et les idées fausses, et les sots préjugés (fugit cogitationes
sine intellectu); et qu'il ne laisse tomber que faiblement les rayons de sa
grâce dans une âme souillée d'idées basses, petites, erronées; incomplètes,
comme l'étaient nécessairement celles de Sibylle, abandonnée à elle-même dès son
enfance, et qui, loin d'avoir reçu une éducation intellectuelle quelconque, ne
savait pas même lire. Aussi il n'y avait rien que Bernard détestât aussi
cordialement que l'ignorance, parce qu'il est dans sa nature de tomber dans
l'erreur, ni rien qu'il trouvât aussi éloigné de l'esprit de l'Evangile que la
sottise. Il faut que les sots soient chrétiens, disait-il, parce qu'il faut que
chacun parvienne au salut ; mais il ne faut pas qu'ils aient des fonctions dans
l'Église et qu'ils montent sur les degrés de l'autel, parce que, ainsi placés,
ils peuvent renverser la foi de plusieurs. Un sot qui manie les choses de Dieu,
disait-il encore, fait plus de mal à la Religion que le libertin qui la décrie,
parce qu'il verse à pleines mains sa sottise dans la foi, et qu'alors aux yeux
du vulgaire la foi devient sottise.
Saint Bernard prêchait la vérité, mais la vérité n'est pas toujours écoutée,
même par ceux qui ont mission de l'enseigner.
Et de tout temps le Christianisme a eu des prêtres qui, comme des fourmis qui
grimpent le long d'un arbre, ont vécu de son écorce, et l'ont ravalé au rang des
petites choses.
Et de grandes âmes n'ont point voulu être chrétiennes pour ne point être
petites.
Nous disions donc que le Religieux de Clairvaux ne pouvait se persuader que
l'Esprit de Dieu eût descendu si bas pour se choisir un vase de prédilection. Il
se souvenait en outre qu'à l'assemblée d'Etampes, présidée par Bernard, il avait
vu la reine de France et les dames de sa suite porter des voiles d'une étoffe
aussi légère que celle dont naguère la tête de la jeune Marsallaise était ornée.
Dans sa juste défiance, il résolut d'épier de plus près ses actions, et de
percer le mystère dont elle aimait à s'environner. Il ne tarda pas à découvrir,
près de la porte de la chambre de Sibylle, une fente légère qu'il agrandit avec
un poinçon. La nuit suivante, lorsque la sainte commençait à se plaindre, et à
jeter des cris comme si elle eût été sous la main du diable, il alla coller
silencieusement son oeil sur la petite ouverture.... Quel ne fut point son
étonnement de voir la jeune personne faisant tranquillement son lit à la clarté
d'une bougie, et en arranger la couverture avec un soin minutieux dans le temps
même où elle se plaignait le plus, et où les cris qui partaient de sa poitrine
voulaient faire entendre qu'elle endurait la torture. Du reste, pas l'ombre même
de l'esprit malfaisant ne se dessinait sur la muraille. Le Religieux se releva
subitement et alla avertir Etienne de Bar de ce qui se passait. La porte fut
enfoncée avec une hache d'armes, et on vit aussitôt Sibylle se jeter éperdue
dans son lit, tremblante et agitée comme la feuille du hêtre près de laquelle la
foudre vient de tomber. On se jette, sur elle, on la force de parler, en la
menaçant, si elle ne révèle tout, de la faire brûler vive comme une mécréante et
une sorcière. Et la robe du diable était là, étendue sur un siège à côté du
voile des anges. C'était plusieurs peaux de boeufs cousues, ensemble, et au bout
desquelles étaient appendus un masque non, un capuchon et des cornes.
Sibylle confessa que sa chambre avait une porte secrète par laquelle un jeune
prêtre avait coutume de pénétrer jusqu'à elle ; que souvent elle recevait de ce
jeune homme du vin et toutes sortes de mets ; qu'il prenait soin lui-même de
cacher sous le lit ce qu'elle ne consommait pas à l'instant (on y trouva en
effet les restes d'un succulent repas) ; que le voile, les parfums et le costume
de Satan lui venaient de la même main ; que c'était tantôt elle-même, en
contrefaisant sa voix, tantôt le prêtre lui-même, qui jouait le rôle de Satan;
enfin que c'était par les instigations de cet homme, et pour lui faciliter les
moyens de la voir seule, qu'elle s'était décidée à jouer cette dangereuse farce.
Pendant ce récit, Gautier pleurait, la vieille matrone se tordait les mains, son
mari jurait, les frères prêcheurs levaient les yeux au ciel, les béguines se
cachaient de visage de honte, et Etienne était furieux comme un lion qui a été
longtemps piqué par une mouche. Il s'élançait presque au plafond, comme si le
plancher sur lequel il marchait eût été de feu, lorsqu'il venait à songer qu'il
avait conçu l'insensé projet d'élever une chapelle en l'honneur de cette infâme
débauchée. Dans les premiers moments de sa colère, il fut sur le point d'immoler
la jeune personne à son ressentiment ; mais le moine de Clairvaux lui retint la
main, et lui fit comprendre qu'un pareil châtiment ressemblerait trop à une
vengeance personnelle.
En ce moment, un jeune seigneur de fort bonne mine, qui, la veille, était arrivé
de Nancy en la compagnie de plusieurs gentilshommes, examinait la scène en
silence, les bras croisés sur la poitrine, et se tenant à l'écart dans un angle
de la chambre. Un léger sourire, intercepté sur ses lèvres, circulait dans tous
ses traits et donnait à sa physionomie une teinte légère de malice. Le jeune
homme tenait à la main une toque verte surmontée d'une aigrette en fils d'or....
Au moment donc où le moine de Clairvaux retenait le bras de l'évêque irrité, le
chevalier à l'aigrette d'or se prit à dire d'une voix claire, et qui attira sur
lui les regards de toute l'assistance :
- Si c'est comme hypocrite que vous voulez occir la jouvencelle, alors vous
devez occir tous les hypocrites ; ce qui ne sera pas l'oeuvre d'un jour. Si
c'est comme coupable de paillardise, ce serait alors à celui d'entre nous qui a
les mains nettes sûr cet article à lui porter le premier coup.
A cette leçon grave et inattendue, Etienne de Bar se retourna avec toute
l'agilité d'un sanglier qui quitte le chien qu'il était près d'éventrer, pour se
jeter sur le chasseur aventureux qui l'insulte en le frappant sur la hure. Il se
contenta néanmoins de toiser le jeune homme depuis les pieds jusqu'à la tête, et
de chercher à deviner quel était ce hardi interlocuteur ; car le chevalier à
l'aigrette d'or n'avait dit son nom à personne, et il s'était contenté d'être
spectateur muet des scènes de la nuit. Le courroux d'Etienne se trouvant donc
ainsi partagé, notre prélat prit le parti de laisser en repos la béguine, et il
regagna promptement son logis pour sauver les restes de sa grandeur éclipsée.
Mais il était écrit que Sibylle ne survivrait pas longtemps à cet évènement. La
secousse terrible qu'elle avait éprouvée en tombant d'un excès de gloire dans
cet excès de honte, avait ébréché considérablement le fil de sa vie. Un cachot
humide et profond où elle fut jetée le même jour, et dans lequel, au lieu des
mets exquis qu'elle recevait de son séducteur, on ne la nourrissait que d'un
pain hoir, acheva d'en rompre la trame. Le sixième jour, on trouva son corps
raide et gisant sur la paille.
C'est ainsi, ajoute la chronique où nous avons copié cette histoire, que Dieu
brise le fil des, coupables intrigues (22).
C'est ainsi, ajouterons-nous avec plaisir, que Dieu ne veut point que l'on
associe le crime à sa gloire, et qu'il se plaît à écarter la séduction des faux
prodiges.
CHAPITRE 12.
L’Entrevue
Etienne de Bar était un de ces hommes qui marchent la tête
haute et sont prêts à tout entreprendre lorsqu'ils voguent en plein succès, mais
que le moindre événement contraire fait plier comme un coup de vent. Ces hommes
n'ayant d'autre courage que l'orgueil et d'autre audace que celle que la fortune
enfante, il n'est pas étonnant qu'ils perdent toute leur hardiesse lorsque leur
orgueil est brisé, ou lorsque la fortune les abandonne. Le courage qui vient de
la vraie grandeur d'âme est plus solide, parce que la vraie grandeur d'âme
marche au-dessus des événements et ne s'enfonce point avec eux. Assise sur les
bras d'une conviction puissante, il n'y a pas d'obstacle qu'elle ne surmonte ni
de mûrs qu'elle n'escalade.
Etienne de Bar, donc, demeurait consterné et stupéfait après l'échec qu'il
venait d'éprouver devant le lit de la béguine, et il ne se croyait plus propre à
terminer un siège ou à gagner une bataille, parce qu'il s'était laissé
surprendre par la ruse d'une femme. Son premier dessein avait été, après cet
événement douloureux, de retirer ses troupes employées au siège de
Pierre-percée, et de, publier qu'il allait partir pour la Terre-sainte. Déjà il
était sur le point de faire annoncer cette résolution à Bernard. Mais, comme son
amour-propre luttait encore contre son découragement, avant de sceller les
dépêches il fit appeler Rullin, son chancelier d'armes, pour prendre son avis.
Rullin était un de ces hommes qui n'aspirent que l'air de leur métier, et qui
n'ont d'idées dans l'âme que pour la consommation de leur fortune et la
conservation de leur place. Une seule idée vraie, un seul raisonnement juste, ne
pénètrent jamais dans des cerveaux ainsi couronnés d'égoïsme, parce qu'ils
mesurent tout sur leur propre intérêt, et que tout ce qui sort de cette ligne de
prédilection leur paraît faux, inique et déloyal. Cependant il n'était point
rare, dans les temps anciens, que le pouvoir, soit ecclésiastique soit séculier,
n'eût d'autres rouages que des penseurs de cette nature. Etienne de Bar donc
avait une confiance aveugle en notre Rullin, parce qu'il lui supposait des
talents supérieurs dans l'article de la guerre, talents qui se réduisaient à
savoir exactement le nom et la forme de toutes les espèces d'armes alors en
usage, et à déployer, au besoin, une autorité tyrannique pour la levée des
recrues, ou pour molester les officiers dont les vrais talents ou les vues
droites, lui portaient ombrage.
Le ministre de la guerre de l'évêché de Metz étant donc en présence de son
très-redouté seigneur, et ayant appris de lui de quoi il s'agissait, n'eut rien
de plus pressé que de faire un beau discours, dans lequel il prouva, avec tous
les termes de l'art, que la prise du château de Pierre-percée ne pouvait manquer
d'avoir lieu dans un très-bref délai. Il se hâta d'ajouter que la possession de
ce castel redoutable, auquel étaient annexés de riches forêts, et un territoire
spacieux dans la plaine, ajouterait un nouveau lustre à la gloire de son
seigneur et maître. - Vous avez forcé par les armes la bourgeoisie de Metz,
dit-il encore, à reconnaître votre autorité temporelle dans l'enceinte de cette
cité ; vous êtes parvenu à démolir les castels que le duc de Lorraine possédait
à Vic et à Moyenvic ; vous avez repris sur le même duc les forteresses de
Hombourg, de Lucebourg et d'Épinal ; vous avez fortifié Rambervillers ; vous
vous êtes rendu maître des domaines de Fauquemont, de Mirbault et de Viviers ;
vous avez vaincu les rebelles de Deneuvre et d'Apremont ; vous avez réduit en
cendres le château de Dieulouard, et renversé de fond en comble les forteresses
de Ticourt et de Vatimont. Par vos exploits vous avez environné de splendeur le
siège où la divine Providence vous a placé, et il est certain, dès à présent,
que votre nom sera inscrit honorablement dans l'histoire. Voudriez-vous donc
qu'il fût dit un jour que votre gloire a péri devant le château de
Pierre-percée, et qu'après avoir triomphé de la maison de Lorraine, vous n'avez
pu châtier l'insolence des comtes de Salm ? Ne voyez-vous pas de quelle
importance il est pour vous de mettre le doigt dans cet anneau de la chaîne des
Vosges ? Une fois cet anneau de fer entre vos mains, vous allez amener à vous
toute la chaîne, et forcer le duc de Lorraine à vous abandonner ce qu'il possède
dans ces contrées. Seigneur, les montagnes sont un pays d'or à celui qui sait
les exploiter ; et je ne demanderais qu'à dominer dix ans dans ce pays pour être
le plus riche potentat de l'Austrasie.
- Mais je renvoie à l'empereur ses trois mille lansquenets, reprit le cardinal,
et par conséquent nos forces seront considérablement diminuées.
- Nous ferons des levées, Seigneur. Voici la liste des vassaux que vous pouvez
appeler sous les armes. Le pasteur n'a-t-il pas le droit de tondre son troupeau
? et ces honnêtes gens ne seront-ils pas plus heureux de manger votre pain à
l'ombre d'une tente que de fouiller péniblement la terre pour y chercher leur
nourriture ?
Metz et territoire peuvent donner 1,200 hommes ;
Vic et Marsal, avec territoire, 1,500 hommes;
Rambervillers et territoire, 800 hommes ;
Deneuvre et châtellenie, 400 hommes ;
Epinal et châlellenie, 600.
Total : 4,500 hommes.
- Et à quelle époque ces hommes pourront-ils être armés d'une manière convenable
?
- Seigneur, si vous voulez remettre entre mes mains quatre cents sous d'or, je
m'engage à faire fabriquer avant les calendes de Juillet les boucliers, les
haumes, les arcs et les arbalètes nécessaires à leur équipement.
- Eh bien, Rullin, je vais sceller l'ordre d'opérer ces levées. Vous savez que
je ne calcule pas la dépense : il serait indigne de moi d'entrer dans ces
détails. Quatre cents sous d'or vous sont accordés pour l'armure de 4,500
hommes.
Et le chancelier d'armes frottait avec force son menton barbu, pour que la joie
intérieure qu'il éprouvait de ce marché ne se manifestât point trop fortement
sur sa figure.
Cet arrêt souverain venait à peine d'être rendu, lorsqu'un page vint annoncer au
cardinal qu'une ambassade du duc de Lorraine s'était présentée à la porte, et
demandait à être introduite. A cette nouvelle, l'évêque se troubla comme si on
lui eût annoncé que le feu venait de prendre à son palais. Depuis quatre ans, il
avait été en dehors de toute relation avec cette puissance voisine, puissance
avec laquelle il avait lutté d'abord avec assez de bonheur, et de laquelle, par
conséquent, il ne pouvait attendre un message bien amical. Lorsque les princes
s'écrivaient alors ou s'envoyaient des ambassadeurs, c'était bien plus souvent
pour se déclarer la guerre ou se plaindre de quelques griefs que pour se
complimenter ou s'envoyer des présents. Aussi Etienne n'augura rien de bon de ce
rapprochement inattendu, et il eut besoin de recueillir toute la force de son
génie militaire pour faire bonne contenance.
Le chef de l'ambassade était précisément le jeune homme outrecuidant qui avait
élevé la voix d'une manière si présomptueuse dans la chambre de Sibylle, et qui,
par des paroles aussi acérées que le tranchant d'une épée, avait partagé en deux
le courroux du prélat.
Trois gentilshommes de la cour de Lorraine suivaient le jeune homme, et se
tinrent modestement à ses côtés tandis qu'il prenait ainsi la parole :
- Nous nous présentons devant votre éminence de la part du noble Ferri de Bitche,
duc de Lorraine et marquis.
Son Altesse demande qu'il vous plaise rétablir les forteresses de Vic et de
Moyenvic, que vous avez prises et démolies sous le règne du très-redouté duc
Simon II, et que vous les lui remettiez entre les mains, aussi bien que les
terres et les seigneuries qui en dépendent.
Le même duc Ferri vous déclare par ma bouche qu'il prend sous sa sauve-garde et
protection la famille de Salm et tous les biens qu'elle possède. Il exige en
conséquence que vous retiriez sans délai les troupes qui, sous votre
commandement, assiègent le château de Pierre-percée et en dévastent les
domaines.
Sur le premier article de ce message, son Altesse le duc de Lorraine et marquis
vous accorde un mois pour délibérer. Sur le second, son Altesse ne vous donne
que jusqu'au coucher du soleil. Si à cette heure vous n'avez point scellé et
expédié l'ordre de lever le siège, j'ai mission de vous déclarer, de la part du
duc de Lorraine et marquis, une guerre prompte, immédiate et à outrance.
Voici les deux articles de mon message scellés du propre sceau du duc.
En même temps le jeune homme déposa sur la table un parchemin qui contenait mot
pour mot ce qu'il venait de faire entendre. Un sceau d'une énorme dimension, où
les trois alérions étaient peints en relief, s'y joignait en témoignage de
vérité.
Etienne répondit :
- Mais quel intérêt le duc de Lorraine prend-il à une famille à laquelle j'étais
loin de supposer qu'il s'intéressât ? Cette famille, vous le savez peut-être,
affecte une indépendance et une fierté d'idées qu'il était de mon devoir de ne
pas tolérer plus longtemps. On dit même qu'elle a des projets de félonie, et que
les comtes de Salm cherchent à se rasseoir sur le trône d'Allemagne (23), que
leur aïeul a perdu. L'empereur Conrad lui-même a conçu des soupçons sur leur
fidélité : c'est pour cela qu'il m'a soutenu dans cette guerre. D'un autre côté,
ces seigneurs ont fait preuve d'irréligion et d'impiété, parce qu'ils ont marché
sur les privilèges du clergé en enlevant aux moines de Senones le droit exclusif
de pêcher dans la rivière de Plaine. Il y avait dix ans que l'abbé Humbert me
tendait les bras pour que je vinsse modérer l'humeur altière de ces petits
tyrans.
- N'insultez pas cette famille, noble évêque, surtout en présence de celui qui
est ici pour défendre son honneur et ses droits. Celui-là est un lâche qui
injurie les absents. Traître est celui qui accuse de félonie la maison de Salm !
Traître est celui qui a fait concevoir à l'empereur des soupçons sur sa fidélité
! Traître est celui qui voudrait que, pour prix de la protection qu'elle a
accordée aux moines dans les temps mauvais, elle courbât servilement la tête
sous la houlette d'un abbé qui ne sait pas même régir son monastère.
- Mais êtes-vous de noble sang, jeune homme, pour me parler sur ce ton?
- Évêque de Metz, vous l'avez dit, je suis de noble sang, car je descends d'un
empereur. Je suis Henri de Salm, comte de Pierre-percée, fils d'Agnès de
Langstein et frère du comte Herman.
Tout le sang d'Etienne refoula vers son coeur, et il fut près de trois minutes
sans pouvoir articuler une parole, tant cette rencontre lui parut singulière et
jeta de désordre dans ses idées. A la fin, il fut assez maître de son émotion
pour continuer ainsi :
- Vous êtes Henri de Salm ! cela est impossible. Par quel stratagème.....? En
quittant les montagnes, j'ai laissé Henri de Salm enfermé dans le château de
Pierre-percée.
- Néanmoins me voici..... Reconnaissez celui qui, lorsque vous étiez seul, il y
a onze mois, vous rencontra, seul aussi, dans les bois de Marie-Fontaine, vous
renversa de cheval et disparut dans les sapins, parce qu'il ne voulut point
abuser de sa force et enfoncer sa lance dans le sein d'un chef de l'Église.
Avouez que celui-là n'est point impie qui respecte le caractère épiscopal dans
son ennemi. Avouez que l'on peut être religieux et ami du sacerdoce quoique l'on
ait marché sur les privilèges du clergé et que l'on ait pêché dans la rivière de
Plaine.
- Cela est vrai…. Tu es un ennemi généreux, et je commence à reconnaître
l'injustice de mes préventions. Je ne pouvais comprendre quel avait été le
mortel assez hardi pour m'attaquer, et assez généreux pour m'épargner après
m'avoir vaincu. J'étais tenté d'attribuer cette rencontre à un maléfice. Je vais
sceller l'acte qui ordonne la levée du siège...... parce que je suis sur le
point de prendre la croix.
CHAPITRE 13.
Henri de Salm à Nancy
Nous avons cru devoir anticiper sur les évènements de
notre histoire, pour ne point déloger de Marsal. Maintenant, pour renouer les
faits, il est nécessaire que nous jetions un coup d'oeil en arrière, et que nous
ramassions le fil que nous avons laissé tomber sur la route de Rambervillers, au
moment où Mathieu de Lorraine reçut le coup mortel de la main de son neveu.
L'hospitalité fut accordée à notre héros dans le manoir seigneurial, de Philippe
de Gerbéviller ; mais il ne lui fut point donné de voir la face de la personne
vers laquelle son imagination attendrie avait couru toute la journée. La noble
famille sur laquelle s'était étendue une double tache de sang, comme un voile de
douleur, était trop enveloppée dans son deuil pour qu'il fût permis à un regard
étranger de pénétrer jusqu'à elle. Le lendemain, on se remit en route sans que
la duchesse de Lorraine et sa fille sussent même qu'un chevalier de la maison de
Salm fût à leur suite.
Déjà le jour commençait à baisser, et l'on avait franchi la légère montée qui se
trouve au-delà de la petite ville de Saint-Nicolas. Cette ville, qui n'était
alors qu'un chétif village annexé à la paroisse de Varangéville, et au milieu de
laquelle ne se voyaient point encore ces tours majestueuses qui sont comme un
élan continuel du coeur de la Lorraine vers le ciel,.... cette ville possédait
déjà néanmoins les reliques du saint évêque de Myre, auquel elle doit son nom et
sa célébrité. Presque tous les jours de nombreux pèlerins y affluaient de toutes
les parties de l'Europe, et venaient y déposer leurs offrandes sur l'autel de
saint Nicolas. Déjà on voyait appendues, le long des murs de la sainte chapelle,
d'énormes chaînes qui témoignaient que, par l'intercession du Bienheureux,
plusieurs captifs avaient recouvré leur liberté, et d'autres ex-voto encore d'un
genre moins noble, qui attestaient, sinon des prodiges d'un ordre éclatant, au
moins la ferveur et l'enthousiasme de la dévotion populaire. La duchesse
Ludomille et sa fille Judithe auraient cru commettre un sacrilège si, en passant
dans ce modeste bourg, elles ne s'étaient agenouillées devant le précieux
reliquaire. Ludomille avait prié pour la prospérité de la Lorraine et pour la
gloire de son époux, Judithe pour le repos de l'âme de son oncle Mathieu, immolé
à un barbare ressentiment ou à une politique plus barbare encore. Elle avait
même murmuré tout bas le nom d'Alix, suppliant la bonté divine de ne point
entrer dans un compte trop rigoureux avec la jeune défunte ; et le chevalier de
Salm, qui était à trois pas de la suppliante, avait vu sa poitrine se soulever
et ses yeux se mouiller de larmes, au moment où, prête à quitter les dalles où
elle était agenouillée, elle avait prononcé lentement et à voix basse un double
requiescant in pace. Au sortir de la chapelle, Henri s'était trouvé sur le
passage des dames et avait présenté l'eau bénite à la duchesse et à sa fille, et
sa main avait légèrement tremblé en touchant le bout du doigt de la noble
demoiselle.
Déjà, disions-nous, le jour commençait à baisser, et l'on avait gravi le coteau
qui se trouve au-delà du bourg de Saint-Nicolas. Déjà Nancy, quoique capitale
informe, étalait dans le lointain et le dôme de ses palais, et la majesté de ses
clochers, et son attitude imposante comme celle d'une princesse qui s'avance
vers de hautes destinées. Le soleil dardait ses derniers rayons sur la tête
verdâtre de la côte Sainte-Geneviève, et se mirait encore çà et là dans les eaux
silencieuses de la Meurthe. La duchesse Ludomille chevauchait à côté de son
fils, qui paraissait avoir un entretien très-animé avec elle. Un peu en arrière,
Judithe retenait légèrement la bride de son palefroi, et paraissait avoir le
dessein très-prononcé de ralentir le pas. Une fois ou deux, elle retourna la
tête, puis elle fit signe à une de ses femmes de s'avancer.
- Edda, lui dit-elle, quel est le chevalier étranger qui est venu de Saint-Dié
en la compagnie de mon frère ?
- Noble demoiselle, répondit la suivante, je n'ai point vu de chevalier étranger
si ce n'est un chevalier montagnard qui a l'air très-rêveur, et qui, depuis
Gerbéviller, n'a discouru avec personne. Je le croirais un chevalier discourtois
et peu ami des dames, si son maintien modeste et sa bonne mine ne prévenaient en
sa faveur. Image et moi, nous avions supposé que le jeune homme est allemand, et
qu'il venait prier saint Nicolas de lui accorder heureuse chance de femme. Mais
le voilà qui est à la suite des hommes d'armes comme auparavant, et je ne sais
plus quoi penser sinon qu'il vient polir ses moeurs à la cour de votre père.
- Puisque ce personnage vous a intriguées, vous et Image, reprit la princesse en
affectant un air d'indifférence, je veux qu'il s'approche et que nous sachions
si au moins il connaît la langue du pays. Dites à un de mes écuyers de s'arrêter
pour l'attendre, et de lui annoncer que nous avons le désir de l'entretenir
pendant quelques minutes.
Pendant que l'écuyer s'acquittait de sa commission, Judithe rejetait en arrière
les boucles de ses longs cheveux noirs, que l'agitation de la marche avait trop
rapprochées de sa figure, et elle portait machinalement les doigts à sa
ceinture, comme pour s'assurer qu'elle ceignait sa taille avec autant de grâce
qu'à l'ordinaire.
Dès qu'elle entendit le trot d'un cheval, elle se retourna majestueusement, en
faisant manoeuvrer son palefroi avec toute l'adresse et l'agilité qu'aurait pu
déployer un chevalier habitué à paraître dans les tournois, ou une amazone
accoutumée à voler dans les combats. Judithe avait à peine seize ans : sa taille
était grêle ; sa figure, d'une blancheur éclatante et d'un aspect presque
maladif, n'annonçait pas qu'elle fût d'une constitution bien robuste; mais elle
était adroite dans tous les exercices qui convenaient à une jeune personne de
son rang., et ce qu'elle avait de pâleur dans le teint était racheté par une
expression si noble et par des traits d'une délicatesse si prononcée, que sa
beauté allait à l'âme et n'avait presque rien de matériel. Elle avait une de ces
physionomies parlantes dont la nature se montre si avare, et qui font que toute
la beauté de l'âme se dessine dans les formes du visage, comme à travers un
voile de chair. Il était presque impossible d'aimer Judithe par les sens ; mais
il était impossible à une âme douée d'un discernement profond de ne point se
laisser entraîner vers elle par un sentiment d'une nature beaucoup plus douce.
Judithe n'était ni coquette ni disposée à échanger des paroles avec le premier
chevalier qu'elle rencontrait sur la route; mais, par un effet de sa rare
sagacité, elle avait démêlé, en sortant de la chapelle de saint Nicolas, tout ce
qu'il y avait de générosité et de grandeur de caractère dans l'âme de notre
Henri.
- Chevalier, lui dit-elle lorsqu'il fut à portée de l'entendre, vous nous
pardonnerez, je pense, si nous avons interrompu le cours de vos réflexions
silencieuses. Mes femmes m'ont dit que vous êtes étranger ; d'où j'ai conclu que
vous pouvez avoir besoin d'un appui quelconque en arrivant dans ce pays. Si la
protection d'une jeune fille comme moi n'était point pour vous chose à
dédaigner, je ne hésiterais point à vous l'offrir.
- Madame, répondit Henri avec une aisance qui ne coïncidait point avec les
conjectures d'Edda, je ne suis pas né dans les états de votre père ; mais j'ai
été, pendant plusieurs années, à la cour du très-honoré duc Simon. Votre
protection, que vous m'offrez d'une manière si gracieuse, est précisément la
chose du monde que j'ambitionne le plus dans les circonstances où je me trouve.
Déjà j'aurais eu l'honneur de vous aborder, si l'admiration que votre personne
m'inspire ne m'eût tenu à une distance respectueuse.
- Eh bien, chevalier, mettez votre cheval de front avec le mien : nous en
causerons plus à l'aise Edda, restez un peu en arrière. Le pas de votre coursier
est lourd, et soulève des flots de poussière qui m'incommodent. Dites à Image
que je n'aurai plus besoin de son service avant notre arrivée.
Et voilà notre chevalier voyageant de front avec la personne qu'il avait à peine
osé suivre de loin. Pendant plus de cinq minutes, il lui fut impossible de
commencer une phrase, tant son âme était abîmée dans les délices de cette
rencontre. Il ne pensait plus au château de Pierre-percée, il ne pensait plus au
désastre imminent de sa famille ; ou plutôt il ne pensait point : il sentait. Un
avenir indéfinissable de bonheur lui semblait éclore de cette première entrevue,
si obligeamment amenée. Il était, pour la première fois de sa vie, dans un de
ces moments rares où l'âme met toute sa félicité dans la jouissance du présent,
et il eût voulu que ce moment durât un siècle. La nature, douce et calme comme
l'être majestueux dont elle est l'image, semblait en harmonie avec cette scène
de mystérieux amour ; et Judithe elle-même ne paraissait point empressée à
rompre le silence. A la fin, elle prit sur elle d'ouvrir la conversation par ces
mots :
- Chevalier, vous allez à la cour de mon père ?
- Oui, noble dame, répondit Henri; et, sortant de son extase, il expliqua à là
jeune princesse le but et la nécessité de son voyage. Il dit son nom, il dit les
dangers de sa famille, il dit les angoisses de sa mère et les terreurs de la
pauvre Mathilde. Cette fois il devint éloquent, et il ne tarda point à
s'apercevoir qu'il excitait au plus haut degré l'intérêt et la sollicitude de sa
belle auditrice. Elle trépignait sur son coursier, elle semblait hâter le pas,
comme pour accélérer le moment de la délivrance. Puis elle regardait
attentivement notre héros, elle suivait tous ses mouvements, elle épiait
jusqu'au moindre de ses gestes ; et tous les soucis du jeune homme se
reflétaient sur la physionomie candide de la jeune fille, comme les balancements
du saule ou du tremble se reproduisent dans le cristal d'une onde argentine.
Quand Judithe eut tout appris, elle demeura, à son tour, dans une rêverie
silencieuse, au bout de laquelle elle laissa tomber ces mots.
- Chevalier de Salm, laissez-moi conduire votre affaire. J'ai peur que, par trop
d'empressement ou faute de connaître le caractère et les sentiments de mon père,
vous ne la gâtiez. Vous serez reçu dans le palais ducal. A votre arrivée, un
varlet aura l'ordre de vous conduire dans un appartement où j'exige que vous
vous teniez en repos jusqu'à ce que je vous fasse connaître qu'il est temps de
vous présenter devant mon père. Je l'exige, entendez-vous ? et vous devez
comprendre que je ne prends avec vous ce ton d'autorité que pour procurer votre
bonheur. Henri, j'épouse les intérêts de votre famille, j'épouse les vôtres :
gardez le secret, et ne gâtez rien par une promptitude inutile.
A ces mots, la jeune princesse fit exécuter à son palefroi une manoeuvre qui la
mit en face de notre héros ; puis elle lui fit un signe de tête en forme
d'adieu. Ce qui plut davantage à Henri, c'est que ce signe de tête fut
accompagné d'un gracieux sourire, et d'un regard pénétrant qu'il n'aurait point
voulu échanger pour un regard d'ange. Et Judithe mit son cheval au trot jusqu'à
ce qu'elle eût rejoint la duchesse Ludomille.
Il y avait près de trois jours que Henri attendait avec la plus grande anxiété
les ordres de la princesse. Depuis son arrivée il n'avait osé sortir de la
chambre qu'il occupait dans le palais ducal, dans la crainte de se trouver
absent au moment où on l'inviterait à passer chez le duc. Deux varlets en
brillant costume le servaient avec le plus grand respect, et avaient soin de lui
apporter, à des heures réglées, tous les mets et tous les rafraîchissements dont
il pouvait avoir besoin. Ce long silence commençait à l'inquiéter, et il se
repentait presque d'avoir donné toute sa confiance à une jeune fille bien
intentionnée sans doute, mais dont la prudence ou l'activité, ces deux leviers
des grandes entreprises, pouvaient se trouver en défaut. Il se reprochait
presque d'avoir sacrifié le salut de sa famille à un entraînement d'amour. Puis
venaient des réflexions tardives sur les conséquences de cet amour même, auquel
il s'était livré si impétueusement d'abord. Était-il bien permis à un chevalier
de son nom', et dont la maison était chancelante sur les bords de l'abîme,
d'aspirer à la main de la fille du puissant duc de Lorraine, de ce glorieux
vassal de l'empire, dont il venait humblement implorer la protection ? Pourquoi
la fortune, se disait-il, ne m'a-t-elle point mis au niveau de cet être
angélique ? Pourquoi suis-je obligé de venir mendier du secours à la cour de
Ferri, lorsque je voudrais pouvoir mettre un diadème sur la tête de sa fille ?
Et Judithe elle-même voudra-t-elle bien croire que le rocher de Pierre-percée
soit un trône digne d'elle ?
Sur la fin du troisième jour, un gentilhomme de la chambre du duc vint inviter
Henri à le suivre chez ce prince, en ajoutant que, après avoir rendu ses
hommages à son Altesse, il serait admis à faire une visite aux dames. Ce fut
avec un tremblement inexprimable qu'il accompagna le chambellan, et qu'il le
suivit à travers les longues galeries qui aboutissaient à l'appartement de
Ferri. Heureusement le trajet était assez long pour qu'il eût le temps de se
remettre et de reprendre un peu d'aplomb.
Le duc Ferri donna à peine à Henri le temps d'exprimer son respect, et il lui
ferma la bouche lorsqu'il vint à lui expliquer le motif de sa visite. - Tout est
résolu, lui dit-il avec un accent de bonté auquel Henri ne s'attendait point.
Tout est résolu: vous partez demain pour Marsal, où Etienne de Bar est arrivé
depuis quelques jours. Vous serez vous-même notre ambassadeur près de ce prélat.
Nous avons pris connaissance des raisons qui l'ont déterminé à vous déclarer la
guerre. Nous savons quelle a été votre longue et vigoureuse résistance. D'un
autre côté, nous avons à nous plaindre nous-même de la conduite de l'évêque de
Metz. Lisez ce que nous avons résolu de lui mander par votre bouche. Il faut que
cet évêque guerrier apprenne qu'il y a près de lui une puissance qui est capable
de lui résister et de réprimer son ardeur martiale. S'il aime tant à guerroyer,
qu'il aille guerroyer en Palestine. Là il pourra acquérir de la gloire en
véritable héros chrétien. Mais il est résolu que dans les limites de notre
marquisat il n'affamera plus les cas tels, s'il ne veut avoir à lutter avec les
forces que la divine Providence a mises entre nos mains. Nous lui ferons
comprendre que nous ne portons point en vain l'épée de marquis. Elle nous a été
donnée par l'autorité impériale afin que nous terminions, par notre médiation ou
par le glaive les querelles qui s'élèveront entre les hommes nobles depuis la
Meuse jusqu'au Rhin. Si l'évêque Etienne a profité de la faiblesse du
gouvernement de notre prédécesseur, avec qui cependant nous savons que vous avez
fait la guerre, il ne trouvera pas la même indulgence sous le nôtre. D'ailleurs
la maison de Salm est d'une noblesse assez ancienne pour que nous armions en sa
faveur, et que nous ne la laissions pas s'éteindre sous les coups de son ennemi.
Votre aïeul n'a-t-il pas tenu le sceptre d'Allemagne, et madame sainte Cunegonde,
épouse de l'empereur Henri III, auquel il a été appelé à succéder, n'était-elle
pas sa tante paternelle ? Et les comtes de Luxembourg, dont vous descendez,
n'ont-ils point contracté plusieurs alliances avec les fondateurs de notre
maison ? Et Giselle, fille de Gérard d'Alsace, n'a-t-elle point épousé Conrad de
Luxembourg, votre grand-oncle ? Allez donc trouver Etienne de Bar, et
expliquez-lui formellement nos intentions. Demain, vous disais je, vous partez
avec deux gentilshommes attachés à notre service. Revenez ici promptement avec
la réponse du cardinal. Faites les apprêts de votre départ, et de ce pas allez
remercier la duchesse et ma fille de l'intérêt qu'elles vous portent.
Le coeur de Henri bondissait de joie : il baisa affectueusement la main du duc,
et il prit congé de lui pour aller chez Ludomille.
Un banquet splendide était préparé chez la duchesse pour la réception de notre
héros. Judithe était là, belle et resplendissante de parure comme dans un jour
de fête. Henri fut obligé de se mettre à table à côté de sa jeune amie, dont les
paroles et les regards exprimaient toute la satisfaction d'un triomphe. - Nous
avons rencontré des obstacles, dit-elle à notre Henri ; mais nous avons eu le
pouvoir et l'adresse de les surmonter. Mon père n'entreprend rien sans les
conseils de ma mère, et c'est elle d'abord qu'il a fallu vous rendre favorable.
Je lui ai expliqué les dangers de votre famille et le dévouement dont vous avez
fait preuve. Pardon seulement si nous vous avons laissé dans l'inquiétude
pendant trois jours. Il a fallu ce temps pour préparer les voies à votre
ambassade. A votre retour, lorsque vous aurez vu mon père, venez me rendre
compte personnellement du résultat de votre démarche. Si elle est heureuse,
espérons qu'elle sera le prélude d'événements plus heureux encore.
Nous avons vu dans le chapitre précédent qu'Etienne fut obligé de rabaisser sa
fierté devant les paroles pleines de courage et de grandeur que lui fit entendre
notre héros. La raison est toujours grande lorsqu'elle se trouve en face de
l'erreur, de l'ignorance et des préjugés ; mais elle est doublement puissante
lorsqu'elle a la force pour auxiliaire et qu'elle parle au nom des grands de la
terre.
CHAPITRE 14.
La Pierre-à-Cheval
Il est, à l'orient de Pierre-percée et non loin du château
de Damegalle, une roche qui l'emporte sur toutes les roches du pays par la
singularité de sa forme et par l'éclat de son site. Assise sur le sommet d'un
mont, comme un oiseau sur son nid, elle élève majestueusement la tête au-dessus
de la masse de sapins qui l'environne, et elle semble jeter sur toute la contrée
un regard d'aigle. On a donné à cette roche le nom de Pierre-à-Cheval, parce
qu'elle se compose de deux blocs bien distincts, l'un inférieur et formant comme
une colonne compacte sur laquelle repose un entablement d'un carré presque
parfait qui la déborde dans plusieurs sens. Cet entablement n'a que quelques
toises de superficie ; mais la roche, prise dans sa totalité, est d'une
élévation étonnante mesurée sur les devants, tandis que, sur les derrières, elle
s'accroupit sur le sommet de la montagne, où elle n'offre qu'un rebord à hauteur
d'appui. La nature, qui ne veut jamais perdre aucun moyen d'être admirée, a
voulu que ce point culminant fût d'un accès facile à quiconque serait conduit là
par l'amour de la solitude, ou par le désir d'embrasser d'un seul coup d'oeil un
pays riche en points de vue magnifiques.
Peu de jours après qu'Etienne de Bar eût quitté Damegalle pour se rendre à
Marsal, on voyait sur le sommet de la Pierre-à-Cheval une table d'une médiocre
étendue, autour de laquelle étaient rangés symétriquement quatre sièges
recouverts de mousse. De longues perches, façonnées avec de jeunes sapins à
moitié ébranchés, étaient fixées, en plusieurs endroits, dans les crevasses dû
rocher. A ces perches, dressées en forme de supports, on avait adapté d'autres
perches transversales auxquelles étaient attachées des toiles que le vent
agitait comme des toiles de navire, et qui étaient destinées à protéger la
superficie du rocher contre l'ardeur du soleil. On avait eu soin que ce dôme
temporaire, qui dominait la cime des sapins environnants, n'enlevât rien à la
majesté du coup d'oeil, et que le côté antérieur du rocher restât ouvert dans
toute sa longueur. De ce côté on voyait, à une demi-lieue de là, le château de
Pierre-percée assis sur sa longue base de pierre. On voyait ses murs crénelés,
sa toiture grisâtre, et la superbe majesté de son donjon menacé par tant
d'hommes. On voyait les troupes de l'évêque de Metz se déployant à ses pieds
comme un vaste cordon, et formant comme une ceinture noire autour du monticule
assiégé. Sur la plate-forme où est maintenant situé le village de Pierre-percée,
on voyait la fumée du camp et une multitude innombrable de tentes. A côté de ces
signes de guerre, et à une distance plus rapprochée, la nature se déployait mâle
et austère, comme si, par son silence et la rigidité de ses formes, elle eût
voulu désapprouver la convoitise et la turbulence des hommes. Une forêt immense
de sapins se déroulait aux pieds mêmes de la Pierre-à-Cheval, et allait se
perdre, de coteaux en coteaux, jusqu'à la vallée profonde de Chararupt, d'où
elle se relevait, comme la pensée affaissée d'un puissant génie, jusqu'à la
montagne d'Artimont, dont elle environnait la crête arrondie. A droite, en
s'avançant avec précaution sur les bords du rocher, on pouvait entrevoir, à une
distance très-rapprochée, les murs noircis du château de Damegalle et ses
sinistres tourelles. De ce sommet élevé, où l'on semblait nager sur le
balancement des arbres, l'on n'entendait aucun bruit, si ce n'est le croassement
rare des corbeaux, les cris perçants du geai, et le craquement des sapins qui s'entre-choquaient
dans l'air, comme pour se disputer l'espace, lorsqu'un vent léger venait à
secouer leurs tiges, ou à se jouer dans leurs chevelures entrelacées.
En arrière du rocher, et sur la plate-forme du mont, on voyait plusieurs
cuisiniers et valets se mouvoir avec empressement autour d'un grand feu alimenté
par des troncs d'arbres entiers et par des branches de sapins secs. On dépeçait
un cerf, on plumait des gelinottes, hôtesses naturelles de ces bois. On voyait,
épars sur la mousse, tous les attirails nécessaires à la confection et au
service d'un excellent déjeuner. A ces apprêts et au mouvement que se donnaient
les artistes culinaires, il était aisé de comprendre que des personnages d'un
rang distingué avaient choisi, ce jour-là, le sommet de la Pierre-à-Cheval pour
leur salle à manger.
Lorsque le soleil fut à peu près au milieu de sa course, on vit arriver Berthe
accompagnée de son père, d'Arnou, comte de Hombourg, et d'un troisième
personnage qui n'est point encore apparu, dans les pages de notre histoire. Il
avait l'air et le costume d'un dévot ermite, et il était en effet ce qu'il
paraissait être, contrairement à bien des gens dont l'âme et les idées ne sont
point à l'unisson du costume qu'ils ont adopté. Isembaut (c'était le nom du
digne prêtre) avait été d'abord moine à Senones ; il était actuellement ermite à
la Mer.
La Mer, que, par corruption, on a appelée la Mey, est un lac d'une médiocre
étendue, situé dans les montagnes de la vallée de Celles, au-dessus, du village
de Vexaincourt. Ce lac a cela d'extraordinaire qu'il est d'une forme presque
tout-à-fait ronde, et qu'il est situé au sommet d'une montagne. Il est d'une
telle profondeur que le peuple a cru pendant longtemps que l'on ne pouvait y
trouver de fond. Sa surface est noire, et d'un aspect tellement sinistre que
l'on a cru ne pouvoir mieux faire que d'attribuer sa formation à un événement
tragique. Une troupe de danseurs s'était réunie là, dit-on, un jour de Trinité,
pour s'y livrer à des divertissements coupables. Au moment où la danse était le
plus animée, la terre s'entrouvrit tout-à-coup sous les pieds des jeunes gens,
la montagne affaissée les engloutit, et un lac s'est élevé sur le lieu même en
mémoire du fait. Les plus crédules ajoutent que, si l'on pose l'oreille à terre
sur les bords du gouffre, on entend encore le son des instruments et le
piétinement éternel des danseurs. L'histoire, comme on doit s'y attendre, ne
rapporte rien de ces faits; mais elle nous apprend que, vers l'an 1090, un moine
de Senones, plus ami de la perfection que la plupart de ses confrères, obtint de
son abbé la permission de se retirer dans ce lieu désert, et d'y construire une
cellule. Pibon, évêque de Toul, vint lui-même faire la consécration de la petite
église qui y fut jointe, et la dédia à Notre-Dame de la Mer (24). Cette dédicace
eut lieu le jour de la Trinité, et fut sans doute accompagnée d'un grand
concours de peuple. Depuis ce temps, ou peut-être dès auparavant, la fête de la
Trinité a toujours été célébrée avec une dévotion extraordinaire dans ces
montagnes. Tous les ans, la population de la vallée se rendait
processionnellement au saint lac ; on voyait des familles faire quatre ou cinq
lieues pour assister, avec toute la dévotion possible, à cette cérémonie
religieuse. Ce n'est que depuis que la chapelle a été renversée, et que l'image
de Notre-Dame de la Mer a été transportée dans l'église de Luvigny, que la foule
des pèlerins se dirige dans ce village pour y porter le tribut annuel de ses
offrandes, ou pour s'y livrer à toutes les joies et à toutes les dissipations
qui accompagnent les rassemblements champêtres. Encore le lac de la Mer est-il
loin d'avoir perdu le prestige qui l'environne depuis les anciens temps. Dans
les moments de danger, on voit des villages entiers s'armer de la bannière
paroissiale, et s'acheminer, à l'insu ou contre le gré de leurs pasteurs, vers
la montagne de la Mey, pour y porter en triomphe l'image vénérée qu'ils
regardent comme le refuge de toutes les angoisses et le Palladium de la vallée.
Le moine Isembaut ne partageait point l'animosité de ses confrères de Senones
contre la maison de Salm. En véritable homme de Dieu, il savait apprécier une
intention généreuse, et il aimait mieux la liberté des peuples, dont les comtes
de Salm se déclaraient les protecteurs, que des droits asservissants établis en
faveur d'un monastère par des chartes usées. Aussi nous avons vu dans le
quatrième chapitre de cette histoire que le saint personnage avait prédit à
Agnès de hautes et longues destinées pour sa race. Berthe avait connaissance de
la sympathie que toute oeuvre louable rencontrait dans le pieux anachorète; elle
savait aussi quelle était l'affection qu'il portait dans son coeur aux nobles
enfants d'Agnès. Elle l'avait invité à un banquet solitaire sur la
Pierre-à-Cheval, afin de se concerter avec lui sur les moyens de les délivrer
des horreurs de la famine.
Lorsque les quatre personnages dont nous avons parlé furent en face de la roche,
Arnou s'élança le premier, pour aider les autres à opérer la montée. Berthe fut
en haut d'un seul bond, mais il fallut des efforts prolongés et des soins
minutieux pour attirer son vieux père. L'homme de Dieu fit signe qu'il monterait
sans le secours d'aucun bras, et, malgré son âge, il franchit la saillie avec
assez de prestesse.
Aussitôt les viandes furent servies ; l'ermite invoqua le nom du Seigneur à
haute voix, et sa parole sainte semblait voler dans les airs et se marier avec
la gravité du site. Les quatre convives se mirent à table et firent honneur aux
mets qu'on leur avait préparés. Un quartier de cerf fut mangé avec appétit, et
la chair de gelinotte fut trouvée excellente. Plusieurs bouteilles d'un
excellent vin furent vidées. Berthe avait eu soin de les faire tenir au frais
dans les concavités du rocher. Peu à peu la gravité fit place à la franchise, et
de la franchise il n'y a qu'un pas aux communications les plus importantes.
Sur la fin du repas, un léger coup de vent s'étant élevé et ayant agité la cime
des sapins, le sire de Blâmont déclara qu'il ne pouvait rester plus longtemps
sur ce roc aérien, que la tête commençait à lui tourner, qu'il ne faudrait qu'un
coup de vent pour renverser la table, le plafond et les sièges, et qu'il ne
pouvait songer qu'en tremblant que sa vie dépendait de la stabilité d'une
pierre. Il se retira en annonçant qu'il allait faire un tour dans la forêt : ou
plutôt on le descendit avec plus de précautions encore qu'on n'en avait pris
pour le faire monter.
Alors Berthe crut la circonstance favorable pour l'ouverture de son projet.
Elle commença par amener la conversation sur le château de Pierre-percée.
- C'est une chose triste à penser, dit-elle, que nous goûtions tous les plaisirs
de la table ayant sous les yeux un castel affamé. Je donnerais la moitié de la
châtellenie de Blâmont, lorsqu'elle me sera obvenue par droit d'héritage, pour
que toute la famille de Salm se trouvât réunie avec nous sur ce roc, et pour
qu'elle participât aux joies de notre festin.
- Il faudrait que la roche s'élargît, répondit le comte de Hombourg, ou bien il
faudrait que nous nous assissions sur les arbres.
- Nous pourrions recevoir ici quatre personnes de plus, répliqua Berthe, sans
être obligés de nous asseoir sur les arbres. Pour ma part, je porterais
volontiers Mathilde sur mes genoux, comme déjà je la porte sur mon coeur.
- C'est un sort fort heureux pour elle, Madame, reprit le duc de Jéricho, et
surtout fort à envier…. Il faut convenir que la châtelaine de Pierre-percée est
charmante, et qu'elle mérite l'intérêt que vous lui portez. Elle est jolie comme
une fille de Bethléem, suave et tendre comme une rose du Carmel. Sa vue embaume
l'âme, et ses regards pénètrent les sens. Jamais je n'ai vu en Palestine de
fille dont le maintien annonce autant de candeur. Si vous n'eussiez été là pour
contrebalancer l'effet de ses charmes lorsque nous allâmes dans le manoir de sa
mère, je crois que je me serais laissé prendre par la timidité de ses yeux, et
par sa beauté aussi brillante que naturelle.
- Et vous auriez bien fait, reprit la fille du sire Ulric en portant un regard
langoureux vers le donjon de Pierre-percée. Devenez son ami, et vous serez le
mien ; devenez son protecteur, et vous aurez part à mon affection. Vous convenez
du mérite et des perfections de Mathilde, et vous êtes du nombre de ceux qui la
persécutent ! vous êtes du nombre de ceux dont les démarches ne tendent qu'à la
faire mourir de faim ! Si sa famille ne vous intéresse point, du moins que le
sort de cette noble enfant vous touche…. Voyons, chevalier de la Palestine :
vous ne dites rien. Prenez une résolution généreuse, et dites : Mathilde ne
périra point, puisque la Providence a mis sa destinée entre mes mains.
- Vous ne me conseillez point sans doute, Madame, de forfaire à l'honneur et de
laisser pénétrer des vivres dans le château de Pierre-percée. J'ai été chevalier
loyal en Palestine, et je le serai ici comme ailleurs.
- Je ne vous conseille point de laisser pénétrer des vivres dans le château que
vous assiégez; mais je vous conseille de consentir à l'évasion de Mathilde......
d'y travailler même ; et en cela vous ne ferez qu'accomplir les devoirs d'un
chevalier loyal et courtois.
- Noble Berthe, quand je voudrais faire évader Mathilde, je ne le pourrais pas ;
et quand je le pourrais je ne le voudrais pas, parce que je doute qu'une action
pareille puisse se concilier avec mes devoirs militaires. J'ai fait la guerre en
Palestine
- Laissons la Palestine, sire chevalier de Jéricho : nous sommes sur le sommet
de la Pierre-à-Cheval, à quatre lieues de Blâmont…. Seigneur Arnou, et non plus
chevalier de la Palestine (parce qu'ici je ne plaisante pas), vous pouvez sauver
Mathilde, et je veux que vous la sauviez : je me charge de vous en procurer les
moyens. Croyez-vous qu'il n'y ait pas plus d'adresse dans une tête de femme que
dans toutes vos têtes ornées de casques et surmontées de banderolles ? Une femme
a vaincu le premier homme, même dans la Palestine, et une femme pourrait encore
bien vous vaincre aujourd'hui...... Maintenant, que vous puissiez contribuer à
l'évasion de mon amie sans forfaire à l'honneur ; que vous puissiez sauver une
noble demoiselle des horreurs de la faim ou des dangers d'une honteuse
captivité, sans cesser d'être un bon chrétien et un loyal chevalier comme vous
l'avez toujours été; c'est une question que je ne me permettrai pas de résoudre,
parce qu'elle n'est point de ma compétence. Je pourrais dire néanmoins qu'en
prenant l'épée vous avez fait voeu de protéger les dames, et de vous consacrer à
la défense de leur vie, de leur liberté, de leur honneur. Je n'insisterai point
sur la valeur de cet argument, parce que dans ma bouche il pourrait vous
paraître fort suspect. Mais voici un homme de Dieu que j'ai fait venir exprès
pour lever vos doutes et animer votre zèle. Allons, mon père, parlez au noble
comte, et faites-lui comprendre qu'il est permis de faire une action généreuse
sans être un traître.
L'homme mûri par le désert répondit en ces termes.
- Les lois de la guerre sont sacrées et inviolables comme le sont toutes les
autres lois humaines. C'est-à-dire qu'elles obligent dans toute leur force et
teneur toutes les fois qu'elles ne sont point en contradiction avec des lois
plus hautes et d'un intérêt plus grave. Mais dès que les lois naturelles ou
divines les combattent, elles deviennent nulles comme la clarté d'une bougie
disparait devant l'astre du jour. Or, dans la circonstance présente, je vois
deux lois ou deux devoirs en opposition, le devoir militaire, qui vous oblige de
tenir resserrés Agnès et ses enfants dans leur forteresse, de manière à ce
qu'aucun d'eux ne s'échappe ; et le devoir de l'humanité, de la justice et de la
charité, qui vous défend de participer à aucune injustice. Je veux qu'Etienne de
Bar ait le droit de s'emparer par les armes de la demeure et des possessions des
comtes de Salm. Vous comprenez, comte de Hombourg : c'est un point que je vous
accorde, et non une vérité dont je convienne. Il n'a le droit d'attenter ni à
leur vie, ni à leur liberté, ni à leur honneur, puisque ces seigneurs n'ont
commis aucune faute assez grave pour mériter un pareil châtiment. Ainsi, noble
comte, vous pouvez et vous devez, par tous les moyens possibles, faciliter
l'évasion, non-seulement de Mathilde, qui.... je la connais.... mérite les
égards et la protection d'un courtois chevalier comme vous l'êtes ; mais encore
de sa mère, de ses frères et de toutes, les personnes de leur suite, parce que,
encore une fois, Etienne de Bar n'a aucun droit ni sur leur liberté ni sur leur
vie.
A ces mots, Berthe tomba aux genoux de l'ermite, et elle les embrassa, en
s'écrient avec l'accent de la plus haute reconnaissance :
- Homme de Dieu, vous n'êtes donc point de ces prêtres cruels qui font marcher
leurs volontés et leurs projets tyranniques avant la volonté de Dieu même. Bénie
mille fois soit la religion qui produit de tels ministres et qui vous a inspiré
de tels sentiments ! Ne vous éloignez pas, mon père : je veux embrasser en vous
un digne représentant du Christ ; je veux aspirer à vos pieds toute l'odeur de
la charité qui vous enflamme.
Ce transport de Berthe fit beaucoup plus que les argumentations de l'ermite.
Arnou ne put y tenir, et il promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir
pour la délivrance de la famille de Salm.
- Maintenant, mon père, continua Berthe en demeurant toujours aux genoux d'Isembaut,
je ne me relèverai point que vous ne m'ayez accordé une grâce.
- Parlez, ma fille, répondit le saint homme : le Seigneur vous a donné le don de
la force et celui de l'intelligence.
- Lorsque les comtes de Salm auront brisé les liens de leur captivité, car je ne
doute pas que, par la bonne volonté que manifeste le comte Arnou et par le
secours de vos prières, nous n'arrivions à ce bonheur,…. erreront-ils de
montagne en montagne, privés de tout secours et manquant des choses les plus
nécessaires ? Vous ne le voudrez pas, mon père : votre charité est trop grande !
Je demande que vous leur donniez un abri dans votre cellule, et que vous rompiez
avec eux le pain de votre table. Je mettrai à votre disposition l'argent
nécessaire pour fournir à leurs besoins, et pour améliorer le sort de ma jeune
amie.
- Votre volonté sera faite, noble dame. Je bénis le créateur de toutes choses de
ce que, dans mon désert et dans ma pauvreté, il me permet d'être utile aux
grands de la terre.
La séance ainsi terminée, on descendit du rocher. On rejoignit le bon Ulric, qui
faisait le tour de la longue et large plate-forme qui couronne la montagne, et
dont la Pierre-à-Cheval semble être le principal rempart. Il s'étonnait que l'on
n'eût point choisi ce point culminant, et retranché presque partout par des
pointes de rochers, pour y asseoir un castel, préférablement au point beaucoup
moins élevé et moins spacieux où l'on avait construit Damegalle. - Ce lieu
serait imprenable, disait-il, pour peu que l'art vînt au secours de la nature.
Avec cinq ou six cents hommes on en écraserait dix mille qui tenteraient de
forcer cette esplanade. La coupe de la montagne est très-large, à la vérité, et
les troupes qui y seraient assiégées auraient besoin de se déployer sur un vaste
cordon pour résister à une attaque ; mais aussi le blocus serait beaucoup plus
difficile à exécuter, et l'on courrait peu le risque d'y être affamé. Je
remarque de plus que le lieu, loin d'être aride, donne tous les signes d'une
végétation vigoureuse. Ce serait une ressource de plus pour les hommes et les
animaux qui seraient obligés d'y faire une résidence forcée.
- Je remarqué, dit l'ermite, que le Créateur, en façonnant ces contrées, semble
avoir eu le projet d'y amener des guerres semblables à celles dont nous sommes
aujourd'hui les témoins ; et la nature, qui n'a pas voulu que l'homme en fît
tous les frais, a préparé des lieux où il lui fût aisé de se défendre contre ses
oppresseurs. Voyez cette pointe de rocher située à l'angle de la montagne.
N'est-ce point un bastion naturel mieux construit que tous les bastions les plus
solides ? n'est-ce point là la place d'un archer chargé de repousser l'ennemi
sur deux côtés différents ? et ne voilà-t-il point le tronc d'un énorme sapin
qui couvrirait son corps et le mettrait à l'abri de toute insulte ? Dieu est si
bon qu'il a créé, il y a cinq mille ans, ce qui sera nécessaire aujourd'hui ou
demain pour la défense de ses serviteurs, et qu'il a commandé à la nature, deux
siècles d'avance, de produire l'arbre qui peut sauver la vie à plusieurs
centaines d'hommes.
Ces réflexions, faites avec un ton et un regard que la charité enflammait, ne
furent point perdues pour Berthe. Tandis que son père considérait avec
admiration la forme de deux roches parallèles qui n'étaient séparées que par un
gouffre étroit que l'oeil osait à peine mesurer; tandis qu'Arnou, oubliant sa
dignité de duc de Jéricho, s'amusait à lancer des blocs de pierre et à écouter
l'horrible fracas qu'elles faisaient en se heurtant contre les arbres, Berthe
disait tout bas au généreux ermite :
- C'est ici, mon père, c'est ici qu'il faut que les comtes de Salm s'établissent
lorsqu'ils auront quitté leur castel. C'est ici que je vous prie de leur envoyer
du secours en vivres et en hommes. Je vous remets cette bourse : faites en le
meilleur usage possible. Que dans huit jours, dans huit jours au plus tard;
Herman rencontre sur ce mont tous les secours qu'il vous sera possible de lui
amener.
L'ermite serra la main de Berthe, et la quitta en disant ces paroles :
- Noble fille de Blâmont, que le Seigneur soit favorable à vos désirs.
CHAPITRE 15.
Fuite
Le grand jour de la Trinité venait de finir. Après le
coucher du soleil, de sombres nuages s'étaient amoncelés sur l'horizon, et
semblaient présager une nuit profonde. Quelques éclairs qui scintillaient dans
le lointain ajoutaient à la majesté des ténèbres, en les coupant par masses et
en y mêlant un éclat passager. C'est ainsi que quelques rayons d'espérance,
partis d'un autre monde, viennent se jetter, comme une lumière acérée, sur la
fin de la vie humaine, et rendent le tombeau même magnifique en y mêlant une
teinte de vie.
Les troupes de l'évêque de Metz veillaient assiduement, comme à l'ordinaire,
autour du manoir des comtes de Salm, en l'encadrant dans un vaste réseau dont il
était impossible de délier les noeuds. Des piquets de cent hommes étaient placés
de distance en distance, et entre chaque piquet veillaient des sentinelles assez
rapprochées pour qu'aucun être humain ne pût impunément franchir la ligne sur
laquelle elles étaient échelonnées. Tantôt le comte Renaud lui-même passait la
nuit au milieu d'elles, pour veiller à l'exécution du service ; tantôt il se
reposait de ce soin sur Arnou, comte de Hombourg; et alors, après s'être assuré
que toutes choses étaient dans l'ordre accoutumé, il retournait dans le vieux
château de Damegalle, pour s'y livrer au repos. C'est ce qui était arrivé la
nuit dont nous parlons.
Cette nuit, environ trois heures après le coucher du soleil, une clarté soudaine
se fit apercevoir sur la Pierre-à-Cheval, et jeta un vif éclat sur les sapins
d'alentour. Quelques minutes après, un signal du même genre parut sur le donjon
du château de Pierre-percée. Les assiégeants s'étonnaient à la vue de ce double
phénomène, et chacun cherchait à en expliquer la cause. Les uns prétendaient que
c'était un incendie qui allait se manifester; les autres, que c'étaient les
lutins ou les fées de ces montagnes qui faisaient leur apparition centenaire, et
qui peut-être se concertaient sur les moyens d'exterminer les audacieux qui
persistaient à semer la désolation et la terreur dans ces contrées. Quelques-uns
même affirmaient avoir vu un génie de feu s'élancer dans les airs et prendre son
vol de l'un à l'autre rocher. Les plus prudents redoutaient une attaque de
quelque puissant seigneur ami de la maison de Salm. Déjà le bruit de la sortie
de Henri commençait à se faire jour, parce qu'on ne le voyait plus, comme à
l'ordinaire, paraître tous les matins sur les créneaux et jeter un regard de
défi sur le camp des Messains. Tous étaient d'avis que quelque chose de nouveau
se tramait (car le départ d'Etienne avait été diversement expliqué) ; et
plusieurs en battaient des mains, car il n'y a rien qui répugne au soldat comme
une vie monotone et sans danger. Tout genre de vie devient fastidieux lorsqu'il
est constamment uniforme; et il l'est encore plus lorsqu'il n'est point assis
dans les conditions naturelles du bonheur.
Arnou, qui connaissait seul le mystère du double feu, monta seul vers la tour,
comme pour y faire une reconnaissance. Quelques jours auparavant il avait fait
parvenir à Hérman un billet signé de Berthe, et dans lequel la jeune Blâmontaise
s'exprimait ainsi :
« Tenez-vous prêts pour le départ. Lorsque vous apercevrez un fanal sur la
Pierre-à-Cheval, répondez-y par un feu pareil, et qu'à l'instant seize de vos
archers se trouvent sur 'esplanade au pied du rocher. Quelqu'un les conduira où
il sera nécessaire.
« Une heure après, un second signal vous sera donné. Répondez-y comme au
premier, et qu'aussitôt toutes les personnes que vous désirerez sauver de la
mort ou de l'esclavage descendent et se tiennent en silence près de la tour.
Vous trouverez là un guide et un libérateur. »
L'éclat des feux ne dura que cinq minutes; après, quoi les vallons et les
montagnes retombèrent dans l'obscurité accoutumée.
Lorsque le comte Arnou arriva sur l'esplanade, il y trouva les seize hommes
d'armes que le seigneur Herman avait fait descendre. Il conduisit ces seize
hommes jusqu'à la ligne des assiégeants, et là, à la faveur de l'obscurité, il
les posa, comme sentinelles, à la place d'un pareil nombre de Messains qu'il
releva de garde et qu'il renvoya dans le camp. Il avait jugé cette disposition
nécessaire pour que personne ne soupçonnât la part qu'il allait prendre dans
l'évasion des assiégés. En effet il ne pouvait dégarnir une partie de la ligne
sans que cette manoeuvre fût aperçue, par ceux-là du moins qu'il aurait renvoyés
de leur poste sans les remplacer immédiatement par d'autres hommes. Arnou avait
bien voulu se prêter aux projets de Berthe, mais c'était à condition que le
service qu'il était chargé de commander ne recevrait visiblement aucune
atteinte. Lui-même n'aurait pas eu sans doute assez de talents pour trouver ce
stratagème de guerre (car nous avons vu que le comte de Hombourg, malgré ses
quinze années d'exploits dans la Terre-sainte, avait naturellement assez peu
d'idées), mais la jeune Blâmontaise le lui avait suggéré ; et s'il ne fait pas
beaucoup d'honneur au génie de l'inventrice, il est au moins une preuve
manifeste de sa bonne volonté. Elle avait fait comprendre à Arnou que rien
n'était plus facile que cette substitution d'hommes, attendu que les défenseurs
du château de Pierre-percée avaient absolument le même costume et les mêmes
armes que les Blâmontais amenés par son père.
Ainsi, sur une largeur d'environ six cents pas, les assiégés avaient pris la
place des assiégeants et formaient une ligne fictive de surveillance à l'orient
du castel.
Au moment fixé, la Pierre-à-Cheval s'illumina de nouveau, et la tour de
Pierre-percée répondit à cet appel de salut. Pour la seconde fois, le camp des
Messains s'ébahit, et chaque homme levait la tête vers le météore lumineux,
comme pour en interroger la flamme.... La flamme fut discrète, car elle
s'éteignit pour favoriser la descente de Herman et de ses hommes.
Cinq minutes après, toutes les personnes que renfermait le manoir se trouvaient
pêle-mêle sur l'esplanade au pied de la tour, et attendaient le libérateur que
Berthe leur avait promis. Bientôt Arnou se présenta, marchant sur le bout du
pied et couvert d'un long manteau noir. Il disposa la troupe sur une seule et
longue file, recommanda le silence le plus absolu, et ordonna qu'on le suivît.
On descendit vers la base méridionale du rocher, on circula longtemps et à
tâtons le long des nombreuses anfractuosités et des crevasses qu'il présente de
ce côté. Après bien des terreurs, et bien des soins minutieux que l'on prit pour
ne pas occasionner le moindre bruit, on arriva enfin au pied de la chapelle. Là
Arnou se retourna, et attendit Mathilde, qui donnait le bras à sa mère. Il
saisit affectueusement la main de la jeune châtelaine, et lui mit au doigt un
anneau précieux, en disant : - Noble fille des montagnes, souvenez-vous du
chevalier qui vous remet cette bague; elle a traversé les mers et touché la
pierre du saint sépulcre.
A peine eût-il achevé ces mots, qu'il s'esquiva pour rejoindre son camp.
Un nouveau guide sortit d'une des cavités du rocher, et se mit à la tête des
fugitifs. C'était un homme noir depuis les pieds jusqu'à la tête, et on ne
pouvait voir aucune partie de sa figure. A sa suite, on passa au milieu des
sentinelles ; et celles-ci, bien loin de sonner le cor d'alarme, livrèrent le
passage et inclinèrent leurs armes devant leur redouté seigneur. Le plus profond
silence était nécessaire en cette rencontre, et il fut observé. Herman marchait
à la tête de se petite troupe, hélas ! il faut le dire, singulièrement diminuée
depuis son entrée au château, Sans compter les hommes que la faux de la guerre
avait abattus, plusieurs y périrent, à ce qu'on prétend, consumés par la faim.
Tous ceux qui restaient avaient un aspect pâle et caverneux, et pouvaient à
peine soutenir leurs armes. Il est de fait que personne n'avait rien pris depuis
deux jours : seulement Mathilde et sa mère s'étaient partagé un oeuf dans la
matinée ; et sans la courageuse entremise de la fille du sire Ulric, Henri
n'aurait probablement plus retrouvé que les cadavres des personnes de sa
famille, lorsqu'il serait revenu planter l'étendard de Lorraine au pied du
castel de ses pères.
Toutefois Agnès et Mathilde marchaient avec un courage assez heureux, quoique
leurs pieds glissassent souvent sur le sol pierreux, et que le moindre heurt
contre les cailloux pût trahir leur marche et compromettre leur vie. Si le
soleil eût éclairé cette scène de péril, on aurait vu dans l'allure et
l'attitude de deux personnes si unies par le coeur et l'esprit, des sentiments
d'un genre et d'un effet tout opposés. On aurait vu Agnès de Langstein déployant
toute l'énergie de son grand caractère pour repousser l'idée de sa disgrâce, et
replier silencieusement sa tête vers sa poitrine, comme pour y trouver des
forces ; tandis que sa fille, portant l'espoir sur le front, et radieuse de
courage comme on l'est au printemps de la vie, portait la tête haute et souriait
contre le malheur, ce qui est, après tout, le vrai moyen de le mettre en fuite ;
car le malheur, semblable à un aigle sauvage, ne s'abat que sur ceux qui
témoignent de la crainte, tandis qu'il épargne ceux qui le contemplent avec un
oeil fier ou avec le regard de l'innocence. On aurait vu la vieille comtesse
tenant entre ses bras une vénérable statuette de saint Antoine, patron de sa
chapelle et de ses domaines, et la presser pieusement sur son sein comme le
Palladium de son toit et le refuge de ses enfants. On aurait vu Mathilde, au
contraire, portant un écrin doré où se trouvaient ses propres bijoux et les
richesses de sa famille. Elle n'avait point oublié les livres privilégiés de
Henri, et elle en avait chargé un domestique, qui aurait préféré sans doute un
fardeau moins lourd et plus commode.
Herman tenait en lesse ses deux dogues favoris. Les quatre autres, hélas!
avaient péri sous le coutelas pour servir à de plus pressants besoins.
La petite troupe s'avança sans s'arrêter, et toujours avec les plus grandes
précautions, jusqu'à l'entrée de la forêt. Là le conducteur noir fit une pause
et permit à chacun de reprendre haleine. Puis, sans répondre à aucune question
et sans vouloir même se faire connaître, il ordonna que tous se remissent en
marche, et il les précéda dans les sentiers ténébreux de Marie-Fontaine.
Il était environ deux heures du matin lorsque l'on arriva au milieu d'un vallon
étroit qui, dégarni d'arbres dans toute sa longueur, formait une longue
clairière tapissée d'herbe fraîche et de plantes forestières qui pour lors
étaient en pleine floraison. Herman connaissait le lieu, et il savait qu'il
était à une distance assez rapprochée de Damegalle. Aussi commençait-il à
suspecter la foi de son conducteur, et à craindre qu'il ne l'eût attiré dans un
piège. Mais, à sa grande satisfaction, à peine eût-il fait les premiers pas dans
ce vallon solitaire, qu'il aperçut, à la clarté de la lune, qui commençait à se
montrer au-dessus des arbres, le gazon couvert de mets de différentes espèces,
puis, à quelque distance, des manants qui s'avançaient en criant à demi voix :
Vive le comte Herman, vive notre bon seigneur ! La suite du comte ne put se
contenir à cette démonstration, et à l'aspect soudain des mets. Chacun donc se
mit à crier d'une voix que les échos de Chararupt répétèrent, et qui retentit
jusque dans les souterrains de Damegalle : Vive, vive le seigneur Herman ! Vive
le seigneur châtelain, de Pierre-percée !
En ce moment, le saint ermite Isembaut (car c'était lui qui avait servi de
guide) rejeta en arrière son capuchon, et laissa apercevoir les flots de sa
barbe blanche, qui descendait jusque sur sa poitrine.
- Paix, paix mes enfants, s'écria-t-il ! Si l'ennemi dort, ne cherchons point à
le réveiller. Souvenez-vous que nous ne sommes qu'à six cents pas de sa tanière.
Il est vrai qu'il est peu à craindre en cet endroit, parce que ses forces sont
ailleurs. Mais la prudence exige que notre retraite s'effectue dans le silence.
Buvez et mangez, mes enfants : c'est ce que vous avez de mieux à faire à cette
heure. Vous devez être épuisés par cette marche périlleuse et par les suites
d'un long jeûne. Buvez et mangez, mais avec discrétion: voici ce que le Seigneur
vous envoie. Celui qui a délié vos chaînes a aussi pourvu à votre subsistance ;
et s'il est vrai de dire avec le psalmiste, Dominus solvit compeditos, Dominus
erigit elisos, disons aussi dans toute l'effusion de notre reconnaissance, dat
escam esurientibus, et herbam servituti hominum.
- C'est donc à vous, cher Isembaut, que nous sommes redevables de notre
délivrance, s'écria Herman en se jetant au cou du dévot ermite.
- C'est à moi après Dieu, après Berthe, et après un noble chevalier dont vous
apprendrez le nom, répondit l'homme de Dieu en abaissant la voix.
- Et en quel lieu votre intention et celle de Berthe est-elle que nous
transplantions notre malheur ?
- Je vous ai déjà dit que l'affaire la plus pressée pour vous en ce moment est
de prendre quelque nourriture. L'âme n'est guère capable de prendre une
résolution fixe lorsque le corps chancelle. Voici mon âne qui est chargé de deux
grandes jattes remplies d'un excellent vin. C'est un présent qui m'a été fait
par mes confrères de Senones. Ces bons pères ne prévoyaient guère qu'il serait
bu par les hommes qui ont usurpé le droit de pêche dans leur rivière.
A ces mots, Isembaut fit approcher son coursier à longues oreilles, le compagnon
de sa solitude, le témoin de ses courses et l'ami de sa vieillesse. La tradition
dit même qu'ils couchaient ensemble dans la même cellule. Le pieux animal parut
au milieu du cercle en secouant les oreilles, et en saluant la compagnie avec un
braire affectueux. On s'empressa de descendre les jattes, et l'animal soulagé,
ayant reçu de son maître un léger coup de main sur la croupe, alla prendre sa
réfection, à une distance honnête.
Ce fut le signal du repas. Tous s'accroupirent autour des mets, et l'ermite,
comme un vigilant majordome, allait de groupe en groupe pour présider à la
distribution des aliments, et pour pourvoir à ce que chaque personne reçût sa
part du banquet. Il excitait les uns, il faisait entendre aux autres qu'il était
dangereux, après de longues privations, de manger avec trop d'avidité. Une des
deux jattes fut laissée à la discrétion des hommes d'armes subalternes, et il y
en eut plus d'un qui prouva qu'il n'avait point perdu la louable habitude de
boire à longs traits.
Lorsque l'ordre fut établi, l'ermite entraîna Herman, Agnès et Mathilde, dans un
angle du vallon dû il avait tenu en réserve un pâté de venaison et une cruche
d'un vin de 1134. Là, en s'asseyant avec eux sur la verdure, et en ne se faisant
point scrupule de rompre le jeûne qu'il s'imposait d'habitude, il fit à Herman
le détail de tous les moyens que l'on avait pris pour le tirer des mains de ses
ennemis. Il fit valoir, avant tout, la constante amitié de Berthe et la
bienveillante intervention du comte de Hombourg. Il raconta que la veille, jour
de la Trinité, il avait profité de la réunion des pèlerins autour du lac pour
les engager à faire de généreux efforts pour la délivrance de leur seigneur
assiégé. Il fit entendre qu'il avait excité au plus haut degré l'attention et le
zèle de son auditoire, puisque tous les hommes capables de porter les armes,
même ceux qui n'étaient point tenanciers de la maison de Langstein, avaient
offert spontanément le secours de leurs bras. Il ajouta que lui-même s'était mis
sur-le champ à la tête de cinquante des plus dévoués, et qu'il les avait amenés,
le même jour, à la Pierre-à-Cheval, chargés de provisions, d'armes, et d'outils
de toutes les espèces. Il dit enfin que c'étaient ces mêmes hommes qui avaient
allumé les signaux, et que, d'après ses instructions, ils avaient passé toute la
nuit à creuser la terre et à élever des retranchements sur la montagne.
- Enfin, dit-il, c'est sur la croupe de la Pierre-à-Cheval que Berthe et moi
nous avons résolu de vous mener, persuadés que, retranchés et munis de
provisions comme vous allez l'être, vous pourrez vous maintenir longtemps dans
cette position avantageuse.
Herman approuva tout, loua tout, et se réjouissait en son coeur d'avoir été
l'objet d'une si vive sollicitude de la part de la châtelaine de Blâmont. Cette
admirable personne m'aime donc, se disait-il en lui-même, puisqu'elle a fait de
si prodigieux efforts en ma faveur. Heureuses sont mes disgrâces, si elles m'ont
valu le coeur et l'affection de celle que je préférerais sur la terre, s'il
m'était donné d'y faire un choix !... Herman ne se trompait point : dès qu'une
femme naturellement douce et timide se jette dans l'intrigue et devient l'âme
d'un complot, il est certain que cette femme a quelque chose dans le coeur, et
bien sûrement ce n'est point de la haine.
Lorsque Herman eût terminé ses méditations sentimentales, il ouvrit un avis qui
ne fut point goûté de l'ermite. - Puisque nous sommes près de Damegalle,
disait-il, qui nous empêche d'aller attaquer à l'instant ce vieux castel, dont
le voisinage a toujours été dangereux à notre maison, et d'en faire prisonniers
les habitants ? Il n'est pas douteux que, si une fois nous étions maîtres de la
personne d'Etienne de Bar, la guerre serait finie, et que nous demeurerions
paisibles possesseurs de notre domaine.
- Etienne de Bar, reprit l'ermite, n'habite point en ce moment les murs de ce
château. Il est parti depuis douze jours pour régler quelques affaires de son
diocèse. Renaud, son frère, y fait seul maintenant sa résidence avec Ulric et
Berthe, et une poignée de gens. Mais voulez-vous attaquer la demeure de votre
amie, de votre bienfaitrice, et risquer, dans le combat, de blesser son père ?
Croyez-vous que la jeune châtelaine ne serait point offensée de cette entreprise
dont elle n'a point donné l'idée ? et ne feriez-vous point mieux de vous rendre
d'abord au poste qu'elle vous a choisi ?
Il y avait de fortes raisons en faveur de l'attaque que Herman proposait, et il
y avait de fortes raisons contre. Mais, comme il arrive presque toujours dans
ces sortes de perplexités, le hasard, ou plutôt la Providence, vint se charger
de trancher la question, et cette fois elle ne fut point décidée en faveur de
l'ermite.
Les compagnons de Herman finissaient à peine le repas qu'Isembaut leur avait
fait servir, et la dernière jatte venait à peine d'être vidée, lorsqu'une bordée
de flèches, parties du fond des sapinières, vint interrompre leur joie et
résonna contre les casques et les hauberts. Une seule personne fut blessée, mais
le coup fut terrible et le choix de la victime fut cruel. Pendant que Herman
était en contestation avec l'ermite, la vieille comtesse de Salm avait quitté
son siège de gazon pour se donner quelque mouvement, et ranimer ses sens
engourdis par la fraîcheur du matin. Se trouvant isolée au milieu du vallon,
elle avait été mirée par un des ennemis, et elle était tombée en poussant un
grand cri. Soudain Herman, Mathilde et l'ermite se précipitèrent vers elle,
avant même qu'ils eussent pu connaître quelle était la cause de ce malheur. Mais
à l'agitation de la troupe, aux cris des chefs et au sang dont la robe de la
comtesse était tachée, ils comprirent qu'ils avaient été découverts. En effet,
quelques-uns des Barrisiens stationnés à Damegalle avaient entendu les cris de
joie que les compagnons de Herman avaient si indiscrètement poussés, et ils
étaient descendus dans le vallon pour y faire une reconnaissance. Ils n'avaient
pas tardé à s'apercevoir que les hommes qui déjeûnaient sur le gazon n'étaient
point de leurs amis.
Herman, dans son indignation, commanda que l'on perçât le bois, que l'on frappât
sans miséricorde tous les ennemis que l'on pourrait découvrir, et qu'on les
poursuivît sans relâche. Tout en donnant ces ordres, il tenait convulsivement sa
mère entre ses bras, et il cherchait à la rappeler à la vie. Mathilde, glacée de
frayeur, était privée de mouvement, et serait tombée sans connaissance si le
chapelain du château ne l'eût soutenue. L'ermite cherchait à découvrir la
blessure qu'avait reçue Agnès. La flèche s'était fait un large passage à travers
les vêtements, et avait pénétré fort avant dans les chairs. Il en fit
l'extraction avec assez de bonheur; il cueillit dans la vallée des herbes dont
il connaissait la vertu, et il en exprima le suc sur la plaie. Après avoir posé
le premier appareil, il fit construire un brancard sur lequel les manants qui
avaient apporté les vivres transportèrent Agnès sur les hauteurs de la
Pierre-à-Cheval. L'ermite donna son bras à Mathilde, et le chapelain les suivit
en portant entre ses bras la statuette de saint Antoine.
CHAPITRE 16.
Prise de Damegalle
Cependant les compagnons de Herman poursuivaient à travers
les sapins les ennemis qui les avaient si lâchement attaqués. Ils étaient
animés, dans cette poursuite, par Thomas Brandeboeuf, ce chef de brigands
qu'Etienne de Bar avait expulsé de Damegalle, et qui, pour, s'acheminer à des
projets de vengeance, avait mis sa force et son bras au service du comte de
Salm.
Thomas Brandeboeuf était un homme d'une vigueur extraordinaire et d'une taille
presque gigantesque. Parmi tous les hommes de Langstein, aucun ne l'égalait sous
le rapport de la force physique ; il avait une valeur à toute épreuve, quoique
souvent brutale, et un courage indomptable. L'approche des lieux où il avait
pendant si longtemps donné des lois redoublait son énergie, et déjà dans son
coeur il aspirait à reconquérir son trône. Aussi, voyant que la piété filiale
retenait Herman près de sa mère blessée, il s'était spontanément mis à la tête
des soldats du comte, et avec toute la violence de son caractère il les excitait
à la vengeance et au carnage.
- C'est ici, s'écriait-il, c'est ici que sont les, traîtres. Suivez-moi dans ce
labyrinthe de sapinières, et nous trouverons les lâches qui sont venus troubler
la paix de notre repas.
En effet, on ne tarda point à voir les archers de Renaud s'enfuir à travers le
bois comme une troupe de daims à l'approche d'une meute dirigée par un habile
chasseur. Ils étaient en petit nombre, et n'avaient point cru devoir se
commettre avec une troupe dont ils ignoraient la force. Aussi firent-ils un acte
de haute témérité en attaquant des gens qui ne songeaient point à eux. Thomas
Brandeboeuf en atteignit un, et de sa hache d'armes lui fendit la tête jusqu'aux
épaules. Il en atteignit un second, et il lui coupa le bras droit d'un seul
revers. Trois ou quatre ayant pris position sur une roche d'où ils se
retournèrent pour décocher quelques flèches, il s'élança jusqu'à eux d'un seul
bond, en s'aidant d'une racine pendante ; il saisit le moins agile par le milieu
du corps, le fit pirouetter deux fois, et l'envoya mesurer la terre au pied de
la roche. Puis, continuant à poursuivre les fuyards, il arriva bientôt avec eux
à la porte de Damegalle. Son âme était dans une agitation délirante et dans un
enthousiasme infernal en revoyant ces murs où il avait brisé tant de crânes. Il
entra seul à la suite des ennemis, sans faire attention que les gens du comte de
Salm ne l'avaient suivi que de loin. Il eut soin cependant d'empêcher que la
porte ne se refermât derrière lui, et il soutint pendant cinq minutes le choc de
tous les habitants du château. Heureusement l'entrée était un porche étroit où
un ou deux guerriers seulement pouvaient le combattre de près et l'atteindre de
leurs épées.
Cependant on avait averti Renaud qu'une espèce de diable sous la forme d'un
géant avait seul envahi l'entrée du château et menaçait de tout détruire. Le
comte de Bar se revêtit à la hâte de son armure ; il endossa sa cuirasse
d'acier, prit son écu flamboyant de sa main gauche, et une lourde massue de sa
main droite. En arrivant au lieu du combat, il écarta tous ceux de ses gens qui
barraient l'entrée, et se porta, avec toute l'audace d'un homme habitué à
vaincre, à la rencontre de Brandeboeuf. Celui-ci, se voyant un antagoniste digne
de lui, souleva sa hache d'armes avec une nouvelle vigueur, et en déchargea un
coup que Renaud eut à peine le temps de parer, car il lui effleura les tempes et
lui abattit un doigt de la main droite. Renaud laissa tomber son arme, et allait
probablement recevoir une décharge plus meurtrière, si Ulric n'eût de loin lancé
un trait qui résonna contre le casque de Brandeboeuf et le fit reculer de deux
pas. Renaud profita de ce moment de relâche pour relever sa massue ; puis, la
brandissant avec toute la force dont il était capable, il en assena un coup si
furieux sur la tête du géant, que celui-ci alla rouler, comme une colonne de
fer, sur le pavé sanglant.
En ce moment, les compagnons de Herman faisaient irruption dans le porche, et se
jetèrent sur le comte de Bar, encore tout étourdi du coup qu'il venait de
porter. Trois d'entre eux le retinrent étroitement serré, tandis que les autres,
poursuivant leur conquête, pénétraient dans l'intérieur du castel, et
massacraient quiconque était assez hardi pour leur opposer quelque résistance.
Ulric lui-même n'échappa à la mort que pour se voir chargé de chaînes. On trouva
Berthe agenouillée devant un crucifix d'argent, et demandant peut-être pardon à
Dieu d'être la cause involontaire de ce désastre. Peut-être fût-elle devenue la
victime de quelque violence, si Herman, qui survint à l'instant, ne l'eût
arrachée des mains de ses propres hommes, en leur recommandant de la respecter
comme lui-même, comme sa soeur. Il courut aussi vers le sire de Blâmont, dont il
délia les chaînes, et il le fit rentrer dans l'appartement de Berthe, à la porte
duquel il mit une sauve-garde. Le reste fut livré au pillage et abandonné à
l'emportement des vainqueurs. Quant à Renaud, Herman jugea prudent de le retenir
captif jusqu'à ce qu'il plût à Etienne de Bar de finir la guerre. On se hâta
ensuite de relever le corps de Thomas Brandeboeuf, qui fut trouvé sans mouvement
et sans vie. Herman, mettant en oubli tous ses méfaits antérieurs, ordonna qu'on
l'enterrât avec tous les honneurs dus à un preux guerrier, attendu que c'était à
lui que l'on devait la prise du castel. - Il fallait donc, ajouta-t-il, que cet
homme vînt recevoir le coup de la mort sur le seuil de son ancien manoir, et que
les lieux qu'il a injustement souillés du sang des autres fussent inondés de son
propre sang versé pour une noble cause.
Après que Herman eut répondu aux nécessités les plus pressantes, et qu'il eût
établi une espèce d'ordre au milieu de ce désordre, il se rendit à l'appartement
où était renfermé Ulric avec sa fille, Il s'approcha de ce sanctuaire où
résidait sa divinité terrestre, non en triomphateur superbe ou en tyran qui
vient imposer des lois, mais, comme un criminel qui vient écouter l'arrêt de son
juge. On aurait dit que son coeur Voulait s'élancer hors de sa poitrine et
percer les maillés de son haubert, tant il battait avec violente. Lorsqu'il
entra dans la chambre, un nuage lui couvrait les yeux, et à peine put-il se
soutenir lorsqu'il jeta les yeux sur Berthe, dont l'air profondément affecté
annonçait, sinon le mécontentement, au moins l'inquiétude et la souffrance
morale. Berthe aperçut, l'embarras du comte et sentit qu'elle le déchargerait
d'un fardeau pénible en ouvrant elle-même la conversation.
- Comte de Salm, lui dit-elle, il y a quinze jours, je suis allée dans votre
castel pour vous imposer de dures conditions. Aujourd'hui c'est à votre tour :
vous entrez en maître dans celui que nous habitons. Si nous ne connaissions la
générosité de votre caractère, dont déjà vous nous avez donné des preuves, nous
craindrions de rencontrer en vous un vainqueur irrité.
- Madame, répondit Herman, bien loin de me prévaloir du succès qu'un malheureux
hasard a donné à mes armes, j'entre ici en suppliant, car j'ai trois grâces à
demander à votre père.
- Que parlez-vous de grâces, dit Ulric en relevant sa tête affligée ?... Que
parlez-vous de grâces lorsque ma vie et celle de mon enfant chéri est entre vos
mains ? Voudriez-vous insulter à notre malheur ? Il vous faut de l'argent pour
continuer la guerre : je le comprends. Eh bien ! parlez. Que désirez-vous pour
notre rançon ? Je l'avais bien dit, que le secours que j'ai amené à Etienne de
Bar deviendrait pour nous la source d'une ruineuse calamité : je l'avais prédit
à Berthe. Je donnerais aujourd'hui cinquante sous d'or pour n'avoir point porté
les armes contre vous. Comte de Salm, croyez-moi, il a fallu des raisons
puissantes pour m'amener ici. J'ai redouté l'homme qui est plus puissant que
moi. Je pourrais même dire que j'ai cédé à la menace. J'ai agi comme le renard
que le lion entraîne à la guerre contre l'éléphant.
- Sire de Blâmont, je ne suis point devant vous pour entendre des explications ;
car à mes yeux votre conduite est pleinement justifiée. Encore une fois, je
viens vous demander trois grâces, trois faveurs. La première est que vous vous
regardiez comme complètement libre, vous et cette noble dame, sans qu'il soit
jamais question entre nous du prix de votre rançon.
- Accordé ! accordé, s'écria Ulric (Et son front s'épanouit comme le feuillage
d'un vieux hêtre sous le soleil du printemps ; car le vieux sire tenait à ses
sous d'or autant qu'à la vie) ! Si vos deux autres demandes sont d'égal poids,
vous ne perdrez rien à les présenter.
- La seconde est que vous retiriez vos troupes, et que, sur votre foi de
chevalier, vous vous engagiez à ne plus entrer dans aucune ligue contre moi.
- Je m'y engage.
- La troisième.... La troisième (Ici Herman se troubla comme si une parole
blasphématoire allait sortir de sa bouche) La troisième est que vous consentiez
à mon union avec votre fille.
- Je prévoyais un pareil dénouement. Jamais un jeune homme ne ploie le genou
devant un vieillard, jamais un comte de Salm ne laisse tomber sa fierté devant
un voisin, que lorsqu'il a une pareille demande à former. Au surplus, seigneur
Herman, je vous renvoie à Berthe pour la signature de cet article de notre
traité. Je ne veux nullement contrarier ses desseins ou ses affections. Si ma
fille consent à vous recevoir pour époux, je consens à marier la seigneurie de
Blâmont au comté de Langstein, car vous savez que l'époux de Berthe deviendra
l'unique héritier de toutes m'es possessions.
Dès les premiers mots de cette troisième requête, un éclair de satisfaction
brilla sur le front de Berthe, mais un nuage de pudeur le recouvrit incontinent
après, et rendit son visage encore plus vermeil qu'à l'ordinaire. Elle voulait,
autant qu'il lui était permis de vouloir dans ce moment de crise ; mais elle ne
disait point oui. Ce oui est trop lourd dans le sein d'une jeune fille pour
qu'elle puisse le soulever sans de pénibles efforts. On dirait qu'il y a dans ce
mot des générations d'hommes qui se heurtent et se pressent, tant, une fille
chaste et modeste éprouve de difficultés à le prononcer.
Lorsqu'elle se fut remise, et que son père l'eût engagée de nouveau à manifester
ses intentions, elle laissa tomber ces mots avec un profond soupir :
- Le comte Herman s'est conduit trop généreusement, à notre égard pour que je
puisse lui refuser quelque chose.
Dès ce moment le pacte fut scellé. Seulement Ulric apposa la condition que la
célébration du mariage n'aurait lieu qu'après le départ des troupes d'Etienne; -
car, ajouta-t-il, je ne me soucierais point de voir dix mille hommes armés à vos
noces. Ils pourraient faire toute autre chose que de boire notre vin.
Le point capital obtenu, Herman ne crut point devoir presser l'exécution du
traité. Il se trouva heureux, quelques heures après, de pouvoir entretenir
Berthe en particulier, et de lui adresser les remerciements les plus affectueux
pour les bons offices qu'elle lui avait rendus. Le même jour, Ulric réunit ses
vassaux, et reprit avec eux le chemin de Blâmont. Il ne craignit point de
publier que, devenu prisonnier du comte Herman, il n'avait obtenu sa liberté et
celle de sa fille, que sous la condition expresse de ne plus porter les armes
contre lui. D'ailleurs, l'envahissement du château de Pierre-percée par les
troupes de l'évêque de Metz, qui en avaient trouvé le pont baissé et la porte
ouverte, justifiait suffisamment sa retraite.
Berthe, avant le départ, voulut faire ses adieux à Agnès, à Mathilde et à
l'ermite. Elle fit transporter à la Pierre-à-Cheval tous les meubles, les
couvertures, les matelas et le linge qui avaient été à son usage pendant son
séjour à Damegalle.
Herman, ne voulant point s'exposer à être assiégé dans un lieu aussi étroit et
aussi peu fortifié que l'était le vieux manoir qu'il venait de conquérir,
conduisit le même jour ses compagnons sur la montagne de la Pierre-à-Cheval. Il
y trouva sa mère alitée sous deux grands sapins dont les rameaux entrelacés
formaient au-dessus d'elle une toiture arrondie que la pluie et les rayons du
soleil ne pouvaient pénétrer. Mathilde avait établi sa couche à côté d'elle, et
l'ermite était attentif à prescrire les remèdes qu'il jugeait les plus propres à
calmer les douleurs et à opérer la guérison de la comtesse. Néanmoins son air
inquiet et taciturne témoignait qu'il conservait peu d'espoir de la sauver. Les
travaux des redoutes vers le côté occidental de la côte (a), qui était le plus
exposé aux insultes des Messains, étaient exécutés avec une incroyable activité
par les manants qu'Isembaut avait amenés la veille, et par ceux encore qui
arrivèrent le même jour de villages plus éloignés. Le comte de Salm leur
adjoignit ses troupes ; il força même les prisonniers qui avaient été faits à
Damegalle à transporter les matériaux et à confectionner les pieux ; de sorte
qu'à la fin du jour On aurait déjà pu se défendre en cas de surprise. Mais les
Messains ne songeaient nullement à troubler les hommes de Pierre-percée dans
leur retraite ; ils ignoraient même en quel lieu le comte de Salm s'était
réfugié, et ils étaient peu disposés à courir les montagnes pour se mettre à sa
poursuite. Arnou, qui, depuis la captivité du comte de Bar, se trouvait général
en chef de l'armée messaine, s'était contenté de faire pénétrer ses troupes dans
le château de Pierre-percée, et d'y établir une forte garnison. Ensuite il
s'était empressé d'envoyer un messager au cardinal, pour l'informer des graves
évènements qui avaient eu lieu, et lui demander ses ordres. Herman, de son côté,
fit partir en toute diligence son premier fortier, ou garde-chasse, pour la cour
de Lorraine, avec ordre de remettre à Henri, s'il le rencontrait, un message
écrit de sa propre main et scellé de son grand scel. De tous les faits qui
étaient arrivés depuis le départ du chevalier, Herman ne lui celait qu'une seule
chose, la blessure que la comtesse sa mère avait reçue dans le vallon de
Pas-d'âne (b) et la vive appréhension que l'on avait de la perdre.
(a) Ces, redoutes sont encore très-apparentes aujourd'hui. Elles
forment un cordon de plus de 500 mètres sur le devant de la montagne. Les vieux
troncs, d'arbres qui ont crû par- dessus attestent leur antiquité.
(b) Tel est le nom que porte aujourd'hui le vallon ou Agnès fut blessée, et où
le baudet de l'ermite arriva chargé de provisions.
CHAPITRE 17.
Retour à Nancy
Nous avons vu qu'Etienne de Bar, à moitié terrassé par
l'affront qu'il avait reçu dans la cité de Marsal, s'était laissé vaincre
tout-à-fait par les paroles hardies que lui fit entendre Henri de Salm, parlant
au nom du duc de Lorraine. Le dénouement qu'avait eu l'affaire de la béguine
avait porté un coup terrible à l'indomptable fierté du prélat : faut-il
s'étonner que dans cette situation d'esprit il ait mollement cédé aux menaces
d'une puissance rivale contre laquelle il ne pouvait lutter sans danger ? Il
était impossible à son âme de résister à ce double choc. C'est ainsi que la
Providence fait succéder l'un à l'autre deux énormes coups de vent lorsqu'elle
veut déraciner un arbre. Le premier soulève l'arbre en ébranlant ses racines ;
et tandis qu'il chancelle sur son pivot, le second le renverse par un effort
subit avant qu'il ait eu le temps de se raffermir sur le sol.
Aussitôt que l'ordre de lever le siège de Pierre-percée fut scellé, un courrier
fut expédié en toute hâte pour Damegalle. Dans sa lettre à Renaud, Etienne de
Bar ordonnait que les hostilités contre la maison de Salm cessassent
sur-le-champ, et que toutes les troupes qui occupaient le territoire de la
châtellenie de Pierre-percée en sortissent avant trois jours. Le seigneur évêque
adressait des remerciements particuliers au sire de Blâmont à cause des secours
en vivres, en hommes et en argent, qu'il lui avait fournis ; et il terminait en
l'engageant à ne point perdre de vue l'union projetée de sa fille Berthe avec le
comte de Hombourg. Je veux bénir moi-même ce mariage, disait-il, si la jeune et
noble châtelaine se décide à couronner la persévérance de son chevalier ayant le
moment où je partirai pour la Terre-sainte.
De son côté, Henri reçut pour le duc de Lorraine un parchemin dont la tête et
les majuscules enluminées avec soin, retraçaient aux yeux les différents
emblèmes de l'épiscopat entrelacés avec des signes de guerre. Dans ce parchemin,
qui était revêtu, par forme de couverture, d'une double enveloppe de satin doré,
Etienne de Bar témoignait, dans un latin très-correct, que pour se conserver sur
le pied d'une bonne intelligence et d'une amitié parfaite avec son très-amé
cousin le duc de Lorraine et marquis, il consentait à donner la paix au comte de
Salm et sire de Langstein. Il protestait que dorénavant il n'inquiéterait plus
cette famille dans la possession de ses domaines, renonçant, pour lui et ses
successeurs, à tout droit de suzeraineté sur la châtellenie de Pierre-percée.
Cet acte était une pièce triomphante pour les comtes de Salm. Il ne les
dédommageait ni des frais de la guerre ni des pertes d'hommes qu'elle leur avait
occasionnées; mais il légitimait leur résistance, et il donnait un caractère de
noble indépendance à ce qu'Etienne de Bar avait si longtemps appelé leur
orgueil. Aussi, dès que Henri se vit en possession de cette charte, son
impatience, si longtemps maîtrisée par la chaîne des événements, reprit
tout-à-coup sa véhémence accoutumée. L'amour de la patrie, ou plutôt l'amour du
castel, de ce castel qui l'avait vu naître et où s'étaient assises avec gloire
deux générations de comtés ; l'amour de ce rocher, long comme un palais de
prince, sur lequel il avait reposé vingt années de sa vie ; l'amour de ces
sapins dont la tête colossale s'élevait en gradins depuis la racine de la vallée
jusqu'au front des nuages ; l'amour de sa mère, qu'il avait laissée luttant avec
toute la force d'une femme contre les dangers de la faim ; tous ces amours
réunis redevinrent son affection la plus vive, et l'emportèrent même sur cet
amour nouveau qu'avait fait naître en lui le visage d'émail et les formes
gracieuses de la princesse de Lorraine. Que peut une beauté de chair sur un
coeur à qui l'amour de la nature s'est fait entendre ? elle peut bien
l'enflammer et l'émouvoir pour un moment, parce qu'elle est aussi une des mille
et une voix par lesquelles Dieu et la nature parlent à l'âme, mais elle ne le
maîtrise point et elle n'en absorbe pas tout, le feu. Aussi notre Henri
regrettait-il d'être obligé de retourner à Nancy. Aussi aurait-il voulu
s'élancer avec la vitesse de l'aigle vers le rocher de Pierre-percée, et
traverser d'un vol rapide les forêts de Xures et la seigneurie de Blâmont, qui
l'en séparaient. Aussi aurait-il voulu arriver cette nuit même au camp des
Messains, et dire à leurs chefs : Ennemis, retirez-vous : votre redouté seigneur
l'ordonne. Aussi aurait-il voulu cette nuit même, se montrer au pied de la tour
et crier à sa mère avec tout l'élan de la piété filiale : Ouvrez vos portes, et
désormais vivez pour le bonheur.
Et le pieux jeune homme ignorait que la nuit d'auparavant la malheureuse Agnès
avait quitté tristement le manoir de son époux pour ne plus y rentrer : il
ignorait qu'en ce moment sa mère était gisante sur les hauteurs de la
Pierre-à-Cheval, n'ayant, pour se garantir des rayons du soleil et des brises du
matin, que les branchages d'un arbre et les courtines que lui avait laissées la
châtelaine de Blâmont.
- Francisque, dit Henri en s'adressant à l'écuyer que lui avait donné le
seigneur abbé de Saint-Sauveur, et qui l'avait suivi jusqu'à Marsal….
Francisque, aie soin que nos chevaux soient prêts pour l'heure de complies :
nous voyagerons toute la nuit ; car il est nécessaire que nous arrivions demain
à Nancy au lever du soleil. Quelques heures après, nous nous remettrons en route
pour Pierre-percée.
- Bon Dieu, s'écria douloureusement l'écuyer cénobite ! de quoi parlez-vous là ?
Est-il permis à un chrétien de songer, à se mettre en route après l'Angélus du
soir ? Que la bienheureuse statue de la Vierge de Saint-Sauveur nous protège !
Ne savez-vous pas que la nuit est le temps où le prince des ténèbres règne sur
la terre ? Que deviendrions-nous si nous allions rencontrer une armée de
sorciers qui miauleraient dans les airs comme des chats, et qui se changeraient
en chauves-souris dès que nous leur montrerions la pointe de l'épée ? N'ai-je
point entendu dire à notre vénérable abbé, qui est un profond théologien, que
les personnes qui ont fait un pacte avec le diable ont le pouvoir de prendre la
forme de tous les animaux possibles, et même de se rendre invisibles ? Et
n'ai-je point vu moi-même deux sorcières sortir de la tour du monastère sous la
forme de chouettes, au moment où l'on mettait la grosse cloche en branle ? Il
n'y a rien que le démon redoute comme le son de la cloche. C'est pour cela que
ses affidés ont le pouvoir de voyager la nuit, lorsque l'air n'est troublé, ni
de près ni de loin, par aucun bruit sacré.
- Francisque, je ne vois pas que le démon soit plus puissant nulle part que dans
les petites têtes : c'est véritablement par elles que le prince des ténèbres
règne sur la terre, parce qu'il se sert de leurs idées fausses pour l'exécution
de ses mauvais desseins et pour jeter du discrédit sur les choses saintes.
Francisque, je prévois que la Religion deviendra un jour ridicule, tant on a
soin d'enchâsser des niaiseries dans son écorce et de la rendre petite. L'esprit
humain grandira, j'en suis sûr ; et il est bien à craindre que les idées
mesquines dont on a entouré le Christianisme restent toujours les mêmes. Si dans
dix siècles les ministres de l'Évangile ne sont pas plus avides de vérités et
plus amis des talents qu'ils ne le sont aujourd'hui, ils deviendront eux-mêmes
la risée des peuples, tant ils seront au-dessous des idées communes ; et la
religion du Christ, faute d'avoir reçu les développements que nécessiteront les
progrès toujours croissants de la civilisation et de la science, restera comme
une ruine, mais une ruine aussi inébranlable que la voûte des cieux, au milieu
des générations futures ; et les prêtres du Seigneur, debout sur ces ruines et
fiers de leur indestructibilité, maudiront peut-être la main qui viendra pour
les relever ; et les prêtres du Seigneur, s'endormant sur le rocher que l'enfer
ne peut ébranler, diront peut-être : Méprisons le talent, parce qu'il ne peut
nous renverser; méprisons les lumières que Dieu fait luire autour de nous, parce
que Dieu a promis de maintenir son église en dépit de notre ignorance…. Alors
les temples du Dieu vivant ne verront plus que des femmes, et quelques hommes
qui apercevront la vérité du Christianisme à travers les nuages de poussière que
l'ignorance des siècles aura amoncelés autour de lui. Alors il y aura une lutte,
mais une lutte à mort, entre l'impiété savante et la piété ignorante ; entre
l'impiété, qui outragera Dieu dans son orgueil, et la piété, que les lumières du
siècle foudroieront; entre la raison humaine, qui sera devenue grande comme un
colosse, et la piété, qui aura dédaigné de s'allier à elle…. Francisque,
Francisque, tu ne me comprends pas, sans doute : mais je te dis qu'il n'y a pas
de ténèbres plus dangereuses que celles de l'intelligence ; et s'il y avait un
peu plus de lumières dans ton âme chrétienne, tu ne redouterais point tant les
démons de la nuit.
La leçon était trop métaphysique et d'une utilité trop relevée pour un homme qui
avait été élevé dans un couvent : aussi Francisque n'en comprit-il que la
moitié, celle où le comte de Pierre-percée manifestait l'irrévocabilité de sa
décision. Le reste s'envola dans les airs, et ne produisit d'autre effet sur
l'écuyer que d'ébranler momentanément son nerf auditif.
Le lendemain, le soleil était déjà levé lorsque Henri rentra dans le palais du
duc de Lorraine. Son premier soin fut de solliciter une audience de ce prince;
mais il ignorait que Ferri ne recevait personne avant d'avoir entendu trois
messes, et avant d'avoir pris un temps raisonnable pour régler les affaires de
sa maison. Le jour était déjà donc très-avancé lorsque l'impatient chevalier fut
admis à rendre compte de son ambassade. Le duc Ferri parut très-flatté du succès
qu'avait eu sa médiation. De son côté, Henri ne ménagea point les expressions
qui pouvaient témoigner au prince quelle était la vivacité de sa reconnaissance.
- Si désormais, dit-il, nous vivons en paix dans nos domaines, c'est à vous
seul, noble duc, que nous devrons ce bienfait. Puissiez-vous recevoir, en
échange du service que vous nous avez rendu, les élans d'un coeur qui vous sera
toujours dévoué ! Puissent votre illustre famille et la nôtre ne point cesser
d'être unies par les liens d'une mutuelle affection ! Dès Ce moment je mets mon
bras à votre service; dès ce moment vos intérêts seront les miens, et vous
n'aurez point d'ennemi si redouté contre lequel je ne désire rompre ma lance.
Mais permettez que je retourne à l'instant même vers le castel de mes pères.
Permettez que j'aille raconter à Herman et à ma mère ce que nous devons à votre
puissante intervention. L'un et l'autre sont encore sans doute dans les
angoisses de l'attente. Seulement je vous prie de consentir à ce que je dise un
bref adieu à la duchesse Ludomille et à votre fille Judithe. Ces deux nobles
dames ont secondé trop activement mes desseins pour que je néglige de leur
rendre mes hommages avant de quitter votre cour.
- Est-ce bien réellement, reprit le duc, que vous songeriez à nous quitter ainsi
? N'avez-vous aucune affaire à nous soumettre, aucun droit à faire valoir près
de nous avant votre départ ?
- Je n'ai aucun droit à faire valoir près de vous, noble duc, si ce n'est celui
de vous demander la continuation de vos bontés.
- Mais vous êtes porteur d'un acte, d'un acte qui nous met dans l'obligation de
vous donner Judithe en mariage, ou de consentir à ce que vous héritiez de tous
les biens de notre frère. Croyez-vous que nous ne connaissions point ce qui
s'est passé ? Croyez-vous que le notaire apostolique de Saint-Dié nous ait
laissé ignorer les dernières volontés du gand-prévôt ? Nous avons d'ailleurs
fait prendre des informations, chevalier. Nous avons voulu savoir quels ont été
les derniers actes et les derniers desseins de cet homme que ses crimes nous ont
forcé de poursuivre, mais qui n'en est pas moins pour cela un membre de notre
maison. Nous avons voulu savoir, en quelque sorte, quelles ont été les dernières
pulsations de ce coeur qui autrefois avait montré des inclinations si
généreuses, et que des circonstances malheureuses peut-être ont entraîné vers
l'abîme. Ludomille et Judithe ne seraient point revenues de leur douleur, si
elles eussent appris que le grand-prévôt soit allé rejoindre ses ancêtres sans
donner aucun signe de repentir, surtout après avoir été si malheureusement
immolé par le glaive de son neveu. Heureusement nous avons appris qu'il s'est
montré chrétien dans ses derniers jours, et qu'il a déposé aux pieds d'un prêtre
le fardeau de ses iniquités : cela diminue peut-être la faute de cet étourdi qui
a si maladroitement interprété nos ordres, et qui a cru venger l'honneur de
notre famille par un coupable assassinat. Assurément un ordre aussi barbare
n'est point émané de notre autorité souveraine, et nous rejetons tout l'odieux
de cette action sur celui qui l'a commise. Aussi venons-nous de l'exiler pour
six semaines de notre cour. Mais s'il a méconnu les devoirs que lui imposait le
sang, vous avez noblement réparé ses torts, et vous vous êtes en quelque sorte
mis à sa place par la générosité de votre conduite. Nous savons que c'est
vous-même qui êtes allé chercher le prêtre qui a réconcilié l'évêque Mathieu
avec son Créateur ; nous savons que, le voyant dépouillé de toute ressource,
vous lui avez généreusement ouvert votre bourse ; nous savons que vous avez
versé la paix et la consolation dans son âme froissée par, le malheur ; nous
savons que vous avez aidé à relever son corps gisant indignement sur la grande
route, et que vous avez pourvu, autant qu'il était en vous, à ce qu'il ne
manquât pas des honneurs de la sépulture. Nous savons enfin que vous portez un
acte qui vous met en possession de ses biens si nous vous refusons notre
alliance. Dites-le moi franchement, et avant de nous quitter : Voulez-vous que
cet acte soit regardé comme nul, ou avez-vous l'intention de le faire exécuter
dans toute sa rigueur ?
- Je l'annule, noble duc, et je suis prêt à sceller ma renonciation à tous les
droits qu'il m'accorde, si ces droits ne sont point solennellement sanctionnés
par votre bon vouloir. Pourrais-je exiger quelque chose d'une famille à qui la
mienne doit l'honneur et la liberté ?
- Henri, serait-ce que la clause du mariage aurait quelque chose qu'il vous
répugnerait d'exécuter ?
- Loin de là, seigneur duc : je mettrais toute ma gloire et tout mon bonheur à
devenir l'époux de votre fille ; mais je ne veux la devoir qu'à son amour et à
votre bonté. Il ne serait point généreux que je vous la demandasse avec un titre
à la main.
- Eh bien, Henri de Salm et comte de Pierre-percée, tu ne vaincras point en
générosité la noble maison de Lorraine. Soyons généreux envers nos amis et d'une
humeur altière envers tous ceux qui relèvent la tête contre nous : voilà notre
devise. Ma fille Judithe est à toi, si ton coeur n'est point engagé ailleurs, le
l'ai prévenue de mes desseins. Il y a six mois que le comte de Champagne et le
fils aîné du comte de Bar sollicitent sa main : je t'ai mis avec eux sur le même
terrain, et tu es le seul qu'elle n'a point dédaigné. Henri, je te préviens que
ma fille est fière et qu'elle ne se soumettra jamais aux exigences de quiconque
ne lui plaît point ; mais elle courra au-devant des caprices mêmes de celui que
son coeur aura choisi. Son âme est toute de feu pour les personnes en qui elle a
reconnu un mérite supérieur ; mais elle est de glace pour toutes celles vers
lesquelles un goût instinctif ne l'a point entraînée d'abord. Elle a, comme le
lis, la propriété de s'incliner vers les fleurs odorantes, tandis qu'elle
éprouve un éloignement naturel pour tout ce qui n'est point favorisé de la
nature.
En comparant sa fille au lis, l'honorable duc ne mentait pas ; car certainement
sa fille avait toute la délicatesse de cette fleur, en même temps qu'elle en
avait le tissu. En vantant son sens délicat, il ne mentait pas non plus, car la
blancheur et les couleurs fines sont le type ordinaire du sentiment, tandis
qu'une carnation foncée et des couleurs tranchantes sont l'accompagnement
nécessaire d'un caractère plus décidé, et d'une âme qui a plus de facilité dans
l'expression que de suavité et de noblesse dans les idées. Toutefois, sans
entrer dans ces distinctions métaphysiques, notre héros s'empressa de répondre :
- Seigneur duc, j'honore dans votre fille les vertus et les qualités que votre
altesse et votre sérénissime épouse, Ludomille de Pologne (25), lui ont
transmises avec le sang ; et je regarde comme le plus heureux de mes jours celui
où je reçois de votre bouche l'assurance de voir ma destinée unie à celle de
Judithe de Lorraine.
- A demain donc la cérémonie des fiançailles. Après demain, vous irez retrouver
votre frère et raviver le coeur de votre mère. Il n'y a pas de doute que dès
aujourd'hui ils ont cessé d'être en butte à toute espèce d'hostilités. Il n'y a
pas de doute que dès aujourd'hui la paix et l'abondance sont rentrées dans votre
castel. Dans huit jours vous amènerez votre famille à la célébration de vos
noces, dont je vais commander les apprêts.
Le duc finissait cet entretien, lorsque la duchesse Ludomille se présenta dans
la salle.
- Madame, lui dit Ferri, conduisez Henri de Salm vers sa fiancée, et que
désormais il jouisse dans ce palais de tous les honneurs qui sont dus à un
prince de notre maison.
- Messire duc, reprit la duchesse, il vient d'arriver au palais un écuyer qui se
dit l'envoyé du comte de Salm. Il paraît qu'il a d'importantes nouvelles à
communiquer au seigneur Henri.
En effet, une heure ou deux auparavant, le garde-chasse que Herman avait dépêché
vers son frère était arrivé à Nancy et s'était présenté dans la cour du palais.
Ce garde-chasse, ou fortier, était une espèce de manant joufflu qui, avant
d'être honoré de cette ambassade, n'avait jamais franchi les limites de la
châtellenie de Pierre-percée; et qui, par le fait, était peu au courant des
finesses de cour et connaissait peu les formes de la civilisation du douzième
siècle. Aussi, loin de se présenter poliment, le chaperon bas et le poing sur la
hanche, comme l'étiquette semblait le demander, il avait introduit sans façon
son cheval dans la cour d'honneur ; et là, s'adressant au premier hallebardier
qu'il aperçut, il se mit à demander avec une voix qui retentit comme une timbale
dans les longs corridors du palais, si dans ce castel logeait le comte de
Pierre-percée.
- De quel castel parles-tu, répondit le hallebardier ? Crois-tu que ce soit ici
un manoir sauvage, dressé, comme une tente de voleurs, au milieu des champs ?
Ignores-tu que c'est ici le palais du très-redouté duc de Lorraine, et que tu ne
devrais point paraître devant le dernier de ses serviteurs sans mettre chaperon
bas et baisser ta lance en signe de respect ?
- Sans doute, répliqua l'homme des bois, je sais que c'est ici la maison où loge
le duc Simon II ; et c'est pour cela que je viens y réclamer monseigneur le
comte de Pierre-percée, qui est venu demander du secours à votre prince. Il
paraît que les lorrains sont plus prompts à mal parler qu'à bien agir, car s'il
avait fallu attendre votre recousse, nous aurions bien pu manger les rats et les
murs de notre castel avant d'être délivrés.
- Par l'âme de monseigneur saint George, que dit cet ensorcelé barbu, répondit
un second hallebardier qui survint, attiré par le bruit ? Ne dit-il pas que
c'est ici la maison ou le palais du duc Simon II, de pieux souvenir ? Sans doute
que ce malotru rêve ou qu'il tombe des nuées du ciel, si plutôt il ne sort des
cavernes de l'enfer.... Ignores-tu, l'ami, que le duc Simon n'a plus d'autre
maison depuis six mois que la pauvre cellule où il récite du matin au soir le
Miserere et le De profundis ? ou bien n'es-tu point le diable, qui vient, sous
cet accoutrement sauvage, jeter des maléfices au milieu de ce palais ?
- Il paraît que tu n'es pas le diable, toi qui parles ainsi ; car si tu voyais
un peu plus loin que le fer de ta lance, tu saurais que je suis un brave écuyer
du comte Herman, né dans le village de Celles, qui a l'honneur de fournir tous
les ans vingt mille écrevisses aux moines de Senones, et que je viens ici pour
porter un message au comte de Pierre-percée.
- Entends-tu, dit le premier hallebardier en s'adressant au second ? Ce beau
fils des entrailles de sa mère dit qu'il est un homme de sel qui est à la
recherche d'un comte de pierre. As-tu jamais vu rien de pareil ? Par les
souliers et le chapel de Notre-Dame, nous n'avons ici ni comte de pierre ni
comte de bois. Seulement nous avons le comte de Champagne, qui, depuis que
madame Judithe est princesse de Lorraine, rode autour d'elle comme un barbet
autour d'un pâté de venaison. Mais il paraît qu'il se lasse d'invoquer une
sainte qui fait la sourde oreille, car ses écuyers viennent de recevoir l'ordre
du départ.
Pendant cette conversation imprégnée de toute la rudesse et de tous les jurons
de l'époque, une troupe de pages s'était rassemblée autour du voyageur et
s'apprêtait à lui faire subir un examen de patience. L'un d'eux, saisissant la
hampe d'une lance frétée, fit choir le chaperon brodé du fortier, qui s'en alla
rouler dans un coin de la cour. L'homme de Celles se retourna avec la fureur
d'un ours qui est attaqué par derrière, et peut-être allait-il répandre le sang
de quelque baron en apprentissage, lorsque la gentille Image, qui était
descendue pour connaître la cause du bruit, vint se jeter au milieu de la
querelle comme un ange de pacification. Elle avait entendu prononcer les mots de
comte de Pierre-percée, et elle savait que c'était là le litre de parade que
prenait notre Henri. Elle avait aussi deviné une partie de l'intérêt que sa
jeune maîtresse portait au chevalier de Salm : c'est pourquoi elle s'empressa de
prendre son vassal sous sa protection. Le fortier d'Herman d'ailleurs, malgré la
barbe qui recouvrait une partie de ses traits, était un bel homme ; et quelle
est la fille à marier qu'un pareil signe de virilité épouvante ? La noble
suivante parvint donc à délivrer l'humble montagnard des mains de ses
persécuteurs, et elle l'entraîna vers les appartements de Judithe, après avoir
recommandé sa monture à un valet plus bénin que les autres.
- Belle lorraine, lui dit en son patois l'homme des Vosges, que Dieu bénisse
votre lignée en récompense de vos bontés, et qu'il me fasse la grâce d'en être
le père !
A ce compliment inattendu, Image se mordit les lèvres pour ne point rire.
Le vassal de Herman ne se fit point prier pour raconter à Judithe tout ce qui
s'était passé à Damegalle et à Pierre-percée. Elle ne put entendre sans un léger
sentiment de jalousie que la châtelaine de Blâmont eût fait preuve de tant
d'amitié pour la famille de Salm. - Je suppose, dit-elle à l'envoyé, que madame
Berthe est la dame des pensées du seigneur Herman ou de son frère.
- Je ne sais, dit l'homme de Celles, si messeigneurs dirigeaient souvent leurs
pensées du côté de Blâmont avant la guerre, car vous n'ignorez pas, que les
grands laissent toujours percer leurs sentiments le moins qu'ils peuvent, et que
nous ne sommes, nous autres, que les exécuteurs aveugles de leurs volontés; mais
je sais que lorsque madame Berthe est venue au castel pour y faire le message de
l'évêque de Metz, elle y a reçu très-bon accueil, quoique son père eût été au
rang de nos ennemis. Je sais aussi que depuis cette époque, la noble famille de
mes maîtres a témoigné beaucoup de respect et d'attachement pour elle.
Le front de la fille du duc de Lorraine se rembrunit comme l'aurait fait celui
d'une paysanne qui se serait vue trompée dans ses amours. Toutefois elle eut le
bon esprit d'ajouter :
- Est-ce avant le départ du seigneur Henri que l'évêque de Metz a envoyé madame
Berthe dans votre castel ?
- Elle y est arrivée douze heures après le courageux départ de Monseigneur.
Le front de la fille de Lorraine devint clair comme une matinée de printemps.
Dès ce moment, elle loua beaucoup la générosité de Berthe, et elle conçut pour
elle une véritable affection.
Lorsque le duc de Lorraine sut que le castel de Pierre-percée était occupé par
les troupes de l'évêque de Metz, et que la famille de Salm s'était réfugiée à la
Pierre-à-Cheval, il fut d'avis que cet évènement ne devait pas causer la moindre
inquiétude à Henri, - attendu, dit-il, que la paix est signée, et qu'Etienne de
Bar s'est solennellement engagé à rappeler ses hommes d'armes. Il est certain,
ajouta-t-il en parlant à notre héros, que dès aujourd'hui votre famille rentrera
paisiblement dans son manoir. Il est certain aussi que votre castel ne sera
nullement endommagé, car le comte de Hombourg n'aura pas voulu en détacher une
pierre sans un ordre exprès de l'évêque de Metz. Or l'évêque de Metz, dans la
circonstance actuelle, n'a qu'un ordre à donner, celui de l'évacuation de votre
territoire.
Le seigneur Henri ne goûtait pas tout-à-fait ces raisons. S'il n'eût pris
conseil que de lui-même, il est probable qu'il serait parti à l'instant même,
pour s'assurer de l'exécution du traité, et qu'il eût volontiers ajourné
l'intéressante cérémonie de ses fiançailles. Mais notre héros n'ignorait pas
qu'un protecteur est une espèce de divinité, ou plutôt de démon, à qui il faut
faire le sacrifice des idées les plus justes et des sentiments les plus
louables. Il se résigna en conséquence à conduire l'aimable Judithe aux pieds
des autels, et à se réjouir en la compagnie de son futur beau-père avec autant
de tranquillité d'esprit que s'il eût vu de ses propres yeux le résultat de ses
peines et le rétablissement triomphal de sa famille dans le château qu'elle
avait été forcée d'abandonner à la rapacité des Messains.
CHAPITRE 18.
Saint Bernard
La cérémonie des fiançailles de Henri de Salm et de
Judithe ou Joatte de Lorraine venait de s'accomplir avec toute la solennité que
l'on mettait alors dans cet acte avant-coureur du mariage, et déjà la foule des
chevaliers et des dames qui y avaient assisté se trouvait réunie dans la salle
du banquet, lorsqu'on vint avertir le seigneur Henri qu'un envoyé de l'évêque
Etienne l'attendait dans la salle d'armes. Le chevalier quitta sur-le-champ les
félicitations dont il était l'objet, pour courir où ses devoirs de famille
l'appelaient…. Etienne de Bar avait reçu la nouvelle de l'occupation du château
de Pierre-percée par le comte de Hombourg, duc de Jéricho. Il s'empressait de
mander à Henri qu'il considérait comme nul le traité signé à Marsal, attendu que
le jour où il avait promis de lever le siège, le castel était déjà en la
possession de ses troupes. Il s'appuyait sur cette maxime du droit romain : On
ne peut stipuler sur une chose qui n'existe pas. - Or, disait l'évêque, votre
château n'était plus à prendre lors-vous avez paru devant moi. Donc je n'ai pu
m'engager à ne point le prendre.
En conséquence le prélat se déclarait légitime seigneur du castel occupé, et il
annonçait l'intention d'y établir une garnison pour maintenir l'ordre et la
sûreté dans le pays. Seulement, rempli de compatissance pour la famille de Salm,
et ne voulant point la laisser errer sans abri dans les montagnes des Vosges, il
lui permettait de se créer une nouvelle habitation dans quelle partie des terres
de l'abbaye de Senones elle jugerait convenable, pourvu que ce fût au-delà du
Donon et à une distance de six lieues de Pierre-percée ; pourvu encore qu'elle
déposât les armes sans différer et qu'elle rendît la liberté au comte de Monçon.
Au reste Etienne se réservait le droit de disposer à son gré de la vouerie de
Senones, et de tout le territoire de la châtellenie de Pierre-percée, dont, par
le fait, il était maître depuis un an. - Vous pourrez donner à votre nouvelle
demeure, ajoutait le prélat, le nom de votre famille, et en graver les armoiries
sur la façade. Autour de cette habitation il vous sera permis de prendre
cinquante acres de forêts, à charge par vous de payer un tribut annuel à l'abbé
de Senones, auquel je m'engage à faire agréer cette cession.
Henri était frémissant d'indignation en lisant cette lettre. Il la communiqua au
duc Ferri, qui pouvait à peine comprendre qu'Etienne eût la hardiesse de rompre
l'engagement solennel qu'il avait pris de quitter la châtellenie de
Pierre-percée. - C'est ainsi qu'ils font tous, disait-il : ils ont des
raisonnements pour tout, et lorsqu'il s'agit de leur intérêt, ils prouveraient,
s'il le fallait, que le diable est un chartreux. Ils ont toujours quelques
lumières scolastiques à mettre en opposition avec les lumières du bon sens.
A-t-on jamais vu que quelqu'un s'autorisât à rester maître d'un castel dont il
avait juré de lever le siège, sous prétexte que ce castel se trouvait pris
quelques heures avant la signature du traité ? Partez, Henri, partez pour Metz :
je vous fais encore une fois mon délégué, et cette fois ne revenez point sans
avoir mis le repos de votre famille à l'abri de toute chicane. Je vous fais mon
plénipotentiaire, et vous pouvez imposer à l'évêque Etienne telles conditions
qu'il vous plaira. J'irai les soutenir moi-même à la lance et à l'épée. Je veux
que votre ennemi apprenne quel est celui qui vous reçoit pour gendre. J'irai,
avec toutes mes forces, renverser les remparts de Metz et porter la flamme au
milieu de son palais, plutôt que de souffrir que votre famille reste éloignée de
son château rocailleux ou perde un pouce de ses domaines.
Le lendemain, vers le milieu du jour, Henri était dans le palais d'Etienne de
Bar.
Etienne de Bar, dans sa ville capitale, n'était plus le prélat guerroyant qui
méprisait le luxe et qui asseyait sa grandeur sous les toiles du camp aussi
volontiers que sur le brocard et sur l'hermine : c'était un homme poli dans ses
manières, riche dans son ameublement, et se montrant, en toutes choses, le digne
héritier des Sigebert et des Chilpéric. Son palais était grand comme une ville :
il y avait plus de luxe et de somptuosité dans ses appartements que Henri n'en
avait jamais vu sous le ciel. La vue de ces longues galeries, et de ces vitraux
peints dont l'éclat semblait donner un démenti à la lumière du soleil, faillit
presque intimider notre héros. Il avait peine à comprendre que celui qui n'était
pas même l'héritier d'un castel dont les fondements inébranlables formaient le
seul mérite, abordât dans cette demeure toute resplendissante de dorures pour
parler avec force à celui qui en était le maître. Il faut l'avouer : les entours
de l'homme lui impriment une espèce de grandeur, et il faudrait n'être point
doué de la faculté de voir, pour ne pas être saisi de respect pour celui que la
nature et l'art environnent de leurs brillantes clartés.
Toutefois, il faut l'avouer aussi, Etienne de Bar se plaisait peu dans le faste
et dans ces témoignages de grandeur. Il y avait à peine deux jours qu'il était
arrivé à Metz, et déjà le repos de la cité lui était à charge. Cet homme était
né pour les expéditions. Il fallait qu'il fit le tour de son diocèse, le casque
en tête, ou qu'il trouvât ailleurs des ennemis à combattre.
Henri lui adressa ainsi la parole :
- Je ne viens point pour souscrire à vos propositions, mais pour vous prier
d'agréer les miennes. Les voici en trois articles.
Voulez-vous que la maison de Salm ait la possession libre et indépendante de son
castel et de ses domaines, et lui confirmer les droits qu'elle tient de vos
très-honorés prédécesseurs à la vouerie de Senones ?
Voulez-vous céder à cette même famille le castel et la seigneurie de Deneuvre,
en indemnité des pertes qu'elle a éprouvées pendant la guerre que vous lui ayez
faite ?
Voulez-vous, pour payer la rançon de votre frère, nous accorder le droit de
bâtir un nouveau castel sur les terres du monastère de Senones, au-delà du
Donon, comme vous l'avez proposé, et y joindre, sous la redevance annuelle de
deux sous strasbourgeois, cinquante acres de forêts ?
Voilà, noble cardinal, les seules conditions de paix que la maison de Salm
puisse accepter, après la rupture du pacte authentique qui avait été scellé
entre vous et elle.
- Si je ne croyais devoir pardonner quelque chose au dépit d'un vaincu, répondit
l'évêque, je regarderais vos deux premières propositions comme des insultes ?
Depuis quand le vainqueur doit-il des indemnités à celui qui s'est laissé
vaincre ? Depuis quand celui qui s'est rendu maître d'une forteresse est-il
obligé d'y replacer ceux qui l'ont évacuée faute de vivres et à la faveur des
ténèbres ? Henri, votre castel m'est acquis par le droit de la guerre, et
désormais aucune menace ni aucune offre ne pourra me décider à vous le rendre.
Mon étendard flotte sur votre donjon, et aucune puissance humaine ne pourra l'en
arracher. Si le duc de Lorraine lui-même venait échelonner ses troupes autour du
castel de Pierre-percée, je ne le rendrais pas. Si sur ce point culminant vous
avez pu braver pendant quatorze mois toutes les forces de l'évêque de Metz
jointes à celles de ses alliés, l'évêque de Metz à son tour pourra y braver,
s'il est nécessaire, toutes les forces du comte de Salm jointes à celles du duc
Ferri.
- Eh bien! que tout le sang qui sera répandu dans cette querelle retombe sur
vous, répliqua Henri. Préparez-vous à résister au duc de Lorraine, non point
seulement à Pierre-percée et dans le val de Celles, mais ici, sous les murs de
votre ville épiscopale. Si vous n'acceptez point sur-le-champ les trois articles
que j'ai énoncés, je vous déclare qu'avant deux jours vous verrez flotter les
alérions aux portes de Metz.
En parlant ainsi, le jeune comte avait le visage enflammé de colère, et son
geste menaçant annonçait l'intention d'un homme qui a plus le désir de manier
l'épée que de courir à un festin. L'évêque était inébranlable.
Sur ces entrefaites, un auguste personnage entra dans la salle. C'était saint
Bernard. Henri n'avait point vu encore cet homme dont la réputation égalait le
mérite, et qui remplissait l'Europe du bruit de ses miracles ; mais il le connut
à la première vue, sachant d'ailleurs que depuis plusieurs semaines il était à
Metz. Il se leva soudain par un mouvement de respect. Etienne en fit autant.
L'abbé de Clairvaux était suivi du moine qu'il avait député à Damegalle, et de
plusieurs autres Religieux de mérite. Mais il les surpassait tous par l'éclat et
la dignité de sa physionomie, et par son regard sévère, au travers duquel
brillait de temps à autre un éclair de douceur, comme un rayon de soleil perce à
travers un massif de feuillage. Son nez était aquilin ; son front, modestement
incliné par le bas, comme la surface d'une pyramide, s'arrondissait par le haut
comme le dôme d'un temple. Son cou, qui se penchait légèrement vers l'épaule
droite, indiquait l'aisance et la flexibilité de sa pensée. Ses manières et le
ton modulé de sa voix décelaient l'homme de haute naissance et la noblesse de
son éducation, tandis que son teint hâve et ses joues creusées par le jeûne
annonçaient l'homme du cloître et le réformateur de vingt-neuf couvents ou
monastères. Il se croyait spécialement destiné à cette oeuvre, et il n'avait
prolongé son séjour à Metz que pour travailler à la réforme des nombreuses
congrégations d'hommes et de femmes qui y pullulaient en ce moment. C'était en
grande partie, pour ne rien faire sans l'assentiment d'Etienne qu'il avait
pressé son retour : c'était aussi pour lui donner une idée du relâchement qui
s'était introduit dans plusieurs maisons religieuses qu'il lui disait dans la
lettre que nous avons insérée au commencement de ce volume : Il y a ici des gens
qui s'égarent comme des brebis qui n'ont pas de pasteur. Il entrait alors chez
ce prélat pour le conduire dans un monastère de filles appelées Scotes, et pour
le rendre témoin des désordres qui y régnaient. Il avait résolu d'expulser ces
filles de leur maison, pour les remplacer par des Religieuses plus modestes et
plus ferventes.
Etienne lui fit connaître avec des expressions pompeuses le motif de la présence
de Henri, et la résolution où il était de faire la guerre au duc de Lorraine
plutôt que de Consentir à ce qu'on exigeait de lui.
- Suivez-moi, Messeigneurs, répondit Bernard : avec l'aide du Seigneur nous
arrangerons cette affaire quand nous aurons arrangé celle des Scotes. Il faut
songer à balayer les ordures du temple de Dieu avant de pacifier les princes,
quia ideo missus sum. Vous, jeune homme, votre colère aura le temps de se
calmer; car je vois que votre esprit et vos sens sont agités ; et vous, seigneur
archevêque, vous apprendrez à guerroyer contre le vice plutôt que contre les
hommes.
Etienne et Henri suivirent l'abbé comme deux enfants suivent leur maître qui les
conduit à l'école.
Le monastère était situé hors de la ville, et il fallait traverser plusieurs
quartiers pour y arriver. Dans toutes les rues, les hommes, les femmes et les
enfants, s'agenouillaient devant l'abbé de Clairvaux ; car il n'était bruit à
Metz que d'un miracle qu'il avait opéré deux jours auparavant. Il avait guéri
une femme paralytique en étendant son manteau sur elle (26). L'humble abbé
tâchait de donner aux hommages de la foule une autre direction. - Mes enfants,
disait-il, agenouillez-vous devant votre prélat, et non devant moi, qui ne suis
qu'un pauvre prêtre.
Comme la foule l'obsédait de plus en plus, il voulut continuer le voyage sur la
Moselle. Il fit, à cet effet, approcher une barque, sur laquelle il monta, avec
sa suite : mais cet incident devint l'occasion d'un nouveau prodige.
Il y avait plus de cinq minutes qu'un aveugle poursuivait l'abbé Bernard dans
les rues, coudoyant tous ceux qu'il rencontrait, et faisant tous ses efforts
pour arriver jusqu'auprès du Saint. Lorsqu'il connut la nouvelle route que
venait de prendre le thaumaturge, il s'avança sur le bord de l'eau en criant, et
en demandant si quelque pécheur ne pourrait point le recevoir sur sa nacelle. Un
pêcheur le prit sur son embarcation et se mit en devoir de rattraper la barque
où voguait le saint voyageur. Celui-ci avait tout entendu, et, admirant la foi
de cet homme, il ordonna qu'on l'attendît. Dès que l'aveugle fut près de lui,
Bernard mit la main sur ses yeux, et ils s'ouvrirent à la lumière (27).
Lorsque l'on arriva au monastère des Scotes, il fallut parlementer avec la
portière. Bernard avait averti que lui seul se chargerait de répondre.
- Qui êtes-vous, demanda la femme qui était préposée à la garde du saint huis,
et que venez-vous chercher dans l'asile des filles du Seigneur ?
- Nous désirons parler à madame l'abbesse.
- La communauté est en récréation, et madame l'abbesse ne parle point d'affaires
à cette heure.
- Nous connaissons les usages de la maison : nous ne venons point pour troubler
d'innocents plaisirs, mais plutôt pour y prendre part.
- Et ce jeune cavalier, répliqua la vieille portière en désignant Henri,
désire-t-il parler en particulier à quelqu'une de nos jeunes Scotes ?
- Son intention n'est pas de nous quitter.
La porte s'ouvrit, et l'on passa à travers un un long cloître dont les voûtes
silencieuses attestaient que la communauté prenait ses ébats dans un lieu plus
agréable. Au bout du cloître était une vaste cour où se promenaient, avec toute
la pesanteur de l'âge, les douairières de la maison. Leur conversation
paraissait très-animée, et l'on entendait que l'une d'elles se plaignait avec
amertume que, lors de la dernière élection, toutes les dignités étaient tombées
sur les plus belles et les plus jeunes Religieuses, au grand détriment du
respect que l'on devait à la vieillesse, et des égards que méritaient de longs
services. - Il n'y a pas deux ans que soeur Claire est parmi nous, disait-elle,
et la voilà qui est abbesse : c'est un affront que nous ne devrions point
digérer.- Laissons-la jouir en paix de sa dignité, disait une autre : ne
voyez-vous pas que ses joyeux attraits sont une aubaine pour notre couvent ? -
Plus loin était un verdoyant jardin dont la porte grillée semblait ouverte à
tous venants. À l'extrémité d'une longue allée, et dans un emplacement ombragé
de tilleuls, on voyait une troupe de jeunes Scotes qui, après avoir déposé leurs
guimpes sur l'herbe, paraissaient très-occupées à jouer aux barres avec une
douzaine de ribauds que parfois, d'après les lois du jeu, elles étaient obligées
de transporter sur leur dos à une certaine distance. A l'extrémité du jardin, on
entendait le son des flûtes et de la citole, et l'on entrevoyait à travers la
feuillée d'une charmille le mouvement continu des danseurs et des danseuses.
Madame l'abbesse était assise sur un banc de pierre, à côté de ces ébats, et
près d'elle se trouvait un joyeux cavalier qui l'attirait modestement sur ses
genoux, sans qu'elle parût fort scandalisée de cette offense. Tout était en
harmonie dans cette scène de désordre, et l'on voyait, à la bonne foi des
coupables, qu'elles regardaient ces divertissements comme un droit.
Etienne de Bar s'arrêta, pouvant à peine s'en rapporter au témoignage de ses
yeux.
Saint Bernard s'approcha de l'abbesse, et lui dit, d'un ton qui lui imprima dans
tous les membres un tremblement pareil à celui d'une couleuvre qui se tortille
lorsqu'elle voit venir l'aigle sur elle:
- Madame, vous savez qu'il est écrit : Je viendrai à vous comme un voleur. Or je
suis le voleur qui tombe sur vous à l'improviste et qui vous enlève l'autorité
dont vous jouissez dans cette maison. Sortez-en à l'instant même, et sortez-en
sans regarder derrière vous. Sortez-en avec toutes ces filles dont vous causez
la perdition. Sortez-en la première, parce que vous les avez précédées vous-même
dans les sentiers de l'iniquité. Puissiez-vous toutes, rentrées dans le monde,
vivre d'une manière moins scandaleuse, et expier au grand jour les crimes que
vous avez commis à l'ombre du cloître. Par l'autorité du pape Eugène III, qui
m'a revêtu de pouvoirs discrétionnaires, je vous relève de vos voeux, dont déjà
vous vous êtes dispensées vous-mêmes par le libertinage de votre conduite.
Demain vous serez remplacées par des filles plus chrétiennes. Demain ce lieu de
débauche sera redevenu ce qu'il doit être, la maison de la piété, du
recueillement et du silence.
L'abbesse, revenue de sa première stupeur, voulut répliquer et crier à
l'injustice, à la violence ; mais Etienne de Bar était là, et il fallut se
soumettre à l'arrêt qui avait été prononcé par la bouche du saint homme.
Pendant ce temps, les Religieuses avaient ramassé leurs guimpes et s'étaient
enfuies jusqu'au fond des dortoirs ; les ribauds avaient escaladé les murs du
jardin, et le son de la citole avait cessé de se faire entendre. Le cavalier qui
était assis à côté de madame l'abbesse avait également disparu, et le pieux
réformateur était devenu maître de la place. Quelques archers d'Etienne, qui
survinrent, achevèrent de faire plier bagage aux soeurs les plus récalcitrantes,
et au bout de deux heures la maison se trouva nette (28).
En s'en retournant, le saint homme, prenant le ton d'autorité qui lui était
habituel avec les grands de la terre, adressa ainsi la parole à Etienne de Bar
et au seigneur Henri :
- Maintenant, Messeigneurs, c'est a votre démêlé qu'il faut en venir.
Puissiez-vous l'un et l'autre être aussi dociles à ma parole que l'ont été ces
misérables pécheresses. Songez qu'il est aussi criminel de verser le sang des
hommes que d'offrir un appât à leur concupiscence. Seigneur de Salm, que
demandez-vous à l'évêque de Metz ?
Henri répéta les trois propositions qui formaient sa demande, et sans
l'acceptation pleine et entière desquelles il protesta que le duc de Lorraine
allait faire une levée de boucliers contre Etienne de Bar.
- Or sus, seigneur archevêque, dit Bernard, refuserez-vous de payer la rançon de
votre frère; que le comte Herman retient dans les fers ; et puisque c'est en
combattant pour vous, pour l'abbaye de Senones, que pareille disgrâce lui est
arrivée, ne convient-il point que vous accordiez à la maison de Salm le droit de
bâtir un castel sur les terres de cette abbaye, et que vous y ajoutiez les
cinquante acres de forêt qu'elle demande ? M'est avis que ce n'est point acheter
trop cher la liberté d'un frère qui s'est dévoué pour vous servir.
- Aussi, loin d'être porté à refuser ce prix, c'est moi-même qui l'ai offert le
premier : le seigneur Henri m'en est témoin ; et je répète que je souscris à sa
troisième requête de toute mon autorité et de tout mon vouloir.
- Messeigneurs, vous voilà donc d'accord sur un point. Il ne sera point dit, je
pense, que vous n'entendrez point raison sur les deux autres. M'est avis que,
pour vous faciliter tout accord et rétablir la paix, vous, seigneur archevêque,
vous devez souscrire au premier, et que vous, seigneur de Pierre-percée ou de
Salm, vous devez renoncer au second et n'exiger aucune indemnité pour les pertes
que votre maison à éprouvées dans la guerre que avez soutenue.
Vous, seigneur archevêque, continua Bernard en se tournant vers le cardinal,
vous devez consentir à ce que la famille de Salm rentre dans la possession libre
et paisible de ses terres et de son manoir. Puisque vous avez consenti à cette
clause il y a trois jours, pourquoi n'y consentiriez-vous plus aujourd'hui ? Il
ne serait point généreux et équitable que vous vous prévalussiez d'un évènement
qui à eu lieu depuis la signature du traité. Songez que les raisons qui ont pu
vous porter alors à signer la paix existent encore aujourd'hui. Vous vouliez,
disiez-vous, aller combattre en Terre-sainte : en avez-vous donc tout-à-coup
perdu l'idée ? Les Chrétiens de la Palestine ont-ils moins besoin du secours de
vos armes parce que vous êtes devenu maître du castel que vous assiégiez ? Vous,
pontife revêtu de la puissance temporelle, refuserez-vous de prendre part à une
expédition à laquelle concourent les laïcs mêmes les plus indifférents, et cela
pour vous maintenir dans la possession d'un rocher sauvage ; car vous devez
comprendre que vous ne pouvez faire la guerre en même temps en Asie et en Europe
? Vous devez comprendre que pour sortir de vos états vous devez être en paix
avec vos voisins, et surtout avec le puissant duc Ferri. Par les mêmes raisons,
m'est avis aussi que vous devez laisser la vouerie de Senones à la maison de
Salm. Cette vouerie d'ailleurs lui a été donnée par un de vos prédécesseurs
(vous le reconnaissez vous-même) à titre héréditaire : pourquoi l'en
dépouilleriez-vous ? Vous dites que le seigneur Herman a abusé de son autorité
en empiétant sur le pouvoir des abbés et en s'arrogeant le droit de pêche dans
la rivière de Plaine. Dites-moi quel est l'homme vivant qui n'ait point abusé
quelquefois des avantages de sa position. Dites-moi si les moines de Senones
eux-mêmes n'ont pas souvent abusé des grâces de Dieu et des richesses
temporelles dont ils jouissent ; et croyez-vous qu'il ne soit point nécessaire
que quelquefois un gantelet de fer s'oppose à leurs prétentions? Je trouve que
les hommes d'église ne sont jamais si sages, si pieux, si fidèles a leurs
devoirs, que lorsque le pouvoir séculier les maintient dans de justes bornes.
L'autorité ecclésiastique est comme une rivière dont l'eau n'est pure que
lorsqu'elle est concentrée dans son lit, et qui devient fétide et bourbeuse pour
peu qu'elle franchisse les barrières qui lui sont naturelles. C'est une vérité
que l'on ne comprend point encore, parce que l'espèce humaine est comme un
enfant qui n'apprend qu'un à un les mots de sa leçon ; mais un siècle viendra où
cette vérité sera connue du dernier des artisans, et où le pouvoir temporel
cessera d'être sous la tutelle des ministres de Dieu. Le pouvoir temporel,
seigneur Etienne, appartient de droit aux laïcs, aux hommes qui peuvent
décemment porter une épée à leur côté et mettre une aigrette à leur chapel ; il
n'est entre vos mains que par provision, et jusqu'à ce que les hommes du siècle
aient acquis assez de lumières et de science pour l'exercer eux-mêmes. Jusque-là
il vous est permis de le retenir; mais il ne vous est point permis de croire
qu'il est avantageux à l'Eglise que ses ministres exercent le droit de haute, de
basse et de moyenne justice. Au contraire, ce droit est une plaie pour l'Église,
et une plaie qui serait capable de lui donner la mort si le doigt de Dieu ne la
soutenait miraculeusement, car le royaume de Dieu est inconciliable avec la
force et la contrainte. Il viendra un siècle, vous disais-je, où cette
incompatibilité sera reconnue, et où le pouvoir temporel, sorti de ses langes,
rejettera de son sein cette nuée de prélats qui négligent la science et la piété
pour courir après la grandeur, et qui abdiquent leur titre d'apôtres pour
devenir courtisans. Un jour viendra où la paroisse sera distinguée de la
commune, et où le curé de campagne n'aura plus rien à faire que de veiller au
salut de ses ouailles. Alors peut-être les ministres du Seigneur murmureront
dans leurs repas, dans leurs festins, contre l'autorité qui froissera leur
orgueil et les refoulera dans le sanctuaire, car de tout temps les enfants
d'Aaron ont murmuré contre Moyse ; mais leurs clameurs seront aussi inutiles
qu'elles seront injurieuses à la Providence. Alors la foi, si elle n'est point
encore morte, reprendra de nouvelles racines ; alors de saints prêtres
marcheront à la tête des peuples, et le clergé comprendra qu'il ne doit être
puissant qu'en vertu et en intelligence. En attendant que ce bonheur arrive,
seigneur archevêque, laissons jouir de la puissance temporelle ceux qui en
jouissent ; confirmez les droits régaliens de la maison de Salm. Laissez à Dieu
le soin de corriger ceux qui portent le glaive. C'est à lui seul à rompre
l'épée. Les justes ne doivent être que les instruments de sa miséricorde ; c'est
aux pécheurs qu'il appartient de devenir les instruments de sa colère.
Et vous, seigneur Henri, continua l'abbé de Clairvaux en se tournant vers le
chevalier de Salm, vous devez retirer votre deuxième requête et n'exiger aucune
indemnité pour les pertes que vous avez souffertes : il doit vous suffire d'être
réintégrés dans vos possessions et de jouir des mêmes prérogatives que vous
aviez avant la guerre. Apprenez qu'un prince doit faire des sacrifices à la
paix, et qu'une excessive exigence est presque toujours la source d'une infinité
de maux. Il y a souvent beaucoup d'injustice à mettre toutes choses dans la
balance de la justice, parce que celui qui pèse minutieusement tous ses droits
mérite que l'on pèse minutieusement tous ses torts. Si le seigneur Etienne
consent à vous rendre votre castel, vous devez consentir, par un retour de
générosité, à ne rien exiger pour les dommages qu'il vous a causés…. Or sus,
seigneur archevêque, consentez-vous à rendre à la maison de Salm son castel et
sa seigneurie, sans l'obliger à vous en faire hommage ; et lui confirmez-vous
les droits qu'elle tient de l'évêque Adalbéron à la vouerie de Senones ?
L'évêque s'inclina en signe de consentement.
Il n'avait pu résister, à l'éloquence et aux lumières du saint abbé.
- Et vous, chevalier de Salm, renoncez-vous à réclamer le castel et la
seigneurie de Deneuvre à titre d'indemnité pour les dommages dont vous vous
plaignez ?
Henri ne répondait pas. Il lui en coûtait de faire tout d'un coup le sacrifice
de sa vengeance, lorsqu'il s'était promis d'humilier l'évêque de Metz et de
châtier son orgueil. Il n'avait proposé son deuxième article que dans l'espoir
qu'il serait rejeté, et qu'avec la secrète intention de profiter de ce refus
pour déclarer la guerre.
Bernard lui adressa une seconde fois la parole :
- Je vous en conjure, comte de Pierre-percée, épargnez à la chrétienté le
spectacle, d'une nouvelle guerre : assez de dissensions déjà ont troublé
l'accord qui devrait être entre les enfants de l'ancienne Austrasie. Imitez la
sagesse et la modération des princes de la noble maison de Lorraine, dont vous
êtes l'envoyé, et ne souffrez pas que pour votre querelle deux puissants
seigneurs ne puissent prendre part à l'heureuse expédition qui se prépare. Vous
concevez que l'évêque de Metz ne peut faire lui seul tous les sacrifices que
cette expédition exige.
Henri était sourd comme auparavant.
En ce moment, on rentrait dans la ville. Un homme âgé, qui depuis plusieurs
années souffrait d'un violent mal de tête accompagné de surdité, vint se jeter
aux genoux de Bernard, en le suppliant de le guérir de son infirmité. - Je
mourrai content, disait-il, si une fois encore je puis ouïr le chant des psaumes
et mêler ma voix aux chants de l'Église.
Bernard fit approcher cet homme ; il lui imposa les mains, fit sur lui le signe
de la croix, lui mit les doigts dans les oreilles, et lui dit :
- Si vous, êtes un homme de paix, que la paix vous soit donnée.
A l'instant le sourd s'écria qu'il entendait parfaitement et que ses douleurs
avaient cessé. Et le peuple, qui connaissait depuis longtemps l'infirmité de cet
homme, rendait gloire à Dieu et multipliait les témoignages de respect envers
son serviteur.
Alors Bernard se retourna vers Henri en disant :
- Or sus, sire chevalier de Salm, serez-vous le seul sourd que je ne pourrai
faire entendre ?
Henri tomba aux pieds du saint homme, et lui dit, consterné et tremblant (29) :
- Puisque la nature se montre docile à votre voix, comment pourrais-je ne point
vous obéir ? Je retire ma seconde requête. Que la paix soit faite, puisque vous
le voulez. Mais, à votre tour, ne repoussez pas la demande que j'ai à vous
faire. Venez à Nancy dans huit jours pour bénir mon mariage avec la princesse de
Lorraine. Venez visiter l'abbaye de Haute-Seille, que ma mère a fondée, et
tâchez de faire fleurir parmi les Religieux qui l'habitent la science et la
piété qui vous animent. Ensuite, pour dernière faveur, venez vous asseoir sur
notre rocher, et sanctifier par votre présence le manoir de notre maison.
- Allez, jeune homme, répondît Bernard : il sera fait selon votre désir.
CHAPITRE 19.
Conclusion
Deux jours après l'accomplissement des faits
que nous venons de rapporter, Henri arriva sur le mont de la Pierre-à-Cheval. Il
y trouva l'armée de son frère en très-bon ordre, et munie de provisions de toute
espèce qu'elle devait, en grande partie, aux soins de Berthe. Aucune attaque
n'avait été dirigée contre la maison de Salm depuis qu'elle était retranchée sur
ce point culminant ; mais un évènement douloureux l'avait jetée dans la
consternation. La pieuse Agnès avait succombé sous le poids réuni de ses
douleurs, de ses chagrins et de ses privations. Ses dernières inquiétudes
avaient été pour Henri, dont elle ignorait la destinée, et elle était morte en
conjurant le ciel d'épargner les épreuves du malheur à cette âme d'élite qu'elle
environnait de toute son affection maternelle.
Tous les villages et les hameaux du val de Celles étant alors au pouvoir des
troupes de l'évêque de Metz, on s'était vu dans la nécessité, pour inhumer la
comtesse en terre sainte, de transporter son corps au lieu dit Raon-les-Leau, à
l'extrémité orientale de la vallée (30). Là elle fut enterrée dans la petite
église que l'on y voit encore aujourd'hui; et l'ermite Isembaut, accompagné d'un
petit nombre d'hommes d'armes, fit la cérémonie de ses funérailles. Herman
n'avait pu s'y trouver, parce que sa présence était nécessaire à la défense du
camp, et Mathilde n'avait pu suivre le convoi à cause des dangers qui
accompagnaient cette marche.
Lorsque Henri apprit que sa mère avait péri par suite de sa blessure, et que sa
dépouille mortelle avait été rendue à la terre, il jeta un cri perçant, puis il
demeura quelque temps immobile, sans proférer une parole. Après avoir surmonté
les premiers accès de sa douleur, - Il fallait au ciel une victime, s'écria-t-il
: résignons-nous puisqu'il l'a choisie. Désormais nos maux sont terminés.
Herman, nous rentrons dans notre manoir.
En effet, le lendemain lé comte de Hombourg fît sortir ses troupes du château et
fit sonner le cor du départ. Il rassembla les Messains près du village de
Celles, d'où ils prirent la route de Deneuvre en passant par le village de
Veissval (a). De son côté, Renaud, rendu à la liberté, réunit tous ses
Barrisiens à Badonviller, et prit avec eux la route de Monçon.
Et deux jours après, Herman et Henri faisaient leur entrée triomphale dans le
manoir de Pierrepercée (31). L'étendard aux saumons fut réimplanté sur la tour ;
et la modeste Mathilde, dès que les communications furent libres, alla répandre
des larmes et jeter des fleurs sur le tombeau de sa mère.
Et la statuette de saint Antoine, après avoir séjourné pendant six jours sur le
sommet oriental de la Pierre-à-Cheval, auquel elle a donné son nom, est revenue
prendre sa place sur la pointe orientale du rocher.
Le château de Damegalle fut abattu par les ordres de Herman. Des ruines
recouvertes de mousse, et des décombres sur lesquelles s'élève un bouquet de
sapins comme un panache de casque, attestent seuls son existence.
(a) Ce village, dont il ne reste aucun vestige, et dont néanmoins il est souvent
fait mention dans les actes de ce temps, était situé au nord de la montagne et
du château de Beauregard. Raon-l'Etape n'existait pas encore.
Au jour fixé par le duc Ferri, le mariage de Henri de Salm et de Judithe ou
Joatte de Lorraine fut célébré dans la chapelle ducale (32). Saint Bernard
officia, et chanta solennellement la messe, après laquelle il donna la croix à
plusieurs gentilshommes, et à une multitude d'hommes du peuple qui aimaient
mieux aller combattre les Infidèles que de vivre sous le joug des monastères ou
des francs-tenanciers.
L'homme de Celles, premier fortier de Herman, eut l'insigne honneur d'épouser la
belle Image, première camériste de la princesse de Lorraine ; et leurs
descendants ont porté le nom de Fortier jusqu'à ce jour.
De Nancy, l'abbé de Clairvaux vint à l'abbaye de Haute-Seille, où il introduisit
plusieurs règlements qu'il appuya par des prodiges et par l'autorité de sa
science. Sa mémoire est restée en vénération dans la paroisse de Cirey, près des
ruines de cet ancien monastère.
En un seul jour, il bénit deux mariages sur le rocher de Pierre-percée, celui de
l'admirable Berthe avec le comte Herman, et celui de la jeune Mathilde avec le
comte de Hombourg. Arnou, ayant enfin remarqué, qu'il n'avait point conquis les
affections de la jeune châtelaine de Blâmont, ne s'était point désespéré, en
amant vulgaire, parce qu'il connaissait assez la vie pour savoir que tout le
mérite féminin n'est point concentré dans la tête ou dans le coeur d'une jeune
fille. Il n'avait d'ailleurs ni assez d'esprit ni assez d'énergie dans le
caractère pour mettre beaucoup de vivacité dans ses amours, et dés là il était
plus capable d'aimer avec raison; car les sots ont cet admirable privilège que
jamais la violence de leurs passions ne les emporte. Si leur char ne court
jamais, et s'il est incapable de s'élancer dans une noble carrière, du moins il
a cela d'avantageux qu'il ne verse pas souvent, et que sa pesanteur même lui
sert de lest. Si leur âme darde peu de lumière, du moins elle ne bouillonne pas
comme un volcan qu'il est impossible d'éteindre............ Le seigneur Arnou
donc, ayant une réminiscence des bonnes qualités de Mathilde, s'était avisé, en
courtois chevalier, de la demander à Herman. - Vous me devez cette compensation,
disait-il, pour la châtelaine que vous m'enlevez, et si je n'ai pu avoir Berthe
pour épouse, faites au moins que je puisse l'avoir pour belle-soeur. - Et
Mathilde, qui n'avait jamais refusé une aumône à un pauvre ni un coup d'oeil à
un chevalier, ne voulut point contrister par un refus l'homme qui s'était montré
généreux envers sa famille, et qui lui avait mis si gracieusement un anneau au
doigt après avoir dirigé sa fuite.
Herman ne manqua point à la reconnaissance envers son frère. Il lui abandonna la
châtellenie de Pierre-percée et la vouerie de Senones, ne se réservant, pour
tout domaine, que la seigneurie de Blâmont, que Berthe lui apportait en dot
(33). Et la princesse de Lorraine, devenue comtesse de Pierre-percée, vint
asseoir sa grandeur sur le rocher de Langstein.
Henri fit construire un nouveau castel sur les terres du monastère de Senones,
au-delà du Donon, comme il avait été stipulé dans le traité de Metz. La maison
de Salm venait d'éprouver, par son séjour dans les forêts, combien un double
manoir lui était utile dans les Vosges. Ce nouveau castel prit le nom de Salm,
en mémoire de l'ancien castel des Ardennes (54).
Le bon Ulric mourut dans son château de Blâmont, entouré des respects de sa
fille unique.
Après nombre d'années, Berthe et Herman moururent sans enfants. Le comte de
Pierre-percée devint leur unique héritier, et réunit sur sa tête la double
couronne de Salm et de Blâmont. (35).
Mathilde, devenue comtesse de Hombourg, s'illustra par sa piété et ses bonnes
oeuvres. Après la mort de son époux, elle fonda l'abbaye de Salival, près de
Vic, pour le repos de l'âme du noble comte. Elle fit bâtir pareillement un
castel autour duquel la ville de Château-Salins s'éleva dans la suite (36).
Renaud et Etienne de Bar accompagnèrent le roi Louis VII en Palestine, et
revinrent finir leurs jours, le premier dans son château de Monçon, le second
dans sa cité de Metz (37).
Et, conformément à la prédiction de l'ermite Isembaut, la maison de Salm n'a
cessé de régner dans les Vosges, à côté du pouvoir ecclésiastique, que lorsque
sa mission providentielle a été terminée par la suppression des monastères.
NOTES HISTORIQUES.
(1.)
« Etienne de Bar était fils de Thierry I du nom, comte de Montbéliard, de Bar,
de Monçon et de Ferrette. Sa mère était Ermentrude, fille de Guillaume II,
surnommé Tête-hardie, comte de Bourgogne, et soeur du pape Calixte II,
auparavant Guy de Bourgogne, archevêque de Vienne. Histoire de Lorraine, par Dom
Calmet, tome 2, page 71.
« L'évêché de Metz étant vacant en 1120, Calixte, à la recommandation du comte
de Bar, son beau - frère, y nomma Etienne, son neveu, et lui donna la qualité
d'Archevêque. » Ibid.
Calixte sacra lui-même son neveu évêque de Metz, lui accorda l'usage du Pallium
pour sa vie durant, et le nomma Cardinal. » Ibid., page 72.
(2.)
« Etienne de Bar, évêque de Metz, prit et démolit les châteaux de Terli, ceux
que le duc de Lorraine avait à Vic, et entre Vic et Marsal ; le château du comte
de Horabourg, au-dessus de Marsal, et plusieurs autres. Il fortifia
Rambervillers ; il donna à son église le château de Lucebourg et celui de
Hombourg, ceux de Viviers, de Mirbault et de Fauquemont ; réduisit les rebelles
de Deneuvre et d'Apremont. Il prit de force le château de Pierre-percée, et
donna au duc Mathieu la vouerie d'Epinal. Il prit et brûla le château de
Dieulewart, prit de même la tour de Thiécourt et la forteresse de Vatimont, et
assiégea le château de Presny, qu'il aurait pris si son frère, le comte de Bar,
ne l'en avait détourné. » Histoire de Lorraine, tome 1er., table, article
ETIENNE DE BAR.
Etienne de Bar est, sans contredit, le prélat le plus remuant et le plus
guerrier qui ait foulé la terre de Lorraine, et peut-être que la terre ait
porté. Sa personne est, en quelque sorte, le type du prélat guerroyant, et du
prêtre qui abandonne le soin de son troupeau pour courir après les choses de ce
monde. Saint Bernard, qui était bien capable de juger cet homme, a eu plusieurs
démêlés avec lui, et il écrivit au pape Innocent II, successeur de Calixte II,
une lettre qui est bien propre à faire connaître l'esprit qui animait Etienne.
Cette lettre est écrite, au nom d'Albéron, archevêque de Trêves, métropolitain
des évêchés de Metz, Toul et Verdun. Voici en quels termes Albéron se plaint par
la plume de saint Bernard :
« Un de mes grands sujets de douleur est que j'ai des suffragants qui sont
jeunes et de grande naissance. Ils devraient être mon soutien, et plût à Dieu
qu'ils ne fussent pas mes adversaires ! Mais je me tais, et j'aime mieux qu'un
autre que moi vous fasse connaître leurs moeurs et leur conduite. J'ose pourtant
vous dire que le droit, la justice, la religion, l'honnêteté, sont perdus dans
nos évêchés. » Hist. de Lorraine, tome 2, page 24.
Dans une autre lettre au souverain pontife, saint Bernard s'exprime ainsi :
« Que ferez-vous aux évêchés de Metz et de Toul, puisque, pour dire vrai, ils
paraissent être sans évêques (Ibid.)?»
Toutefois Etienne se réconcilia avec Bernard, et fit preuve, vers la fin de sa
vie, de grands sentiments de piété.
« Etienne se réconcilia à saint Bernard, ou plutôt il fit cesser les sujets de
plainte que son métropolitain faisait contre lui, etc. » Hist. de Lorr., tome 2,
page 75.
(3.)
« Renaud I, comte de Monçon en 1102, succéda (dans le comté de Bar) à Thierry,
son père. » Hist. de Lorraine, tome 1er., page CXCIV.
Renaud accompagna son frère Etienne dans la plupart de ses expéditions. Il est
donc probable qu'il fit avec lui le siège de Pierre-percée.
« Etienne, fortifié du secours de son frère Renaud, comte de Bar, et de celui de
ses amis, reprit dans peu de temps tout ce qu'on avait usurpé sur son église. »
Hist. de Lorraine, tome 2, page 75.
(4.)
« Quand Ursin, évêque de Verdun, fut obligé d'aller à la cour du roi Lothaire,
pour recevoir l'investiture du temporel de son évêché, Renaud, comte de Bar, qui
avait toujours à coeur de se rendre maître absolu de Verdun, profitant de son
absence, entra inopinément dans la ville, accompagné de plusieurs soldats, d'une
grande troupe de maçons, de tailleurs de pierres, de manoeuvres et d'ouvriers de
toutes sortes, tout prêts à exécuter ses ordres. Il commença par renverser et
couper le bois de futaie et les arbres du jardin épiscopal, qui était situé sur
une éminence qui dominait toute la ville, et fort propre à y construire une
forteresse. Renaud y fit travailler en diligence et sans relâche, et y eut
bientôt construit une grosse tour en forme de château, dans laquelle il mit une
nombreuse garnison de ses gens les plus affidés, par le moyen desquels il se
rendit maître de la ville et des environs, et commença à exercer toutes sortes
de violences contre le peuple et contre le clergé. Il renversa les maisons de
quelques chanoines, en chassa les uns, pilla les autres, et opprima le peuple,
qui n'osait même ouvrir la bouche pour se plaindre. On voit encore le lieu où
était ce fort ; et les débris qui en restent ont conservé le nom de Tour du
Voué.
« Le comte Renaud ayant appris que l'évêque Ursin revenait de son voyage, mit
une embuscade sur le chemin pour le prendre. Il se saisit des prêtres, des
clercs et des vassaux qui l'accompagnaient ; mais l'évêque eut le bonheur de se
sauver. Il arriva à Reims, et n'osa revenir à Verdun, pour n'être pas obligé de
voir ce qu'il n'était pas capable d'empêcher, et d'entendre ce qui ne pouvait
que lui causer du déplaisir.» Hist. de Lorraine, tome 2, page 93.
(5.)
« Gislibert, comte de Luxembourg et de Salm,.... eut pour fils 1° Conrad, comte
de Luxembourg, 2° Henri, 3° Herman I, comte de Salm, qui fut élu empereur en
1081, contre l'empereur Henri IV. Gislibert vécut jusque vers l'an 1056. » Hist.
de Lorraine, tome V, page ccx.
(6.)
« Frédéric, comte de Luxembourg, eut pour fils…. Gislibert, qui lui succéda; et
Adalbéron, III du nom, évêque de Metz. » Hist. de Lorraine, tome 1er, page
ccxxvi.
(7.)
« Herman I, tige des comtes de Salm, ayant été élu empereur en 1081, laissa le
comté de Salm à son plus jeune fils, nommé Herman comme lui, lequel fut la tige
des comtes de Salm de Vosge. » Hist. de Lorraine, tome 1er, page ccix.
(8.)
Une inscription, d'ailleurs illisible et d'une forme barbare, trouvée dans les
ruines du château de Pierre-percée il y a 25 ans, porte les chiffres CM, qui
indiquent sans doute l'année de sa fondation.
(9.)
« Herman, qui avait été élu roi des Romains (ou empereur d'Allemagne), voyant
que le parti de Henri était le plus fort, abdiqua, son titre et se réconcilia
avec son compétiteur. Quelque temps après, il fut écrasé par une pierre, en
formant le siège d'un château.» Krantz, cité par M. Gravier, Histoire de
l'arrondissement de Saint-Dié, page 94.
Rien n'indique devant quel château l'empereur Herman fut tué. Mais 1°. il est
certain que ce château était en Lorraine : la note suivante nous l'apprendra.
2°. Il est très-probable que ce château était situé dans les montagnes, car ce
n'est que dans les châteaux bâtis sur des hauteurs, comme l'est celui de
Pierre-percée, que l'on avait coutume de se défendre à coups de pierres, ou
plutôt en roulant contre l'ennemi des fragments de rochers. 3°. Il est
très-probable encore, pour ne point dire certain, que ce château situé dans la
partie montueuse de la Lorraine est celui de Pierre-percée ou Langstein, puisque
c'est là que les comtes de Salm ont fixé leur résidence en arrivant dans les
Vosges, comme nous le verrons dans la suite de ces notes. Aucun titre d'ailleurs
n'indique qu'ils aient tenté de s'asseoir sur un autre point. Il est certain
d'ailleurs que les comtes de Salm n'ont point été fondateurs de Pierre-percée,
puisque ce castel avait une existence quelconque depuis l'an 900, et que la
maison de Salm n'a paru dans les Vosges que sur le fin du onzième siècle (Voir
la note 7). Il a donc fallu que l'empereur Herman ou son fils en fît la
conquête, et par conséquent qu'il en formât le siège, car aucun titre ne prouve
qu'il leur ait été donné. Loin de là, puisqu'ils sont venus dans les Vosges pour
défendre le monastère de Senones contre les brigands qui le désolaient, il a
bien fallu qu'ils combatissent en arrivant, et qu'ils se créassent une demeure à
la pointe de l'épée. Si l'évêque Adalbéron avait eu un château fort à leur
donner dans le voisinage de Senones lorsqu'il les y envoya, il ne les y aurait
point envoyés dans l'unique but de protéger le monastère de Senones contre les
malfaiteurs qui commettaient des brigandages dans le pays, car des malfaiteurs
n'auraient pu s'y livrer au brigandage s'il y avait eu d'abord un château et des
seigneurs pour les tenir en bride. C'est l'occupation du repaire de ces brigands
qui a dû nécessairement être le premier but de leurs travaux et l'objet de leur
mission.
Ainsi il est constant que les comtes de Salm ont dû combattre pour se mettre en
possession d'une demeure. Il est constant que cette demeure a été le château de
Pierre-percée, puisqu'ils ont d'abord habité là. Il est constant encore que
l'empereur Herman a perdu la vie en Lorraine en faisant le siège d'un château
situé sur une hauteur, et qu'il n'a pas eu le temps de former le siège de
plusieurs châteaux, puisqu'il mourut peu de temps après son arrivée en Lorraine
(Note 10). De tous ces rapprochements je crois être en droit de conclure que ce
château est celui de Pierre-percée, et que c'est en versant son sang au pied de
ce rocher que l'empereur Herman, dépossédé de l'empire, a créé un avenir de six
siècles à sa maison.
(10.)
« L'empereur Herman, qui était à la tête du parti catholique, se retira en
Lorraine et y mourut peu de temps après, en l'an 1088. Il fut enterré à Metz
avec honneur. » Jean de Bayon, cité par M. Gravier, ibid., page 94.
(11.)
Le culte de saint Antoine existe encore aujourd'hui dans la paroisse de
Pierre-percée.
(12.)
« Fondation de l'abbaye de Haute-Seille, ordre de Citeaux, par Agnès, comtesse
de Langstein ou Pierre-percée.
« Etienne, évêque de Metz, etc. Sache la génération présente et la génération à
venir que la comtesse Agnès de Langstein, avec ses fils Henri et Herman,
CONSULS, et Conrad, comte,.... ont donné, d'un commun accord, à Dieu et à sainte
Marie de Haute-Seille (Alta Sylva) tout ce qu'ils possédaient dans la paroisse
de Tanconville, tant en prés que forêts, pâturages, terres cultes et incultes ;
de manière que tous ceux qui se consacreront au service de Dieu dans ce
monastère en, jouissent à jamais, en toute liberté et sans aucune contradiction,
comme les donateurs en ont joui eux-mêmes. Etc. etc. » Hist. de Lorraine, tome
2, preuves, page. cccxlix.
« L'abbaye de Haute-Seille.... est une fille de l'abbaye de Theully, au comté de
Bourgogne Les premiers Religieux qui y vinrent, en 1140, furent reçus par Agnès,
comtesse de Salm, et par ses deux fils, Henri et Herman, comme des anges du
ciel. On jeta les fondements de l'abbaye le 26 de mai de cette année. » Hist. de
Lorraine, tome, 2, page 81.
(13.)
Plusieurs membres de la famille de Salm ont porté le nom de Comtes de
Pierre-percée. On trouve cette souscription apposée à un acte de 1127 : Corradus,
cornes de Petrâ-perceiâ (Hist. de Lorraine, tome 1er, preuves, page cclxxxv). Ce
Conrad, comte de Pierre-percée, est sans doute le fils d'Agnès, comtesse de
Salm, dont il est question dans l'acte de fondation de Haute-Seille. Il est donc
bien établi que la maison de Salm occupait le château de Pierre-percée dès le
commencement du douzième siècle ; ce qui touche à son entrée dans les Vosges.
Nous verrons dans la suite qu'elle seule, depuis ce temps, a toujours occupé ce
castel, et qu'elle en a fait pendant plusieurs siècles le chef-lieu de ses
possessions.
(14.) Ceux qui penseraient que c'est pour embellir notre sujet et mettre en
relief le droit des comtes de Salm, que nous frappons sur les moines de Senones,
prouveraient qu'ils n'ont point lu le» archives de cette abbaye. Voici ce que
raconte Richer, qui était moine de Senones lui-même, et qui écrivait Vers l'an
1215. Il parle des moines qui vivaient 70 ans avant lui, c'est-à-dire vers le
moment où le siège de Pierre-percée a eu lieu.
« Les moines (de Senones) ne cherchaient point l'ordre, mais plutôt le désordre
; ils aimaient mieux courir aux divertissements qu'à l'église…. Ils se livraient
à la débauche, à l'ivrognerie, et à toutes les joies mondaines, et personne, ne
les en reprenait…. Voyant que tout leur était permis, ils prirent le parti de
vivre pour eux-mêmes, et non pour le Christ. Chacun cherchait a vivre à sa
fantaisie, et non selon la règle. Fit congregatio laurorum in vaccis populorum,
gloriantes in malitia sua; etc. etc.» Chronique du monastère de Senones, par
Richer, liv. 2, chap. 18.
Ces désordres ne furent point un interrègne de discipline de quelques mois, mais
ils continuèrent sans interruption sous le gouvernement de six abbés,
c'est-à-dire, probablement, pendant plus d'un siècle.
« Les abbés se succédaient sans songer à changer de conduite et sans faire le
moindre effort pour réformer les moeurs de ceux qui vivaient sous leurs ordres.
Cette licence se perpétua sans le moindre changement sous le gouvernement de six
abbés. » Ibidem.
Voilà quels étaient les hommes qui avaient la mission d'éclairer les peuples et
de faire progresser les idées chrétiennes. Voilà quels étaient les hommes qui se
pavanaient dans leur pouvoir souverain, et qui ne, voulaient perdre aucun des
privilèges attachés à la qualité d'enfants de saint Gondelbert. Est-il étonnant
que les comtes de Salm, dont l'autorité s'entrelaçait souvent avec celle de ces
apostats, n'aient point exercé cette même autorité selon leurs désirs ? et
n'ont-ils point pu être décemment en opposition avec eux ? Il y a toujours du
mérite à être en opposition avec ceux qui enfreignent tous les devoirs. Tout
chrétien ne peut mieux faire que d'être en opposition avec le clergé, lorsque le
clergé méconnaît sa mission et méprise la vérité. Au spirituel comme au
temporel, il n'y a rien qui occasionne le despotisme et encourage les abus comme
le silence. C'est marcher vers la tyrannie que de ne pas permettre l'opposition
dans un gouvernement; et c'est détruire le Christianisme que d'ôter aux Fidèles
le droit de censure sur leurs pasteurs.
L'oubli de la piété et du respect pour les choses saintes était porté si loin
dans le temps et dans le lieu dont nous parlons, qu'un certain Conon, prêtre de
Deneuvre et chasseur de profession, fut élu abbé de Senones bien qu'il fût connu
pour mener avec lui ses chiens et ses oiseaux de proie jusque dans le
sanctuaire. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que ce prêtre, devenu abbé, ne
changea point de conduite et ne se montrait dans le choeur de l'abbaye de
Senones qu'en habits mondains et avec un faucon sur le poing.
« Accipitres suos, sicut prius, in claustro, in choro, non cucullatus, portabat.
» Ibid. liv. 3, ch. 1.
Le peuple était trop abruti pour oser élever sa voix contre ses maîtres :
pourquoi ses maîtres auraient-ils été plus modestes ? Toute autorité se déprave
lorsque rien ne la contrôle.
(15.)
« Angelramne, archevêque de Metz et abbé de Senones, donna pour protecteur et
pour patron à ce lieu saint Siméon, septième évêque de Metz, que ses miracles
avaient rendu célèbre.... Malgré les mérites et la protection d'un si grand
Saint, les moines de Senones ne voulurent point recevoir son corps. Ledit
archevêque et abbé voulant donc, en homme prudent, laisser passer la fougue et
la colère de ces emportés (indignationis ferociam), fit bâtir une chapelle sur
un coteau qui est au midi du monastère ; et on y déposa ce merveilleux trésor….
Là, grâce à l'obstination des moines, le Bienheureux fit encore sentir pendant
quelque temps la puissance de son intercession par des miracles sans nombre :
plenus miraculis permansit ». Chronique du monastère de Senones, par Richer,
liv. 2, ch. 2.
« L'évêque Angelramne mourut en 791. » Hist. de Lorraine, tome 1, liste
chronologique des évêques de Metz.
(16.)
« Peu de temps après l'entrée de saint Dié dans les Vosges, il y avait à Toul un
évêque d'une vertu aussi consommée (oeque sanctissimus), nommé BODON. Ce Bodon,
mu par un saint zèle, établit sur ses propres terres un couvent de Religieuses
qui fut appelé Bon-Moutier, ou Monastère-Bodon…. Mais Bertholde, un de ses
successeurs (l’an 1010 ), ayant rasé cette maison, fit construire, un peu plus
loin dans les montagnes, un nouveau monastère auquel il donna le nom de
Saint-Sauveur, et dans lequel il fit entrer des Bénédictins. Ces Religieux en
furent chassés dans la suite, et des chanoines de saint Augustin les
remplacèrent. » Chronique du monastère de Senones, par Richer, liv. 1, ch. 10.
« Le monastère de Saint-Sauveur fut transféré, en 1569, à Domèvre, près de
Blâmont. » Hist. de Lorr., tome 5, liste chronologique des abbés de
Saint-Sauveur.
C'est à ce Bodon, qui a été évêque de Toul depuis 666 jusqu'en 675, que la ville
de Badonviller doit son nom actuel. Elle s'appelait auparavant Phaltzveiller, et
était fort peu de chose. Le même Bodon fonda sur ses propres domaines le
monastère d'Étival, aussi bien que celui d'Offonville (aujourd'hui Fenneviller).
Il paraît que toute cette, partie de l'entrée des Vosges lui appartenait. Il est
mis au nombre des Saints, et l'Église célèbre sa fête le 11 Septembre ( Voir
l'Hist. de Lorraine, tome 1er., page 432 et suivantes).
Pourquoi, lorsque saint Dié est devenu le patron d'un diocèse, l'évêque Bodon,
qui, au rapport de l'historien de ces temps, égalait en vertus le patriarche des
Vosges, n'est pas même connu dans les contrées où il a jeté les premiers
éléments de la civilisation ? La ville de Badonviller, qui, il y a à peine deux
siècles, s'appelait Bodon-Villers (c'est-à-dire Terre de Bodon), aurait dû se
montrer plus reconnaissante envers le Bienheureux dont elle porte le nom, et qui
probablement a jeté les premières semences du Christianisme dans son sein. Le
même reproche serait à faire à la ville de Senones, qui a tout-à-fait publié
saint Gondelbert, ce célèbre archevêque de Sens à qui elle doit son origine. La
liturgie ne serait que plus vénérable et plus belle si, en s'associant à
l'histoire et en alliant le patriotisme aux choses saintes, elle donnait pour
patrons aux paroisses les saints hommes qui les. ont en quelque sorte divinisées
par leur contact et qui ont posé le pied sur leur sol. Saint Martin s'est-il
jamais assis à Badonviller, et saint Maurice a-t-il jamais été autrement qu'en
effigie dans le val de Senones? Quel intérêt peuvent porter ces deux Saints,
après leur mort, à des contrées qu'ils n'ont point connues étant vivants ? Quand
est-ce que les évêques sauront s'associer aux desseins de la Providence, et
rendre à chaque Saint son héritage, aussi bien qu'à chaque homme la part de
justice qui lui est due ?
(17.)
« Simon (II), dégoûté du monde et songeant sérieusement à assurer son salut, se
retira dans l'abbaye de Stulzbronn, fondée par son aïeul, Simon I. » Hist. de
Lorraine, tome 2, page 150.
(18.)
« Vers ce temps-là, Maherus, de race impériale et fils de Mathieu, duc de
Lorraine, avait la prévôté de l'église de Saint-Dié…. Il mena d'abord une
conduite assez réglée ; il était très-bel homme, et se faisait aimer du
chapitre. Lorsque le siège de Toul vint à vaquer, il fut promu à l'évêché de
cette ville.
« Dans la suite, l'évêque Maherus fut mis en jugement Comme prévenu de
dilapidation des biens de son évêché. Les juges ne pouvant ou ne voulant point
terminer ce différend, on en appela au pape Innocent III. Un certain Frédéric,
archidiacre, se présenta devant ce pontife au nom des accusateurs. Maherus était
en route et approchait déjà de Rome, lorsque le délai fixé pour sa justification
expira. Son adversaire pressait le souverain pontife de décider la question ;
mais celui-ci, sachant que Maherus n'était plus qu'à 50 milles de Rome, ne se
pressait point de fulminer sa sentence. Sur ces entrefaites,. Maherus, croyant
sa cause perdue, rebroussa chemin, et regagna son évêché ; ce qui força le pape,
qui avait de l'estime pour lui, de prononcer son interdiction (invitus tulit
contra eum sententiam)….
« L'affaire ainsi terminée, Renaud, fils du grand échanson du roi de France….
fut nommé à l'évêché de Toul à la place de Maherus, qui retourna à sa prévôté de
Saint-Dié. Là il se fit une demeure entre les deux églises, employant à cet
usage les pierres d'une tour qui était tombée en ruines. Il avait une fille
d'une grande beauté (mirae formositatis), qu'il avait eue d'une Religieuse
d'Epinal. Il commença à l'admettre à son lit et à sa table : on, dit même qu'il
en eut des enfants. Le duc Ferri, son frère, étant venu lui reprocher l'infamie
de sa conduite, Maherus répondit que cette personne n'était point sa fille. Le
duc reprit : - Au moins vous vous êtes conduit fort légèrement avec sa mère, et
voilà que, bravant toute pudeur, vous recommencez avec la fille. - Maherus resta
confondu. Le duc donc fit garotter la jeune personne, et on la conduisit dans le
château de Bilistein, en Alsace….
« Dès auparavant, sous le règne du duc Simon, son oncle, Maherus avait fait
construire un château fort sur un rocher de la montagne de Clairmont, près de
Saint-Dié. Ce château ne subsista pas longtems, parce que Ferri, duc de
Lorraine, joint à son père Ferri de Bitche,…. le fit détruire…. Et comme le duc
Simon avait aussi fait renverser la maison que Maherus avait bâtie entre les
deux églises (et avec justice, tant parce que cette maison avait été construite
avec les pierres de l'église que parce qu'il s'y était commis des actions
criminelles), le grand- prévôt, se trouvant sans domicile, parcourait les
montagnes et les forêts, avec ses chiens,et ses veneurs, et s'arrêtait de
préférence sur la montagne de Clairmont, à l'endroit où il avait fait construire
un château. Il y avait sur le sommet de cette montagne une église dédiée à
sainte-Madeleine, et quelques cellules habitées par des solitaires. C'est là
qu'il se cachait.
« L'évêque Renaud venant dans ces contrées pour faire la visite de son diocèse,
célébra la fête de Pâques à l'abbaye de Saint-Sauveur. Ensuite il se rendit au
monastère de Senones, en la compagnie de plusieurs Religieux et de plusieurs
clercs,… et y chanta la messe le lundi de Pâques. À l'entrée de la nuit, deux
hommes qui étaient envoyés par Maherus pour épier la marche de l'évêque de Toul,
arrivèrent au même monastère : l'un était clerc et l'autre laïc...... Le
lendemain malin, ils sortirent sans rien dire. Renaud dîna après avoir dit la
messe, puis il se rendit à l'abbaye de Moyenmoutier, où il ne s'arrêta presque
pas, car son dessein était d'aller coucher à l'abbaye d'Autrey, en passant par
Etival. Après avoir traversé le village de la Bourgonce, il entra dans une gorge
dominée, d'un côté, par une montagne couverte d'une épaisse forêt…. tandis que,
du côté apposé, un marais profond longeait le sentier. Or Maherus avait fait
joncher le terrain de troncs d'arbres, à droite et à gauche, afin que personne
ne pût s'écarter du chemin.... et ce chemin était si étroit qu'un char pouvait à
peine y passer. C'est cet endroit que Maherus avait choisi pour y dresser des
embûches à sou successeur. Lorsque l'évêque arriva, les complices de Maherus
s'élancèrent de leurs retraites, et commencèrent par renverser de cheval
Etienne, abbé de Saint-Mansui. Après l'avoir blessé et dépouillé, aussi bien que
les autres, ils arrivèrent à l'évêque, qu'ils dépouillèrent aussi et qu'ils
maltraitèrent cruellement. Enfin un nommé Jean, de la ville de Saint-Dié, lequel
avait été au service de la fille du grand-prévôt..., le frappa trois fois dans
la poitrine et deux fois dans le dos, avec un couteau qu'il portait à sa
ceinture. Ensuite, se saisissant de ses dépouilles, il le jeta dans le marais,
tout nu et sans vie…. En revenant, ils rencontrèrent Maherus qui tenait une
baliste en main, lui rendirent compte de ce qui s'était passé, et le menèrent au
lieu où était le cadavre de l'évêque. Après s'être assuré que toute chaleur
vitale avait quitté sa poitrine, le prévôt tourna bride et se retira dans les
montagnes avec ses complices. Parmi eux étaient deux hommes d'église, dont l'un
s'appelait Terricus….
« Le corps de l'évêque Renaud fut conduit à Toul,…. et y fut enterré avec
beaucoup d'honneur dans l'église de saint Etienne, premier martyr.
« Quant, à la fille de Maherus, qui s'appelait Alix, elle se maria à un archer
de Gerbéviller. Ayant suivi son mari en Allemagne, elle y mourut peu de temps
après dans un château de l'empereur, appelé Gronoberg, et obtint à peine la
sépulture chrétienne. » Chronique de Moyenmoutier, par Jean de Bajon, chap. 96
et suivants.
(19.)
« Ferri I, de Bitche, frère de Simon II, succéda à ce prince dans le
gouvernement du duché. Ses enfants furent Ferri II, son successeur ;…. Philippe,
seigneur de Gerbéviller. » Hist. de Lorraine, tome 1er, généalogie des ducs, de
Lorraine.
(20.)
M. Gravier prouve que la contrée dont nous parlons ici appartenait jadis à saint
Remi, qui donna le baptême à Clovis, et que cet évêque y envoya une colonie de
Chrétiens avant que saint Dié et saint Gondelbert eussent paru dans les Vosges.
Le mont Repy, ou Erpy, est désigné expressément dans le testament du prélat :
Erpeïum in Vosago. D'où il est aisé de conclure que le nom qui a été donné au
village de Saint-Remi, qui touche à cette montagne, n'est point accidentel, et
que la fondation de son église se rattache à ces anciens temps.
(21.)
«. A la Pentecôte suivante, Maherus, ayant appris que le duc de Lorraine, son
parent, venait à Saint-Dié avec des troupes, pour y solenniser cette fête-,
résolut de rentrer lui-même secrètement dans cette ville.... On avait rapporté
au duc que les amis de Renaud le soupçonnaient d'être complice du meurtre commis
sur la personne de ce prélat ; ce qui lui causait un violent chagrin. Maherus
n'osait donc se présenter devant le duc, son neveu ; et comme il n'y avait pour
lui aucune sûreté dans le val, il monta sur la montagne de Clairmont, sa
retraite ordinaire, pour y célébrer, tant bien que mal, la fête de la Pentecôte
avec quelques-uns des siens. Je dis quelques-uns, car chacun commençait à le
mépriser et à l'abandonner dans sa disgrâce. Le matin de la Pentecôte, il se
montra à quelques habitants de Saint-Dié qu'il savait lui être dévoués, et leur
demanda s'il pouvait en toute confiance paraître devant le duc pour lui demander
pardon. Ils lui dirent que non, attendu que son neveu cherchait à lui donner la
mort pour dissiper les soupçons qui planaient sur lui. À cette nouvelle, Maherus
regagna la montagne. Le mardi suivant, le duc et un gentilhomme de sa suite,
nommé Simon de Joinville, montèrent à cheval et, se dirigèrent vers le village
de Nompatelize, par Belmont. Lorsqu'ils arrivèrent à un petit ruisseau qui
traversait le chemin, Maherus parut tout-à-coup devant eux. À cette vue, le duc
entra violemment en colère et dit à Simon : - Si vous m'aimez, percez cet homme,
de votre lance. - Que Dieu me préserve, répondit le gentilhomme, de porter la
main sur un homme de cette qualité et de ce mérite (Absit quod tantum ac talem
occidam virum) ! - Le duc, entendant ces paroles, prit la lance des mains de
Simon, et fondit sur Maherus. Celui-ci, voyant la fureur de son neveu, s'était
mis à genoux et demandait pardon. Mais le duc, sans être touché de ses
témoignages d'humilité, le perça de sa lance et le laissa mort. Quelques
personnes ayant trouvé son cadavre au milieu du ruisseau, le relevèrent et le
portèrent à Saint-Dié ; et, parce qu'il méritait de périr de cette manière, on
lui refusa la sépulture ; et il demeura pendant quelque temps suspendu dans une
espèce de coffre en bois en dehors de l'église de sainte Madeleine, sur la
montagne de Clairmont. Enfin, dit-on, on jeta son corps dans une fosse qui avait
été faite pour prendre des animaux sauvages, et on la combla de bois et de
pierres.» Chronique de Moyenmoutier, par Jean de Bayon, ch. 100.
(22.)
« Nous allons parler d'une jeune fille dont la ruse fit bien des dupes. Comme
tout le pays connaît cette histoire, nous ne nous ferons pas scrupule de la
raconter jusque dans les moindres détails. La fille dont nous parlons demeurait
à Marsal, petite ville dans l'évêché de Metz. Voyant que certaines femmes
vivaient, sous prétexte de piété (specie religionis), sous la direction des
frères prêcheurs, elle voulut, comme elles, afficher la dévotion dans ses moeurs
et dans ses discours. Elle allait tous les jours à matines et assistait à
plusieurs messes dès le matin, comme les béguines (c'était le nom de ces
dévotes) avaient coutume de le faire. En un mot, elle fit si bien, qu'elle gagna
les bonnes grâces des principaux habitants de la ville, et qu'une dame du lieu,
éblouie par ses oeuvres de parade, lui offrit un asile chez elle, d'accord avec
son mari. Elle fit entendre à cette dame qu'elle recevait quelquefois la visite
des anges, ce qui fit que la bonne matrone lui donna une chambre dans laquelle
elle pût vaquer librement à ses exercices de dévotion.
« La jeune fille, voyant que ce plan lui réussissait et qu'il n'était bruit que
de sa sainteté, prit la hardiesse de pousser la ruse plus loin. Elle annonça que
quelquefois son âme était ravie dans le ciel, et pour donner la preuve de ce
prodige, elle demeurait sans mouvement sur son lit, passant des jours entiers
sans boire ni manger. Son hôtesse croyait tout; elle fermait soigneusement la
porte de sa chambre, et n'y laissait entrer personne. Pendant la nuit, la jeune
fille avertissait par ses gémissements que son âme était redescendue sur la
terre, et son hôtesse accourait pour lui offrir des aliments qu'elle n'avait
garde de prendre, car elle disait qu'elle était tellement rassasiée des mets du
ciel qu'elle ne pouvait plus souffrir les mets de la terre. On découvrit dans la
suite qu'un jeune prêtre de l'endroit, qui lui était très-attaché, venait la
visiter secrètement pendant la nuit, et qu'il lui apportait des mets
très-friands, aussi bien que des essences qui remplissaient la chambre d'une si
bonne odeur, que l'on eût dit qu'elle, ne pouvait être que l'effet de la
présence des anges. Ce prêtre avait soin de cacher sous le lit ce qu'elle ne
pouvait manger sur l'heure, afin qu'elle eût de quoi vivre les jours suivants.
Pour qu'il pût pénétrer sûrement jusqu'à elle, la jeune fille recommandait à la
maîtresse de la maison de ne point s'inquiéter si quelquefois pendant la nuit
elle entendait des portes s'ouvrir ou bien d'autres bruits, parce que le démon
venait la tourmenter outre mesure.
« Tout le monde étant ainsi trompé, les frères prêcheurs et les frères mineurs
vinrent la visiter pour voir ce qu'il en était ; mais ils ne trouvèrent rien qui
sentît la fourberie. Au contraire, ils prenaient la sainteté et l'état de cette
jeune fille pour la matière ordinaire de leurs sermons. Que dirons-nous ?
L'évêque de Metz lui-même vint la voir : les comtes, les chevaliers, les clercs
et les moines, des hommes et des femmes de toute condition, s'empressaient
d'être les témoins de tant de merveilles. Mais tous n'avaient pas le privilège
d'entrer dans sa chambre, parce que, lorsqu'elle apprenait que beaucoup de monde
désirait la voir, elle disait que son âme allait être enlevée au ciel pour trois
jours, et personne ne pouvait entrer. Et tous les curieux s'en retournaient en
racontant à chacun ce qu'on leur avait dit d'elle dans Marsal.
« L'évêque de Metz donc, avec ses clercs et les frères prêcheurs qui étaient
venus, avec lui, voulut s'assurer si véritablement la jeune personne vivait sans
boire et sans manger, et si son âme était au ciel, comme elle le disait. Il la
fit en conséquence transporter dans une autre demeure. Elle ne voulut pas que
quelqu'un passât la nuit avec elle dans sa chambre, quoique le diable la
tourmentât cruellement, parce que les anges faisaient garde autour d'elle.
Toutefois on l'observait si bien qu'elle ne pouvait ni boire ni manger. Pour
faire preuve de ce qu'elle avait dit, la nuit, après avoir passé la journée dans
une extase simulée, elle prit les plumes de son lit et les dispersa dans sa
chambre, aussi bien que dans d'autres parties de la maison. Et ceux qui la
gardaient et qui les virent ne manquèrent pas d'attribuer ce désordre à l'esprit
malin….. Elle demeura ainsi dans cette maison trois jours et trois nuits sans
prendre de nourriture. Voyant enfin qu'elle ne pouvait supporter la faim plus
longtemps, elle pria l'évêque de la faire reconduire dans la maison où elle
était d'abord, allégeant pour prétexte qu'elle avait appris par révélation que
si elle demeurait plus longtemps dans ce lieu, où le démon avait tant de prise
sur elle, il finirait par la mettre en pièces. L'évêque eut la bonne foi de la
croire et de la faire reconduire dans la première maison.
« Sybille (c'était le nom de la jeune fille) voyant que l'évêque, les frères
prêcheurs, les frères mineurs, et tous ceux qui venaient la voir, donnaient dans
le panneau, n'en devint que plus entreprenante. Elle se fit faire un manteau
noir, avec un capuchon qui imitait la figure du diable.… Quelquefois elle
sortait de sa chambre pendant la nuit avec cet accoutrement diabolique ; elle se
montrait ainsi à un grand nombre de personnes et leur adressait la parole; et,
ce qu'il y a de plus étonnant, elle courait en cet état dans les rues de. Marsal,
disant à tous ceux qu'elle rencontrait qu'elle était le diable qui tourmentait
celte maudite Sybille ; et lorsqu'elle avait mis tout le monde en fuite, elle
retournait secrètement dans sa chambre.
« Il arriva un jour qu'un homme mal famé de l'endroit vint à mourir. Sybille,
ayant entendu parler de cet évènement, voulut en profiter. La nuit suivante,
elle mit son masque, se présenta à la porte de sa chambre, et dit avec une voix
horrible à tous ceux qui étaient là : - Hé ! hé ! que cette méchante Sybille m'a
fait de tort aujourd'hui, en m'arrachant mon ami qui est décédé ce matin ; car
elle vient d'être enlevée au ciel, d'où elle ne reviendra que dans trois jours ;
et elle a délivré par ses prières cet homme que déjà je regardais comme mien, et
que je voulais conduire dans mon grand pré ! - On lui demanda ce que c'était que
son grand pré. A quoi elle répondit : - J'ai un pré agréable et d'une immense
étendue où je mène promener mes amis. Ce pré est toujours arrosé de souffre et
de feu. On y voit de beaux reptiles, des vipères, des serpents, des couleuvres,
des crapeaux…. Cest avec ces gentils animaux que je fais jouer mes amis; c'est
là que les anges qui sont à mes ordres leur font prendre un bain de souffre. Je
déchirerais volontiers cette fille qui m'a enlevé aujourd'hui un si bon
camarade; mais je n'ose, parce que les anges la gardent... Prenez garde
seulement à mon grand pré.
« L'évêque ne doutait nullement que l'auteur de cette harangue ne fût le diable
en personne. Le jour suivant, il entra dans la chambre de Sibylle avec sa suite,
et la trouva couchée sur son lit, ayant la figure toute rouge, et ressemblant à
une personne endormie. Elle était couverte de draps d'une blancheur et d'une
finesse si extraordinaires, et le voile qui lui couvrait la tête était d'une
texture si délicate, que l'on aurait dit que tout cela ne pouvait point être
fait de main d'homme Comme personne n'osait la toucher, on demanda à son hôtesse
d'où venait ce linge si fin et imprégné d'une si bonne odeur. L'hôtesse répondit
qu'elle avait souvent trouvé Sybille ainsi parée lorsqu'elle revenait du ciel ;
elle ajouta que la jeune personne lui avait dit que les anges faisaient son lit,
qu'ils lui avaient donné ces ornements, aussi bien qu'une eau qui avait la vertu
de chasser le démon. Il y avait en effet près de son chevet un petit vase dans
lequel Sybille elle-même avait mis de l'eau. On dit que l'évêque s'en aspergea
dévotement, aussi bien que toutes les personnes qui étaient là, pour se garantir
des pièges du démon, et même qu'ils en burent tous, quoiqu'elle fût assez
malpropre. Enfin, déjà l'évêque avait proposé de bâtir une église pour y placer
honorablement cette divine créature et pour contenter la curiosité du public,
lorsque tout-à-coup ce proverbe de l'Évangile, Il n'y a rien de si caché qui ne
se découvre, reçut son application.
« Un jour que Sybille avait annoncé qu'elle allait être ravie au ciel, et que,
sa porte étant fermée à clef, chacun était allé se livrer au repos, elle se
leva, et, tout en faisant son lit, elle se mit à prononcer un dialogue dans
lequel elle faisait tantôt intervenir le démon, donnant à sa voix un accent
horrible; tantôt répondant sur un ton plus doux, comme si un ange eût été en
querelle avec l'esprit malin. Un Religieux s'approcha de la cloison pour mieux
entendre ces débats. Il trouva par hasard une petite fente à travers laquelle il
vit que la jeune fille, loin d'être en extase, s'occupait à faire son lit. Il
appela aussitôt l'évêque, et lui montra ce qui se passait. L'évêque fit à
l'instant briser la porte. Sybille se jeta dans son lit sans prendre le tems de
l'achever. On l'en arracha de force, et on lui fit avouer tout. Elle dit qu'elle
avait des aliments cachés sous son lit, et on les y trouva en effet.
« L'évêque, les Religieux et tous les autres, voyant qu'ils avaient été pendant
si longtemps le jouet de cette malheureuse, tombèrent dans une affliction
profonde. Ils avaient devant les yeux le masque et la robe du démon, les
aliments dont elle se nourrissait, les linges dont elle se parait, et tout ce
qui lui avait servi à tromper tant de personnes d'un rang et d'un mérite
distingué ; et ceux qui passaient pour les plus sages étaient les plus
confondus. Les uns criaient qu'il fallait la brûler vive, les autres demandaient
qu'on la noyât; quelques-uns voulaient qu'elle fût enterrée vivante. Les
béguines, qui se trouvaient là, ne pouvaient supporter la honte de cette scène.
Elles se couvraient le visage de pudeur, et s'en retournaient chez elles en
poussant de grands cris. L'évêque tout honteux, et ne pouvant endurer un pareil
affront, voulut d'abord la tuer. Cependant, revenant à la raison, il se contenta
de la faire mettre dans un cachot, où on lui faisait passer un peu de pain et
d'eau par une fenêtre étroite. Mais elle ne vécut plus longtemps et fut trouvée
morte dans sa prison. C'est ainsi que Dieu brise les oeuvres qui ne sont pas de
lui. » Richer, liv. 4, ch. 18.
(23.)
L'accusation que nous mettons ici dans la bouche d'Etienne de Bar a été formée
par le moine Richer contre le fils et le successeur immédiat de notre héros.
« C'était un homme plein de courage et d'orgueil, si plein de confiance dans ses
forces et dans sa jeunesse, qu'il aspirait à conquérir le trône d'Allemagne. »
Liv. 4, ch. 26.
(24.)
« Vers le même temps (1084) fut dédiée en l'honneur de la Trinité l'église de la
Mer, à deux lieues de l'abbaye de Senones, dans une solitude affreuse, sous
l'abbé Bercher, et à la poursuite de Régnier, fondateur de cette église, qui est
accompagnée aujourd'hui d'un ermitage. » Hist. de Lorraine, tome 1er, page 1187.
(25.)
« Ferri I, de Bitche,.... avait épousé Ludomille de Pologne, fille de Miczlaus,
roi de Pologne, dont il eut... Judithe, qui épousa Henri II, comte de Salm. »
Hist. de Lorr., tome 1er, généalogie des ducs de Lorraine.
(26.)
« Saint Bernard étant entré dans la ville de Metz,... on lui présenta une femme
de la ville, qui était paralytique et qui était portée sur son lit. Il pria,
étendit sur elle son manteau Elle s'en retourna, reportant son lit en présence
de tout le monde. » Hist. de Lorraine, tome 2, page 77.
(27.)
« Une autre fois, comme le Saint était dans une nacelle pour éviter la foule du
peuple, un aveugle qui était sur le bord de l'eau cria à un pêcheur etc....
Saint Bernard en eut pitié, lui imposa les mains, et lui rendit incontinent la
vue C'est dans le même voyage qu'il obligea Henri, comte de Salm, à faire la
paix avec ceux de cette ville.» Hist. de Lorraine, tome 2, page 78.
(28.)
« Étant un jour dans la même ville, il alla visiter la maison qu'on nomme à
présent le petit Clairvaux, et qu'on appelait alors les Scotes, où demeurait une
communauté de filles dont la vie n'était pas fort édifiante. Saint Bernard
demanda cette maison à l'évêque Etienne, qui la lui accorda sans peine. Le Saint
y mit des Religieuses de son ordre.» Hist. de Lorraine, tome 2, page 78.
(29.)
« Comme il sortait de la ville, accompagné de l'évêque Etienne, de Henri, comte
de Salm, et suivi d'une foule innombrable de personnes, il priait avec beaucoup
d'instance Henri, comte de Salm, de donner la paix à la ville de Metz, contre
laquelle il était fort irrité. Le comte le refusait avec beaucoup d'opiniâtreté,
et protestait qu'il n'en ferait rien. Dans ce moment, on présenta au Saint un
homme sourd, et on le pria de lui imposer les mains. Alors, transporté de zèle,
rempli de foi, et se tournant vers le comte avec un air d'autorité qu'il savait
prendre dans l'occasion, et qui inspirait le respect et la terreur à ceux qui
voyaient l'éclat de son visage, il lui dit : Vous faites la sourde oreille à mes
prières et à mes remontrances; et moi je vais vous montrer qu'un sourd entendra
ma parole. Aussitôt il imposa les mains au sourd, fit sur lui le signe de la
croix, lui mit les doigts dans les oreilles, et le guérit. Le comte, effrayé et
tout tremblant, se jeta aux pieds du Saint, lui demanda pardon, et promit de
faire ce qu'il demandait de lui. » Hist. de Lorraine, tome 2, page 78.
(30.) « La comtesse Agnès de Salm, fondatrice de HauteSeille, est, dit-on,
enterrée à Raon-les-Leau.» Notice de la Lorraine, art. HAUTE-SEILLE.
(31.) L'histoire rapporte qu'Etienne de Bar attaqua le château de Pierre-percée
et le força à se rendre après en avoir fait le siège pendant plus d'un an, et
après avoir été obligé de se retrancher lui-même dans les environs (a).
Mais rien ne prouve qu'Etienne de Bar ait gardé sa conquête. Au contraire : à
toutes les époques du douzième siècle, on voit les comtes de Salm en possession
du château de Pierre-percée. Il a donc fallu qu'ils y rentrassent par un
accommodement, et cet accommodement est sans doute celui auquel saint Bernard a
travaillé.
Bien plus, les succès que l'évêque de Metz a obtenus dans cette campagne ne lui
ont pas même valu l'honneur d'acquérir le haut domaine de ce château, puisque
l'historien Richer rapporte que les comtes de Salm en ont toujours joui comme
d’un franc-aleu (b), c'est-à-dire comme d'un domaine indépendant, jusqu'à ce que
le comte Henri IV fut obligé, pour remédier au désordre de ses finances (c),
d'inféoder le château de Pierre-percée et celui de Salm à Jacques de Lorraine,
évêque de Metz, s'obligeant par là à ne les posséder, lui et ses successeurs,
que comme seigneurs dépendants. Jacques accepta cette proposition avec beaucoup
de joie, et vint solennellement sur les lieux, avec plusieurs personnes de sa
cour, pour prendre possession des droits qu'il avait achetés. Pour cela, il
passa une nuit au château de Pierre-percée; on lui en remit les clefs, et il
institua le portier et le garde-tour.
Il en fit autant pour le château de Salm, et prit acte du tout (d). Depuis ce
temps, et depuis ce temps seulement, les comtes de Salm rendaient hommage pour
ces deux châteaux aux évêques de Metz. Ce fut en 1499 que les dernières reprises
eurent lieu (e). A cette époque l'autorité des évêques, de Metz commençait à
décroître, et les comtes de Salm en profitèrent pour s'affranchir du joug de
suzeraineté.
La conquête d'Etienne de Bar, de quelque nature qu'elle ait été, n'a donc eu
aucun résultat fâcheux pour les comtes de Salm. Si cette conquête les a forcés
de sortir de leur manoir, ils y sont rentrés presque aussitôt. Et bien loin que
cette guerre ait porté atteinte à leurs droits, elle n'a fait en quelque sorte
que les augmenter, puisque dans le courant du même siècle ils ont obtenu de
bâtir une nouvelle forteresse sur les terres de l'abbaye, sous la condition
d'une redevance à peu près nulle (Note 34).
(a) Ident venerandus pontifex castrum quod Petra- pertusata
dicitur cum, anno integro et eo ampliùs, tribus munitionibus (quarum usque hodie
vestigia apparent) in circuitu formatis obsidione clausisset, tandem compulit ad
deditionem. Chronici Metensis appendix prior.
Dom Calmet, en copiant ce passage, qui est le seul monument de ce siège, ajoute
que le château de Pierre-percée appartenait alors aux comtes de Salm, et qu'il
était alors la terreur du pays, parce qu'il servait de retraite à des bandits
qui faisaient mille ravages dans les campagnes et dévalisaient les voyageurs
(Hist. de Lorr., tome 2, page 74). Il y a là non-seulement erreur, mais encore
contradiction, à moins que les comtes de Salm n'aient été eux-mêmes ces bandits
: ce qui est hors de toute apparence. Des bandits auraient-ils fondé l'abbaye de
Haute-Seille, et auraient-ils reçu les premiers Religieux qui y vinrent comme
des anges envoyés du ciel (Note 12) ? Dom Calmet confond deux époques, celle du
siège fait sous les yeux de l'empereur Herman, en 1080, et celle de la guerre
d'Etienne de Bar, qui n'a été appelé à l'évêché de Metz que vers l'an 1120.
(b) Pierepercie, quod allodium esse ferebatur. Lib. 5, cap. 6.
(c) Richer ne nie pas que ce furent les moines de Senones qui furent la cause de
est embarras de finances : au contraire, il s'en fait gloire. Le comte Henri IV
avait découvert les mines de fer de Framont, et il avait fait de grandes
dépenses pour les exploiter. Il avait construit des forges et fait venir des
ouvriers à grands frais. Lorsque tout fut fini, les moines de Senones allèrent
en corps signifier leur veto : abbas et conventus ipsum advocatum adierunt. Ils
remontrèrent au voué qu'il ne lui appartenait pas d'élever des forges en cet
endroit, attendu que c'était un bien de l'église ; et comme le voué ne tint
aucun compte de leurs avertissements, il en vinrent jusqu'à faire briser les
forges et se saisir des outils aussi bien que du fer qui avait été fabriqué :
universa utensilia fabrorum, et ferrum quod fecerant, asportavit. Le progrès de
l'industrie, le bien-être de leurs vassaux et les heureux fruits d'une aussi
belle découverte, ne leur étaient rien; Il paraît que la devise des moines de
Senones était à peu près la même que celle de quelques ecclésiastiques
d'aujourd'hui : Rien de nouveau, rien de nouveau : ne faites rien, parce que
nous avons à vivre ; ne découvrez rien, parce que nous savons tout.
Il n'y aurait point d'histoire plus curieuse à raconter que celle de ces débats
; et du reste les matériaux ne manqueraient pas, parce que le moine Richer, qui
vivait à cette époque, s'appesantit jusque sur les moindres détails. On ne fit
point la guerre, parce que l'évêque Jacques prit assez froidement le parti des
moines, et que d'ailleurs il n'était point belliqueux. On se souvenait peut-être
aussi de l'inutilité de l'expédition d'Etienne de Bar. Mais, en revanche, les
sentences d'excommunication plurent comme la grêle sur le pauvre Henri. Tous les
dimanches, à la grand'messe, son nom était voué à l'anathème et à l'exécration
publique. Le comte usa de représailles. Son bailli escalada les murs du
monastère avec une poignée de troupes, et y fit quelques saisies. Les moines se
mirent en procession et quittèrent le couvent, où ils ne reparurent que huit
mois après. Ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour se donner l'air de
saints personnages souffrant pour la cause de l'Église. C'est ce que font encore
aujourd'hui quelques chefs de paroisses lorsque leur orgueil et leur insolence
les ont exposés à quelques tracasseries.
(d) Episcopus verò, accersitis secum viris discretis, ad utrumque castellum
accessit, et ibi pernoctavit, et custodes turrium et portarios portarum
instituit ; et super his omnibus privilegia facta ad episcopium suum reportavit.
Richer, lib. 5, cap. 6.
Cette prise de possession eut lieu en 1258. Notice de la Lorraine, art.
PIERRE-PERCÉE.
(e) « En 1499, Jeanne de Saarwerden, comtesse de Salm, dame de Fénétrange, fît
ses reprises du château de Pierrepercée, tant en son nom qu'au nom de ses
enfants, auprès de Henri de Lorraine, évêque de Metz ;» - c'est à dire qu'elle
reconnut ce prélat comme premier seigneur du château. Ibid.
(32.)
« Henri II (de Salm) épousa Jutte, ou Joatte, ou Judithe de Lorraine, fille de
Ferri de Bitche, dont il eut plusieurs fils et deux filles. » Hist. de Lorraine,
tome 1er, liste généalogique des comtes de Salm.
(33.)
« Ce fut vers ce temps- là que la seigneurie de Blâmont entra dans la maison de
Salm par le mariage de la fille unique et héritière des anciens seigneurs de
Blâmont et de Turkestein, avec Herman de Salm. » Notice de la Lorraine, article
BLAMONT.
(34.)
« Le château de Salm près les forges de Frâmont n'a été bâti que sur la fin du
douzième siècle, vers l'an 1190, sur un fonds appartenant à l'abbaye de Senones,
sous la redevance de deux sous strasburgis de cens annuel. Notice de la
Lorraine, art. SALM-EN-VOSGES.
« Du temps de l'abbé Henri, fut bâti le château de Salm, dans le val de Bruche.
Ce nom lui fut donné en souvenir d'un autre château de Salm, situé dans les
Ardennes, d'où sont venus les comtes de Salm. Le comte Henri qui fit bâtir le
château dont nous parlons avait épousé la soeur de Frédéric, ou Ferri, duc de
Lorraine. » Ric., liv. 4, ch. 26.
Il est donc établi que le château de Salm fut bâti par le gendre de Ferri de
Bitche, et non par le comte Henri IV, son petit-fils, comme l'assure D. Calmet
dans son Histoire de Lorraine, tome 2, page 382.
Après la construction de ce nouveau castel, les comtes de Salm n'abandonnèrent
point pour cela le château de Pierre-percée. Par le traité d'accord qui a été
fait, l'an 1261, entre le comte Henri IV et l'abbé Baudouin, au sujet des forges
de Framont, il paraît qu'ils habitaient alternativement l'un et l'autre castel.
« Et est encour à savoir ke si li sires de Sames ou sa femme sont à Sames où à
Piere-parciée, ou dedans les chasteleries de ces dous chastais, kil puent
poschier à lour volontei en celes mêmes aaues. Et quand ils seront allonrs, il,
neu atre por ais, ni doient poschier. Se donc ne venait as chasteleries d'avant
nommées aucuns de son conseil, ou kil i fist habargier gens estranges, a donc
por ceais i porroiens poschier. » Hist. de Lor., tome 2, preuves, page
cccclxxxvii.
C'est-à-dire :
Il est encore à savoir que si le seigneur de Salm ou sa femme sont à Salm ou à
Pierre percée, ou dans les châtellenies de ces deux châteaux, ils pourront
pécher à volonté dans les eaux ci-dessus mentionnées ; et que quand ils seront
ailleurs, ni eux, ni autres pour eux, ne pourront y pécher. Toutefois s'il
venait à arriver dans l'une ou l'autre des châtellenies qui viennent d'être
nommées quelque conseiller du comte ou des étrangers qu'il fallût héberger, dans
ce cas encore le comte aura droit de pêche.
Il y avait donc alors deux châtellenies, et Pierre-percée était toujours
chef-lieu de la plus considérable et de la plus ancienne.
(35.)
« La terre et seigneurie de Blâmont entra dans la maison des comtes de Salm par
Herman, fils d'Herman II, comte de Salm, et d'Agnès de Langstein. Herman étant
mort sans enfants, la terre de Blâmont retourna à Henri, comte de Salm, son
frère, époux de Judithe de Lorraine. » Hist. de Lorraine, tome 1er, liste
généalogique des comtes de Blâmont.
(36) « L'abbaye de Salivai (à une lieue de Vic) reconnaît pour fondatrice la
comtesse Mathilde, qui se qualifie comtesse de Hombourg ou de Hambourg, et qu'on
croit être de la maison de Salm. » Notice de la Lorraine, article SALIVAL.
Cette fondation est de l'an 1180, comme le témoigne la bulle du pape Alexandre
III, rapportée par Dom Calmet dans son Histoire de Lorraine, tome 2, preuves,
page ccccviii. Cette Mathilde de Salm, devenue comtesse de Hombourg et
fondatrice de Salival, est donc originaire de Pierre-percée, puisque dans le
douzième siècle la maison de Salm n'a eu d'autre résidence que le château de
Pierre-percée. Il est donc très probable que cette même Mathilde se trouvait
dans ce castel, et était jeune encore, lorsqu'il fut assiégé par Etienne de Bar,
puisque d'un côté ce siège n'a pu avoir lieu que depuis 1120 jusqu'en 1160; et
que, de l'autre, Mathilde était déjà avancée en âge lorsqu'elle fit bâtir le
monastère de Salival. Quinze années après, c'est-à-dire en 1195, elle fit son
testament, dans lequel elle lègue lé village de Bourmont près de Vic (il
n'existe plus) à la dite abbaye. Elle dit en termes formels qu'elle fait cette
donation pour le repos de l'âme du comte Arnou, sen époux : pro remedio animoe
dilectissimi mei sponsi Arnulphi, comitis de Hombourg, et qu'elle n'a plus
d'enfants : me orbatà liberis (loco citato). C'est d'après le même testament,
fait à Château-Salins, que nous avons conclu que la même comtesse Mathilde est
la fondatrice de ce lieu ; car dans aucun titre ni dans aucun monument
antérieurs il n'est question ni de cette ville ni du château qui lui a donné
naissance. Fait et passé dans notre Château-Salins, dit la vertueuse comtesse
après avoir exprimé ses dernières volontés : Datum et actum in nostro Castro-Salli,
decimâ die mensis aprilis, anno Domini millesimo centesimo nonagesimo quinto. Un
seigneur Nicolas de Salm a signé cette pièce comme témoin: Domino Nicolao à
Salmis. Plusieurs comtes de Salm ont voulu être enterrés à Salival.
« On y voit des mausolées de quelques comtes de Salm, dit Dom Calmet, entre
autres ceux de Henri, comte de Salm, mort en 1292, de Jean VIII, comte de Salm,
maréchal de Lorraine, dont le tombeau est en marbre etc. » Notice de la
Lorraine, article SALIVAL.
(37.).
« Notre prélat prit la croix en 1146, et l'année suivante Louis VII, roi de
France, le comte de Maurienne et le marquis de Montferrat arrivèrent à Metz et
se joignirent à Etienne pour faire ensemble ce voyage. » Hist. de Lorraine, tome
2, page 83.
« Etienne revint de son voyage en 1149, avec Renaud, comte de Bar et de Monçon,
son frère. Celui-ci mourut cette année au château de Monçon, etc. » Ibid.
Nous terminerons ces notes par un appendice sur l'histoire de PIERRE-PERCÉE.
Il est certain que l'époque la plus mémorable de ce castel est celle où il a été
investi par les troupes d'Étienne de Bar, et où il a résisté, pendant douze ou
quinze mois, aux efforts de ce prélat guerrier, soutenu de ses amis. Aucun
rocher sur la terre peut-être n'a mérité la gloire d'un aussi long siège. A
cette époque ce castel était sans rival dans les Vosges. Le château de
Beauregard, près de Raon-l'Etape, n'existait pas encore ; ceux de Deneuvre et de
Blâmont n'étaient que des nids de fauvettes en comparaison de ce nid d'aigles.
Une noble famille, une famille qui avait assez de richesses pour fonder des
monastères dans ses domaines et assez de pouvoir pour faire trembler la ville de
Metz, y faisait sa résidence et bravait l'autorité monastique déjà consolidée
par une existence de cinq siècles. Son seul tort peut-être était de trop bien
connaître les avantages de sa position. Etienne de Bar, la seule puissance
formidable qui était alors en Austrasie, ne put enlever ce rocher de vive force,
et les succès qu'il obtint dans cette lutte ne servirent qu'à consolider
l'indépendance des augustes descendants de l'empereur Herman. Peu de temps
après, Judithe de Lorraine vint reposer sa tête sur ce rocher magnifique, et
avec elle sans doute y monta tout ce qu'il y avait de luxe et de grandeur dans
la cour de son père.
Cent ans plus tard, une nouvelle querelle s'éleva entre le souverain de
Pierre-percée et les moines de Senones, à l'occasion de la découverte des mines
de Framont. La querelle fut grande, mais cette fois-ci on aima mieux la vider
par la ruse et par l'excommunication que par les armes. On n'allia plus l'épée à
l'étole, mais à l'étole on allia la malice et la fourberie. On laissa le comte
de Salm s'épuiser dans des constructions que l'on eut ensuite le plaisir de
renverser. L'évêque de Metz était riche, et Henri IV, qui avait aussi fait des
dépenses considérables pour élever des salines à Morhange, manquait d'argent.
Force fut au noble comte d'aller trouver ce commerçant en fiefs et d'Inféoder
Pierre-percée. Dès-lors le castel souverain ne fut plus qu'un fief de l'évêché
de Metz. Les moines de Senones avaient remporté la victoire, et le comte de Salm
signa un arrangement d'après lequel les mines de Framont devaient être
exploitées en commun.
Depuis 1261 jusqu'en 1499, aucun acte ne révèle l'existence du château de
Pierre-percée que pour apprendre à la génération future que les comtes de Salm
étaient fidèles à remplir l'engagement pris par l'inventeur des mines de Framont.
Chaque comte, à son avènement, allait solennellement offrir les clefs du château
de Pierre-percée à l'évêque de Metz, et celui-ci les lui rendait avec les
cérémonies d'usage.
Après 1499, pareilles reprises n'eurent plus lieu. Les cérémonies suzeraines
commençaient par ne plus rien signifier, et le château-fief, avant de
s'éteindre, jeta encore quelques lueurs d'indépendance.
Ici tous les documents cessent : On ne sait comment a fini le château de
Pierre-percée, ni à quelle époque les comtes de Salm l'ont abandonné ; ou plutôt
ce silence de l'histoire nous l'apprend d'une manière presque aussi positive que
l'auraient pu faire des relations détaillées.
L'an 1633, les Suédois pénétrèrent en Lorraine et laissèrent surtout des traces
de dévastation dans les Vosges. Repoussés d'abord par le duc Charles IV, fils de
François de Vaudémont et de Christine de Salm, ils revinrent l'année suivante en
plus grand nombre, et se joignirent à l'armée française qui occupait Nancy. Il
n'est point de maux que ces deux armées réunies n'aient fait souffrir aux
malheureux Lorrains. Tous les auteurs s'accordent à dire qu'aucun pays sur la
terre n'a vu des misères pareilles, et quelles surpassèrent tout ce que l'on vit
de plus affreux au siège de Jérusalem. Les villes furent incendiées, beaucoup de
villages furent détruits, et les châteaux que le canon n'avait pu renverser
furent démolis de sang froid, par les ordres de Richelieu, lorsque la Lorraine,
privée de ses princes et mutilée dans toutes ses parties, palpitait comme un
cadavre sous le couteau de ses assassins. Le duc Charles IV avait hérité de la
moitié du comté de Salm : peut-être le château de Pierre-percée était-il dans
son lot. Ce qu'il y a de certain, c'est que tous les châteaux qui étaient sur
l'ancienne terre de Lorraine disparurent à cette époque, et que pas un seul
n'est resté debout pour attester aux générations futures que la gloire a passé
sur leur sol. Ainsi le castel qui avait résisté à l'épée du cardinal Etienne
succomba sous le marteau du cardinal Richelieu. Seulement la tour imprenable
resta debout, et les décombres du vaste manoir ne purent combler le puits
qu'avait creusé la main d'Agnès. Si ce castel, dont toutes les ruines d'ailleurs
offrent les signes d'une destruction violente, fût tombé dans un temps plus
paisible, il est certain que quelque écrivain aurait mentionné la cause de sa
chute ; mais lorsqu'un vaste duché s'écroule au bruit du canon, lorsque ses
habitants rendent le dernier soupir moissonnés par le glaive ou par la faim,
personne ne songe à raconter comment un rocher a perdu son sceptre et sa gloire
(a).
(a) Les misères de cette époque sont trop profondes, et déjà trop
oubliées, pour que nous hésitions à transcrire ce qu'en rapporte Dom Calmet.
« Cependant la Lorraine était comme le jouet de ses ennemis, exposée à tout ce
que la guerre, la peste et la famine ont de plus affreux. Un auteur du temps et
du pays raconte ainsi les maux que la Lorraine souffrit pendant ces années.
« La peste commença à Pâques de l'an 1630, et ne cessa qu'en Mars de l'an 1637.
En même temps la guerre et la famine désolaient le pays. Ces fléaux furent tels
qu'il resta à peine la centième partie des habitants qui l'habitaient
auparavant..... Dans Nancy, il mourait par jour vingt-cinq à trente personnes,
que l'on jetait pêle-mêle dans une grande fosse ; on les y portait sans
cérémonie, sans prêtre, sans croix, sans luminaire, et souvent nus et sans drap.
Dans d'autres endroits, on les laissait sur la terre, sans sépulture, abandonnés
aux chiens et aux bêtes carnassières.
« Certains villages étaient tellement déserts, que les loups faisaient leurs
retraites dans les maisons. La famine fut si extrême, que les hommes se
mangeaient l'un l'autre : le fils mangeait son père, le père son enfant, la mère
sa fille. Le voyageur ne dormait pas en sûreté auprès de son compagnon de
voyage, craignant qu'il ne l'égorgeât pendant son sommeil pour le manger. On
pendit dans un village aux portes de Nancy un homme convaincu d'avoir tué sa
soeur pour un pain de munition. Les charognes, les animaux morts d'eux mêmes,
dont dans d'autres temps on a horreur, étaient recherchés avec avidité, et
regardés comme un grand régal. Les fruits sauvages, les racines champêtres, les
glands, se vendaient communément dans le marché pour la nourriture de l'homme.
Le resal de blé dans les années 1635, 36, 37, 38 et 39, se vendait communément
30, 60, et 100 francs barrois (Son prix ordinaire est de 13 ou 18 francs). Les
terres demeuraient, en friche et couvertes d'épines ; les prairies abandonnées
se chargeaient de bois et nourrissaient une infinité d'animaux venimeux.
« On a vu dans certains villages les hommes s'atteler à la charrue ou à une
charrette, faute de chevaux et de boeufs. On ne voyait de tous côtés qu'une
multitude de pauvres et de mendiants, hâves, affreux, défigurés, couverts de
mauvais haillons, sans retraite, sans secours, sans feu durant la plus
rigoureuse saison. Plus de troupeaux à la campagne, plus de laboureurs dans les
champs : les chemins mêmes étaient abandonnés et inconnus. Le soldat lubrique et
impitoyable, n'épargnant ni le sacré ni le profane, exerçait sa brutalité sur
les biens et sur les corps...... Si le soldat ne trouvait point d'argent sur la
personne qu'il avait prise, il lui ôtait la vie, et lui ouvrait les entrailles
pour y chercher l'or qu'il la soupçonnait d'avoir avalé. Les sacrilèges, les
incendies, les profanations des lieux les plus sacrés, n'étaient regardés que
comme un jeu.
« Telle était, ajoute Dom Calmet, la situation de la Lorraine pendant ces temps
infortunés.
« Pour la réduire à un état où elle ne pût jamais faire ombrage à ses voisins,
on ordonna en 1636, dans le conseil du roi (Louis XIII ), de faire démolir tout
ce qui restait de châteaux dans la province. En voici la liste :
« Bruyères, Raon, Saint-Dié, Saint-Hyppolite, Sainte- Marie-aux-Mines,
Badonviller. » Hist. de Lorraine, tome. 3, page 329 et suivantes.
Nous nous permettrons de commenter cet édit de Louis XIII, et de dire que ce
château de Badonviller, dont la destruction était ordonnée, ne pouvait être que
celui de Pierre-percée, situé à une lieue de cette ville, comme le château que
le même édit désigne sous le nom de Raon ne peut être que celui de Beauregard,
placé autrefois sur la montagne qui avoisine ce lieu. Il n'a jamais existé à
Badonviller, non plus qu'à Raon-l'Étape, de forteresse qui ait pu mériter
l'honneur d'être démolie légalement par les Français, et on n'a jamais vu, ni
dans l'un ni dans l'autre lieu, des ruines qui attestent l'existence d'un manoir
féodal. Il paraît donc assuré que l'auteur de l'édit s'est contenté de désigner
les châteaux à détruire par l'indication de la ville ou du bourg qui les
avoisinait, sans s'inquiéter de leur, nom. Ainsi, si l'on prend l'édit dans ce
sens (et nous ne croyons pas qu'on puisse le prendre autrement), il y a
précisément deux siècles, au moment où nous rendons les derniers devoirs au
château de Pierre-percée, que ce château gigantesque a disparu de la terre des
vivants.
Et en terminant ses destinées sous les coups des Français, cet antique manoir
n'en a pas moins eu l'honneur de s'allier à la France, et de donner des
descendants à ses rois. Gaston, frère de Louis XIII et souche de la maison
d'Orléans, avait épousé par inclination Marguerite, fille de François de
Vaudémont et de Christine de Salm. C'est en grande partie en haine de ce
mariage, contracté sans son aveu et agréé par le duc Charles IV, frère de
Marguerite, que Louis XIII s'achemina vers la Lorraine, avec l'intention de la
réduire. Les Français craignaient la prépondérance que les ducs de Lorraine
acquerraient chez eux, si une princesse de cette maison venait, après la mort de
Louis XIII, alors sans enfants, à devenir reine ou régente. On craignait que le
sang lorrain ne devînt trop puissant ou trop hardi s'il venait à régner sur la
France. En dépit de Louis XIII et de la politique de Richelieu, qui ne pouvait
souffrir d'autre influence que la sienne, le mariage du duc d'Orléans avec la
petite-fille de Paul, comte de Salm, fut maintenu et reconnu valide ; mais la
Lorraine fut ravagée, et les comtes que le château de Pierre-percée a portés
pendant plus de cinq siècles, sont devenus les ayeux maternels de
LOUIS-PHILIPPE, ROI DES FRANÇAIS.
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