Du texte ci-dessous, on
apprend plusieurs informations :
- jusqu'au dernier jour de la guerre, l'artillerie allemande
bombarde les lignes françaises avec des obus de 210 et 130 ;
- une offensive prochaine de l'armée française est prévue ;
- et à cet effet, des chars d'assaut rejoignent le front.
Le 18ème bataillon de chasseurs à pied est alors tout
récemment dans le secteur de Parroy, puisqu'il n'est arrivé à
Marainvillers que le 17 octobre 1918. Au 10 novembre 1918, le
poste de commandant de la 2ème compagnie de
mitrailleuse est le « C.R. Bambois » et une partie de la
compagnie occupe la « Ferme Beaulieu ».
Notes d'un
agent de liaison de la classe 1918 au 18e bataillon de chasseurs
à pied
Jacques Bouis
Ed. Berger-Levrault, Paris, 1922
LES DERNIERS JOURS DE LA GRANDE GUERRE
10 et 11 novembre 1918
10 novembre 1918. - C'est une
douce matinée d'automne qui s'annonce; au loin, sur les croupes
arrondies du paysage de Lorraine, une lumière argentée papillote
à travers la brume, et la cime délicate des arbres se dessine
dans l'immobilité de l'atmosphère. Sous la vaste rotonde de la
forêt de Parroy, sonore à la façon d'une voûte de cathédrale, se
dresse une cabane rustique : c'est le poste de commandement de
la 2e C.M. du 18e B.C.P. qui tient les lignes au nord-est de
Marainviller.
Il fait encore une température très douce, et en bras de
chemise, dans la clairière, notre groupe d'agents de liaison
savoure son repas matinal.
Pour occuper le vaste secteur qui nous est confié, la 2e C.M. a
été divisée en deux groupements séparés par une assez grande
distance. G... assure avec le P.C. la liaison de l'un et moi
celle de l'autre.
Lorsque vers 9 heures nous parviennent les ordres à communiquer
à nos sections, la journée admirable me dispose à accompagner
G... au cours de sa mission, afin de causer avec lui. J'ai à
l'entretenir sur différents sujets se rapportant à une
discussion que nous avons eue la veille entre nous tous. Je lui
parle du mérite particulier des jeunes classes, que, à mon point
de vue, l'on ne peut contester, et je lui montre le rôle spécial
de la classe 1918, en lui faisant remarquer que son
incorporation correspond à l'épisode le plus critique de la
guerre, celui de notre offensive désastreuse du Chemin des
Dames, au printemps de 1917; qu'en outre la plupart des soldats
de la classe 1918 arrivent en ligne pour supporter les chocs si
démoralisants des deux dernières ruées allemandes, et que jamais
ces jeunes gens ne perdent de leur confiance ni de leur gaieté,
depuis l'époque de la révision jusqu'à celle de la victoire
finale. Je lui fais voir aussi que toute jeune classe mobilisée
au moment où les hostilités durent depuis longtemps déjà, fait
preuve d'un double mérite en partant le coeur joyeux, car elle- a
eu mainte fois l'occasion d'apprendre ce qu'est la guerre et
d'être démoralisée avant de partir.
Mon ami G... comprend que je ne cherche pas à diminuer la valeur
des classes anciennes, mais il tient cependant à me décrire ce
que furent les conditions où elles débutèrent, il me parle en
particulier de la classe 1915, la sienne d'ailleurs, pour qui la
rigueur des combats s'est montrée inexorable.
Et tandis que nous avançons d'un pas tranquille à travers les
innombrables réseaux de fils de fer barbelés qui, sur le front
de Lorraine, constituent le principal élément de défense, je
révèle à mon compagnon mon passé militaire; je lui fais
connaître les circonstances dans lesquelles, libre de mon choix
grâce à mon brevet d'aptitude militaire, j'ai demandé à faire
partie du 7e bataillon de chasseurs alpins.
De cette conversation naquit entre G... et moi une amitié
nouvelle, au delà de la simple camaraderie qui existe parmi les
combattants, une amitié réciproque faite d'estime de guerrier à
guerrier, une véritable affection dont les racines se
nourrissent de la commune sève du patriotisme.
Les heures de l'après-midi s'écoulent pour nous dans la
tranquillité la plus parfaite; seuls, les journaux nous émeuvent
en nous confirmant que la réponse définitive des
plénipotentiaires ennemis aux conditions de l'armistice est
fixée au lendemain.
Vers 16 heures, je reçois l'ordre de porter le courrier postal
aux hommes de mon groupement et me voici en route, à travers le
sous-bois, ma carabine en bandoulière et mon gourdin fidèle à la
main.
Voilà longtemps que je marche en suivant le passage fait de
traverses en bois juxtaposées, quand soudain je tressaille;
troublant le silence cristallin de la forêt, me parviennent une
succession de brefs grondements; je prête un instant l'oreille :
il n'y a plus de doute, ce sont des 210 qui tombent là-bas sur
les premières lignes; et tandis que je poursuis mon chemin, se
multiplient sans cesse les rugissements rauques et profonds;
leur colère, se répercute et s'amplifie au coeur des vallons,
sinistre témoignage de la rage honteuse et vaine de l'Allemagne.
On dirait que les superbes canons, sur le point de sombrer en un
mutisme outrageant, se redressent encore une fois par un sursaut
de morgue et de haine pour déverser en un dernier vomissement
tout ce qu'il leur reste d'exécration; on croirait ressentir la
suprême morsure qu'une bête prise au piège, se voyant perdue,
tâche d'infliger à ceux qui veulent l'approcher.
Quand j'atteins les positions, j'informe mes camarades des
rumeurs concernant l'indemnité que nous demandons; le sergent
D... déclare que les Boches trouveront inacceptables les
conditions de l'armistice et son regard qui suit vaguement la
perspective des troncs d'arbres semble entrevoir plus d'un
combat futur.
Lorsque, quelques instants plus tard, à la nuit tombante, je
m'en retourne vers le poste de commandement, les 210 continuent
toujours à éclater, mais leur répercussion revêt à présent un
caractère plus tragique et plus impressionnant que tout à
l'heure.
Dans le ciel très pur, la lune vient d'apparaître pour répandre
sous le feuillage l'infini de son mystère.
Au moment où je parviens à notre cabane forestière, le
ravitaillement vient d'arriver et nous y faisons honneur avec
toute la conviction et la placidité dont seuls sont capables les
poilus. Dehors le temps a fraîchi et la rosée du soir se dépose
abondante; à l'intérieur de nôtre masure, c'est la veillée
classique des régions du front : certains d'entre nous écrivent
à la table massive, d'autres se reposent en savourant une pipe,
tandis qu'il en est qui entretiennent le feu d'un geste machinal
et distrait; les quelques paroles échangées ont trait à
l'événement décisif que nous attendons avec curiosité plutôt
qu'impatience.
Chaque fois que des environs nous arrive une lointaine clameur,
ardemment nous écoutons avec l'espoir de saisir quelque grande
nouvelle.
Mais soudain, un silence se fait parmi nous.
Quel est ce grondement saccadé qui nous parvient de l'extérieur?
Pendant quelques secondes nous écoutons sans mot dire; puis l'un
de nous s'écrie:
- Des chars d'assaut !
G... et moi, d'un bond, nous sommes dehors et nous nous
dirigeons, à travers l'obscurité, jusqu'à la lisière du bois,
afin de nous en assurer. Alors de la route invisible au fond de
la vallée monte vers nous un bourdonnement laborieux qui ne
laisse subsister aucun doute : des chars d'assaut sont en train
de se rendre à leur emplacement de départ.
Mon camarade et moi nous demeurons un moment sans parler; est-ce
une nouvelle attaque qui se prépare ? La chose nous apparaît
certaine et tout un monde d'hypothèses prend naissance en notre
esprit, tandis qu'une vision de triomphes nouveaux accompagne
notre joie intérieure de participer à l'ultime effort que la
guerre exige encore de nos armes.
Nous savons que l'attaque sera déclenchée par le 9e chasseurs
qui occupe depuis peu les positions avancées, et G... me dit
soudain d'une voix grave:
- Vois-tu, je voudrais maintenant faire partie du 9e bataillon,
mais alors ne plus avoir aucun lien qui m'attache à ce monde ;
je voudrais être comme R...., qu'une fiancée n'attend pas au
retour du combat et qui peut sans arrière-pensée se livrer à la
fougue de son insouciance.
Moi, je reste sans répondre, mais la pensée des périls à venir
suscite en mon coeur une ardeur sereine, soutenue par cette
confiance inébranlable et mystérieuse qui ne m'a pas quitté
depuis le jour où j'ai compris que la Grande Guerre me
compterait parmi ses combattants.
Lorsque, peu après, nous réintégrons notre cabane, on nous
informe que la relève est annoncée au quartier général pour le
courant de la nuit et qu'il nous faut immédiatement prévenir nos
sections afin qu'elles fassent leurs préparatifs en conséquence.
Quelques minutes plus tard, je m'éloigne d'un pas rapide, mais
sans me hasarder au coeur de la forêt comme en plein jour ; à
présent je passe à travers champs ou le long de la lisière dont
les proéminences marquent de place en place des points de
repère.
Sur la campagne merveilleuse, le clair de lune verse sa
splendeur nacrée et, baignée de clarté, toute la nature semble
attendre en éveil quelque événement fantastique.
Tandis que je marche à grands pas au milieu des hautes herbes
qui, de leurs tiges mouillées, me fouettent les mollets, les
rumeurs d'un lointain fourmillement parviennent jusqu'à moi :
c'est, sur la route de Marainviller à Emberménil, une incessante
procession de pièces d'artillerie qui s'acheminent avec tumulte
vers leurs emplacements de tir. De temps à autre retentissent
les détonations étouffées des obus boches qui « sonnent » sans
arrêt les voies praticables, tandis que devant moi se succèdent
toujours les éclatements des 210 qui marmitent les premières
lignes. De notre part aucun coup de canon n'est tiré.
Après un certain temps de marche, je tourne à droite et pénètre
dans la forêt; cent mètres plus loin je m'arrête devant un abri
fait de rondins et entouré de retranchements et de gabions :
c'est remplacement de la section D... La nouvelle de la relève
laisse mes camarades songeurs; ils ne croient pas à une période
de long repos pour nous.
Après avoir échangé quelques mots avec eux, je me dispose à m'en
retourner car le temps presse; mais au moment où je franchis le
seuil de l'abri, je ne puis retenir un frémissement : au dehors
un brouillard opaque vient de s'élever; en quelques minutes il a
totalement voilé la clarté de la lune, et à moins de cinq mètres
on ne peut plus distinguer le contour des arbres et les
accidents de terrain. Je fais cependant la première partie du
chemin sans grande difficulté car je suis une piste large et
blanche; des convois d'autos-camions chargés de troupes y
circulent rapidement, mais les phares sont éteints et je
n'entends aucun son de voix.
Je parviens bientôt à l'endroit où il me faut quitter la piste
et couper à travers champs; c'est alors que le brouillard qui
n'a fait que s'épaissir devient pour moi un obstacle
insurmontable. Dans ce trajet que je fais journellement, je suis
obligé de quitter la ligne de démarcation des arbres pour
franchir rapidement un terrain dénudé jusqu'à une corne de bois
avancée qui me sert de point d'orientation, mais ce soir plus
rien n'est visible, et je n'ai pas fait vingt pas que je
constate, non sans émoi, qu'une opacité absolue m'environne de
toute part.
Derrière moi la silhouette du dernier arbre a disparu depuis
longtemps, mais le contour familier du promontoire boisé ne
surgit toujours pas devant moi ; c'est à peine si l'épaisseur du
brouillard me permet de distinguer le sol où je marche et les
trous d'obus. Je ne tarde pas à me convaincre que je suis
complètement égaré et que retrouver mon chemin sera d'une
difficulté infinie.
Plein de rage et de dépit, je me mets à parcourir en tous sens
l'étendue vaporeuse qui m'emprisonne dans son immensité, mais
rien n'apparaît à mes yeux; autour de moi la brume
phosphorescente a l'air de palpiter et dessine vaguement des
formes fantastiques qui s'échafaudent et se disloquent sans
bruit; seule, de temps en temps, émerge la tache sombre d'un
buisson inconnu qui semble ramper à terre pour se soustraire à
l'enveloppement de la terrible nuit. Mes vêtements sont lourds
d'humidité et, une à une, des gouttes se détachent de la visière
de mon casque.
Le temps passe et j'erre toujours au hasard, ma boussole
lumineuse m'indique bien la direction du nord, mais cela ne me
suffit pas à retrouver l'emplacement du P. C.
Que ferai-je si la relève s'effectue avant que je rejoigne la
compagnie ? En cet instant, je confesse que pour la première
fois, depuis que je suis au front, des larmes de courroux
filtrent entre mes paupières, et sous la voûte écrasante du ciel
où vogue une lune éteinte, je poursuis mes recherches avec un
acharnement vain et désespéré.
Soudain je m'arrête ; à travers le brouillard un son cristallin
vibre jusqu'à moi, c'est le tintement éloigné d'une cloche,
celle de l'église de Marainviller qui, dans le silence
transparent, sonne 11 heures.
Une lueur d'espoir jaillit dans mon esprit; en me basant sur la
provenance du bruit de la cloche, dont je connais l'emplacement
exact, il m'est possible de m'orienter vers notre P. C., et avec
un renouveau d'énergie, je m'élance dans la direction présumée;
j'ai à peine franchi une centaine de mètres que je vois s'ériger
en face de moi un sombre rempart; c'est la forêt de Parroy, et
un tressaillement de joie m'anime tout entier, de retrouver le
vaste bois aux profondeurs menaçantes où, pendant les périodes
ardues de la guerre, des patrouilles ennemies guettaient au
passage les agents de liaison.
Il s'agit maintenant de retrouver l'étroit passage qui mène de
la lisière à l'intérieur de la forêt. Le corps plié en deux, je
projette discrètement par terre la lumière de ma lampe
électrique dont le faisceau se découpe, en pâlissant, sur la
buée lourde et épaisse. Enfin l'entrée du boyau m'apparaît, je
m'y engage après avoir éteint ma lampe.
Une minute plus tard, j'ai regagné la cabane où je retrouve G...
qui vient d'arriver après avoir, lui aussi, longtemps erré dans
le brouillard.
J'apprends que les éléments de la 3e D. I., qui doivent nous
relever, ne sont pas attendus avant un certain temps, ce qui
nous permet quelques instants de repos. Par extraordinaire, je
ne parviens pas à m'endormir, tant mon système nerveux trépide
encore sous l'effet de la vive contrariété que j'ai éprouvée,
Près du poêle deux camarades s'entretiennent à voix basse;
j'entends la dernière phrase de leur conversation: - Enfin c'est
dans douze heures que nous saurons!
11 novembre. - Je dors d'un sommeil léger, entrecoupé de
fréquents réveils, chaque fois qu'un bruit insolite résonne à la
ronde; entre mes paupières mi-closes, j'entrevois alors la
flamme vacillante de la bougie qui brûle sur la table. En cette
nuit-là, nous avions l'air d'assister la guerre à ses derniers
instants.
Vers 3 heures du matin arrivent les éléments du 51e régiment
d'infanterie qui doivent nous relever; en attendant notre
départ, nous causons avec les agents de liaison qui prennent
notre place. Ils viennent d'un secteur plus au sud que le nôtre
et manifestent leur étonnement d'être bombardés dans celui-ci;
ils nous disent aussi leur incrédulité en ce qui concerne la
signature de l'armistice et ils nous informent d'une façon
certaine que ce n'est point au repos que nous devons aller, mais
simplement nous reformer à l'arrière pour prendre part à
l'offensive qui va se déclencher.
Cependant nos sections, que nous attendons, tardent
singulièrement à venir, aussi G... est-il envoyé à leur
rencontre. Son absence se prolonge, une anxiété indéfinissable
commence à peser sur nous, et à mon tour je suis chargé d'aller
voir ce que mon camarade est devenu. Me voici dehors dans la
nuit; le brouillard s'est éclairci, il ne reste plus sur la
campagne que des traînées de vapeur blanche semblables à des
lambeaux de linceul.
Le bombardement, qui s'était assoupi depuis minuit, vient de
reprendre, ce sont des 130 que l'ennemi nous envoie maintenant;
le coup de départ retentit à peine, que le sifflement cingle
l'espace et s'achève aussitôt dans une explosion de rage.
A une allure rapide, je gagne une croupe de terrain d'où l'on
commande un long parcours de la piste se déroulant au bas de la
pente:
- G...! G...!
Je crie ce nom d'une voix qui veut se faire retentissante mais
qui, sous la coupole immense de la nuit, semble s'épuiser en
vaines tentatives. Les sifflements des obus, seuls, répondent à
mes appels.
Perplexe, je m'aventure plus avant sur la pente de la colline,
mais tandis que je lance une dernière fois le nom de mon
camarade, une voix lointaine, tel un écho imperceptible, me
parvient; c'est la réponse de G..., et un faible grincement de
roues m'annonce l'arrivée des voiturettes. Je retourne en
courant à la cabane où l'on m'attend avec impatience; nous
sommes promptement équipés et, après avoir pris congé de nos
frères d'armes du 51e nous sortons de la forêt et prenons la
direction de l'arrière. Il n'est pas loin de 5 heures; dans les
valIons s'amoncelle une brume spectrale, c'est l'instant de la
nuit où succombe l'agonisant, et les quelques 130 qui tombent
encore semblent faire entendre un râle lugubre. Ces obus furent
pour moi les derniers de la Grande Guerre.
Bientôt après nous rejoignons nos sections dont la relève a été
retardée par une alerte en première ligne. Toute la compagnie
s'engage sur la route de Marainviller, que nous atteignons aux
approches de l'aube.
Des cantonnements sont mis à notre disposition, ceux-là mêmes
que nous avions occupés quelques semaines auparavant.
Brisé de fatigué, je me couche sur un châlit en fil de fer, et
je ne tarde pas à tomber dans un lourd sommeil.
Il est 8 heures, une lumière radieuse se répand sur la nature et
de toutes parts résonnent des clameurs d'allégresse. Je sors
dans la rue et je vois s'avancer vers moi plusieurs de mes
camarades qui, d'aussi loin qu'ils m'aperçoivent, me crient:
- Ça y est, ils ont signé! Quelques heures plus tard la nouvelle
officielle de la signature de l'armistice nous parvient; je me
trouve à ce moment dans la rue avec R... et L..., nous entrons
tout de suite dans un cabaret où nous débouchons la première
bouteille qui nous servit à fêter le baptême de la nouvelle ère.
Nous n'avons pas fini de la vider, lorsque notre fanfare entame
la Marseillaise; nous y courons tout de suite. Il ne tarde pas à
y avoir un rassemblement formidable et lorsque la musique se met
en mouvement pour défiler dans le village elle est suivie d'une
foule immense et majestueuse de poilus. Il y en a de toutes
armes : chasseurs, cavaliers, fantassins, artilleurs, génie, et
tous se donnent le bras en un fraternel triomphe, tandis qu'ils
avancent au pas en colonne par vingt. Quand les musiciens se
dispersent on entend crier:
- Vivent les chasseurs! Vive le 18e!
Dans l'après-midi des instrumentistes avec tambour donnent une
sorte de bal dans un local, et c'était une chose grandiose à
voir que ces tourbillons d'hommes se livrant à la joie de la
victoire, sans distinction d'arme ni de grade. Le souvenir de
cette manifestation tangible de « la fin de la guerre » sera
pour moi ineffaçable.
Vers le soir je vais entendre le Te Deum chanté par l'aumônier
du bataillon dans l'église avec fanfare ; j'en profite pour
monter dans le clocher où je vois se balancer frénétiquement les
cloches de la libération et de la victoire.
A la nuit recommencent les manifestations exubérantes, les
troupes défilent en dansant dans les rues et en transportant la
musique sur une charrette. Pendant ce temps quelques-uns d'entre
nous font partir des fusées blanches, rouges, vertes, toutes
celles qui servaient aux signaux de guerre, et qui maintenant
s'élèvent dans les nues en explosions de réjouissances.
C'est ainsi que je vis se terminer l'épopée la plus grandiose où
l'humanité fut entraînée, celle qui confère à ses artisans
l'immortel renom historique.
Tels les guerriers de la Grèce antique, tels ceux de Rome et de
Carthage, ceux des Croisades et du Premier Empire, les
combattants de la Guerre mondiale demeureront éternellement
illustres comme le vivant symbole d'un idéal unique
d'abnégation, de vaillance et de gloire. |