Avec les zouaves
De Saint-Denis à la Somme
Journal d'un mitrailleur (1914-1916)
Louis Botti
Ed. berger-Levrault, PARIS, 1922
EN LORRAINE
8 juin. [1916] - Rejoint le
régiment à Baccarat.
La division doit occuper le secteur de Domèvre. Nous
relèverons demain l'infanterie au bois Banal.
10 juin. - Les tranchées en Lorraine.
Nous vivons librement dans les bois.
De profonds réseaux de barbelés, une vaste plaine basse,
coupée de vergers enclos et d'oseraies, nous séparent de
l'ennemi.
L'ennemi : on aperçoit sur une crête le vague profil de
ses deux principaux centres de résistance: les «
ouvrages blancs » et les « ouvrages rouges ». |
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Il occupe aussi
Domèvre.
Domèvre, suivant les sinuosités du terrain, apparaît ou
disparaît à nos yeux.
Les maisons y semblent intactes, mais elles n'ont plus
de fenêtres et on a l'impression que c'est le vide en
dedans, qu'il n'y a plus de plafonds sous les toits
crevés, plus de planchers au-dessus des caves.
Rien n'y bouge jamais et, pourtant, du clocher
rectangulaire de l'église et des cheminées de la «
Velouterie », des regards s'attachent à tous nos
mouvements...
Nos tranchées sont jalonnées par des centres de
résistance.
Un arbre mort, qui dut être touffu; un dédale de boyaux
dans un amas ordonné de sacs de terre qui semblent
servir de piédestal à l'arbre mutilé: c'est le centre de
résistance du « Gros Buisson ».
De temps en temps, les fils de fer et les piquets y
valsent, sous le tir de l'artillerie, et retombent en
éclats de bois dans la tranchée.
Auprès de là, un poste d'observation.
Une planchette porte des flèches de direction et
l'indication des distances, on lit:
« Avricourt, 15 kilomètres » et le repère indique sur
une crête deux petites maisons à toits rouges.
Avricourt !...
Puis les tranchées se détachent plus nettement des bois,
et c'est le centre de résistance de l'enclos dont les
haies masquent les abris et les ouvrages.
Un Decauville y aboutit : la voie et les wagonnets
sautent parfois sous les obus boches.
La vallée de Jéssains et Ancerviller sont masqués aux
vues par une forte dépression de terrain, couronnée de
quelques pans de murs délicatement ajourés : « La
Bergerie ! »
Hélas! berger, y ramèneras-tu jamais tes moutons au
pacage ?
Vers nos arrières, les routes et les chemins sont
camouflés sur trois mètres de haut contre les
indiscrétions des observateurs, et on circule en plein
jour à pied, à cheval et... en voiture, à son gré, sans
rien craindre.
Le séjour serait agréable, mais il pleut.
On tient, dans des abris solides..
On annonce des relèves par douze jours : c'est long!
Mais il y a les morilles que l'on trouve dans les bois
et les fraises que l'on cherche entre les lignes... |
12 juin. - Mauvais temps,
boue.
Ça glisse. C'est dommage, car le coin est tranquille : quelques
coups de feu, quelques salves d'artillerie sur les lisières; ce
n'est plus la guerre.
Mon poste, en plein bois, a des allures de chalet suisse. Il est
entouré d'une balustrade rustique de branches de sapins,
avec.des croix de Lorraine en bois de bouleau.
Un arbre pousse au sommet de la butte de terre qui le recouvre.
Des plates-bandes, semées de capucines, l'entourent.
Un ruisselet chante et cascade tout auprès.
L'ameublement : des couchettes garnies de paillassons, une
table, des escabeaux, un poêle qui tire, avec, aux cloisons, les
jambes et les gorges libertines d'une collection de petites
femmes de la Vie Parisienne.
15 juin. - On m'a remis la citation dont la compagnie a sa part.
La palme que j'aurais voulu déposer au pied de la stèle que
j'aurais choisie pour y proclamer la récompense que vous aviez
méritée, mes camarades, la voici:
Le 2e bataillon, bataillon de réserve G du 1er zouaves; Les 2e
et 3e compagnies de mitrailleuses du régiment: Troupes d'élite
qui, le 18 mai 1916, sous le commandement de leur vaillant chef,
le chef de bataillon Trapet, dans une attaque aussi
supérieurement conduite que brillamment exécutée, se sont
emparées d'une position fortifiée énergiquement défendue et qui,
sous un bombardement d'une violence inouïe ont résisté
superbement aux efforts faits par l'ennemi pour reconquérir le
terrain perdu.
Qu'elle brille, l'étoile de bronze, au ciel des martyrs!
17 juin. - Chaque jour, le courrier m'apporte des lettres
éplorées de parents, implorant des nouvelles de leurs enfants,
et qui ne veulent pas abandonner tout espoir...
Je voudrais faire cesser leur incertitude et soulager leur
douleur du témoignage de ce que ceux qu'ils pleurent ont fait
pour la patrie. Je n'ai pas le droit de leur donner cette
consolation suprême, tant que l'homme noir de leur mairie n'est
pas passé...
18 juin. - Il faisait beau la nuit dernière, et d'être toujours
enfermé dans les barbelés du bois comme en une cage, je me suis
laissé prendre au désir de respirer...
Balade nocturne dans la plaine, parmi les hautes herbes; c'était
bon de sentir devant soi un espace qui n'était pas restreint par
des troncs d'arbres...
22 juin. - Relevés la nuit dernière.
Cantonnement Vacqueville.
Lit confortable, draps rudes, mais blancs ; je me coucherai tôt
ce soir.
27 juin. - Nous relevons ce soir au bois Lecomte, voisin du
secteur que nous occupions à notre précédent séjour.
Le temps est maussade. Moi aussi...
Je vais quitter le plumard moelleux pour un lit et un mobilier
plus sommaires.
La chambre largement aérée pour un trou; la chambre sur la porte
de laquelle on lit encore:
Stabartz Dr Schrantz.
Je vais quitter aussi la belle popote chez le curé pour manger
dans un abri des repas mal cuits.
C'est la guerre!
1er juillet. .- Qu'il fait noir toutes les nuits, dans les
bois !
Malgré le fil conducteur qui court le long du chemin, je me suis
perdu plusieurs fois pendant ma ronde...
Je me suis débattu pendant un moment dans une feuillée, me
croyant dans un boyau; heureusement... l'odeur; j'ai... senti
mon erreur, sans quoi j'y étais jusqu'au lever du jour...
Et je me suis rentré sur un « plaqué » dans le fossé
d'écoulement d'eau qui, par hasard, était à sec...
5 juillet. - Toujours le calme.
Cette tranquillité éveille la méfiance, et pourtant...
... Il y a des mois et des mois que c'est ainsi dans ce secteur.
On a beau regarder pour voir autre chose qu'un ou deux Boches
qui se promènent le long d'une haie, on n'aperçoit rien, rien
que des fils de fer étalés en réseaux formidables à perte de
vue.
14 juillet. - Cantonnement Brouville. Pas gai !
21 juillet. - Secteur de Saint-Martin : bois des Haies d'Albe,
au-dessus de la Vezouse dans le fond de laquelle Domèvre
apparaît toute blanche...
Secteur « pépère » et secteur de « pépères » qui ont clayonné
tous leurs boyaux. Mais quelle barbe, ce qu'on est loin du monde
!
9 août. - Azerailles. Relevés la nuit passée, nous, nos « totos
» et nos puces. Vingt jours sans se déshabiller : c'était fatal.
10 août. - Moyen (Vieux-Château). On regrette ici, tout comme à
Azerailles, le 154e qui nous précéda.
12 août. - Einvaux. Au cours de l'étape qui nous amena ici, nous
avons traversé Gerbéviller.
J'ai vu bien des villages détruits.
Jamais je n'ai vu de destruction plus méthodique et mieux
voulue.
Là, pas d'obus : l'incendie !
Point de guerre : le crime !
La trace noire des flammes sur les pans de murs stigmatise à
jamais l'infamie allemande !
Dans toute la vallée, quelques pelletées de terre, une croix de
bois, un buis fané, de minuscules drapeaux marquent les tertres,
si grands dans leur simplicité, des morts de 1914.
Cette année-là, en août, la Mortagne a coulé rouge !
13 août. - Ferrières (château). Exercices au camp de Saffais de
5h 30 à 16 heures.
Chacun y met du sien. N'est-ce pas le prélude du grand coup : la
Somme ? |