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Sac de l'abbaye de Haute-Seille - 1789


Journal de la Société d'archéologie et du comité du Musée lorrain
1894

LE SAC DE L'ABBAYE DE HAUTE-SEILLE EN 1789.
RELATION FAITE PAR F. CLAUDON, RELIGIEUX DE CETTE ABBAYE.

Publiée et annotée par J. FAVIER.

Ce 11 août 1789.
De l'abbaye de Haute-Seille.

Messieurs (1),
L'événement tragique qui est arrivé à l'abbaye de Haute-Seille (2) ces jours derniers méritant d'être connu du public, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que d'en envoyer une relation, la plus succinte possible, à votre honorable comité, pour l'engager, à la vue de ces atrocités, d'avoir pitié des maisons voisines qui pourraient se trouver dans un cas aussi triste, et leur procurer des secours nécessaires que le maire royal de Blâmont (3) nous a refusés.
Sur les derniers jours du mois de juillet, on nous avertissoit de toute part, que plusieurs communautés se proposaient de venir faire une incursion dans notre maison, pour chercher et fouiller dans nos archives ce qui pourroit les y concerner. Ces bruits nous paroissoient si singuliers et si inouïs, que nous n'y fîmes d'abord aucune attention ; d'autant plus que nous savions que nous n'avions aucun titre de la plupart de ces communautés dont nous étions menacés. Mais, malheureusement pour nous, ils n'étaient que trop fondés.
Le premier d'août on vient nous avertir, au moment que nous nous mettions à table, qu'une horde de brigands très nombreux (4) s'approchait de la maison, armée de fusils, de pistolets, de haches, de bayonnettes, de bâtons. Nous fermâmes nos portes, attendant avec grande frayeur (comme il est aisé de croire) l'issue de ce grand attroupement. Ils étaient quatre cents environ. Ils commencèrent par briser et forcer la grande porte de notre basse cour ; ils furent bien vite à celle de notre intérieur qu'ils vouloient également forcer. Mais nous primes le parti de la douceur et de l'arrangement. Ils exigèrent de nous qu'on leur fit voir nos archives, qui n'étaient que le vain prétexte du brigandage qu'ils se proposoient de faire dans la maison car la plupart étaient bien assurés de ne point trouver ce qu'ils affectoient de chercher. Quoi qu'il en soit, nous nous engageâmes à les satisfaire, mais sous condition qu'il n'y auroit que les municipaux de chaque communauté qui entreroient dans nos archives. D'abord cette condition ne fut point remplie : une fois notre première porte intérieure ouverte, ils voulaient tous entrer, et il y en entra plus de quatre-vingts, au lieu de vingt dont on était convenu. Dans cet inslant ceux qui restèrent au dehors commencèrent à se mutiner et à demander du pain avec une fureur qui n'est pas à dire.
On leur livra tout ce qui se trouva de pain, à peu près dix Nous étions en même temps menacés au dedans comme au dehors. Ainsi jugez de notre positon.
Je crois, Messieurs, ne pouvoir me dispenser ici de rendre hommage à l'acte courageux et généreux que M. de Prémont (5), seigneur de la baronnie de Cirey notre voisin, a bien voulu donner, et de vous prier en conséquence de vouloir bien daigner accueillir la vérité de ce qui s'est passé ; car sans lui nous eussions peut-être péri et été massacrés, ainsi qu'il a été consigné dans le procès-verbal dressé à Haute-Seille par la Justice de Nancy ; il pourroit être ignoré d'une quantité d'honnêtes gens, ce qui nous détermine à vous en donner connaissance; car un brave citoyen qui s'expose pendant six heures de suite, comme il l'a fait, doit être connu de tous les siens. Voici la copie du procès-verbal à son sujet :
«  ...Que M. de Prémont, seigneur de Cirey est venu, accompagné de plusieurs de ses gens, à leur secours (en parlant de nous), apprenant l'attroupement qui se formoit au devant de l'abbaye ; qu'il a fait tous ses efforts pour calmer tous ces furieux ; qu'il en a contenu plusieurs dans de justes bornes, et qu'ils lui sont redevables de la conservation de leur vie et de leur maison que ces séditieux voulaient réduire en cendres, et qu'il ne s'est retiré qu'après avoir passé plus de six heures au milieu d'eux et sur les avertissements réitérés qu'on lui a faits de se retirer ».
Voilà ce qui a été attesté par M. notre prieur et tous les confrères et autres témoins oculaires. Il est très certain qu'il a lui-même couru risque pour ses jours ; il y avoit plusieurs de ces gens ivres dans ce tumulte, qui ont prononcé toutes sortes de menaces contre lui, pas moins que de lui couper la tête. Il est arrivé chez nous à midi, et n'en est parti qu'à six heures, au moment où il a vu hacher la porte de notre intérieur, et d'autres s'y opposer ; il a jugé que s'ils ne pouvoient se concilier entre eux, il était nécessaire de s'en aller ; d'autant qu'on venoit de l'avertir qu'on avait entendu dire à quelqu'un de la bande ; «  il faut prendre garde à ce j. f.-là, il a la langue trop dorée, il nous abuse et nous dupe ». C'est un de ses sujets et laboureurs qui, après avoir courru plus d'une heure après luy, pour l'engager, par toutes sortes de suppliques, à s'en aller, l'a comme enlevé, en l'assurant qu'il couroit beaucoup de danger et qu'on le menaçoit très fort de tous côtés.
Les mutins qui étaient au dehors perdant patience d'attendre ceux qui étaient en dedans, et qui cherchoient en vain ce qu'ils ne pouvaient trouver ; voyant d'ailleurs que nous donnions des rafraichissements à ceux-cy, pour adoucir leur rage de ce qu'ils ne trouvoient pas de leurs titres, commencèrent environ vers les cinq heures, à crier, comme des furieux. qu'on leur donnât du vin et qU'ail leur ouvrit les portes. On les leur ouvrit en effet aussitôt, à la persuasion de ceux qui étoient au dedans ; d'autant plus qu'ils commençaient à les rompre à coups de haches.
C'est alors que commença le tumulte le plus effrayant: ils couraient partout en brisant tout ce qu'ils trouvaient sous leurs mains ; rien n'était capable de les arrêter. Comme ils forçaient les portes de notre cave, on leur fit sortir, par une issue dérobée, une pièce de vin d'environ vingt mesures (6) sur laquelle ils se jetèrent comme des brutes.
Quand ils furent pris de vin, le fracas augmenta encore bien davantage on ne peut se rendre au juste, telle était grande la confusion, les cris, les jurements, les blasphèmes, les menaces c'était vers les six heures.
C'est dans ce moment que M. le prieur s'évada comme il put, pour aller nous chercher du secours à Lunéville ; au moins pour une autre visite (7) dont ils nous menaçaient encore. Mes autres confrères en avoient fait autant j'étais resté seul sans le savoir au milieu de ces forcenés qui, voulant me rendre responsable de la fuite de M. le prieur, me menaient de tous côtés, la hache et le fusil en haut, pour le leur faire trouver. Voyant que je ne leur découvrais pas, ils prirent le parti de m'emmener. Une vingtaine de ces brigands me saisirent et me disputèrent, en se battant avec d'autres de différentes communautés, à qui m'aurait pour otage. L'un m'arrachoit d'un côté, l'autre de l'autre; j'étais écartelé de tous, et ainsi maltraité pendant un quart d'heure, jusqu'à ce que le plus fort parti m'eùt gagné et emmené. A peine fus-je à deux ou trois cents pas de la maison, qu'une douzaine de cette troupe, reconnoissants sans doute des attentions que je leur avois marquées, m'arrachèrent des mains de mes ravisseurs et me mirent à même de m'aller cacher dans nos greniers à foin, où je restai jusqu'à la fin du tumulte. c'est-à-dire à neuf heures du soir.
Tous ces brigands, fait à fait qu'ils quittoient le champ de batail\è, nous menaçaient à grands cris qu'ils reviendroient sous peu de jours, et en bien plus grand nombre et qu'ils mettraient le feu aux quatre coins de la maison, si on ne leur trouvoit des titres. C'est sur ces menaces que M. le commandant des carabiniers de Lunéville a bien voulu nous envoyer quarante hommes, le lendemain du saccage, qui nous out un peu tranquilisés, et qui peut-être ont empêché les brigands de revenir. Mais ces cavaliers nous quittèrent le mardi matin, ce qui nous remit dans une nouvelle consternation : d'autant plus que le jour marqué pour leurs forfaits était le lendemain.
Heureusement pour nous que nous avons pris, le lundi, la précaution d'envoyer une lettre circulaire dans toutes les communautés dont nous appréhendions si fort la visite, par laquelle lettre nous leur promettions de leur donner pleine et entière communication de nos titres et archives, quand ils le jugeraient à propos, sous condition qu'ils nous les rendroient, et qu'ils ne viendroient pas par attroupement, mais seulement les officiels municipaux de chaque communauté.
Notre précaution a réussi à merveille; la plupart de ces communautés sont venues de la manière que nous demandions. Nous leur avons donné communication de nos archives, et donné à plusieurs les titres qui les concernoient. Nous ne laissions pas que d'être toujours dans une bien triste perplexité, par les bruits qui couraient sans cesse, que cette horde qui nous avait menacés de venir nous bruler, était toujours dans le projet de tenir leur parole, au nombre de mille ou quinze cents.
Enfin vendredi dernier, MM. les officiers de la maréchaussée son venus chez nous, escortés d'une trentaine de carabiniers, pour constater le délit et faire les poursuites nécessaire. On peut dire que ces messieurs, de juste, ont fait un. coup d'héroïsme dans leurs opérations. Avec leurs trente hommes ils ont donné l'alarme dans le pays et effrayé trois communautés qui semblaient être la terreur de tout le pays ; ils ont arrêté et poursuivi les deux plus mutins de ces endroits, ainsi que les plus coupables, Leurs sages procédures ont mis partout l'alarme chez la canaille, et la tranquillité et le calme chez les honnêtes gens et surtout dans notre abbaye, où nous espérons être en sûreté actuellement, au moins jusqu'à l'hiver.
J'oubliais d'observer que le jour même que la première troupe des carabiniers nous est arrivée, nous avons commencé par déloger tous nos meubles (8), voire même notre vin de sorte que nous ne craignions plus rien que pour notre maison, notre peu de grain et notre foin.
J'espère, Messieurs, que vous voudrez bien ne pas trouver mauvais que j'aie la liberté de vous faire ce détail circonstancié autant que j'ai pu le faire mais permettez que j'aie l'honneur de vous observer que l'écriture ne peut jamais rendre au parfait les faits. A la mort près, nous avons essuyé tous les outrages possibles, ainsi que M. de Prémont nous désirons ardamment que tout Nancy et toute la province puisse être informés de la bonté et générosité de son coeur, ainsi que de sa bravoure, sagesse et prudence.
Nous avons l'honneur, MM. nos confrères et moi, de vous présenter etc.

F. CLAUDON.
Religieux profès de l'abbaye de Haute-Seille.


(1) Cette relation est adressée aux membres du Comité permanent des trois ordres réunis de la Ville de Nancy. Elle fait actuellement partie des collections de la bibliothèque de cette ville (Liasse n° 7).
(2) Haute-Seille, abbaye de l'ordre de Cîteaux, fondée, en 1140, par Agnès de Langstein, comtesse de Salm, était située à quelque distance et à l'ouest de Cirey (Meurthe-et-Moselle).
L'attaque déjà si sérieuse que F. Claudon rapporte ici n'a été que le prélude d'événements autrement graves qui eurent lieu sans doute pendant la Terreur, car «  il ne reste plus aujourd'hui du couvent, brûlé pendant la Révolution, dit l'historien Lepage, que les engrangements, la maison du portier, et une partie du portail de l'église, servant d'entrée à un jardin potager ». - L'affaire du 1er août 1789 a été rappelée par M. de Martimprey de Romécourt, dans une notice de l'Abbaye de Haute-Seille, imprimée dans les Mémoires de la Société d'archéologie lorraine, année 1887.
L'auteur y donne quelques extraits du rapport du conseiller du roi, Laplante, chargé d'ouvrir une enquête à ce sujet.
(3) Blâmont, dont le maire royal était alors M. Chazel, se trouve à environ huit kilomètres à l'ouest de Haute-Seille.
(4) Composée. d'après le rapport de Laplante, d'habitants des communes de Hesse, Biberkirch, Trois-Fontaines, Hartzwiller, Hermelange. Niderhoff, Tanconville, Cirey, Bertrambois et Lafrimbole. Les habitants de Hesse étaient à la tête des autres.
(5) Joseph-Sigisbert Arnould de Prémont, chevalier, baron de Cirey, marié, en 1774 à l'âge de 17 ans, à Madeleine-Félicité de Mortal, avait été seigneur de Saint-Germain, près de Châtel en Vosges, jusque vers 1784, époque à laquelle il acheta la baronnie de Cirey. Il est moins connu pour son dévouement envers ses voisins de Haute-Seille, que pour le fameux procès en séparation qu'il soutint pendant de longues années, contre sa femme. Les nombreux mémoires et factums publiés par les deux parties sont remplis de griefs aussi piquants que ceux qui émaillent les procès en divorce auxquels nous assistons de nos jours. Il paraît que l'on n'a jamais connu que la discorde dans ce malheureux ménage, car la dame de Prémont dit «  qu'elle s'aperçut, en descendant de l'autel qu'elle était la plus malheureuse des femmes », et elle assure ensuite «  que la journée même de ses noces, elles n'entendit sortir que des reproches amers de la bouche de son mari ; que la première nuit qui fut toute occupée par une scène étrange où elle fondit en pleurs, fut pour elle le signal de toutes les autres ».
J.-S.-A. de Prémont figure sur la liste des émigrés du département de la Meurthe; la déclaration de ses biens, dans le district de Blâmont, porte qu'il en avait pour 18.000 francs et 8.000 arpents de bois estimés 240,000 francs.
(6) La «  mesure » contenait environ 44 litres.
(7) Lunéville est à 35 kilomètres de Haute-Seille, les secours devaient donc mettre un certain temps avant d'arriver.
(8) C'est sans doute grâce à ce déménagement que les archives échappèrent à l'incendie qui ruina plus tard tous les bâtiments de l'abbaye. Les archives départementales de Meurthe-et Moselle renferment encore 120 cartons ou liasses de pièces relatives aux cisterciens de Haute-Seille.

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