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Reconstruction - 1923
 


Le Temps
30 octobre 1923

Le décor de la vie
EN LORRAINE
Nous voici parvenus en un point où nous n'avons plus devant nous les perspectives de beauté que nous ouvrait la renaissance des provinces dévastées. Au moins en certaines de ces provinces, où l'on a travaillé plus vite qu'ailleurs, il n'est pas question de former des projets, mais de dresser, un bilan, J'ai parlé de la Flandre, de l'Artois, de la Picardie, où la Compagnie du chemin de fer du Nord à terminé ses cités-jardins, de la Lorraine dont, voici un an, j'entretenais mes lecteurs de ce qui y avait été réalisé. Je suis retourné récemment en Meurthe-et-Moselle et j'en rapporte l'impression nette qu'on y est en avance de deux années au moins sur les autres départements et que dans quelques mois les ruines de la guerre n'y seront plus qu'un mauvais souvenir, un thème de détestation.
Comment se fait-il que les choses soient plus avancées en Meurthe-et-Moselle que, par exemple, dans les départements voisins de la Meuse et des Ardennes ? Si l'on désire ramener à l'Etat le bénéfice de cette réussite, on ne s'explique pas comment, avec les mêmes lois, les mêmes règlements, il n'ait pas obtenu partout les mêmes résultats. Le succès de Meurthe-et-Moselle doit donc tenir à une autre cause, et il n'échappe à personne que c'est à l'initiative privée et. la manière dont quelques hommes se sont emparés de la réalité, tout en respectant la législation en vigueur. Il n'est pas indifférent de les nommer; ils méritent autant, après tout, qu'on retienne leurs noms que tant de politiciens, auteurs de mauvais discours : ceux-là au moins ils travaillent, ils produisent : M. Préault, ingénieur du génie rural; M. Coulon, inspecteur primaire de Lunéville, qui dirige la coopérative de reconstruction des écoles publiques et mairies de Meurthe-et-Moselle; le chanoine Thouvenin, qui s'occupe de celle des églises; l'abbé Fiel, qui s'est voué à l'union des coopératives; M. Bègue, qui avant d'être le préfet de la Meuse fut le secrétaire général de Meurthe-et-Moselle; M. Deville, architecte en chef du département; M. France-Lanord, ingénieur constructeur, sans parler des autres chefs d'entreprises, qui tous s'unirent dans l'intérêt de leur tache; voilà de bons, de grands Français, d'autant plus Français que Lorrains.
Ce qui me frappe en effet dans leur oeuvre, dès l'abord, c'est qu'elle rejoint sans effort la nature d'alentour. Presque partout l'entrepreneur a exécuté les plans de l'architecte d'une maniera solide, massive, avec de la pierre du pays. La re construction, qui ailleurs a souvent, hélas ! un aspect de camelote, de provisoire, de simili, ici au contraire prend un caractère définitif, une épais seur, un volume sans quoi il n'est point de véritable architecture. Il semble vraiment que «  la lampe de vérité » ait illuminé ces excellents artisans de notre relèvement. Pour les maisons. ils avaient sous les yeux un type caractérisé, que j'ai décrit ici même. Pour ce qui est des écoles et des mairies, il n'était guère possible de s'inspirer de celles que l'on avait édifiées un peu partout avant la-guerre, et qui ressemblaient a une caserne interchangeable, quelle que soit la province. Quant aux églises, sur quoi je voudrais insister dans cette chronique, elles manquaient, elles aussi, complètement d'intérêt artistique, la plupart ayant été construites avec la modestie qui convient à des gens qui ont été souvent pillés, ruinés, et qui craignent les retours possibles de l'invasion.

Ah ! l'émouvante journée que j'ai passée à les visiter En cette lumière d'octobre, où l'automne s'attarde à nous désigner la muette splendeur des choses, la nature ressemble à une femme qui nous dit adieu, au tournant du chemin. Elle nous paraît plus belle et nous tâchons d'en remplir nos regards comme si nous ne devions jamais plus la revoir. Grâce poignante, silence des paysages enfin rendus à eux-mêmes, débarrassés des indésirables de l'été, se recueillant avant l'hiver. Charme plus émouvant parce que sur le point de s'évanouir, et d'autant plus persuasif en Lorraine que chargé de signification, de souvenirs, de méditations graves. En cette province, l'Histoire se sent; on la respire sans qu'il soit besoin de l'apprendre. Le style de la nature rejoint celui des évocations. Les plis de terrains simples, immenses, je dirais presque africains si ce mot n'éveillait une idée de clarté plus brillante et plus colorée, nous introduisent la compréhension intime des événements. Le détail physique ne se perd pas dans le détail; il nous encourage à être forts et sérieux. Cela diffère tellement de l'enjouement pittoresque, malicieux, de l'Alsace qu'on se demande par quelle ironie de la tradition ces deux provinces furent si longtemps accouplées.

Je ne puis me débarrasser d'un certain scepticisme, je l'avoue, quand on me parle aujourd'hui d'art religieux. Il semble que des artistes qui ne croient pas soient impuissants à traduire la croyance. Ce que l'on nous a montre en ces dernières années, sous prétexte de «  rénover » l'art religieux, témoignait certes d'une évidente bonne volonté; mais en ces quoi que l'Evangile en assure, la bonne volonté ne suffit point, il y faut encore l'état de grâce. Or, il se produit en Lorraine un phénomène psychologique analogue à celui que nous avons observé au début de la guerre sous l'influence de certaines angoisses, la piété renaît. Ces angoisses, on dirait qu'elles se prolongent comme une vibration sonore à travers le paysage. Vraiment ces collines, selon un mot magnifique, restent «  inspirées ».
Celui qui les regarde ne peut pas ne point s'imprégner de ce mysticisme épars même le sol, ne pas être comme soulevé par les grands rythmes du terrain. S'il est architecte, il construit, en quelque sorte à l'échelle de cette grandeur. Chacun des programmes qu'il aborde se présente aussitôt à lui, comme par un réflexe, plein d'un sens humain. S'il s'agit de fermes, il pense au paysan qui, en quelques années, par un travail opiniâtre et par la seule force de ses bras, a remis en état les terres ravagées; le dessin qui vient au bout des doigts, sur le papier, représente une maison vaste, avec de grandes portes charretières, noblement cintrées. Des écoles ? Il songe a ce que signifie pour l'avenir ce mot «  les enfants », pour imaginer autre chose que ces casernes qui, sous le nom d'écoles publiques, couvraient la France de Dunkerque à Bayonne. Des églises ? La mémoire des morts qui fondèrent le village, qui le perpétuèrent, qui, de père en fils, pendant des siècles et des siècles, se vouèrent à l'oeuvre constante, ingrate et monotone de nourrir le pays, que les Allemands chassèrent de chez eux, fusillèrent, que la guerre menaça périodiquement, qui souffrirent, se résignèrent, donnèrent leurs enfants, le souvenir de tout cela dicte aussitôt des formes sans mièvrerie, mais élancées vers le ciel, dispensatrices de rêve et d'un désir d'au-delà. J'assistais dimanche, à Sundhausen, près du Rhin, au retour des cloches fleuries qui, dans ce village d'Alsace, venaient remplacer les anciennes, volées par les Allemands. Je pense aux larmes que versent les habitants quand, pour la première fois, ils entendent sonner les cloches revenues et qu'ils pensent à la vieille église, qui pour eux signifiait tant de choses...
Les architectes échouent quand ils ne réfléchissent pas, sur leur plan, cette vibration humaine.
Ils réussissent quand elle les entraîne. C'est le cas. Et cependant je suis sûr qu'aucun agrément n'influe sur mon opinion. Les chantiers que j'ai visités au cours de ma tournée «  pastorale » étaient encore encombrés de gravats; pas de jardins, ni de fleurs; des routes encore défoncées, des tas de sable, de pierres et de planches. Rien que là ligne pure, se profilant sur les coteaux nus. A Neuviller, près de Badonviller, M. Deville a dû utiliser les anciennes fondations, par conséquent reprendre dans une certaine mesure l'ancien plan. L'église, de grès rouge, se présente sur une petite place carrée; au tympan, une fresque de Marret; à l'intérieur, une voûte de briques apparentes, avec des chainages de pierres en croisée d'ogive; des vitraux de Gsell, sertis de plomb, racontent l'histoire religieuse. A Montreux, M. Lauth a joué habilement des grandes lignes horizontales du paysage bleu, qu'on aperçoit en contre-bas, pour silhouetter un clocher pointu, qui pèse de toute sa force sur un porche bas, largement cintré. A Nonhigny, le même architecte, gardant une partie de l'ancienne église, qui était dans le style 1830, a continué selon ce style, mais en le chargeant un peu trop, à mon avis. A Halloville, un village qu'on a déplacé et descendu dans la plaine pour des motifs de viabilité et d'alimentation en eau, M. Deville a construit une église d'un gothique fin, aérien, aigu, précédée d'un porche à pans coupés et couverte de tuiles; en face de cette église, une fontaine en demi-lune, en grès rouge des Vosges, précède une mairie massive, carrée, avec un grand toit, de belles proportions. J'aime beaucoup l'usage qu'on fait des bandeaux en grès rouge des Vosges dans une façade claire. Je remarque d'autre part que, dans l'église de Halloville et les autres, on semble éviter les tribunes importantes, auxquelles le clergé est hostile, pour des raisons de surveillance et de chant sacré. A Ancerviller, l'église, montée sur une terrasse, domine la grande place bordée de maisons lorraines dont les toits grandes pentes descendent presque jusqu'au sol, et d'un dispensaire, avec un porche d'angle. En général, on a profité t des dénivellations du terrain pour jucher les églises au plus haut point du village d'où un effet d'élan qui accentue celui de l'architecture. Ainsi que dans la plupart des cas, le clocher précède la nef, avec une flèche qui repose sur un soubassement de mosaïque et un porche largement cintré, donnant accès à l'intérieur; pour la voûte, d'un gothique aigu, on a utilisé le ciment armé, qui permet des portées d'une grande hardiesse. Seize verrières du maître Gruber, Lorrain, y verseront tout le mystère désirable. Aux deux extrémités, une tribune élégante répond au choeur qui se différencie de la nef par une concentration plus aiguë des nervures de la voûte.,
A Domèvre, on avait à restaurer une église de 1743. M. Deville s'en est acquitté avec discernement, se bornant à orner le clocher d'un cadran de mosaïque, d'or, qui égaye un peu la façade triste, flanquée d'un monument aux morts de la guerre. Pour la décoration de l'intérieur, il a fait, appel à un certain nombre d'artistes dont on est accoutumé de voir les ouvrages dans les expositions. Caillette, de Nancy, a exécuté les bancs en bois sculpté, les grilles en fer forgé de la table de communion et du baptistère. L'Atelier d'art sacré reproduit le très beau chemin de croix de Maurice Denis. Mme Pugnez et M. Hébert Stevens ont orné de peintures savoureusement naïves l'autel de saint Epvre, patron de la paroisse, et celui de la Vierge; Couturier a fourni pour le choeur un émouvant carton de vitrail, que Mlle Huré, peintre-verrier, a exécuté d'une manière splendide et profonde. Et le curé de la paroisse a trouve le moyen, déjà ! d'ajouter à cette harmonie de bois chaud et de chapiteaux d'or, à ce raffinement voulu et discret, d'affreuses statues coloriées de la rue Saint-Sulpice.

A Emberménil, un village complètement détruit, M. Deville imaginé, comme presque partout ailleurs, une grand'place carrée que domine le clocher, fin, effilé, en perspective de l'avenue principale à droite, les écoles et la poste, dans un style dont le pittoresque est à la limite de ce que l'on peut accepter dans ce pays austère, simple; sur la gauche, un portique fermé du côté du vent d'ouest, ouvert du côté de la vue et-du midi. relie le presbytère à l'église construite dans le style roman, éclairée par des vitraux de Gsell, flanquée de deux sacristies, consolidée par des contreforts. M. Deville affectionne d'ailleurs, et je l'approuve entièrement, ces portiques ouverts sur la campagne et déroulant leurs cintres, alignant leurs colonnes sur les lignes horizontales des lointains bleuâtres ou violacés. Il en a tiré parti notamment dans son école de Badonviller, où la. cour, entourée de bâtiments sur trois côtés, fermée sur le quatrième par un portique ouvert, prend l'aspect d'un véritable cloître.
A Leintrey, l'église a été dessinée par Hornecker, l'architecte à qui l'on doit le théâtre de Nancy. Ogé et Gilbert ont donné les plans, tout à fait heureux, de l'église de Gondrexon, alternant avec habileté, dans la façade, les surfaces de briques et les enduits de chaux, en jouant, comme d'une palette, posant une voûte plâtrée, sur une ossature de béton armé, flanquant les bas-côtés de trois pignons, assurant à leur oeuvre une personnalité incontestable. On prétend que M. Désenclos, à Reillon, non loin de là, s'en est inspiré; on retrouve en effet, dans son église, qui est encore en construction, les trois pignons latéraux de Gondrexon; mais, sans diminuer le mérite de personne, je crois que ce sont là des pensées qui peuvent venir plusieurs artistes, sur un programme identique, et qu'il ne faut pas s'abandonner au délire de la personnalité.
Par analogie, on ne doit pas prendre la lettre les mots de roman et de gothique, quand ils me viennent sous la plume; je m'en sers, à défaut d'autres, comme d'un langage conventionnel, sans me dissimuler leur inexactitude. Qu'on n'en profite point pour conclure que les églises reconstruites dans le diocèse de Nancy l'ont été selon un style rétrospectif. On ne peut cependant pas renverser une voûte, sens dessus dessous, pour faire oeuvre «  moderne ». En ces sortes de choses, le modernisme tient moins à une invention, qui pourrait impressionner des ignorants, qu'à une adaptation de formes éternelles, à une interprétation particulière et sensible de systèmes éprouvés. Ouvrez plus ou moins le compas d'une ogive, surbaissez ou haussez le cintre d'un arc, et voilà sans doute, du gothique, du roman, mais du gothique et du roman rendus contemporains de nous par votre oeil personnel.
J'achevai là ma promenade, car la nuit était tombée, me promettant de revenir au printemps, quand les journées seront plus longues, étant assuré de trouver encore matière, en Lorraine, à d'abondantes et salutaires réflexions,

LÉANDRE VAILLAT.

 

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