Dalloz. Recueil hebdomadaire de jurisprudence en
matière civile, commerciale, administrative et de droit public
Jurisprudence générale Dalloz (Paris)
1925
TRIBUNAL CIVIL DE LUNÉVILLE
22 mai 1925
RESPONSABILITÉ. - AUTOMOBILE. - ACCIDENT. - ARTICLE 1384 DU CODE
CIVIL. - APPLICATION. - FAIT DE LA CHOSE. - FAIT DE L'HOMME. -
CHARGE DE LA PREUVE.
La présomption de faute de
l'art. 1384, § 1, ne peut être invoquée par la victime d'un
accident d'automobile à moins qu'elle ne prouve que l'accident
dommageable est dû, non au fait de l'homme, mais à la chose même
; le juge doit, par suite, rechercher dans chaque espèce, si le
dommage a été directement causé par le fait de l'homme ou bien
par la chose elle-même et, lorsque ces deux éléments se
combinent, lequel des deux joue le rôle essentiel.
(Consorts Thiéry C. Valentin.)
JUGEMENT
LE TRIBUNAL ;
Attendu que les hoirs Thiéry ont fait assigner le sieur
Valentin, hôtelier à Neufchâteau en payement de la somme de 2
746 fr. 60 cent. pour réparation du préjudice matériel et direct
subi par eux à la suite de l'accident d'automobile, qui a
entraîné la mort de la dame veuve Thiéry, leur mère et
grand'mère ; 2° de celle de 25 000 fr., pour réparation du
préjudice moral résultant pour eux de cet accident mortel ;
qu'ils invoquent à l'encontre du défendeur, la présomption de
faute tirée de l'art. 1384, alinéa 1er ; qu'ils soutiennent que
Valentin ayant sous sa garde la chose qui a causé le dommage,
c'est-à-dire la voiture automobile conduite par lui doit être
présumé responsable des conséquences de l'accident litigieux, à
moins qu'il ne rapporte la preuve contraire exigée par la loi ;
que ne rapportant pas cette preuve et n'offrant pas de
l'administrer, il doit être condamné à réparer le dommage causé
par sa chose, sans qu'ils aient à prouver sa faute aux termes de
l'art. 1382 c. civ. ; qu'au surplus, pour le cas où l'art. 1384,
alinéa 1er, ne trouverait pas son application en l'espèce, la
preuve de sa faute quasi délictuelle résulte des présomptions,
graves, précises et concordantes tirées des faits et documents
de la cause ; qu'ils versent aux débats le dossier de
l'information suivie contre le défendeur pour homicide
involontaire et délit de fuite;
Attendu que Valentin soutient qu'il ne peut être déclaré
responsable de l'accident litigieux ; que les demandeurs
n'apportent aucune preuve de sa faute et que le tribunal ne
saurait trouver, dans les éléments de la cause, notamment dans
l'information correctionnelle, que des présomptions manquant de
précision et de concordance ; qu'il paraît au contraire résulter
des dépositions recueillies, que la dame Thiéry aurait été
renversée et écrasée par une automobile se dirigeant vers
Lunéville et non par celle du défendeur, allant vers Blâmont ;
que les consorts Thiéry doivent donc être déboutés de leur
demande ; qu'il conclut subsidiairement que la somme de 20 000
fr., réclamée pour réparation du préjudice moral est très
exagérée ; que les demandeurs, qui sont majeurs, exercent des
métiers leur permettant de vivre et n'étaient pas à la charge de
leur mère ou grand'mère ; ne justifient pas d'un préjudice
matériel et direct, sauf en ce qui concerne les frais
d'enterrement ;
Attendu qu'il ressort des documents de la cause que la dame
veuve Thiéry, coquetière à Marainviller, a été victime, à cent
cinquante mètres, environ de cette localité, sur la route
nationale de Lunéville à Strasbourg, le 31 oct. 1924, vers
dix-sept, heures, par une nuit sombre, alors qu elle regagnait
son domicile, cheminant sur le côté droit de la route, d'un
accident d'automobile qui a entraîné sa mort ; qu'à la suite de
cet accident, le sieur Valentin a été l'objet d'une information,
a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lunéville et
condamné par jugement du 10 déc. 1924, pour homicide par
imprudence et délit de fuite, à trois mois d'emprisonnement et
500 fr. d'amende ; que ce jugement ayant été frappé d'appel par
Valentin, la cour a considéré les faits dont elle était saisie
comme couverts par la loi d'amnistie du 2 janv. 1925, art. 3,
§§ 1 et 2 ;
Sur la présomption de l'art. 1384, alinéa 1er ;
Attendu que l'art. 1384, alinéa 1er, crée à l'encontre de celui
qui a sous sa garde une chose inanimée en cas d accident
dommageable causé par cette chose une présomption de faute, qui
ne peut être détruite qu'en rapportant la preuve, que le dommage
est dû à un cas fortuit ou de force majeure ou à une cause
étrangère qui ne lui soit pas imputable ;
Attendu que cet article prévoit le cas où le dommage est cause
par la chose ; que, lorsque le dommage est cause par le fait de
l'homme, l'art. 1382 doit recevoir son application ainsi que le
rappelle, implicitement, à son début, l'art. 1384 ; que cette
disposition légale ne saurait s'appliquer, en cas de dommage
causé, non par la chose inanimée livrée à elle-même, en dehors
de toute participation de l'homme, mais par la chose actionnée
et dirigée par la main de l'homme, dans laquelle elle n'est plus
qu'un instrument passif, comme, par exemple, par une voiture
automobile conduite ;
Attendu que, dans ce cas, le dommage étant directement causé par
le fait de l'homme, le demandeur en responsabilité a
l'obligation conformément à l'art. 1382 c. civ., d'établir une
faute à la charge du propriétaire de cette chose ou de celui qui
l'a à son usage ; que la disposition de l'art. 1384, alinéa 1er,
instituant, en raison du risque couru par les tiers, une
présomption de faute à l'encontre de celui qui a sous sa garde
la chose inanimée qui cause le dommage ne saurait, en l'absence
d'un texte de loi, être étendue par le juge, si désirable que
puisse être, en fait, cette extension ; que, logiquement, cette
extension de la loi aurait pour effet de comprendre dans le
champ d'application de l'art. 1384, alinéa 1er, indépendamment
des dommages causés par la chose inanimée livrée à elle-même,
les dommages causés par la chose livrée à la main de l'homme,
par exemple celui causé par la canne d'un promeneur,
c'est-à-dire tous les dommages causés par le fait de l'homme,
cependant déjà prévus par les art. 1382 et 1383 c. civ. ; ce qui
serait contraire à la lettre comme à l'esprit de la loi ;
Attendu que la solution du conflit créé entre la loi et l'équité
par la fréquence des accidents d'automobile ne peut être donnée
que par le législateur, auquel il appartient de modifier la loi
et de la mettre en harmonie avec la vie moderne, de concilier
les notions de faute et de risque, de préciser et limiter la
notion de garde ;
Attendu que la présomption de l'art. 1384, alinéa 1er, ne peut
donc être invoquée par la victime d'un accident d'automobile, à
moins qu'elle ne prouve que l'accident dommageable est dû, non
au fait de l'homme, mais à la chose même ; que le juge doit, par
suite, rechercher dans chaque espèce, si le dommage a été
directement causé par le fait de l'homme ou bien par la chose
elle-même et, lorsque ces deux éléments se combinent, lequel des
deux joue le rôle essentiel (Nîmes, 9 janv. 1925, supra, p. 151
; trib. civ. Lyon, 3 janv. 1925 ; Contra, Nancy, 27 mars 1925 ;
Aff. de Ravinel et François);
Attendu qu'il est incontestable, au vu des documents de la
cause, que l'accident litigieux a été causé par le fait du
défendeur pilotant sa voiture automobile ; que par suite les
demandeurs sont tenus de rapporter, conformément à l'art. 1382,
c. civ., la preuve d'une faute à la charge du défendeur ;
Attendu qu'il résulte de l'information écrite et des débats à
l'audience correctionnelle du 10 déc. 1924, que le sieur Noirot,
chef de brigade à Blâmont, prévenu téléphoniquement de
l'accident, ayant aussitôt organisé un barrage, le sieur
Valentin qui avait poursuivi sa route dut s'arrêter ; qu'il
déclara tout d'abord n'être pas l'auteur de l'accident ; que
c'est seulement à la caserne, qu'interrogé de nouveau, il
reconnut avoir passé sur le corps de la victime, tout en
affirmant qu'elle n'avait pas été renversée par lui ; mais par
une automobile aux phares puissants qui venait de le croiser ;
que ces déclarations de Valentin sont inadmissibles ; qu'il est
tout d'abord invraisemblable que le conducteur d'une automobile
munie de phares puissants à l'avant, allant à la rencontre de la
dame Thiéry, vers Lunéville, n'ait pas aperçu celle-ci et soit
allé la renverser, alors qu'elle cheminait sur le côté droit de
la route, ainsi qu'il résulte de l'information correctionnelle
et n'est d'ailleurs pas contesté par le défendeur, alors que la
route est absolument plate et droite, sur plusieurs centaines de
mètres du lieu de l'accident vers Lunéville ; que, d'autre part,
les témoins Deboisson, Binder et Duhaut, qui ont croisé à
soixante mètres environ du lieu de l'accident la voiture de
Valentin, munie d'un seul phare éclairé à l'avant, sont arrivés
en ce lieu immédiatement après le passage du défendeur et y ont
trouvé la victime étendue sur la route, ont affirmé n'avoir
aperçu aucune voiture automobile avant de croiser celle de
Valentin, qui, pour eux, a causé l'accident ; que les témoins
Deboisson et Binder ont déclaré n'avoir rencontré de
Marainviller au lieu de l'accident, aucune autre voiture que
celle de Valentin ; que Binder a précisé que durant l'arrêt à
Marainviller, chez le sieur Moitrier, il était demeuré près du
camion et n'avait vu passer aucune voiture sur la route ; que le
sieur Duhaut, qui revenait également à Lunéville, a déclaré
qu'avant de traverser la voie ferrée de L.B.B. il avait aperçu
la vive lumière projetée par le phare d'un véhicule arrêté sur
la route, que peu après, son camion avait croisé l'automobile au
phare puissant qu'il venait d'apercevoir en station ; qu'il
avait rejoint le camion du sieur Deboisson et qu'au moment où il
allait le doubler, celui-ci avait stoppé; qu'il en avait fait
autant et avait aperçu le corps de la victime allongé sur la
route ; qu'il a affirmé que, du lieu où il se trouvait lorsqu'il
a aperçu l'automobile arrêtée, jusqu'au lieu où il a croisé
cette auto, il n'a rencontré aucune autre voiture ; qu'il n'eût
pas manqué de l'apercevoir si une autre voiture que celle de
Valentin l'avait croisé ou dépassé sur la route ;
Attendu qu'il résulte de ces faits, révélés par l'information
correctionnelle, à l'encontre des prétentions invraisemblables
du défendeur, des présomptions graves, précises et concordantes
que Valentin est l'auteur de l'accident qui a occasionné la mort
de la dame Thiéry ; que cet accident a été causé par son fait et
sa faute, par son imprudence, inattention, maladresse ou
inobservation du règlement ; qu'il doit donc réparer le dommage
qui lui est imputable ;
Attendu que les demandeurs justifient avoir subi par le payement
des frais d'hôpital, d'enterrement, de voyage, etc., un
préjudice matériel et direct s'élevant à la somme de 2 746 fr.
60 cent. ;
Attendu que la dame veuve Thiéry, bien que très courbée par
l'âge, exerçait le métier de coquetière et subvenait péniblement
à ses besoins ; que ses enfants et petits-enfants qui sont
majeurs et exercent les métiers ou profession de receveuse des
postes, boulangers et épiciers, ne recevaient d'elle aucun
subside ;
Attendu que la douleur causée par la perte d'un être cher ne
saurait, être exactement appréciée en argent ; qu'elle ne peut
être apaisée par l'allocation d'une somme d'argent d'une façon
complète ;
Attendu que Valentin possède un important commerce d'hôtelier à
Neufchâteau ;
Attendu que le tribunal possède des éléments d'appréciation
suffisants pour déterminer, autant qu'il est possible, le
préjudice matériel et moral subi par les demandeurs ;
Par ces motifs,
Dit que l'accident d'automobile qui a entraîné la mort de la
dame veuve Thiéry a été causé par le fait et la faute du
défendeur ; dit que l'art. 1384, alinéa 1er, c. civ., ne trouve
pas son application en l'espèce ;
Condamne Valentin à verser aux hoirs Thiéry, conformément à
l'art. 1382 c. civ., pour réparation du préjudice matériel et
moral qui lui est imputable avec intérêts de droit du jour de la
demande, la somme de 10 000 fr. ;
Le condamne aux dépens ;
Rejette, comme injustifiées, toutes plus amples conclusions des
parties.
Du 22 mai 1925. - Trib. civ. de Lunéville.
Note : avec le développement
de l'automobile, il a été nécessaire d'adapter la législation
pour améliorer la situation des victimes d'accidents de la
circulation.
Mais il aura fallu 60 ans pour que les voeux du tribunal de
Lunéville exprimés dans l'affaire ci-dessus se réalisent : « la
solution du conflit créé entre la loi et l'équité par la
fréquence des accidents d'automobile ne peut être donnée que par
le législateur, auquel il appartient de modifier la loi et de la
mettre en harmonie avec la vie moderne, de concilier les notions
de faute et de risque, de préciser et limiter la notion de garde
; »
Car après l'obligation d'assurance des automobilistes exigée par
la loi du 27 février 1958 (art l'article L. 211-1 du code des
assurances), la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, dite loi
Badinter, est venue réformer la jurisprudence en introduisant :
- « Les victimes, y compris les conducteurs, ne peuvent se
voir opposer la force majeure ou le fait d'un tiers par le
conducteur ou le gardien d'un véhicule mentionné à l'article
1er. » (art. 2)
- « Les victimes, hormis les conducteurs de véhicules
terrestres à moteur, sont indemnisées des dommages résultant des
atteintes à leur personne qu'elles ont subis, sans que puisse
leur être opposée leur propre faute à l'exception de leur faute
inexcusable si elle a été la cause exclusive de l'accident.
» (art. 3)
On évite donc ainsi le très long débat entre la responsabilité
du conducteur (art. 1382) et celle liée à la « chose » sous sa
garde (l'automobile, art. 1384 al. 1), en établissant un droit à
indemnisation de la victime dès qu'un véhicule terrestre à
moteur est impliqué dans un accident de la circulation.
Code civil
Art. 1382. Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à
autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il
est arrivé, à le réparer.
Art. 1384. On est responsable non-seulement du dommage
que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui
qui est causé par le fait des personnes dont on doit
répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde. |
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