Les terres meurtries - 1915
Pages d'Histoire - 1914-1918
Les Terres Meurtries
A. de Pouvourville
Berger-Levrault - Novembre 1915
DE LUNÉVILLE A SARREBOURG
Le pays de Lunéville,
la moyenne Vezouse, le Sanon, constituent, avant que
d'atteindre les premiers ressauts des Vosges, le glacis,
extérieur et lointain, du Grand Couronné. Il n'offre
pas, comme le pays entre Nomeny et Arracourt, la
protection d'un cours d'eau, fùt-il capricieux comme la
Seille ou minuscule comme la Loutre Noire. Au contraire,
tous les petits affluents de la rive droite de la
Meurthe font leur trou dans ce glacis ; et par ces
percées individuelles passent, en même temps que les
eaux, les routes et l'invasion. C'est cette
configuration qui explique comment existe, entre les
positions naturelles autour de Nancy et les positions
fortifiées autour d'Epinal, une solution de continuité,
qu'il eût coûté trop d'hommes et d'argent pour
supprimer, et que le fort de Manonviller n'a jamais
prétendu obturer à lui tout seul. C'est là ce que, en
style militaire, on appelle la trouée de Charmes, du nom
de la petite ville qui se trouve sur la Moselle, en
arrière de la trouée elle-même.
Dès le temps de paix, nous pensions que cette trouée
serait l'objectif premier de la ruée allemande, et nous
avions reporté notre action défensive sur la Meuse, sous
l'appui des forts de la rive gauche : c'est pourquoi le
commandant Driant écrivit, par avance et romantiquement,
le récit de la « bataille de Neufchâteau ».
L'objectif ennemi était bien celui que nous avions
toujours cru ; mais, occupé d'abord de la descente par
la Belgique, l'État-major allemand constata, quand il se
mit à penser à la trouée de Charmes, qu'il était trop
tard. Il se précipita bien sur l'ouverture faite, avec
une certaine complaisance, au flanc de nos forts
d'arrêt, mais sa courte fureur n'atteignit pas
Neufchâteau ni même Charmes ; elle s'essouffla sur la
Vezouse et sur la Meurthe, et se perdit sur la Mortagne,
dans les brasiers de Gerbéviller.
C'est au nord de cette trouée, à l'est même de
Lunéville, que les avancées du Grand Couronné
participent à la fois des plaines qu'elles commandent et
des Vosges par qui elles sont commandées.
Les Vosges, vers Sarrebourg, s'abaissent en une
dépression très marquée par où passent, sous maints
tunnels, le chemin de fer de Strasbourg et le canal de
la Marne au Rhin. Mais si les sommets s'écrasent, si les
pentes s'aplanissent, si les vallées s'ouvrent plus
largement, la forêt de sapins et de hêtres charge la
plaine aussi somptueusement que la montagne ou la simple
colline. Découronnée de sa majesté, elle garde tout de
même sa fraîcheur et son mystère, et prolonge la région
vosgienne jusqu'aux portes mêmes de Lunéville.
Forêts de Parroy, de Mondon, bois de La Garenne, de
Réchicourt, de Blâmont, des Haies, tous ces quartiers se
rattachent, par les forêts de Bousson, au système
sylvestre des vallées de la Sarre. C'est par ces
couverts, sous lesquels on s'observe depuis plus de six
mois, que nos troupes françaises, victorieuses en cent
rencontres, poussent vers les Vosges.
Ces forêts, riantes et claires, coupées d'étangs comme
ceux de Bosempré, de Béhu et de Spada, étaient
l'ordinaire théâtre des chevauchées, des parties
joyeuses, et aussi des duels de la jeunesse et des
officiers de Lunéville. Que de fois ces taillis nous
virent, dans notre adolescence ardente, mesurer
gravement les vingt-cinq pas qu'il faut pour qu'une
rencontre au pistolet soit honorable et inoffensive ; et
combien de fois, à travers les allées vertes et dans les
clairières d'où l'alouette s'envolait au soleil levant,
les breaks emportèrent les adversaires réconciliés vers
les agapes traditionnelles, à Vého, à Reillon, au
Rémabois, qui fument encore de nos projectiles et du
sang versé hier, et à ce Leintrey que le Boche entêté
tient encore ! Monotones et solides campagnes lorraines,
que pouvaient seuls égayer pour nous les jours clairs de
la jeunesse, et dont le sol rude a l'ait l'habitant
merveilleusement revêche à l'ennemi, ces paysages
modestes, ces villages sans originalité, ces aspects
presque vulgaires sont aujourd'hui revêtus de la sauvage
poésie de la guerre : et rien ne semble plus beau à mon
souvenir.
Lunéville, tenue deux fois par les Allemands, frémit
encore tous les jours et toutes les nuits de l'éclat des
artilleries et du sifflement des balles. Le pompeux «
Bosquet » des ducs, avec sa décoration architecturale et
florale si mélancolique, n'est plus qu'une courte oasis,
entre l'ancien château devenu caserne-écurie, et les 200
hectares du Champ de Mars, où la guerre a fait rage.
Ville désormais et uniquement militaire, elle porte, aux
coudes de ses rues comme an front de ses édifices, les
nobles blessures des batailles; elle ne les panse pas,
et, au grand jour, s'en glorifie. Et chaque matin, elle
envoie les essaims belliqueux de ses cavaliers sur les
routes où les Boches esquissèrent leur premier recul, et
qu'ils menacent encore de leurs approches, dans les bois
fourrés de la frontière.
Ainsi nous repassons, petit à petit, par tous les
hameaux que l'épouvantable agression a meurtris :
Beaupré, où les murs écroulés de l'antique abbaye
cistercienne montrent la désolation de leur éventrement
; Croismare, où des ouvriers verriers, émules du fameux
Gallé, avaient, dans une modeste initiative quasi
phalanstérienne, soufflé les fragiles chefs-d'oeuvre du
verre et de la couleur ; et Manonviller, fort unique de
la région qu'on oublia de garnir, gardien des tunnels et
des viaducs vosgiens qu'on oublia de faire sauter.
Condamné par avance à une chute héroïque et vaine, ce
fort de Manonviller, isolé sur un éperon qui commande
les voies de Lunéville à Sarrebourg, symbolise
admirablement l'incomplète précision de notre
préparation guerrière. Au milieu de montagnes suspectes,
parmi ces étendues forestières pleines d'embûches, ce
fort de Manonviller, tout seul pour défendre la voie la
plus directe de la pénétration ennemie, n'était relié à
notre système défensif de l'Est que par des projets. De
Manonviller au camp retranché de Toul, rien ; à celui
d'Epinal, rien. Un demi-régiment de la « division de fer
», qui tenait Manonviller, et qui, pour se distraire,
faisait dans les fossés élevage de sangliers et de
renards, se savait oublié, abandonné, sacrifié. Il
risquait même d'être dédaigné des envahisseurs, dont les
torrents pouvaient, sans être gênés, le déborder de
toutes parts. Son seul espoir était d'être attaqué et de
bien mourir. Et c'est ce qu'il a fait, sous
l'épouvantable ruée des assiégeants, des massacreurs et
des chimistes.
Moins sombres sont aujourd'hui le présent et l'avenir.
L'avenir surtout. Les pauvres hameaux qui, à travers les
bois, les vallons et les clairières, s'étendent jusqu'à
la frontière de 1870, servent successivement de ligne de
front à nos troupes et entrent, les uns après les
autres, dans la gloire concise des communiqués.
Nous ne sommes plus qu'à quelques kilomètres de la gare
d'Avricourt, où les pesantes bâtisses de
l'administration prussienne remplacent les constructions
légères et égayées de fleurs de nos agents de l'Est, et
où commencent de régner, dans l'air pesant et pouacre
des Restaurationen, la bière et les Delikatessen
d'outre-Rhin ; nous approchons Domêvre, et Blâmont, et
Parux, et Petit-Mont, souvenirs vaillants de l'ancienne
guerre ; et Cirey, dont nous tenons la gare, dont
l'ennemi tient les maisons, et où les Chevandier de
Valdrôme et les autres « gentilshommes verriers » du
pays ont installé une de leurs merveilleuses et plus
gracieuses fabrications ; et Val-et-Châtillon, vieille
demeure forestière, dont le maître, le commandant de
Klopstein, l'un des meilleurs cavaliers de son époque,
et que nous appelions, dans notre familier jargon de
Saint-Cyr, le « baron Klop », fut tué d'une balle au
front, l'autre jour, alors que, vieillard alerte et
droit, il humait les fumées de la bataille au seuil du
logis ancestral.
Quand nous serons là - et nous y sommes presque - nous
aurons tout retrouvé du sol de la patrie lorraine, et,
forts du contact de notre terre, nous repartirons d'un
élan nouveau à la conquête de celle que nos pères ont
perdue. |