BLAMONT.INFO

Documents sur Blâmont (54) et le Blâmontois

 Présentation

 Documents

 Recherche

 Contact

 
 Plan du site
 Historique du site
 
Texte précédent (dans l'ordre de mise en ligne)

Retour à la liste des textes - Classement chronologique et thématique

Texte suivant (dans l'ordre de mise en ligne)


Lunéville - Une petite cour au XVIIIe siècle
(Notes renumérotées)


Le Mois littéraire et pittoresque
Avril 1908

Lunéville
CHATEAU DE LUNEVILLE LE ROCHER ET LA TERRASSE

UNE PETITE COUR AU XVIIIe SIÈCLE

Quand la ville de Nancy, perpétuellement prise et reprise par tous les batailleurs de l'Europe, eut été finalement démantelée, en 1702, par ordre de S. M. le roi Louis XIV; quand les moines de Saint-Bruno, profitant de l'aventure, se mirent à construire leur fameuse Chartreuse de Bosserville avec les débris des matériaux de la place, alors le duc héréditaire de Lorraine, Léopold, humilié et vaincu, abandonna sa capitale découronnée et résolut de fixer son séjour en un lieu que n'avait point déshonoré l'ennemi.
- J'agirais en téméraire ou en insensé, dit-il, si j'essayais d'opposer la moindre résistance à un monarque capable de m'accabler du poids de sa toute-puissance. Je préfère aller soutenir le reste de ma dignité dans mon château de Lunéville.
Peut-être, au milieu de son dépit légitime, se glissait-il, même à son insu, quelque vague désir de suivre une mode du jour et d'imiter, selon ses moyens, les royales fantaisies de son glorieux vainqueur. Le roi de France avait quitté Paris pour Versailles; Nancy passa, comme Paris, au rang de capitale morte, et Lunéville devint le Versailles de la Lorraine.
Mais tour à tour forteresse et rendez-vous de chasse, le très ancien château de Lunaris villa ne pouvait convenir à la résidence officielle d'un prince régnant. Le duc Léopold de Lorraine et la duchesse Charlotte-Elisabeth d'Orléans, son épouse, fuyant Nancy, s'installèrent tant bien que mal chez les principaux habitants de Lunéville, en attendant l'édification d'un nouveau château, confié à l'architecte Boffrand, élève et ami du fameux Mansard. Les travaux furent si activement poussés, vu l'urgence, que, commencés en 1702, ils étaient entièrement terminés en 1706. Tout ce qui restait de l'ancien donjon féodal fut rasé, et un édifice absolument neuf jaillit du sol, conçu dans le goût du jour, et rappelant manifestement le style pompeux du palais de Versailles.
On ne saurait contester le caractère de grandeur et les belles proportions de ce château. Un majestueux pavillon domine le bâtiment central, aux proportions élégantes et nobles. Deux ailes s'y rattachent harmonieusement, donnant de l'ampleur à l'ensemble et encadrant une double cour où un régiment de cavalerie peut évoluer à l'aise. De l'autre côté du château, à l'opposite des cours, s'étendent d'immenses et magnifiques jardins, magistralement dessinés «  à la française ».
Quant aux appartements, rien ne fut négligé pour leur décoration. De merveilleuses tapisseries des Gobelins, représentant la guerre de Troie et les conquêtes d'Alexandre de Macédoine, y faisaient pendant avec les récentes campagnes du duc Charles V contre les Turcs, dues au talent de Charles Mitte, le «  tapissier de l'hostel ». On y admirait aussi les belles toiles des maîtres lorrains du temps, de Claude Jacquart et de Louis Chéron, spécialement des portraits historiques, dont plusieurs ornent encore le musée de Lunéville, entre autres, le magnifique portrait de Léopold.
Les fêtes de l'inauguration du château de Lunéville furent splendides. Le duc s'y installa en souverain, au milieu d'une cour nombreuse et brillante, et entouré de l'affection d'un peuple qui chérissait à la fois en lui un père bienfaisant et le descendant de ses légitimes seigneurs.
Léopold vivait là dans le calme, à l'écart de la politique européenne, lorsqu'un autre vaincu, chassé de son royaume, vint à traverser furtivement la Lorraine.
Le roi Stanislas de Pologne, écrivait l'abbé Lebègue, est passé à Lunéville, gardant l'inco-

Lunéville
LUNEVILLE AU XVIIIe SIECLE - LE ROCHER

gnito, sous le nom de prince de Cronstein, sans vouloir accepter de logement au château. Il est dans une dure nécessité. Il avait mis en gage ses bijoux pour les vendre secrètement. M. de Beauvau les a vus et en a averti Son Altesse (le duc Léopold). Le comte de Lénoncourt a été chargé de les retirer et de porter au roi les bijoux et leur prix, sous la condition expresse du plus grand secret. Le roi a accepté. Mais, en s'en allant, il a laissé une lettre ouverte à l'auberge de la Croix de Lorraine (1), avec ordre de la porter le soir à M. de Beauvau, en la laissant lire à qui la voudrait voir. Je ne puis vous peindre la scène que cette lettre a faite. Notre bon duc avait un air d'embarras à faire plaisir. Le petit de Lénoncourt riait sous cape. Toute la cour eût volontiers battu des mains. Un courrier est arrivé ensuite, apportant sans doute un remerciement. Il ne vaudra pas la lettre ouverte.
Que faut-il le plus admirer de la délicate générosité de Léopold ou de l'ingénieuse reconnaissance de Stanislas?
Au reste, le duc de Lorraine était un parfait modèle de toutes les vertus chrétiennes. On prétend même qu'il avait conçu le projet de se retirer, sur la fin de ses jours, à la Chartreuse de Bosserville, où les moines, à là veille de leur expulsion, montraient encore dernièrement l'appartement qu'ils lui avaient préparé.
Mais la mort surprit Léopold à l'improviste, au lendemain d'une chute dans un fossé plein d'eau, et il rendit sa belle âme à Dieu, le 24 mars 1729, âgé de quarante-sept ans à peine, «  causant ainsi, pour la première fois, disent les vieilles chroniques, le malheur de ses-peuples ».
Son fils François ne le remplaça point. Elevé à la cour de Vienne et fiancé à la fille de l'empereur, le nouveau duc se souciait assez peu de la Lorraine, et il abandonna volontiers la régence à sa mère, pour le plus grand bonheur de son peuple.
Mais le roi de France et l'empereur d'Allemagne s'étaient mis d'accord pour remanier la carte de l'Europe à l'occasion du mariage de François de Lorraine avec Marie-Thérèse d'Autriche. Stanislas Leczinski devait renoncer définitivement à la Pologne, dont l'empereur s'adjugerait la plus belle part; François de Lorraine devait abandonner, en même temps, son duché héréditaire que se réservait le roi de France. Comme compensation, Stanislas recevrait la Lorraine, à titre d'usufruit, sa vie durant, et François, la souveraineté de la Toscane, dont le titulaire n'était pas encore mort.
Des Polonais, des Lorrains, des Toscans, si lestement escamotés, nul ne se préoccupa en cette affaire.
Quand ce bel arrangement eut été conclu régulièrement par le traité de Vienne, signé le 15 février 1737, la régente de Lorraine, espérant sans doute que Stanislas fixerait sa résidence au palais ducal de Nancy, sollicita du roi de France, son cousin, l'autorisation de rester à Lunéville, où elle demeurait depuis si longtemps, où elle souhaitait mourir. Mais Louis XV connaissait trop l'attachement des Lorrains à leur «  bonne duchesse » pour laisser subsister parmi eux une influence capable de porter ombrage à l'autorité de son beau-père.
Il répondit que le château de Lunéville, seul, pouvait convenir à Stanislas; et il mit à la disposition de la duchesse douairière, pour s'y retirer, le château de Commercy, dans le comté de Bar.
Le désespoir de la souveraine et des sujets fut réciproque, et l'arrachement dé Lunéville de la duchesse et de ses filles s'effectua au milieu d'une explosion de désespoir populaire telle que des gens se jetaient sous les roues des carrosses pour en arrêter la marche. «  Cette scène, dit un historien, Duval, marquait le dernier soupir de la patrie expirante. »
La tâche était lourde et difficile de reprendre la succession d'une princesse aussi éperdument regrettée de son peuple.
Ce fut le 3 avril 1737 que le nouveau souverain de la Lorraine fit son entrée solennelle à Lunéville, au milieu du silence glacial de ses sujets involontaires.
Il lui fallut du temps pour se rendre supportable. Mais sa patiente bonne humeur finit par avoir raison de la méfiance des Lorrains. Stanislas n'était plus jeune. Rien ne rappelait plus en lui le brillant adversaire de Charles XII, le valeureux batailleur de Pultawa. Ses innombrables effigies populaires nous le dépeignent sous les traits d'un vieillard obèse, éternellement appuyé sur une canne, son chapeau à la main, comme pour mieux exhiber sa face large et pleine, empreinte d'une si fine bonhomie narquoise. Encore aujourd'hui, en Lorraine, on ne l'appelle pas autrement que le «  bon roi Stanislas ».
Le gouvernement de cet excellent prince ne jouissait, d'ailleurs, d'aucune indépendance. Stanislas n'était, à proprement parler, que le représentant de son gendre, le roi Louis XV. Mais, s'il n'avait pas le droit de se mêler de politique, en revanche, toute latitude lui était laissée pour la gestion des affaires intérieures de sa province.
Or, Stanislas avait la fièvre de la truelle. A peine installé à Lunéville, il y commença une série d'embellissements qui ne devaient être interrompus que par sa mort.
Les jardins, admirables déjà, du château ne lui semblèrent pas encore d'une assez

Lunéville
LE VIEUX LUNÉVILLE DÉPART DE LA VEUVE DU DUC LEOPOLD (Estampe du temps.)

belle ordonnance. Il les fit remanier par son architecte Héré, les peupla de statues mythologiques dues au sculpteur nancéen Renard . Il y fit amener des eaux en abondance, au moyen de machines de son invention, pour alimenter plusieurs bassins de différentes grandeurs et une cascade en rocaille qui existe encore, quoique bien réduite. L'eau de cette cascade, la meilleure de la ville, fournit les abreuvoirs du quartier Stanislas, actuellement établi dans les dépendances du château. La Vezouze coulait au milieu de ces jardins et y formait, par places, des marécages fort incommodes. Le roi fit dessécher ces marécages et planter à leur place une multitude de bosquets qui finirent par donner leur nom aux jardins tout entiers.
Mais la plus belle création de Stanislas, de ce côté-là, ce fut le fameux Rocher, assemblage de constructions rocailleuses, entourant un bassin de la Vezouze et orné d'une profusion d'automates musiciens, véritables merveilles de l'art mécanique, alors fort à la mode. Lorsqu'on tournait une manivelle, des jets d'eau jaillissaient de ce rocher, et tous les personnages attaquaient un air d'opéra, ainsi qu'un orchestre d'exécutants vivants, de sorte que les yeux et les oreilles se trouvaient à la fois charmés et stupéfiés.
Enfin, pour allonger la perspective de ses jardins, Stanislas traça une immense avenue, garnie de caisses d'orangers, menant de l'extrémité des bosquets jusqu'au village de Chanteheux, où il bâtit une sorte de petit Trianon, rustique et rococo. On dut construire, à proximité des jardins, un vaste local pour y faire hiverner tous ces orangers. C'est le quartier actuel de l'Orangerie, où se trouve caserne le 17e chasseurs à cheval.
D'autre part, l'église paroissiale de Saint-Jacques tombait en ruines. Stanislas s'empressa de la démolir et de la rétablir sur de plus amples proportions. C'est un des plus beaux monuments du pur style Louis XV parvenus jusqu'à nous. Commencée en 1740, sur les dessins de Boffrand, continuée par Héré, auquel on doit les tours, l'église nouvelle fut consacrée le 20 octobre 1745 par M. de Bégon, évêque de Toul. Guibal sculpta les deux grandes statues qui dominent si bien les tours: saint Michel archange et saint Jean Népomuk, ou Népomucène, souvenir des pays slaves. Les boiseries de la sacristie, du choeur et des portes passaient pour les plus belles de la Lorraine, après celles de Blâmont. Mais, à Blâmont, il ne reste plus aujourd'hui que les confessionnaux.
L'importance industrielle de Lunéville s'accroissait en même temps que s'agrandissait et s'embellissait son enceinte.
Le sieur Jacques Chambrette obtenait des franchises et privilèges du roi en faveur de sa faïencerie du faubourg de Villers, où il faisait les premiers essais de la terre de pipe et de cette décoration peinte, en vert et rouge, appelée reverber, qui subsiste encore aujourd'hui.
Le sculpteur Cyfflé fondait une manufacture pour la reproduction de ces ravissantes statuettes, en terre de Lorraine, que les collectionneurs s'arrachaient et s'arrachent encore à prix d'or.
Mais ce serait mal connaître le bon roi Stanislas que de le supposer capable de borner à sa capitale effective son goût effréné de la bâtisse.
Nancy, sa capitale officielle, ne réclamait-elle pas ses soins ? Ne fallait-il pas que le nouveau souverain en dispersât les vieilles pierres, pour en édifier de nouvelles comme lui ? On se demande si un motif secret n'inspirait pas tous ces bouleversements au roi de Pologne; si, en détruisant les anciens monuments de la Lorraine, il ne cherchait pas à détruire dans le coeur de ses sujets d'hier la mémoire des princes qui les avaient gouvernés durant tant de siècles. Mais, quel que pût être le but de Stanislas, on ne peut nier qu'il n'ait réussi à faire de la capitale de la Lorraine une ville unique au monde.
Le palais ducal, commencé par le duc Raoul, au XIVe siècle, et terminé, au XVe, par le bon duc René II, présentait un assez majestueux aspect pour y loger n'importe quel prince. Mais Stanislas le trouva «  démodé », et, sans le détruire complètement, heureusement pour nous, en démolit tout ce qui le gênait pour construire le vaste et splendide palais du gouvernement, résidence actuelle du commandant du 20e Corps d'armée. Deux hémicycles, ornés de bustes mythologiques, relient ce palais à la belle place Carrière, plantée d'arbres, décorée de statues, avec quatre fontaines aux quatre coins. C'était là que jadis les ducs présidaient aux tournois. Le roi Stanislas ne fit que décorer la place et la termina par un arc de triomphe, d'ordre corinthien, érigé en l'honneur de son gendre, le roi de France Louis XV, dont le médaillon apparaît au-dessus de la porte centrale de l'édifice.
Cet arc de triomphe donne accès à la fameuse «  place Stanislas » dont la magnifique architecture et surtout les grilles ouvragées et dorées incomparables sont connues de tout le monde (2). Au centre de la place, la reconnaissance des Lorrains a édifié par souscription publique une statue de bronze au bon roi Stanislas, dont le souvenir ne saurait s'éteindre dans leurs coeurs.
En outre de ces constructions imposantes, le roi de Pologne gratifia encore la ville de Nancy de la place d'Alliance, du jardin de la Pépinière, de l'hospice Saint-Stanislas, de la caserne Sainte-Catherine et d'une infinité de moindres édifices.
Enfin, Stanislas osa bien démolir et rebâtir la chapelle historique et légendaire de Notre-Dame de Bon-Secours, véritable palladium de la Lorraine. On sait que cette chapelle célèbre avait été construite par le duc René II, au lendemain de la bataille de Nancy (6 janvier 1477), en accomplissement d'un voeu et pour célébrer sa victoire contre les troupes envahissantes de Charles le Téméraire. C'était un touchant souvenir du pieux héroïsme des anciens ducs. Stanislas remplaça l'antique sanctuaire par une église d'un rococo outré, qui ne pouvait plus rappeler en rien aux populations la grande journée «  des Rois » et le drame sanglant de l'étang Saint-Jean. Mais Stanislas, en mémoire d'autres batailles, des siennes, avait fait accrocher à la frise du nouveau temple une douzaine d'étendards ennemis. La Révolution les a épargnés. Ils montaient encore leur garde séculaire autour de la Vierge miraculeuse lors des récents inventaires de la troisième République. Ces messieurs les ont estimés cent sous!
Le roi de Pologne, au reste, ne favorisait pas que les maçons. Toutes les branches de l'industrie prospéraient sous son gouvernement. Car, s'il avait la passion des fastueux édifices et des jardins superbes, c'était afin d'en faire les honneurs à nombreuse et brillante compagnie.
Sa Majesté se plaisait à recevoir largement sa fille, la reine Marie Leczinska, et ses petites-filles, Mesdames de France, au milieu

Lunéville
LUNEVILLE LA CASCADE ET LE PAVILLON AU BOUT DU CANAL DES JARDINS

d'une cour élégante et fleurant le bel esprit. Sa maison civile était considérable, se montant à plus de 400 personnes de différents grades, depuis le grand maître jusqu'aux marmitons et valets de garde-robe. Sa maison militaire se composait de deux Compagnies de gardes du corps et d'une Compagnie de cadets gentilshommes, lorrains et polonais.
Les gardes du corps étaient casernes place des Carmes, à Lunéville, dans le quartier où le duc Léopold avait fait édifier le plus grand manège d'Europe. Les Cadets logeaient entre les ponts, dans le quartier qui porte encore leur nom aujourd'hui.
Stanislas touchait trois millions de pension, fournis par le roi de France, et il les dépensait facilement. Il retenait auprès de lui toutes les personnes qui lui plaisaient, et entretenait une quantité de parasites plus ou moins intéressants.
On lui persuada un jour qu'il avait besoin d'un lecteur. Il se récria d'abord, puis il se ravisa, en riant :
- Ah ! bon, je comprends, dit-il, ce sera comme le confesseur de mon gendre !
Et il prit un lecteur muet, avec appointements de 6000 livres.
Il aimait à s'entourer d'hommes intelligents et de jolies femmes. Malheureusement, malgré ses sentiments chrétiens, Stanislas se laissa entraîner à recevoir de dangereux philosophes de l'un et de l'autre sexe, qui se présentaient agréablement à lui, sous le couvert de la science et des lettres. En vain le P. de Menoux, son confesseur, s'efforçait-il de lui montrer le péril, le roi ne voulait rien entendre. Les philosophes l'amusaient, sans doute; et puis, peut-être, comme tant d'autres aveugles, ne voyait-il pas le venin caché sous leurs fleurs de rhétorique. Il accueillit ainsi Helvétius, auteur du livre de l'Esprit, où il réduit toutes les facultés humaines à la sensibilité physique, livre condamné à la fois par le Pape, la Sorbonne et le Parlement de Paris; le comte de Tressan, homme de plume et d'épée, de l'école du Régent, qui devint grand maréchal de la cour de Lunéville ; Mme de Graffigny, un des premiers auteurs dramatiques féminins; Saint-Lambert, poète matérialiste; enfin, Voltaire et la trop fameuse marquise du Châtelet.
On raconte qu'Alliot, l'intendant de Stanislas, plus clairvoyant que son maître, chercha inutilement à prendre Je célèbre philosophe par la famine. Voltaire, sous prétexte de ses travaux littéraires, se faisait servir ses repas dans son appartement : Alliot «  oubliait » de lui faire porter à manger. Mais Voltaire se plaignit au roi et réclama impérieusement sa pitance. Force fut à l'intendant d'obéir. Et le philosophe s'installa en maître au château de Lunéville. Le féroce promoteur des doctrines révolutionnaires se faisait assez volontiers le pique-assiette des rois.
On montre encore l'appartement que Voltaire s'était fait attribuer au château, entre le pavillon central et la rivière. Une petite construction surplombante, à la suite de cet appartement, au-dessus du fameux Rocher, lui servait, dit-on, de cabinet de travail. Le génie militaire a fait justice de ce cabinet, mais les bureaux de l'état-major divisionnaire occupent le logis du prince des philosophes, où son ombre a pu parfois inspirer aux jeunes officiers d'ordonnance quelque méchant sonnet.
Cependant, la Lorraine, sous le gouvernement pacifique de Stanislas, s'incorporait insensiblement et complètement à la France.
Le 29 septembre 1744, le roi Louis XV, relevant de sa terrible maladie de Metz, parut triomphalement à Lunéville. Il y arriva sur les 8 heures du soir, à la lueur des torches et aux acclamations mille fois répétées de : «  Vive le roi! » Le château était illuminé. On tira une multitude de fusées sur la terrasse. Le lendemain, le roi de France passa la revue des troupes, dans la plaine de Chanteheux, après quoi il continua son voyage vers Strasbourg.

Lunéville
LE NAIN BÉBÉ LUNEVILLE AU XVIIIe SIECLE

Lunéville
LUNEVILLE VUE ACTUELLE DU CHATEAU

Trois ans plus tard, en 1747, Stanislas perdit sa vertueuse épouse, Catherine Opalinska, princesse éminemment chrétienne, à laquelle l'envahissement des philosophes déplaisait fort, et qui devait trop souvent se retirer dans ses appartements pour éviter les hôtes antipathiques de son époux.
Stanislas la regretta sincèrement. Mais la disparition de la reine laissait le champ trop libre aux innovateurs pour qu'ils n'abusassent pas de la faiblesse du roi à leur égard. Peu de mois après la mort de cette sainte princesse, la marquise du Châtelet ne craignit pas de s'installer dans ses appartements pour y travailler plus à l'aise à sa traduction de Newton. Elle ne jouit pas longtemps de ce logis profané. Un mal subit l'y saisit et l'emporta en quelques heures, à l'extrême épouvante de toute cette cour futile. On lui fit des funérailles splendides dans l'église Saint-Jacques, où elle fut inhumée, au bas de la nef, sous une dalle noire, sans aucune inscription, qui existe encore.
Malgré ses complaisances pour les philosophes, Stanislas ne manquait pas d'une certaine clairvoyance à leur égard. Il avait la manie des fondations. Un jour qu'il se creusait la tête pour en inventer une nouvelle, un de ses familiers lui dit, en plaisantant :
- Sire, je crois que Votre Majesté en a oublié une des plus utiles.
- Et laquelle donc ? s'écria le roi.
- C'est la fondation des carrosses pour les pauvres.
- Ah ! Dieu merci! répondit le roi, j'ai bien assez de mes mendiants habituels en carrosse !
La bonté de Stanislas égalait sa finesse.
Un palefrenier, raconte Marchai, avait pénétré un jour jusque dans le Cabinet du roi. Stanislas, occupé à rédiger des dépêches importantes pour le roi de France, ne l'apercevait pas. L'autre se mit à tousser et à faire du bruit avec ses gros souliers à clous. Le roi, pensant que c'était son valet de chambre, continuait son travail. Mais le palefrenier, trouvant avoir assez attendu, lui adressa la parole :
- Sire, je suis Jacques !
- Et que fait Jacques ici ? dit le roi en souriant. Pourquoi Jacques si matin ? Il faut donc que je quitte le roi de France et ses affaires, pour écouter maître Jacques ? Allons ! dis-moi vite ce que tu veux.... ?
- C'est que ma femme vient de mettre un enfant au monde, et que je n'ai pas de quoi payer les mois de nourrice.
- Eh bien ! dit Stanislas, va trouver Alliot et dis-lui de te porter sur son état pour cinquante écus de gratification que je te ferai pendant trois ans, pourvu que tu t'acquittes bien de ton service.
Alliot avait fort à faire pour équilibrer le budget de son maître, sous la direction du chancelier de la cour, M. de la Galaizière.
A l'instar des Bourbons, le roi de Pologne était doué du plus formidable appétit. Ses menus donneraient aujourd'hui le frisson, et comme sa table comportait journellement jusqu'à 25 couverts, la dépense, non compris le vin, se montait à environ trente mille livres par mois. Il avait toujours faim. Souvent il lui arrivait de faire avancer l'heure de ses repas, au grand ennui de ses officiers de bouche, tellement que M. de la Galaizière ne put s'empêcher de lui dire un jour :
- Sire, si cela continue, Votre Majesté finira par dîner la veille !
Il aimait les tables magnifiquement servies. C'était l'époque triomphante des surtouts. L'usage voulait que, pour les festins d'apparat, on recourût à des manières d'architectes, qui dressaient, à l'avance, des plans pour l'ornementation des tables. Stanislas raffolait des machinations de toutes sortes. Il avait imaginé un mécanisme fort ingénieux, au moyen duquel, sitôt que les laquais finissaient de desservir, il sortait, comme de dessous terre, une autre table, chargée de maisons, de bestiaux en train de paître et de parterres garnis de fleurs, enfin représentant le plus agréable paysage du monde.
Un jour, le roi fit construire une sorte de pâté monstre, affectant l'aspect d'une citadelle et formant le milieu d'un surtout splendide. Il y fit enfermer son fameux nain, Bébé, qui en sortit tout à coup «  armé de pied en cap» et tirant un coup de pistolet en l'air, à l'extrême saisissement des convives.
Bébé tenait au château de Lunéville l'emploi des fous du moyen âge. Il était né à Plaine, dans le comté de Salm, et se nommait Nicolas Ferry. On l'avait porté dans un plat à l'église pour y être baptisé, et un sabot d'homme lui avait servi de berceau. La princesse de Talmont, sa marraine, s'était donné beaucoup de peine pour son éducation, sans le moindre résultat. Il était aussi bête que méchant. Stanislas lui passait toutes ses facéties de mauvais goût. Même, en des jours de mélancolie, le roi s'était plu à composer ce pauvre distique en l'honneur de son affreux favori :
Voilà les trois jouets d'un roi cher aux Lorrains,
Griffon, son chien, son singe, avec Bébé, son nain.
Bébé régnait donc sans conteste à la cour, quand il lui arriva inopinément un rival

Lunéville
LUNÉVILLE - LE CHATEAU VU DES JARDINS LUNEVILLE AU XVIIIe SIECLE

involontaire. Vers la fin de l'année 1759 survint à Lunéville une grande dame polonaise, femme du porte-glaive de la couronne, la comtesse Humiecska, qui était accompagnée, d'un gentilhomme de sa nation, nommé Borwslaski, «  le nain le plus surprenant qui se puisse imaginer ». Tous les historiens s'accordent à vanter son esprit, son instruction, sa bonne grâce, toutes les perfections de sa petite personne. Bébé pensa mourir de jalousie en le voyant. Le gentilhomme polonais lui damait même le pion sous le rapport de la petitesse. Bébé mesurait 33 pouces (0 m,89), Borwslaski n'en comptait que 28 (0 m,75). La rage de Bébé fut telle, que, profitant d'un instant où il se trouvait seul avec son rival, il s'efforça de le jeter dans le feu, mais l'autre avait plus de poigne que lui et le rossa d'importance. Borwslaski, au reste, ne resta pas longtemps à Lunéville et poursuivit bientôt sa route vers Paris avec la comtesse Humiecska. Mais, à partir de ce moment, la santé, comme la faveur de Bébé, ne firent plus que décliner jusqu'à la fin. Il mourut à vingt-trois ans, avec tous les signes de la plus extrême vieillesse.
Le roi le fit enterrer dans l'église des Minimes, qui n'existe plus aujourd'hui. Mais sa pierre tombale est conservée au musée de Lunéville, avec son effigie gravée en or. A Nancy, au musée lorrain, on peut admirer sa statue de cire, de grandeur naturelle, revêtue de son costume de cérémonie, en brocart, l'épée en verrouil, macabre poupée, à la figure falote et au regard pervers.
La vie de la cour était assez réglée à Lunéville. Quand le temps le permettait, on allait à la chasse, généralement dans la forêt de Sainte-Anne (aujourd'hui forêt de Vitrimont), ou bien on se promenait à cheval ou en carrosse. Quand on ne pouvait pas sortir, on jouait au trictrac, jeu qui faisait fureur alors; souvent on donnait des concerts ou des représentations dramatiques. Le soir, après le souper, on causait, on faisait de la musique ou des vers. A 10 heures précises, le roi rentrait chez lui.
On a pu dire de la cour de Stanislas qu'elle était une hôtellerie entre la France et l'Allemagne. Jamais le roi n'était plus satisfait que lorsqu'il pouvait exercer l'hospitalité vis-à-vis de quelques hôtes de marque.
En 1761, le régiment des gardes-françaises devant traverser la Lorraine pour rentrer à Paris, Stanislas demanda qu'il s'arrêtât, en passant, à Lunéville.
Il reçut tous les officiers dans ses appartements, fit fermer les portes, et leur dit, avec sa bonhomie coutumière :
- Mes bons amis, l'étiquette est restée derrière cette porte. Vous êtes ici en famille, auprès d'un père tendre qui veut dédommager ses enfants des fatigues de la guerre.
Il leur fit servir un souper magnifique et s'efforça de les distraire par tous les moyens en son pouvoir. En leur souhaitant bon voyage, au moment de leur départ, il leur dit:
- Je n'ai pas besoin de vous recom-

Lunéville
LUNEVILLE - INTÉRIEUR DE LA CHAPELLE DU CHATEAU

Lunéville
LUNÉVILLE SALLE DES TROPHÉES, ACTUELLEMENT SALLE DH REUNION DES OFFICIERS DE LA GARNISON

mander d'aimer ma fille. Je parle à des Français. Elle est la femme de votre roi.
Une étroite affection unissait le père et la fille. Ils s'écrivaient continuellement. Stanislas était le confident attendri de toutes les douleurs de Marie Leczinska. Au fond, ils pensaient de même. Et si la reine de France avait pu déplorer jadis de voir son père s'affaisser sous le joug des philosophes, à mesure qu'il avançait en âge, elle pouvait constater avec bonheur qu'il leur échappait peu à peu pour se donner tout entier à la pratique de la religion.
Bientôt une même angoisse les étreignit tous les deux, au sujet des Jésuites, que l'influence des philosophes cherchait à faire bannir de France. Le père et la fille appréciaient également ces religieux, parmi lesquels l'un et l'autre avaient depuis longtemps choisi leurs confesseurs (3). Les mémoires du temps témoignent qu'ils défendirent de toutes leurs forces les intérêts de l'illustre Compagnie près du roi très chrétien. Mais Louis XV, malheureusement, s'inquiétait assez peu de leurs sentiments, et, absorbé par ses plaisirs, laissa faire ses ministres à leur guise. L'arrêt d'expulsion des Jésuites fut prononcé le 6 août 1762.
La reine de France, navrée, écrivit aussitôt à son père pour épancher sa douleur dans son sein. «  C'est une sotte chose que d'être reine », lui disait-elle, ajoutant cette phrase prophétique : «  Hélas ! pour peu que les choses continuent à aller comme elles vont, on nous dépouillera bientôt de cette incommodité. »
Stanislas, en cette circonstance, fit preuve d'un courage que n'eurent pas de plus puissants princes. Il donna l'hospitalité aux proscrits dans ses Etats, rachetant ainsi noblement les faveurs accordées naguère à leurs plus mortels ennemis.
En même temps, il multipliait ses charités et ses bonnes oeuvres, comme préparation à sa fin qu'il sentait prochaine, car il devenait tous les jours plus débile et plus cassé.
Il était déjà bien malade, quand la mort prématurée du dauphin, son petit-fils, lui porta un coup terrible (20 décembre 1765). Dès lors, la marche lui fut interdite, et il dut renoncer à se promener dans ses jardins.
Il voulut qu'on célébrât un service solennel pour le dauphin dans l'église primatiale de Nancy, le 3 février suivant, et se mit en voyage pour y assister en personne, malgré l'état précaire de sa santé. En passant devant la chapelle de Bon-Secours, il y entra et y pria longuement, dans le choeur, sur le caveau même de la reine Opalinska. Il dit, en sortant, à la marquise de Boufflers qui l'accompagnait :
- Je pensais tout à l'heure que, dans bien peu de temps, je serai trois pieds plus bas que je n'étais.
Il revint le 4 février à Lunéville.
Le 5 février, s'étant levé de fort bonne heure, le roi s'assit au coin de son feu, congédia ses gentilshommes et se mit à fumer sa pipe. Le roi portait une robe de chambre de soie ouatée fort légère, présent de la reine de France, et une «  coiffe » de nuit attachée par un ruban. Ayant fini de fumer sa pipe, il voulut la reposer sur là tablette de la cheminée et commit l'imprudence de se lever et-:de se rapprocher du feu, sans prendre garde aux pans volants de sa robe. Ils s'enflammèrent aussitôt.; Le roi sonna, cria,: hurla, selon sa propre expression. Personne n'accourut. Ni le valet de chambre de service: ni le garde du corps de faction n'étaient à leur poste. Ce fut une servante, occupée à laver les vitres à l'étage supérieur, qui l'entendit la première et donna l'alarme. On se précipita dans l'appartement du roi. Mais là porte, en s'ouvrant avec violence, activa les flammes, et on ne parvint à éteindre le malheureux, souverain qu'en le roulant dans les couvertures de son lit.
Comme il n'avait rien perdu de ses facultés, malgré ses cruelles brûlures, on espéra d'abord le sauver de cet accident funeste.
La nouvelle s'en était répandue promptement. La ville entière fut en rumeur. Tous les paysans du voisinage accoururent, et, ne trouvant plus de place dans les auberges, ils campèrent dans les avenues des Bosquets, sous les fenêtres de l'appartement du roi. Touché de leur sollicitude, le bon Stanislas leur fit distribuer des vivres et de l'argent, disant à son fidèle Alliot :
- Tâchez aussi de leur faire entendre de ne pas tant s'alarmer de mon état.
Malheureusement, la fièvre ne tarda pas à se déclarer, les plaies noircirent, et le roi tomba dans un engourdissement fatal. Le cardinal de Choiseul, primat de Lorraine, administra les derniers sacrements à Sa Majesté; le clergé descendit la châsse de Saint-Sigisbert ; le peuple fit des processions solennelles, comme à la veille d'une calamité publique. Mais Dieu en avait décidé autrement, et Stanislas Leczinski expira pieusement le 23 février 1766.
Après plusieurs jours d'exposition solennelle dans le château, le corps du roi fut transporté.proçessionnellement de Lunéville à Nancy, la nuit; par un temps épouvantable, à la lueur des torches, au milieu d'une si grande multitude de peuple que le cortège en était retardé. La désolation éclatait partout. Un mois ne s'était pas écoulé depuis la dernière visite du roi au sanctuaire de Bon-Secours, et il y revenait, selon sa parole, «  trois pieds plus bas ».
Le monument de Stanislas fût érigé-dans le choeur, en face du monument de Catherine Opalinska, sa femme. La majesté de ces deux tombeaux, la pureté de leurs lignes, l'ampleur magistrale de leurs draperies, les placent comme modèles du genre dans le style du temps, immédiatement après le-tombeau célèbre du maréchal dé Saxe (4).
Quant aux entrailles de Stanislas, ayant été séparées de son corps, selon l'usage ancien, elles, furent placées dans.une urne de pierre, à l'église de Lunéville, et profanées à la Révolution. L'urne vide existé seule encore.
Le château de Lunéville, cadre harmonieux et grandiose de cette aimable cour, est devenu le siège officiel de la 2e division de cavalerie indépendante, de la division d'avant-garde des frontières. Il renferme les logements de trois généraux, un cercle militaire, une chapelle désaffectée, un théâtre qui ne l'est pas, les bureaux de l'état-major et un demi-régiment de dragons. L'Etat, malheureusement, l'entretient juste assez pour l'empêcher de crouler. Après les «  amis du Louvre » et les «  amis de Versailles », n'aurons-nous pas les «  amis de la Lorraine » pour préserver de la ruine les splendides constructions du duc Léopold et du roi Stanislas ?
Sous les plafonds branlants des anciens appartements d'honneur, on prétend que des bruits étranges résonnent la nuit, quand tout dort au château. Des pas furtifs ou pesants font craquer les vieux parquets, sans que jamais personne ait pu en reconnaître la cause inexplicable. Serait-ce l'ombre du bon roi Stanislas ou de la pieuse reine, son épouse, ou plutôt l'âme en peine de quelque encyclopédiste ?

GASPARD DE WEEDE.

(1) L'auberge de la Croix de Lorraine existe encore à l'entrée de la rue de Villers.
(2) Oeuvre de Jean Lamour.
(3) Le P. Biegauski était le confesseur de Marie Leczinska, et le P. de Menoux celui de Stanislas.
(4) A Strasbourg, dans le temple protestant de Saint-Thomas.


Mentions légales

 blamont.info - Hébergement : Amen.fr

Partagez : Facebook Twitter Google+ LinkedIn tumblr Pinterest Email