Terre de Lorraine : sites et paysages, nos vieilles coutumes, les faiseurs d'âmes de la Lorraine
Badel, Émile (1861-1936)
Impr. de Rigot (Nancy) - 1917
LE BOUVROT ET LE PORQUEMAL
Ce matin-là, le paulier du curé de Blâmont fut éconduit de singulière façon par un bourgeois de céans, Dominique Carnet, le père Minique, comme on disait.
Suivant son habitude, il s'en était venu, au nom de son seigneur et maître, percevoir la dîme des porcelets ou cochons de lait... et comme la truie du Minique n'avait jamais eu d'accointance avec le voyrel de M. le Curé, le propriétaire des petits gorets jurait et tempêtait comme un beau diable, affirmant que le messire prêtre n'aurait pas un seul de ses amours de pourceaux.
Et fait et dit... l'affaire fut portée devant le conseil de ville, puis devant les Messieurs du bailliage, et la sentence fut telle : « Attendu que le dit curé ne peut prétendre à la
dîme des cochons de lait qu'autant qu'il fera comme ses prédécesseurs la nourriture d'un porquemal... »
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C'était, en effet, une donc moult vieille coutume par toute notre Lorraine, es villes comme es villages, que ce porquemal ou voyrel entretenu soigneusement par les curés, dans une rang voisine du presbytère.
C'était toute une histoire que ce porquemal, ce bon gros verrat à soie, bien chauyié et bien dorloté, et qui devait engendrer, bon an mal an, tant de petits gorets au groin
rose, espoirs des familles nombreuses de nos paysans et des laboureurs de la
Vezouse.
Un seul devait être emmy le village, un seul, logé, nourri, entreténé par les soins du curé de l'endroit, comme le toré banal et le peut bouc aux puissantes odeurs.
Le curé avait tous ces droits : pour le taureau communal, on lui octroyait quelque beau et large pré, qu'on nommait le bouvrot, bien-fonds attaché à la cure pour la nourriture de l'animal; pour le porquemal (ainsi nos pères appelaient le mari de la truie), il y avait un champ de pommes de terre, spécialement affecté, et pour le bélier ou le bouc, quelques pâtis bien gras, croyez-le.
Et le curé de Blâmont avait voulu s'affranchir de cette logée des trois mâles de la communauté, sans néanmoins oublier d'envoyer son bon paulier pour tirer la dîme sur les travaux annuels des trois bêtes parmi les troupeaux de la ville et des alentours.
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Ce curé du temps passé voulait bien agripper les revenus, mais il refusait de loger et de nourrir les papas des petits nouveau-nés, agnelets, veaux et roses porcelets.
Quand on lui disait : « La coche du père Minique a fait sa litée », ou bien : « la chèvre du grand Colas a eu ses biquits la nuit de devant », le bon pasteur envoyait son paulier à la rescousse, afin de prélever un marcassin ou de soutirer quelque cabri.
Et pourtant la coutume était nette et formelle, et nul ne s'y pouvait soustraire.
Il était dit : « Celui qui aura le toré banal à demeure, la communauté lui baillera un bouvrot de prés, chènevières et hommées de jardin; celui qui détiendra au tect le porquemal ou le ouéré, on lui octroyera, en retour, le douzième de la litée des fécondes truies; et s'il n'y a pas nombre en la première litée, on s'en accommodera autrement; et s'il y en a sept, on en donnera un au curé.
« Quant au bélier, tous les ans à la Saint-Georges, le curé, pour le travail de sa bête, recevra une dîme sur les agneaux, et sur la laine des moutons et des
berbis. »
C'était, pensez bien, largement payé, et plus d'un cultivateur aujourd'hui agréerait cet entreténement du taureau banal, du porquemal et du bélier reproducteur.
En maints villages de notre région, il est encore des cantons de terres, certains lieux-dits qui portent ce vieux nom de bouvrot et de
porquemal.
L'origine n'est pas douteuse... c'était là que les curés d'autrefois gros décimateurs ou réduits à la portion congrue, faisaient paître leurs bêtes, les bêles nobles achetées à la foire par tous les paysans, et qu'on leur laissait en subsistance, leur vie durante, pour oeuvrer à l'oeuvre de vie, et donner aux gens, plein leurs étables et leurs réduits, des génisses et des veaux, des brebis et des agnelets, des cochons, encore des cochons, des tas de petits messieurs velus de soie, qui devaient, aux jours du suivant hiver, être égorgés sur l'aire battue, vidés et salés, et transformés en saucisses, en boudins, en jambons, en bonnes grosses bandes de lard.
Le bouvrot et le porquemal... comme tout cela est loin, et comme c'est pourtant une des plus curieuses institutions de notre pays lorrain, qui donnait ainsi des profits et des charges à celui qui vivait seul et sans famille, au milieu des bons paysans, nos ancêtres !
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