Voyages hors
de ma chambre
par Victor Fournel
Ed. Paris 1878
DE PARIS A L'EXPOSITION DE VIENNE JOURNAL D UN CHRONIQUEUR EN
VOYAGE
1873.
Strasbourg, 5 et 6 juillet.
Je suis parti de Paris par le
train de huit heures trente-cinq du soir, et n'ai fait qu'une
traite et qu'un somme jusqu'à Avricourt. Il y a trois ans,
Avricourt était une station insignifiante, qui passait inaperçue
pour la plupart des voyageurs. Il n'en est plus ainsi maintenant
: le démembrement de la France l'a élevé au rang de station
frontière, et ce village est devenu aussi célèbre parmi les
voyageurs de la ligne de l'Est qu'il était autrefois inconnu.
Brusquement et sans préparation, on se trouve en terre
prussienne. Même en y mettant la plus mauvaise volonté du monde,
il est impossible de ne pas s'en apercevoir tout de suite.
D'abord, on vous fait descendre pour la visite des bagages, et
pendant ce temps, les employés français ont cédé la place aux
Allemands. Le rauque coassement des grenouilles du Rhin offusque
nos oreilles de toutes parts. Les quais sont envahis par
l'uniforme des employés prussiens; une sentinelle allemande se
promène l'arme au bras devant la gare en planches, et le drapeau
tricolore - « mais où le noir, hélas ! a remplacé le bleu, comme
un signe de deuil, flotte au-dessus de la porte. Il n'est pas
jusqu'à l'heure qui ne change aussitôt : il faut régler sa
montre sur les horloges de Berlin et l'avancer de vingt-cinq
minutes.
J'aborde un employé aux moustaches formidables, à la parole
impérieuse, qui marche avec toutes les allures d'un officier
supérieur :
- Monsieur, à quelle heure serons-nous a Strasbourg ?
Il me répond d'Une voix bourrue :
- Hier man spricht Deutsch.
Je m'approche du guichet et je présente un billet de vingt
francs à l'employé, qui secoue la tète de droite à gauche et de
gauche à droite, en me disant : « nein, nein. » Mais il accepte
un napoléon, et me passe en retour, avec mon billet, une foule
de ces affreuses petites pièces blanchâtres, à l'effigie
effacée, qui représentent des kreutzers ou des groschens. On
remonte en voiture, Quelques minutes après, le train s'arrête
devant une station encombrée de longues files de wagons sur
lesquels se lit en grosses lettres : Elsass-Lothringen. «
Réchicourt-le-Château, » me dit mon Livret-Chaix.
- « Rixingen, » me crient en même temps l'employé et
l'inscription de la gare. Non, il n'y a vraiment pas moyen
d'oublier que l'on est en Prusse. |