Le Temps - 24 septembre 1888
LE JOURNAL DE FRÉDÉRIC III
(De notre correspondant particulier)
Berlin, 23 septembre, 8 heures.
Je vous envoie les notes du prince pendant le mois d'août 1870 :
4 août. Wissembourg. Nos hommes procèdent en utilisant chaque pli de terrain, tout comme pendant des manoeuvres en temps de paix. Nos camarades bavarois louent ouvertement la conduite de nos soldats ainsi que leur manière de combattre. La porte de la ville a été abattue à coups de canon et la ville a été prise. C'est une forte position, grâce à laquelle on domine les routes et chemins de fer conduisant à Strasbourg. Nous avions deux divisions et l'ennemi n'en avait qu'une dont une partie n'est arrivée que pendant la nuit, mais il avait pour lui des avantages extraordinaires de terrain. Grande allégresse. Les mourants et les grièvement blessés se soulevaient avec de grands efforts pour manifester leur joie. Le drapeau du régiment du roi a eu la hampe transpercée, trois porte-drapeaux ont été tués avant que le sergent Foerster eût atteint les hauteurs à la tête de la colonne d'assaut.
J'ai dû presser sur mes lèvres ce drapeau victorieux tenu haut avec tant de gloire.
Sur le penchant sud, on s'est emparé de deux camps de tentes avec des provisions et un dîner tout prêt, mais auquel on n'avait pas touché. Autour du cadavre du général Douai rôdait son petit chien. Les médecins français n'avaient aucune connaissance de la convention de Genève; ils n'avaient pas de bandelettes avec la croix rouge et criaient seulement « Procurez-nous notre bagage » Les turcos sont de vrais sauvages.
Quartier, chez le curé Schoefer, à Schweighofen. Des soldats français m'ont dit « Ah ! vos soldats prussiens se battent admirablement. »
5 août. Nous marchons vers la France. De riches localités sont abandonnées; on craint les anthropophages allemands.
Le triste spectacle du champ de bataille devient encore plus terrible. Partout des traces d'une retraite précipitée. Roggenbach arrive comme simple major de la landwehr badoise.
Un livre du télégraphe trouvé à la gare fournit des renseignements importants. Il démontre notamment combien peu les Français sont préparés, et donne à supposer que le gros de l'armée française est concentré à Metz. On signale derrière Woerth un grand bivouac français comprenant trois divisions et recevant des renforts. Position encore plus forte qu'à Wissembourg.
6 août, Woerth. 80,000 Français; j'ai 100,000 hommes. La grande résistance de Mac-Mahon, qui se retire lentement, est admirable; mais il m'abandonne le champ de bataille. J'ai pu tout diriger avec l'aide de Blumenthal et de Gottberg.
A quatre heures et demie, j'ai pu annoncer ma victoire au roi. Les mitrailleuses ont un effet incontestablement terrible, mais leur portée est bien petite. Le concours des troupes de l'Allemagne du Sud a donné de la cohésion aux différents corps; les conséquences de ce concours seront énormes si nous avons la ferme volonté de ne pas laisser passer sans en profiter un pareil moment.
Un colonel de cuirassiers français me dit « Ah monseigneur, quelle défaite, quel malheur ! J'ai la honte d'être prisonnier; nous avons tout perdu. » Je lui réponds « Vous avez tort de dire d'avoir tout perdu, car après vous être battus comme de braves soldats, vous n'avez pas perdu l'honneur. » Il réplique « Ah! merci, vous me faites du bien en me traitant de la sorte. » Les officiers français s'étonnent qu'on leur laisse leurs épées. Une conversation avec Roggenbach fut pour moi une grande distraction après les émotions violentes de la journée. Nouvelle de la victoire de Goeben à Saarbruck (sans doute Forbach).
7 août. Repos. A Koeniggraetz (Sadowa), le feu n'a de longtemps pas été aussi durable et aussi violent. Les zouaves tirent bien; les autres tirent trop tôt et trop haut. Notre casque nous a rendu de grands services. On est très irrité contre Mac-Mahon; on appelle Napoléon une « vieille femme ». Nous avons pris les papiers de Mac-Mahon. Les correspondants du Gaulois et du Figaro ont été faits prisonniers dans le clocher de Woerth; ils disent qu'ils
sont des adversaires d'Ollivier. Les Français blessés manquent de vivres on dit qu'il faut encore quinze jours à l'intendance pour faire régulièrement son service. Pendant la bataille, des trains amenaient à Woerth 60 ou 100 hommes qu'on envoyait au feu sans leur assigner leur emplacement. Woerth est la première victoire sur les Français depuis 1815.
8 août. On marche sur les Vosges; des cuirassiers français ont tué leurs officiers en les attirant dans des vignobles et en leur tirant là des coups de fusil. Il y a un officier de zouaves qui ne sait pas écrire.
9 août. Impressions tout à fait allemandes. Les habitants ressemblent à ceux de la Forêt-Noire, ne comprennent pas le français, qui n'est enseigné que depuis vingt ans. La différence entre les différentes confessions religieuses est sensible. Chose remarquable : les catholiques alsaciens prédisaient il y a longtemps déjà que la guerre éclaterait cette année et que, si l'Allemagne était vaincue, les protestants en pâtiraient.. Ce sont des choses qui se disaient tous les jours et partout. Je descends chez le pasteur évangélique Hamm, qui dépeint le désordre de la fuite. Il désire la paix. Il dit que les Allemands ne sont pas coupables l'impératrice et Ollivier devraient visiter les champs de bataille. Dans la voiture de Mac-Mahon se trouvait un plan exact des Vosges avec l'indication de toutes les communications, ce qui nous est très utile. Parmi les bagages de Ducrot, le commandant de Strasbourg, se trouvaient les vêtements de deux dames.
10 à 12 août. Petersbach. Les Vosges ressemblent ici à la forêt de Thuringe. Les habitants sont Allemands, très protestants; partout les portraits des réformateurs. Le désordre est grand chez les Français. Les fuyards disent que jamais ils n'ont eu affaire à des soldats comme les nôtres la portée de nos victoires devient manifeste, nos officiers sont modestes.
13 août. Sarrebourg. Ici, la langue allemande cesse brusquement.
14 août. Blamont. Les fuyards reprennent haleine.
15 août. Les paysans disent qu'on les a trompés au plébiscite.
17 au 18 août. A Nancy, agitation fiévreuse. Les habitants sont orléanistes.
20 août. Rencontre avec le roi à Pont-à-Mousson : il est accablé par nos pertes. Conseil de guerre. Moltke toujours le même, clair, net, résolu à marcher sur Paris. Bismarck, modéré, pas sanguin. Nos conditions l'Alsace et une indemnité de guerre.
21 août. Vaucouleurs. Le château de Baudricourt une ruine la chapelle une cave le curé nous dit que ce n'est qu'en 1814, lors du passage des Allemands, qu'on a commencé à s'intéresser au lieu de naissance de Jeanne d'Arc.
23 août. Steinmetz parait vouloir jouer sans motif le rôle d'York. Revu le roi qui a repris un peu de fermeté. J'ai de la peine à obtenir que la Croix de fer soit décernée aussi aux non-Prussiens. Nouvelles contradictoires de la marche de l'ennemi. Moltke croit pouvoir l'attirer dans une souricière. Galliffet écrit que l'abdication est inévitable et la République probable. Le projet de Benedetti nous nuit en Angleterre. On y déclare que Benedetti ne se serait pas permis un tel langage sans y être encouragé par Bismarck.
Mme de Boullenois, qui a quatre-vingt-sept ans, me charge de ses compliments pour ma femme, qu'elle admire comme maîtresse de maison et comme mère. La vie qu'on mène ici est la vie simple de château. |