Revue alsacienne.
n° 12
Décembre 1890
LES TRAÎTRES DU TURQUESTEIN
Les quelques légendes se rattachant au
passé du manoir de Turquestein (1) sont assez banales pour qu'il
nous soit permis de ne pas les mentionner. Mais il en est
autrement d'un fait historique, dûment enregistré, et dont les
amusants épisodes assureraient le succès d'une opérette
joyeusement mise en musique par un disciple d'Offenbach.
Les costumes même des personnages seraient suffisamment
pittoresques, car l'action se passe sous la Révolution, et la
mise en scène comporte des défilés de gendarmes, de gardes
nationaux et de forestiers, tous armés jusqu'aux dents.
En l'an 1791, les sieurs Adorne et Tscharner, emphytéotes du
Turquestein, eurent l'idée d'utiliser ce domaine pour leur
villégiature, et décidèrent d'y ménager quelques constructions.
Ils étaient évidemment en avance sur leur siècle, car les
habitants des villages voisins se méprirent singulièrement au
sujet des matériaux qu'ils voyaient transporter à travers la
forêt au haut de la montagne.
Il faut se rappeler que le peuple, alors, était partout atteint
de la maladie de la suspicion; quiconque sortait de la banalité
devenait suspect de droit. Les deux Strasbourgeois n'échappèrent
pas aux mauvais propos; ils s'avisaient de bâtir en pleine
solitude : des conspirateurs seuls étaient capables d'une
pareille action, qui devait nécessairement cacher de noirs
desseins. Une sourde rumeur se répandit par toute la contrée,
et, bientôt, les autorités furent mises en demeure de donner
satisfaction à l'opinion publique et de rassurer les patriotes
alarmés.
Une première enquête, par le fait même qu'elle ne donna aucun
résultat, servit seulement à mettre en appétit jusqu'aux
citoyens qui n'avaient encore montré qu'une inquiétude passive.
Les démarches auprès des représentants du gouvernement devinrent
impérieuses ; il fallut prendre un parti énergique, et se
résoudre à organiser une expédition en règle contres les
traîtres du Turquestein.
Ce fut le commandant de la garde nationale de Blâmont qui
réussit à faire sortir le directoire du district de sa coupable
torpeur. Il
La Ruine de Turquestein (état
actuel), par Henri Ganier.
obtint, suivant les termes de l'arrêté que
nous avons sous les yeux, « l'autorisation de se transporter au
château pour y faire une visite, avec un détachement tel qu'il
lui plaira; de se faire assister de deux gendarmes nationaux
invités à cet effet, si le cas l'exige, qui seront tenus de
dresser procès-verbal de leurs démarches, pour être déposé au
secrétariat du district. » Ordre est donné en même temps à la
municipalité de Turquestein « de porter aide et assistance au
détachement, de se joindre à l'officier qui le commandera pour
faire les recherches convenables en cas de résistance de ces
particuliers établis au château de Turquestein. Fait à Blâmont,
le 11 septembre 1791, par les administrateurs composant le
directoire du district. »
Ce même jour de dimanche 11 septembre, « en conséquence dudit
arrêté qui autorise le commandant de la garde nationale de
Blâmont à ordonner un détachement pour se rendre à Turquestein
où le public prétend qu'il se trouve des armes, des munitions,
que l'on fait des préparatifs de guerre, pour faire une exacte
visite de ce lieu et s'assurer de l'état de choses, « Nous,
officiers (le lieutenant-colonel, le porte-drapeau et le
capitaine), sous-officiers (le quartier-maître, deux sergents et
un caporal), fusiliers, sapeurs et tambour de la garde nationale
de Blâmont, assistés de deux gendarmes nationaux, sommes partis
de Blâmont à midi et demi. »
Malheureusement, le procès-verbal est par trop sobre de détails,
et pour cause, sur les étapes et épisodes de cette marche
mémorable de Blâmont au Turquestein. Nous demanderons donc la
permission de suivre parallèlement le procès-verbal, pour
pouvoir y intercaler des faits très authentiques, recueillis sur
place, et dont l'omission constitue une bien regrettable lacune
dans le document officiel.
Tambour battant, le corps expéditionnaire partit de Blâmont,
accompagné des voeux de toute la population. C'était par une
belle après-dînée d'arrière-saison. Le soleil dardait ses plus
chauds rayons sur la route poudreuse et faisait perler de
nombreuses gouttes de sueur sous les imposants chapeaux des
guerriers endimanchés. Dès l'arrivée à Frémonville, premier
village qu'on rencontra, le besoin de prendre un
rafraîchissement se fit unanimement sentir. Debout, l'arme au
pied, comme il convient au soldat en marche, on avala lestement
quelques verres d'un mâle vin gris, d'abord, pour combattre la
chaleur, et puis quelques autres en raison de la longueur du
trajet restant à effectuer jusqu'à Cirey.
Cette petite cité fit le plus patriotique accueil à ces braves,
et ne les laissa passer outre qu'après plusieurs nouvelles
rasades, où l'on fraternisa à qui mieux mieux. Les citoyens leur
firent un long bout de conduite, et plus d'un regretta de ne
pouvoir entrer dans les rangs, et de n'être admis à partager
ainsi les dangers et les lauriers qui attendaient là-haut les
hardis champions de la jeune République.
Le départ pour Lafrimbole fut bruyant et animé; mais quand, à
trois heures de relevée, on entra dans le village, le silence se
rétablit. En effet, on se trouvait au pied du Turquestein;
encore une demi-heure d'ascension, et l'on atteignait la cime.
L'instant suprême approchait. « Nous avons empêché, dit le
procès-verbal, que personne
Vue de Lafrimbole, par Henri Ganier.
sortît du village, pendant le temps que nous nous occupions de
l'ordre à tenir dans la marche qui devait être secrète et de la
charge de nos armes. »
Plus d'un coeur battait, mais personne ne trembla. Le conseil de
guerre se tint à l'auberge. L'état-major en profita pour faire
une dernière et copieuse libation, en compagnie des simples
soldats, qui, aussi bien que les cadres, y prirent une large
part. Chacun n'était-il pas en droit de se dire que c'était
peut-être pour lui la dernière occasion de boire un verre de vin
?
Or, parmi ces défenseurs convaincus de la bonne cause, se
trouvaient deux sceptiques. C'étaient, il nous en coûte de
l'avouer, les deux gendarmes nationaux, anciens militaires, qui
voyaient les choses d'un oeil infiniment plus sobre que les
gardes nationaux. Persuadés qu'on allait en guerre contre un
ennemi imaginaire, leur conscience se refusait à prendre
l'affaire au tragique, tandis que le simple bon sens leur en
indiquait le côté sérieux, à savoir que la montée en perspective
serait bien dure par cette chaleur, et qu'il valait infiniment
mieux rester à l'auberge, où le vin blanc de l'hôte et les yeux
noirs de la servante brillaient d'un éclat également agréable.
Ils insinuèrent donc au commandant, par des raisons
stratégiques, qu'une arrière-garde à poste fixe assurerait
singulièrement la sécurité de l'expédition et le succès de
l'entreprise.
Afin de ne pas laisser à de simples gendarmes le mérite de cette
excellente idée, le commandant leur répondit qu'effectivement il
y avait songé, et qu'eux, soldats d'élite, étaient tout désignés
pour cette délicate mission. Cela dit, il partit avec ses
hommes, et les deux gendarmes prièrent aussitôt la gentille
servante de leur apporter une nouvelle bouteille.
Contenant, on s'imagine au prix de quels efforts, toute
expansion imprudente de son ardeur plus que belliqueuse, la
vaillante petite troupe gravit le flanc de la montagne du
Turquestein. En passant devant la ferme du château, injonction
fut faite au fermier, maire de la commune, d'entrer dans le
rang, à quoi il se soumit avec d'autant plus d'empressement,
qu'en regardant par la fenêtre, il vit tout
le détachement rangé en bataille devant la maison.
« Aussitôt sont arrivés le sieur Charles Lefort,
lieutenant-colonel à la suite de l'armée, et Mme Adorne, que
nous avons instruits de l'objet de notre démarche, en les
rassurant par l'honnêteté que nous leur avions promis de mettre
dans notre recherche. Nous les avons invités de nous faire
remettre les clefs de leur habitation et de nous suivre. Ensuite
nous sommes arrivés sur la roche par deux issues différentes;
nous avons placé des sentinelles de tous côtés, et le surplus du
détachement, en présence du Sr Adorme et du Sr Charmer, a fait
la visite : 1° du nouveau bâtiment construit par lesdits Srs
Adorme et Charmer, où il a trouvé des lits et des chaises, des
outils et matériaux nécessaires aux ouvriers; 2° d'un hallier où
il a trouvé des fagots qu'il a détournés sans qu'il y ait rien
remarqué de ce qu'on lui avait annoncé;3° d'une cave où il ne
s'est rien trouvé; cependant en examinant les murailles, il a vu
un endroit qui était construit tout nouvellement, qu'il a fait
démolir, parce que, frappé d'un coup de crosse, il avait rendu
un son creux, ce qui faisait soupçonner que ce pouvait être le
réceptacle des prétendues munitions. »
Ce son creux, entendu par le commandant, faillit lui devenir
fatal. Tout bouillant d'ardeur, il avait arraché le pic des
mains d'un subordonné et s'était mis à cogner et à disjoindre
les moellons comme un beau diable. Tout à coup, un trou béant se
fit dans le mur, et la cave obscure fut inondée de lumière. Le
commandant se précipita pour passer la tête dans l'orifice, et
comme le fumet des libations de la journée ne s'était pas encore
entièrement dissipé chez lui, il s'en fallut de peu que le
restant de son importante personne ne suivit la tête et ne
dégringolât avec elle dans l'abîme, au fond duquel la forêt
s'étend encore aujourd'hui à perte de vue. Le commandant
stupéfait en fut quitte pour voir descendre son beau chapeau
empanaché, dont il put suivre des yeux la chute vertigineuse sur
la cime des arbres, et de là entre les branches, où il resta
accroché.
Revenu de sa terreur, que partagea du reste toute la compagnie,
et avec elle les propriétaires du lieu, le commandant n'en fit
pas moins consciencieusement poursuivre les perquisitions.
On visita « un rocher au levant du château, dans lequel il se
trouve une ouverture où l'on s'est avancé (avec précaution cette
fois) sans y rien remarquer; 5° une loge de bois à laquelle on a
donné le nom d'ermitage sur la pointe du même rocher, dans
laquelle on a trouvé de la paille et des outils de charpentier;
6° enfin tous les alentours et toutes les ruines de cette
antique demeure.
« Ensuite le Sr Charles Lefort nous a exhibé d'un passeport de
la municipalité de Strasbourg, qui, par un acte particulier
qu'il nous a aussi représenté, rend un témoignage satisfaisant
de sa conduite et
de son patriotisme connu. Les Srs Adorme et Charmer nous ont
aussi présenté des certificats qui témoignent de leur civisme et
nous ont déclaré que leur résidence fixe était Strasbourg, que
leur projet était d'habiter Turquestein pendant la belle saison
seulement; qu'ils faisaient travailler à quelques bois de lit
pour un hôpital qu'ils se proposent d'établir à Strasbourg.
« La municipalité de Turquestein nous a d'ailleurs rassurés sur
le compte des Srs Adorme et Charmer, qu'ils regardent comme de
bons citoyens et incapables d'aucuns projets contraires à la
Constitution.
« Nous nous sommes ensuite rendus à Bertrambois, où la
municipalité et tous les habitants nous ont fait l'éloge des Sr
Adorme et Charmer, dont ils nous ont répondu des sentiments
d'honnêteté et de bienveillance.
« Et de retour à Blâmont, où nous sommes arrivés à dix heures du
soir, nous avons dressé le présent procès-verbal pour rendre
compte de notre commission. » (Suivent une vingtaine de
signatures.) « Collationné par le secrétaire quartier-maitre de
la garde nationale de Blâmont. »
Comme on le voit, le résultat de l'enquête fut aussi rassurant
que décevant, et l'expédition, si l'on s'en tient aux termes du
procès-verbal, n'aurait été, en somme, qu'une belle et longue
excursion par une superbe journée de septembre.
Mais ce que le procès-verbal a soigneusement omis de consigner,
ce sont les péripéties du retour du château, pendant la descente
sur Lafrimbole et Bertrambois. Ce retour, il faut en convenir,
ne ressemble en rien à la retraite des Dix-Mille, ainsi qu'on va
en juger d'après la tradition fidèlement transmise de père en
fils par les malins du pays, par ceux dont les noms ne sont pas
compris dans les signatures apposées au bas du procès-verbal.
Il est tout naturel qu'en prenant congé des habitants du
Turquestein, nos guerriers se soient retirés dans des
dispositions plus calmes que celles qu'ils avaient apportées à
l'investissement du château. En un mot, ils s'en allaient
penauds. A ce moment crépusculaire, ils devaient d'ailleurs être
en plein dans cette phase énervante d'une journée de fatigue et
d'excès bachiques, qui engendre la mauvaise humeur et le
découragement.
La descente dans la forêt sombre, avec la lueur des étoiles à
travers les épaisses ramures pour tout fanal, ne pouvait plus
être envisagée comme une partie de plaisir. Chacun marchait ou
dégringolait pour soi, n'ayant, comme diversion à ses idées
noires, que la ressource de trébucher inopinément contre une
racine, ou de heurter une pierre de la route incertaine. L'ère
des chants martiaux était
passée; on ne se livrait plus qu'à la pensée mélancolique et
désagréable que Blâmont était encore bien loin. Un pessimiste
raisonneur fut seul à rompre le silence. Il émit l'idée qu'on
s'était laissé berner; qu'il n y a pas de fumée sans feu ; qu'à
vrai dire on n'avait rien trouvé, mais que peut-être on était, à
ce moment même, entouré d'ennemis dissimulés dans les fourrés
insondables.
A peine avait-il parlé, que, dans la nuit, se fit entendre le
cri lugubre d'un chat-huant, auquel répondit comme un écho
lointain le hululement d'un compagnon de solitude.
- Que vous disais-je ? chuchota le pessimiste, ce sont les
signaux de ralliement Nous sommes enveloppés !
La panique, par Henri Ganier.
Il n'eut pas achevé, qu'une effroyable panique s'empara de la
petite troupe affolée. Ce fut un sauve-qui-peut général, et pas
un ne resta en arrière. Les obstacles ne comptaient plus; on
tombait, mais on se relevait ; on roulait en bas des pentes,
pour se remettre à courir devant soi, bride abattue. La peur
décuplait les forces des moins robustes, et les jarrets
travaillaient d'une façon merveilleuse. Tous, du reste, avaient
jeté armes et bagages. Cette course au clocher fut telle, qu'on
traversa, sans s'en douter, la grande rue de Lafrimbole, où les
deux gendarmes, béatement endormis sur la table de l'auberge,
attendaient le retour des vainqueurs.
A Bertrambois seulement, grâce à l'essoufflement général, on
s'arrêta. Les fuyards firent un rapport effaré à la mairie, et,
honteux de leur escapade, exigèrent que la garde nationale de
l'endroit se joignit à eux pour retourner à l'ennemi. La troupe
renforcée rebroussa chemin jusqu'aux bois de la côte. On battit
avec précaution quelques fourrés, et comme rien ne se fit voir
ni entendre, pas même les chats-huants, chacun s'en retourna
chez soi. La garde nationale désarmée de Blâmont regagna ses
foyers, et se coucha bien après l'heure indiquée par le
procès-verbal.
Le lendemain matin, une voiture à échelles partit de Blâmont, et
revint, quelques heures après, avec les fusils, gibernes,
chapeaux, sacs et tambour, récoltés à grand'peine dans la
sapinière de la montagne.
Telle est la relation véridique de la mémorable expédition de la
garde nationale de Blâmont contre le château de Turquestein, le
11 septembre de l'an 1791.
Après nous être égayés au récit de cette équipée bachique, il
convient de nous rappeler aussi que ces mêmes gardes nationaux
qui en font les frais, surent, aux jours de réel danger, aller
au feu non moins bravement que les frères d'armes des autres
régions et se couvrir de gloire aux frontières et au-delà. L'arc
de triomphe de l'Étoile éternise les noms de maints héros natifs
de Blâmont. Dans le nombre il s'en trouve peut-être plus d'un
qui débuta dans la carrière militaire en prenant part à la
burlesque expédition du Turquestein.
H. GANIER et J. FROELICH.
(1) Les ruines du château
de Turquestein, sur l'un des derniers contreforts occidentaux
des Vosges, se trouvent à l'est et non loin de Cirey, à une très
faible distance au delà de notre frontière actuelle, Ce domaine,
avec ses fermes et ses vastes forêts, est aujourd'hui la
propriété de Mme Chevandier de Valdrôme.
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