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Florent Schmitt et l'Allemagne nazie (2)
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Nous avons déjà évoqué dans l'article Florent Schmitt et l'Allemagne nazie, les relations étroites du compositeur Florent Schmitt avec l'Allemagne nazie et le régime de Vichy, comportement qui a de toute évidence nuit à ce compositeur blâmontais pourtant promis à une grande renommée.

Mais c'est l'étonnant texte d'introduction d'une conférence présentée en Lorraine en décembre 2015 qui nous amène à produire quelques documents complémentaires :
«  Florent Schmitt (1870-1958) compositeur lorrain injustement méconnu.
Natif de Blamont, Florent Schmitt, contemporain de Debussy et de Ravel, n'a pas leur notoriété. Quelques comportements imprudents sous l'Occupation ne justifient pas ce long «  purgatoire ». »

Nous n'engageons ici aucune polémique, mais apportons des éléments historiques, car si l'on peut différencier le comportement d'un artiste de son oeuvre, il est exagéré dans le cas de Florent Schmitt de le qualifier d' «  injustement » méconnu, à cause de «  quelques comportements imprudents sous l'Occupation ».

C'est bien dans le domaine musical que Florent Schmitt devient membre en 1935 du «  Comité France-Allemagne », puis qu'il copréside plus tard sous Vichy la section musicale du groupe volontairement intitulé «  Collaboration » (qui fait suite à partir de 1941 à l'ancien comité France-Allemagne, toujours sous l'égide de l'ambassadeur d'Allemagne Otto Abetz. La section musicale est présidée par Max d'Ollone, et les deux présidents d'honneurs sont Florent Schmitt et Alfred Bachelet).

Les «  imprudences » n'ont donc pas commencé sous l'occupation, et il convient de revenir précisément sur le cri de «  Vive Hitler » lors d'un concert de Kurt Weil le dimanche 26 novembre 1933 à la Salle Pleyel.

Nous avons donné précédemment la version de Lucien Rebatet dans l'Action Française du 2 décembre 1933, mais voici l'article de Comoedia du 27 novembre :
Liste chronologique des articles de presse :
- Comoedia, 27 novembre 1933
- Le Matin, 27 novembre 1933
- Le Petit Journal, 27 novembre 1933
- Le Populaire, 28 novembre 1933
- Paris-Soir, 1er décembre 1933
- L'Action Française, 2 décembre 1933
- Le Petit Journal, 2 décembre 1933
- L'Oeil de Paris, décembre 1933
- Le Petit Journal, 5 décembre 1933
- Marianne, 6 décembre 1933
Les Nouvelles littéraires, 9 décembre 1933
- Mercure de France, 1er janvier 1934
 

Comoedia
27 novembre 1933

On a crié «  Vive Hitler ! » à la Salle Pleyel...
...pour protester contre quelques... «  chansons » de Kurt Weill


Hier après-midi, au cours d'un concert donné à la Salle Pleyel et dont notre collaborateur Paul Le Flem rend compte par ailleurs, Mme Madeleine Grey interprétait, en première audition, trois chansons de Kurt Weill, l'auteur de L'Opéra de Quat-Sous, qui a quitté l'Allemagne depuis quelques mois à la suite du mouvement antisémite. La première chanson, La Vendeuse, fut accueillie avec un certain succès, ainsi que la seconde, La Parente pauvre. Mais la troisième, intitulée prétentieusement, Ballade de César, ne fut pas du goût de deux spectateurs qui, lorsqu'elle fut terminée, crièrent d'une voix forte: «  Vive Hitler ! »
Le cri surprit. Des applaudissements y répondirent. Mais les protestataires s'entêtaient: «  Vive Hitler! Vive Hitler ! » répétaient-ils; et l'un d'eux ajouta exactement:
- Nous avons assez de mauvais musiciens, en France sans qu'on nous envoie tous les Juifs d'Allemagne.
Mme Madeleine Grey, prenant pour un encouragement les applaudissements de la salle, amusée par l'incident, bissa sa «  ballade césarienne ».
Les protestataires firent entendre à nouveau leur cri de: «  Vive Hitler ! » dont les spectateurs, cette fois, un peu interloqués, comprirent l'intention. Des applaudissements récompensèrent le mérite de l'interprète. Des agents parurent. Il y eut un léger remous dans le fond de la salle, les protestataires sortirent et la discussion se poursuivit dans le hall et jusque sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré.
L'incident a pu sembler badin. Il est indicatif: c'est la première fois qu'un Français crie: «  Vive Hitler ! » dans un endroit public. Et ce Français - qu'il nous permette de le nommer - c'est M. Florent Schmitt, un maître de la musique française, qu'accompagnait un de ses amis, lequel, du reste, s'est associé à ses protestations.
Qu'on ne s'y trompe pas: c'est la première goutte d'eau qui annonce l'orage.
Si encore M. Kurt Weill nous avait vraiment apporté quelque chose ! Mais jugez par vous-mêmes; voici le «  corps du délit »:
Rome est une ville où les Romains ont du sang bouillant dans les veines
La tyrannie de César les agaçant, aussitôt leur colère se déchaîne.
«  Garde-toi des Ides de Mars » Et malgré cet avertissement
César se crut maître de Rome et poursuivit tous ses buts insolents (bis)
Ebloui par cette réussite, on n'entendait que lui au Capitole.
Il raillait les conseils des sénateurs se moquant de leurs bonnes paroles.
Le fier sang des Romains ne fit qu'un tour, pour César plus d'amis fidèles!
Les amis ne pouvant lui servir qu'à poursuivre son but personnel. (bis)
En cachette, les conspirateurs se concertent la nuit pleins d'ardeur
Et le jour des Ides de Mars, de César, Brutus perça le cœur.
Hébété, César s'écroule à terre. sans comprendre, fixant son assassin :
«  C'est toi, Brute » crie-t-il en latin, car c'est la langue de tous les Romains.
Que personne ne se laisse mener par l'ambition ou la folie.
Par le glaive César voulut régner c'est le poignard qui lui ôta la vie.
Par le glaive César voulut régner c'est le poignard qui lui ôta. la vie.


Vraiment, comme l'a dit un homme qui avait de l'esprit, c'est «  de la musique que c'est pas la peine ». Et les paroles, donc !
Paul ACHARD.
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Les faits sont indéniables, rapportés aussi par le chef d'orchestre Maurice Abravanel ; ils firent les gros titres de nombreux journaux, et attirèrent nombre de commentaires, parfois favorables à Florent Schmitt (comme René Dumesnil dans le Mercure de France, qui a lui-même participé aux «  protestations »), ou du moins cherchant à expliquer la «  manifestation » par des circonvolutions alambiquées sur la préférence française, le respect de la qualité, et même le souci du contribuable et des subventions ! On sent d'ailleurs la gêne des amis de Florent Schmitt à justifier publiquement leur position commune : ainsi la phrase de Florent Schmitt, citée «  exactement » par Comoedia, «  Nous avons assez de mauvais musiciens, en France sans qu'on nous envoie tous les Juifs d'Allemagne », devient amoindrie sous la plume de René Dumesnil «  Nous avons assez de mauvaise musique en France sans accueillir celle que nous apportent les émigrés allemands.».

Mais l'article du Populaire ci-dessous est d'une autre tonalité, et celui de
L'Oeil de Paris propose une intéressante hypothèse : «  il s'agissait d'une mélodie de belle allure dont le poème, sous le couvert de l'antiquité, fait allusion à la dictature hitlérienne ».
Car l'œuvre de Kurt Weill, jouée à Paris ce 26 novembre 1933, s'appuie un livret de Georg Kaiser ; après la première en Allemagne, le 18 février 1933, l'opéra Der Silbersee, violemment critiqué par les nazis, perturbé par les SA, menacé par le Völkischer Beobachter, est interdit le 4 mars par le NSDAP, et retiré simultanément des trois scènes de Erfurt, Magdebourg et Leipzig.
Puis les ouvrages de Georg Kaiser sont soustraits des bibliothèques et brûlés en place publique le 5 mai 1933. Car le vers «  Par le glaive César voulut régner, c'est le poignard qui lui ôta la vie. » (Cäsar wollte mit dem Schwert regieren, und ein Messer hat ihn selbst gefällt), sur lequel ironise (naïvement ?) Paul Achard, est effectivement une allusion directe à la prise de pouvoir par Hitler, devenu récemment chancelier le 30 janvier 1933, et la musique qui ponctue Cäsars Tod est une parodie de marche militaire : les nazis ne s'y sont pas trompés lors des premières de l'opéra !
Ce que sait L'œil de Paris, le milieu culturel parisien ne peut l'ignorer : l'explication du cri de «  Vive Hitler », lancé précisément lors de Cäsars Tod, est ainsi une hypothèse fort plausible, bien éloignée d'une simple avis musical ou de l'expression d'un protectionnisme artistique.

Voici donc l'ensemble des articles dont nous avons trouvé trace :

Le Matin
27 novembre 1933

LES GRANDS CONCERTS
Un sérieux mouvement semble se dessiner chez nous, depuis quelque temps, en faveur des musiciens français, créateurs et interprètes. Sans doute, l'hospitalité. la courtoisie, la camaraderie dont nous usons à l'égard des étrangers ne sont-elles blâmées de personne. On y remarque les traits mêmes de notre caractère généreux et nul ne nous les reproche. Ce que l'on trouve excessif, c'est l'espèce de préférence accordée à tout ce qui vient du dehors, la sorte de disgrâce infligée à nos nationaux. Si l'infériorité réelle de ces derniers justifiait de tels sentiments, on s'inclinerait plus ou moins volontiers mais, fort heureusement, il n'en est pas ainsi et nous entendons souvent à Paris des exécutants et des productions médiocres, représentant mal l'esprit du pays qui nous les envoie, ne nous apportant rien d'instructif ni d'intéressant. Une sélection s'impose.
Elle nous permettra de ne pas confondre dans un égal enthousiasme les grands maîtres et les petits essayistes. Qui oserait s'étonner, notamment, de l'universelle souveraineté wagnérienne ? Qui désapprouverait l'orchestre Pasdeloup de donner une audition intégrale de l'Or du Rhin, parfaitement à sa place au concert, sa réalisation théâtrale, si ingénieuse soit-elle, demeurant incapable de matérialiser le rêve sublime de l'auteur ? Le public aime ces vastes manifestations. Tristan l'attira naguère au Châtelet ; l'Or du Rhin le contente maintenant aux Champs-Elysées. M. Ruhlmann, entouré d'excellents artistes, exprime vigoureusement l'ample beauté du prologue éblouissant, écrit, imagé, médité (non point improvisé, vous le savez) en trois mois ! Miracle de spontanéité, d'infaillibilité à quoi l'on ne nous fournira jamais trop d'occasions de rendre hommage.
Tandis que nos foules honoraient ce chef-d'oeuvre du passé et de toujours, M. de Abravanel et Mme Madeleine Grey nous révélaient à la salle Pleyel trois airs du Silbersée (le Lac d'argent) de M. Kurt Weill : la Chanson d'une vendeuse ; la Parente pauvre ; la Ballade de César, refrains d'opérette, qui ont provoqué de véhémentes indignations.
ALFRED BRUNEAU, de l'Institut.


Le Petit Journal
27 novembre 1933

Musique allemande : «  Silbersee », de M. Kurt Weill, provoque, à l'Orchestre symphonique de Paris une manifestation.
Le hasard qui se plait et qui réussit, on ne sait comment, à créer, dans l'activité de nos associations de concerts de singulières coïncidences, les a entrainées, cette semaine, dans une sorte de confédération germanique. Et ce, lorsque les statistiques nous démontrent que, dans le temps où les théâtres français ont consacré près de huit mille représentations à des opérettes berlinoises et viennoises, les théâtres allemands et autrichiens n'ont accueilli aucune œuvre française; à l'heure, dis-je, où les compositeurs français se verront probablement -contraints de recourir à une intervention administrative. Sans doute, faut-il en accuser notre engouement naturel pour ce qui n'est pas de chez nous. Le Français concilie volontiers ses goûts sédentaires et sa curiosité en voyageant «  at home », autour de sa chambre. Mais l'hospitalité que nous venons d'accorder à Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Weber, Mendelssohn, Liszt, Wagner, et à leurs interprètes confine vraiment, cette fois, à la prodigalité.
Beethoven régnait à peu près exclusivement en maître chez Colonne notamment avec deux symphonies, dont la IXe que Paray a dirigée avec une flamme incendiaire. Il faut rendre hommage à l'équilibre, assez rare, du quatuor vocal qui réunissait Mmes Hoerner et Lina Falk, MM. Vergnes et Dupré, ainsi qu'à la vaillance avec laquelle les chœurs ont escaladé la tessiture redoutable du final. La IXe Symphonie suffirait à justifier la campagne qui se poursuit actuellement en faveur de la stabilisation du diapason normal. J'ajoute qu'avec les années, le prestige de M. Emil Sauer, un des derniers champions de la grande I école romantique du piano, demeure invulnérable au point qu'on applaudit M. Sauer sur une cadence irrésolue. Défions-nous de la précipitation dans l'enthousiasme.
Les Concerts Pasdeloup ont, spirituellement, fait couler à flots l'Or du Rhin, au Théâtre des Champs-Elysées, M. Ruhlmann manœuvrant d'une baguette irrésistible tout un peuple de dieux, de déesses, de géants, de nains et d'ondines, tandis que la Société du Conservatoire confrontait, savoureusement, la Faust-Symphonie, qui est une des créations de Liszt les plus originales, les plus libres, avec la Damnation de Faust, de Berlioz. Enfin, aux Concerts Poulet, Mme Magda Tagliafero jouait un Concerto pour piano de Mozart et le Concerto de M. Reynaldo Hahn, avec cette sensibilité, cette élégance et cette poésie qui donnent tant de prix à sa présence au clavier. Les Fontaines de Rome, de Respighi, les Escales de M. Jacques Ibert et Mme Tagliafero, trinité latine, nous ont fait oublier quelques instants, les fastes du Walhalla. Mais les importations de l'inédit, reliques ou primeurs, provenaient elles-mêmes, comme nous allons le voir, de nos frontières de l'Est.
J'ai la faiblesse, voire la perversité, d'aimer le clavecin pour tous les mirages qu'il éveille dans le passé et je pense, comme mon vieux maître Gigout, qu'on pourrait lui restituer plus souvent son répertoire, ne serait-ce que le clavecin bien tempéré de J.-S. Bach. En exécutant avec infiniment de délicatesse et de vivacité le ravissant Concerto en sol majeur de J.-Ch. Bach, ainsi que ses propres Aquarelles, qui assouplissent ingénieusement le clavecin à l'expression de la pensée moderne, Mme Roesgen-Champion préparait assez mal, en vérité, les auditeurs de l'orchestre symphonique de Paris aux trois airs extraits du Silbersee de M. Kurt Weill. La partition de Silbersee, composée d'après un drame romantique de M. Georg Kayser, est une des œuvres les plus récentes de l'auteur de ces Sept péchés capitaux qui firent naguères quasiment scandale. La chanson d'une vendeuse, La parente pauvre relèvent de ce style populaire en prise directe, dont on incrimine la vulgarité non sans raison, de ce réalisme qui, depuis quelque quinze ans, ont tenté de refouler dans les limbes la «  musique à l'estompe ». Vulgarité, ici certes, volontaire, consciente d'ailleurs. On croit frôler le music-hall dans cette sorte de mazurka de la Vendeuse entrecoupée de deux mesures d'une valse éperdue, dans la Parente pauvre et jusque dans la Ballade de César, parodie d'une marseillaise tragique ponctuée d'accords sourds et lourds. Peut être cette musique convient-elle, à tous égards, au climat du drame qu'elle illustre. Elle usurpe inutilement, ici, une place au milieu d'un programme symphonique. Et c'est ce qu'ont voulu marquer les protestations violentes de quelques musiciens notoires. Il est superflu d'ajouter que l'art si intelligent, si intimement pénétrant de Mme Madeleine Grey qui tint courageusement tête à l'orage, n'est point en cause.
C'est M. de Abravanel, chef d'orchestre allemand, musicalement éduqué, si Je ne me trompe, à Lausanne, qui suppléait d'une main experte M. Monteux. Chez Lamoureux, où la Symphonie de M. Dukas arborait nos couleurs nationales, Mme Lotte Lehmann chantait, avec son succès rituel, quelques lieder, ainsi qu'un air de la Mégère apprivoisée de Hermann Goetz, enfant de Kœnigsberg, fort peu connu en France, mort en 1876 et chez qui ce fragment trahit, dans un style classico-romantique mais non servile, dont le lyrisme fait songer parfois à Schumann, une personnalité assez caractéristique, pour qu'on ne l'ignore point sans péché, péché véniel, si vous voulez. Je ne vous cacherai point que c'est à Mozart que nous devons cette fois encore, la révélation. Et je transpose à l'octave d'une semaine les Litanies du Saint-Sacrement, qui se sont déroulées à la salle Pleyel, en appelant, d'ores et déjà, d'autre part, votre attention sur les auditions avec commentaires consacrées par le pianiste Gil-Marchex, à l'histoire de la musique de danse. C'est un panorama qu'il ne faut pas négliger.
Paul Dambly.


Le Populaire
28 novembre 1933

Salle Pleyel
M.Florent Schmitt a crié Vive Hitler !

Dimanche après-midi, au cours d'un concert donné à la Salle Pleyel, par l'Orchestre Symphonique de Paris, Mme Madeleine Grey interprétait trois mélodies de M. Kurt Weill, le célèbre auteur de l'Opéra de Quat'Sous, quand deux spectateurs clamèrent d'une voix forte : «  Vive Hitler ! »
«  Vive Hitler ! Vive Hitler I », le cri ne cessa d'être répété par les deux mécontents que Mme Madeleine Grey n'eût fini de chanter.
On vit alors se lever M. Florent Schmitt, le compositeur bien connu, qui s'écria : «  Nous avons assez de mauvais musiciens en France, sans qu'on nous envoie tous les Juifs d'Allemagne ! »
M. Kurt Weill, en effet, a dû quitter l'Allemagne à la suite du mouvement antisémite. On comprend dès lors la signification du cri de M. Florent Schmitt cri odieux, indigne de l'auteur du Psaume.
Certes, on ne saurait faire grief à M. Florent Schmitt d'être nationaliste et antisémite. Il a le droit d'avoir l'opinion qu'il lui plaît, bien qu'il ne saurait impunément l'imposer aux autres. Ce peut être un admirable artiste et à la fois raisonner comme un tambour, tout grand musicien soit-il.
Il ne devrait pas oublier, non plus, tout ce que sa musique doit à celle de l'étranger et surtout à l'allemande. Un de ses confrères a dit de son oeuvre : «  Elle est toute la musique », voulant exprimer par cette boutade que l'art de M. Florent Schmitt avait bu à toutes les sources.
Il est regrettable qu'avant de crier «  Vive Hitler ! », il n'ait pas mesuré la dette qu'il doit à la musique internationale, où il s'est aventuré avec sa puissante personnalité, sa vive sensibilité, et aussi son ingratitude.
Peut-être m'est-il permis de dénoncer cette muflerie, car, nul plus que moi n'a été émerveillé par l'extraordinaire Quintette, la magnifique Tragédie de Salomé, le sublime Psaume, ni plus reconnaissant à Florent Schmitt de l'aide qu'il a si souvent accordée aux musiciens de chez nous et d'ailleurs.
- Que la France accorde, au moins, sa généreuse hospitalité aux vrais artistes, qu'elle ne sacrifie pas les siens aux étrangers sans talent.
J'entends bien. Aussi doit-on déplorer que par snobisme, par vile surenchère, par influence de coteries, on essaie de nous imposer des ouvrages médiocres. M. Kurt Weill est admirable quand il compose l'Opéra de Quat'Sous ; il est insignifiant quand il écrit les mélodies que l'Orchestre Symphonique de Paris a infligées dimanche à ses auditeurs.
Il existe partout des musiciens de très grande valeur, que les concerts veulent ignorer. Pourquoi les accueille-t-on si mal ? Pourquoi récompenser surtout l'habileté, l'intrigue, la faveur mondaine ?
Est-ce pour cela que M. Florent Schmitt s'est aussi profondément indigné ? Alors, il aurait dû le dire en d'autres termes. Dommage que ce musicien dont l'oreille est si fine ait une langue aussi lourde.
Mais s'il croit avoir fait oeuvre de patriotisme en criant «  Vive Hitler ! » dans un endroit public, en France, il se trompe. Fausse note, cher M. Florent Schmitt, fausse note !...
Roger LESBATS.


Paris-Soir
1er décembre 1933

Une mise au point nécessaire
Toute autre affaire cessante, il convient de donner ici son véritable sens à la violente manifestation qui a éclaté dimanche dernier à la salle Pleyel, à l'occasion de l'exécution de trois chansons de M. Kurt Weill.
Cette manifestation, dont des compositeurs ou des critiques musicaux ont pris l'initiative, a eu pour but de protester contre la médiocrité d'une œuvre dont rien ne justifiait l'inscription au programme de l'O.S.P. : en s'y livrant, M. Florent Schmitt, qui rédige le feuilleton du Temps, M. René Dumesnil et M. Marcel Delannoy, qui signent respectivement ceux du Mercure de France et de Notre Temps, n'ont pas prétendu troubler gratuitement l'atmosphère d'une salle de concert, pas plus que MM. Paul Achard et Paul Le Flem, qui relatent l'incident dans Comoedia, ou M. Alfred Bruneau, qui s'en fait l'écho dans le Matin, ou nous-même, dans ces colonnes, ne voulons abuser de l'obligeance de nos lecteurs.
Non. Si nous donnons les noms des responsables, qui appartiennent à des journaux de toute nuance politique, et que nous nous associons de tout notre cœur à leur geste, c'est que la question dépasse probablement les bornes de la politique, ou plutôt qu'elle s'adresse à tous les Français. Il ne s'agit de rien moins que de la sélection qui s'impose, M. Alfred Bruneau le dit très justement, dans l'importation de la musique étrangère. Et il faut bien convenir qu'à cet égard les «  productions » de M. Kurt Weill, qui ne sont que des sous-produits de ce qu'il fait depuis plus de dix ans dans le genre où il s'est spécialisé, étaient vraiment indignes de briguer l'attention d'un auditoire parisien au moment précis où la musique française éprouve les pires difficultés à franchir les frontières du pays. On fait malheureusement assez de mauvaise musique en France sans recourir à la sienne.
Nous n'avons pas l'esprit étroit. Nous croyons savoir dans quelle mesure, et de quelle manière, l'art doit être international. Nous applaudissons fort bien au succès, à Paris, de Mmes Lotte Schœne, Lotte Lehmann, Maria Muller ou de M. Melchior, quand l'Opéra de Vienne engage une Roumaine comme Mme Ursuleac, une Tchèque comme Mme Hadrabova, quand notre Georges Thill ou notre Ninon Vallin partent pour les Amériques, notre Germaine Lubin pour l'Europe Centrale, ou que Londres se prépare à fêter Mme Yvonne Printemps. Nous accueillons un Toscanini ou un Furtwaengler, un Georgesco ou un Bruno Walter comme on accueille à l'étranger MM. Pierre Monteux, Philippe Gaubert, Albert Wolff ou Vladimir Golschmann.
Mais il faut que cela en vaille la peine !
Et puis ce qui est non seulement admissible, mais souhaitable pour les interprètes, demande à être examiné de plus près lorsqu'il est question des compositeurs. Car, pour ce qui est des œuvres, ainsi que nous l'expliquons plus haut, les échanges sont de plus en plus réduits. Et le gros contingent d'émigrés qui s'est réfugié chez nous ne peut, à cet égard, nous procurer aucune compensation ni aucune réciprocité.
Nous irons plus loin. Nous déclarerons que, dans le domaine du cinéma sonore et de l'opérette, les directeurs feraient bien d'être à l'avenir plus prudents qu'ils ne l'ont été jusqu'ici dans leurs choix, s'ils veulent éviter que les esprits ne s'échauffent. Les partitions étrangères ne bénéficient pas, en l'occurrence, d'une simple hospitalité : elles nous envahissent, luxueusement montées, sans avoir l'excuse de la qualité.
Ce n'est pas être chauvin que de défendre, sur ce point, les intérêts de ceux qui nous entourent. Il est regrettable que M. Gabriel Pierné soit obligé d'aller porter son Fragonard à la Monnaie de Bruxelles, que MM. Albert Roussel et Marcel Delannoy conservent chacun dans leurs cartons des ouvrages charmants.
Pierre-Octave FERROUD.


Le Petit Journal
2 décembre 1933

AU CLUB DU FAUBOURG
L'affaire Florent Schmitt contre Kurt Weill
Cet après-mld1, à 14 heures, 7; rue Pierre-Demours séance présidée par Léo Poldès. Les artistes allemands en France. Y a-t-il un péril pour Les artistes français ? Les Incidents de la salle Pleyel. M. Florent Schmitt contre M. Kurt Weill, avec MM. P.O. Ferroud, René Dumesnil, etc...


L'Oeil de Paris
Décembre 1933

Florent Schmitt et Kurt Weill
On a peu parlé des incidents symptomatiques qui eurent lieu il y a une huitaine de jours à la salle Pleyel. Ils valent pourtant qu'on fasse autour d'eux quelque bruit. Kurt Weill, le musicien allemand que ses conceptions artistiques et ses origines israélites ont chassé d'Allemagne, donnait à un concert de l'Orchestre symphonique de Paris la première audition de trois mélodies nouvelles. Les deux premières passèrent fort bien et la troisième obtint même un tel succès que le public demanda à Mme Madeleine Grey de la bisser.
C'est alors qu'on entendit à l'orchestre une voix s'écrier :
- A la porte les Juifs boches et leur musique !
Et d'autres considérations peu amènes.
Il y eut évidemment en retour des applaudissements frénétiques à l'adressé de Kurt Weill, un peu de tumulte partout, et, lorsque la secondé audition se termina - il s'agissait d'une mélodie de belle allure dont le poème, sous le couvert de l'antiquité, fait allusion à la dictature hitlérienne - ce fut presque du délire. L'interrupteur n'avait en sommé réussi qu'à provoquer une belle manifestation en l'honneur de Kurt Weill.
Mais sait-on qui était ce protestataire ? M. Florent Schmitt lui-même, dit-on. Est-il hitlérien, antisémite ou simplement n'aime-t-il pas la musique de Weill ou réprouve-t-il l'engouement dont elle jouit aujourd'hui ?
C est la question qui se pose.

Les affiches du Club du Faubourg semblaient annoncer un match de boxe. On n'échangea pourtant pas de coups de poing et tout se passa fort courtoisement. Mais ceux qui vinrent, croyant voir Florent Schmitt en personne et Kurt Weill en chair et en os, furent peut-être déçus.
Il n'y eut que M. Léo Poldès qui lut un article de M. P.O. Ferroud, racontant comment et pourquoi Florent Schmitt cria «  Vive Hitler ! » après avoir entendu la musique de M. Kurt Weil ; il n'y eut qu'une brève intervention de M. René Dumesnil, critique musical du Mercure de France (qui était avec Florent Schmitt lors de la manifestation) ; et il y eut surtout une conclusion de M. Georges Pioch qui dit excellemment ce qu'il y avait à dire et qu'il ne s'agissait pas d'une vaine querelle étrangère à l'art, mais d'une querelle hors de toute manifestation n'excluant pas l'ironie ni le culte de la musique.

 

Le Petit Journal
5 décembre 1933

Pour la musique française. - Premières auditions
Je n'avais pas prévu, la semaine passée, lorsque je consacrais, avant la lettre, un court préambule aux excès des importations étrangères que, quelques instants plus tard, la manifestation dont l'Orchestre Symphonique de Paris a été le théâtre et que j'ai brièvement relatée, en apporterait, à la dernière heure, la justification de tous points «  éclatante ».
Il importe aujourd'hui de préciser la signification de cet incident, tant en raison de son retentissement, jusques au Club du Faubourg, que de la personnalité d'un de ses auteurs principaux, le compositeur Florent Schmitt, illustration de l'école française contemporaine, dont le caractère et le talent marchent de pair et chez qui l'esprit de secte ne saurait être, è. aucun égard, incriminé. M. Florent Schmitt et, à ses côtés, M. Delannoy et M. René Dumesnil entre autres, soutenus d'ailleurs, par des suffrages éminents, ont voulu protester contre l'introduction «  impertinente » dans un programme symphonique, d'une œuvre prohibée, dit-on, dans son pays d'origine par un chef de gouvernement auquel M. Schmitt, rendit, pour ceci même, un hommage inattendu et dont l'étendard «  gammé » ne révèle peut-être, en un certain sens, que la sollicitude musicale. Et ce, à une heure où la musique française, victime, à son propre foyer, de certaines intrigues mercantiles, est gravement menacée. De cette situation, au surplus, le public est, je le répète, dans une certaine mesure responsable, ce public surtout qui, par discipline mondaine, ne sort de sa retraite qu'à l'appel des festivals exotiques. Puisse être proche le jour où les snobs, ou, comme les appelait, en bon français, Jules Lemaitre, les moutons de Panurge, préféreront s'abreuver à domicile plutôt que de se faire tondre ailleurs.
La part réservée à l'inédit va, depuis quelques semaines, s'amincissant. Fin d'année, sans doute, Toutefois M. Poulet, délaissant momentanément le Conservatoire de Bordeaux, était venu reprendre, au Théâtre Sarah-Bernhardt, le commandement de son fringant orchestre pour nous présenter la quatrième partie d'une suite symphonique, les Pécheurs catalans, dont le début avait été exécuté chez Colonne en 1930, et qui est due à la plume de M. Boher, chef de la musique des Equipages de la flotte.
Là musique décrit un jour de fête au Barcarès, par une claire matinée d'été, les caravanes d'attelages rustiques, le brouhaha de la foule en liesse, le passage d'une «  cobla » catalane dont l'écho se perd dans le chant de l'office à l'église voisine, les danses du cru qu'animent des refrains populaires. Elle n'a d'autre plan que celui du texte, succession d'impressions où l'on erre un peu parfois, dont les transitions ne sont pas toujours très apparentes, mais traduites, sans recherches prétentieuses, dans une langue souple, élégante, colorée, à laquelle le folklore ajoute un élément pittoresque. On se demande, d'un certain thème, étrangement prenant, s'il est catalan ou celtique. L'orchestre, avec ses violoncelles de premier plan, sonne, de ci-de là, comme une «  Harmonie » enveloppée de clarinettes. Les Concerts Colonne et Poulet ayant fait leur devoir, il reste pour Lamoureux, Pasdeloux ou l'O.S.P. les deuxième et troisième épisode, Départ au crépuscule et Poésie du soir, à recueillir. Retenez d'ores et déjà, le nom d'une Jeune violoniste, élève de M. Boucherit, fraiche émoulue du Conservatoire, Mlle Denise Levi-Soriano, qui a joué le Concerto de Brahms avec un charme et une autorité des plus remarquables.
Pendant que Colonne et Lamoureux sacrifiaient fastueusement à Wagner, les Concerts Pasdeloup, sous la direction de M. Coppola, nous entrainaient dans une orgie latine avec une suite de Ballet où il y a bien de la grâce, extraite de Céphale et Procris, de Grétry et orchestrée par Mottl, un scherzo-caprice, pas très jeune, ce semble pour piano, de M. Pierné, joué par Mlle Chattenet, sans compter deux Concertos de Mozart et de Saint-Saëns éclos sous l'archet, toujours vainqueur, de M. Jacques Thibaud. La verve agile, pétillante, pétulante des trois pièces empruntées aux lntermezzi Goldoniani de Bessi, compositeur et organiste italien mort en 1925, ne suffit pas, en sa fièvre «  Scarlattine », à donner l'illusion d'une originalité foncière. Mais le régal - la Sérénatina, séduit par sa poésie mélancolique - en est délicat.
Mozart et Fauré sont éternels. Peu leur chaut à quelques jours près de l'actualité. Aussi je ne doute point que la Société Mozart et la Société Philharmonique, dont le Festival Fauré avait fait salle comble, ne m'accordent, dans leur intérêt même, ainsi que l'O.S.P., une semaine de crédit. Je ne saurais passer sous silence le nom de M. Alfred Bruneau, dont la Société des Concerts du Conservatoire faisait revivre, en partie, la Naïs Micoulin dans la méditation du Prélude et la quatrième scène du premier acte, avec le concours de Mlle Mac Arden et de M. de Trévi. Quant aux Concerts Siohan, où la baguette était échue à M. Munch, leur programme, studieusement élaboré et préparé, comportait la Chasse du prince Arthur, intimement visionnaire, de M. Guy Ropartz, ainsi que la première audition d'un Prélude et Fugue de Bach, orchestré par M. Schoenberg. Il ne s'agit de rien moins que du Prélude en mi bémol dont la magnificence évoque impérieusement le Louvre ou Versailles, et de la Fugue à trois sujets dite «  de la Trinité », sacrée pour les organistes. Si ceux-ci sont assez jaloux de leur répertoire, la transcription de M. Schoenberg, très fouillée, très curieusement traitée dans la sonorité archaïque des «  mixtures », au cours de la fugue en particulier, ne manquera pas de les intéresser en les désarmant.
On ne pouvait répondre plus spirituellement aux provocations Indiscrètes de l'opérette étrangère que par le truchement de Messager. La profondeur, la finesse, la distinction patricienne de quelques pages de La Basoche ou de Fortunio sur les lèvres mélodieuses de M. Baugé sont le plus efficace des exorcismes. La salle Pleyel a, samedi, expié.
Paul Dambly


Marianne
6 décembre 1933

A propos d'un concert
J'étais allé entendre, à la salle Pleyel, trois fragments du Silbersee, l'opéra de Kurt Weill que le triomphe de l'hitlérisme a brusquement fait disparaître de toutes les scènes allemandes.
J'y retrouvais quelque chose de cet accent si fort, qui nous a remués dans l'Opéra de Quat'sous. Ce sont les mêmes voix un peu rauques, où l'on sent la détresse du cœur, l'usure de la misère et du vice ; c'est la même mélancolie, qui rôde sur les frontières de la vulgarité, s'en écarte, y revient, semble sur le point d'y sombrer, puis s'en échappe au dernier moment par des finesses et des raretés inattendues. Cela nous envahit, nous prend, comme certains mélanges d'alcools. Ce que cette musique soulève dans notre sensibilité n'est certes pas ce qui s'y trouve de plus limpide ; mais elle nous émeut par quelque chose de déchirant et de doux, d'âpre et triste, par un mélange subtil de cynisme et de poésie.
Et nous applaudissions de bon cœur. On allait même bisser le dernier morceau quand, au fond de la salle, quelqu'un se mit à crier : «  Vive Hitler ! » On reconnut, dans le protestataire, un compositeur fort en vue. Manifester en faveur du Chancelier, aux dépens d'un confrère qui fut sa victime, ne parut pas d'une élégance irréprochable ; et la courtoisie envers un hôte nous força de pousser nos applaudissements jusqu'à l'ovation.
Pourtant il y avait, dans la voix gênante, une sorte d'avertissement intempestif mais juste. Cet art aux savantes aigreurs est un ragoût qui plaît à notre palais parce qu'il ne nous est offert qu'à petite dose. Supporterions-nous, toute une soirée, tant de désespoir ? Nous savons que Kurt Weill peut jouer sur d'autres registres, où il s'élève à la pureté et à la grandeur ; mais sur celui-là, le tolérerions-nous très longtemps ?
L'Allemagne a brutalement arraché de ses théâtres un art qui nous semblait en faire le principal attrait. Elle a rejeté pêle-mêle, en tant que juifs, les plus hauts talents à côté des plus suspects. Et il est facile de la railler sur ce point, car parmi les mieux doués de ses artistes, les juifs tenaient une place prépondérante. Mais il faut se rappeler le respect avec lequel les auditoires germaniques, jeunes par leur ardeur et jeunes par leur absence d'esprit critique, absorbent tout ce qui leur est présenté avec un certain sérieux. Ils ne sont pas aussi bien immunisés que nous contre les toxines littéraires ; ils demandent plus naïvement à l'art une nourriture, avant d'y chercher des plaisirs. Ils avalent gloutonnement ; puis il peut arriver, comme aujourd'hui, qu'ils revomissent. Car tout le talent du monde ne permet pas d'imposer indéfiniment à un peuple des formes de sensibilité qui sont contraires à sa nature profonde. La violence de la réaction a été l'effet d'une passivité dont on a trop longtemps abusé. Les poisons qu'on supporte en pleine santé, on ne les tolère plus en période de moindre résistance. Le sursaut de l'Allemagne a été un signe de vitalité ; mais l'effort d'un malade qui prend peur de son mal et veut en guérir ne va pas sans rudesses. Nous voyons la cause ; tâchons d'en voir aussi la contre-partie. Ce serait mauvais signe pour notre propre santé que d'y être aveugles et de ne pas savoir comprendre les raisons vitales d'une pareille révolte.
Jean Schlumberger.


Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques
9 décembre 1933

Un incident fort curieux a marqué le récital à la salle Pleyel, d'une cantatrice qui avait inscrit à son programme des pièces de Kurt Weill, auteur de ta musique du film «  l'Opéra de quat' sous ».
Le public applaudissait ces morceaux, lorsqu'une voix cria : «  Vive Hitler ! » Les ovations à la cantatrice redoublèrent. Mais les mécontents répétèrent leur cri, et l'un d'eux, qui n'était autre que l'excellent compositeur Florent Schmitt, déclara :
«  Nous avons bien assez de mauvais musiciens en France sans avoir besoin de ceux que nous envoie l'Allemagne. »
Mais la cantatrice, encouragée par le public, bissa le morceau, tandis que les protestataires quittaient la salle.


Mercure de France
1er janvier 1934

A propos de la manifestation de la Salle Pleyel: la crise des Concerts Symphoniques.

La manifestation qui s'est produite spontanément à la salle Pleyel, et qui fut si violente, à propos des trois airs de Silbersee (manifestation que j'ai tout juste pu signaler dans ma dernière chronique sans les commentaires qu'elle comporte), a bien été, comme l'a dit M. Paul Achard dans Comoedia, «  la première goutte d'eau annonçant l'orage ». Orage salutaire, et qui peut seul dégager le ciel des nuages noirs amoncelés depuis longtemps à l'horizon.
Il s'agit de la vie ou de la mort de nos concerts symphoniques, tout simplement; il s'agit de secouer l'apathie du public responsable, après tout, de l'état de décadence d'une institution sans laquelle la musique ne peut vivre. Il s'agit de ne plus accepter n'importe quoi, n'importe où et n'importe comment; de faire une différence entre une musique digne de ce nom et une musique dont la basse vulgarité ne peut trouver d'excuse - fût-elle même jouée ou chantée par des artistes dont on regrette qu'ils acceptent de prêter l'éclat de leurs noms à de si pauvres ouvrages. Le salut des concerts symphoniques, dont le nombre augmentait à mesure que les délaissait davantage une foule plus avide de sports que de plaisirs de l'esprit, ne peut être que dans la qualité des programmes et des exécutions et non point dans un abaissement du niveau artistique, car cet abaissement aurait pour effet d'éloigner les derniers amateurs de bonne musique sans attirer pour cela une clientèle moins raffinée.
Donc, ce dimanche où il nous fallut subir les trois lamentables complaintes de M. Kurt Weil, lorsque Mme Madeleine Grey eut achevé la troisième sans que rien jusqu'alors eût troublé l'audition, M. Florent Schmitt cria à pleine voix «  Vive Hitler! » Et comme ce cri causait une grande stupeur, profitant du silence, il ajouta aussitôt : «  Nous avons assez de mauvaise musique en France sans accueillir celle que nous apportent les émigrés allemands.» Quoi qu'on ait dit depuis, la manifestation n'a en rien troublé l'audition, puisqu'elle ne s'est produite qu'une fois la dernière note achevée et durant tout le bis que la cantatrice crut devoir donner. J'étais pendant tout le concert avec Florent Schmitt et Marcel Delannoy il n'y eut rien de prémédite dans cette protestation à laquelle la personnalité du manifestant donne tant de portée. Florent Schmitt a pris parti naguère pour Schonberg et l'a défendu avec cette même ardeur qu'il mettait à siffler M. Kurt Weil. Son opinion est d'ordre musical et nullement confessionnel. Peu lui importe, peu nous importe, d'où viennent les ouvrages de génie ou de simple talent.
Mais il paraît intolérable à tous les gens de bon sens que l'on nous impose à grands renforts de bravos une musique dont la seule force réside dans sa bassesse. M. Kurt Weil est l'auteur de la musique de L'Opéra de Quat'Sous et de Mahagonny, ouvrages je l'ai dit ici même qui ne sont point exempts de mérite; mais ces mérites, en quelque sorte avilis, ces procédés d'instrumentation devenus poncifs, le parti pris de platitude, le ressassement des mêmes effets de complainte mélodramatique et faussement populaire, ce «  chiqué » perpétuel, irritent à la longue les plus patients. II suffisait de L'Opéra de Quat'Sous. Il est inutile de se plagier maladroitement soi-même, de recommencer deux, trois et quatre fois la même œuvre, en descendant chaque fois de plusieurs degrés vers le néant. Et il est intolérable de voir que des snobs et des sots - mais les deux mots ne sont-ils pas synonymes ? - prennent ce néant pour des richesses, et parce que M. Kurt Weil n'est point d'ici (oh ! non) sont prêts à lui trouver tous les mérites et à l'applaudir quoi qu'il fasse.
C'est contre cette complaisance ridicule ou cette ignorance lamentable du public que l'on a protesté après Silbersee. Que les habitués des concerts fassent donc eux-mêmes ce contrôle nécessaire des programmes. Qu'ils sortent de leur torpeur. M. Alfred Bruneau le disait très justement dans son article du Matin au lendemain de la manifestation il s'agit d'imposer «  une sélection des œuvre étrangères importées ». Il s'agit de n'accepter que celles dont l'intérêt est sûr et de ne pas nous intoxiquer de produits frelatés, alors que nos compositeurs français trouvent si difficilement en France et hors de France à se faire jouer. Certes, la situation des Juifs allemands réfugiés à Paris est digne de grande pitié. Mais il serait injuste que l'on usât de cette pitié pour nous faire accepter des ouvrages dépourvus de toute valeur, ou - comme cela arrive dans les théâtres d'opérette - susceptibles de gâter définitivement le goût du public. Il ne faudrait pas qu'après avoir failli mourir du cancer américain, nous nous laissions infester par le virus judéo-allemand. Nous avons un patrimoine à défendre, une culture à protéger. La musique est internationale? Sans doute. Mais il faudrait que les «  échanges fussent simultanés et de valeur égale, qu'on ne nous fasse point accepter, contre de l'or, de la fange.
M. P.-O. Ferroud, sous le titre Une mise au point nécessaire a publié, dans Paris-Soir, au lendemain de cet incident, un article qu'il faudrait citer tout entier, et dont voici la conclusion
Nous n'avons pas l'esprit étroit. Nous croyons savoir dans quelle mesure et de quelle manière l'art doit être international. Nous applaudissons fort bien au succès, a Paris, de Mmes Lotte Schoene, Lotte Lehmann, Maria Muller, ou de M. Melchior, quand l'Opéra de Vienne engage une Roumaine comme Mme Ursuleac, une Tchèque comme Mme Hadrabova, quand notre Georges Thill ou notre Ninon Vallin partent pour les Amériques, notre Germaine Lubin pour l'Europe Centrale, ou que Londres se prépare à fêter Mme Yvonne Printemps. Nous accueillons un Toscanini-ou un Furtwaeng!er, un Georgesco ou un Bruno Walter comme on accueille à l'étranger MM. Pierre Monteux, Philippe Gaubert, Albert Wolff ou Wladimir Golschmann.
Mais il faut que cela en vaille la peine !

Et puis, ce qui est non seulement admissible, mais souhaitable pour les interprètes demande à être examiné de plus près lorsqu'il est question des compositeurs. Car, pour ce qui est des œuvres, ainsi que nous l'expliquons plus haut, les échanges sont de plus en plus réduits. Et le gros contingent d'émigrés qui s'est réfugié chez nous ne peut, à cet égard, nous procurer aucune compensation ni aucune réciprocité.
Nous irons plus loin: nous déclarerons que, dans le domaine du cinéma sonore et de l'opérette, les directeurs feraient bien d'être, à l'avenir, plus prudents qu'ils ne l'ont été jusqu'ici dans leurs choix s'ils veulent éviter que les esprits ne s'échauffent. Les partitions étrangères ne bénéficient pas, en l'occurrence, d'une simple hospitalité elles nous envahissent, luxueusement montées, sans avoir l'excuse de la qualité.
Ce n'est pas être chauvin que de défendre, sur ce point, les intérêts de ceux qui nous entourent. Il est regrettable que M. Gabriel Pierné soit obligé d'aller porter son Fragonard à la Monnaie de Bruxelles, que MM. Albert Roussel et Marcel Delannoy conservent chacun dans leurs cartons des ouvrages charmants
.
Ces «  intrigues mercantiles », qui menacent la musique française et qui finiront par la chasser des concerts comme elle l'est déjà des théâtres et des cinémas, M. Paul Dambly les dénonce avec humour dans le Petit Journal :
Il importe aujourd'hui de préciser la signification de cet incident, tant en raison de son retentissement jusques au Club du Faubourg (où deux séances lui ont été consacrées) que de la personnalité d'un de ses principaux auteurs, le compositeur Florent Schmitt, illustration de l'école française dont le caractère et le talent marchent de pair et chez qui l'esprit de secte ne saurait être, à aucun égard, incriminé. M. Florent Schmitt et ses amis, soutenus d'ailleurs par des suffrages éminents, ont voulu protester contre l'introduction «  impertinente dans un programme symphonique d'une œuvre, prohibée, dit-on, dans son pays d'origine par un chef de gouvernement auquel M. Schmitt rendit, pour ceci même, un hommage inattendu, et dont l'étendard gammé ne révèle peut-être, en un certain sens, que la sollicitude musicale. Et ce, a une heure où la musique française, victime, à son propre foyer, de certaines intrigues mercantiles, est gravement menacée. De cette situation, au surplus, le public est dans une certaine mesure responsable, ce public, qui, par discipline mondaine, ne sort de sa retraite qu'à l'appel des festivals exotiques. Puisse être proche le jour où les snobs ou comme les appelait en bon français Jules Lemaitre, les moutons de Panurge préféreront s'abreuver à domicile plutôt que de se faire tondre ailleurs.
On ne saurait mieux dire. Toute la presse d'ailleurs a fait entendre le même son de cloche, de l'Action française (M. Lucien Rebattet), au Nouveau Temps (M. Delannoy), du Matin (M. Bruneau), à Comoedia (MM. Paul Le Flem et Paul Achard), toute la presse, sauf pourtant M. Emile Vuillermoz qui, dans Excelsior et dans Candide, a défendu le «  prosaïsme pathétique » de M. Kurt Weil (ce qui est bien son droit) et a rapporté que «  Florent Schmitt seul avait protesté contre cette esthétique dont il est l'ennemi ». Ce seul ferait douter de l'acuité auditive et visuelle de M. Vuillermoz, si, par ailleurs, nous n'étions rassurés. Et au Club du Faubourg, M. Georges Pioch a fort justement conclu le premier débat (le second, sur l'invasion des théâtres par les compositeurs étrangers, n'a pas encore eu lieu à l'heure où j'écris) en exprimant ce souhait que l'orage déchainé à propos de Silbersee purifie l'atmosphère et rende aux concerts symphoniques une dignité qu'ils sont en train de perdre.
Car cet incident n'est qu'un des symptômes d'un mal profond. Ceux qui me font l'honneur de suivre ces chroniques n'en ignorent point les causes. Quelques jours avant l'affaire de la salle Pleyel, il y avait une «  affaire Wolff à la salle Gaveau. Albert Wolff, en effet, comme l'an dernier Rhené-Bâton aux Concerts Pasdeloup, a dû donner sa démission de Président de l'Association des Concerts Lamoureux. Les choses se sont replâtrées plus ou moins solidement, mais une cause de discorde demeure, et c'est toujours la même, ici comme ailleurs. M. Robert Dézarnaux la définissait très justement dans La Liberté :
Une partie de l'orchestre Lamoureux s'est insurgée contre son président parce qu'il vise haut... Ces musiciens ont-ils oublié l'éclat que, depuis cinq ans, leur chef a donné à leur association? La formidable besogne qu'il leur a imposée, pour notre émerveillement, et dont jusqu'ici, ils avaient été les ouvriers dévoués, admirables ?. Si le sentiment de leur ingratitude ne les trouble pas, qu'ils songent à la surprise que vont éprouver leurs amis; et a notre déception, et à notre mélancolie ! La politique d'Albert Wolff, politique jeune et française, est, qu'ils s'en persuadent bien, celle qui légitime le mieux les encouragements officiels et les sacrifices des contribuables...
Eh ! oui. Les comités de nos associations ont une déplorable tendance à croire qu'en faisant suivre un festival Wagner d'un festival Beethoven, tout va pour le mieux. Cette politique du moindre effort est la pire. Il est vain aussi de compter sur les subventions (officielles ou déguisées), sur les riches compositeurs amateurs désireux d'écouter leurs ouvrages, sur les virtuoses exotiques voulant, à tout prix, jouer à Paris. Dans son numéro du 1er décembre, le Guide du Concert publiait une lettre d'un groupe de lecteurs qui disaient «  A quoi bon aller au concert ? Les programmes ne varient pas, et par là même finissent par blaser les mélomanes les plus persévérants. Il faut crier casse-cou, en espérant que les musiciens des comités ne sont pas sourds et qu'ils entendront...
Non, la vraie politique est bien celle d'Albert Wolff (et de ses confrères qui luttent de leur meilleure volonté à la tête des orchestres, mais qui ne sont malheureusement pas écoutés). Elle ne peut, hélas! donner ses fruits instantanément, miraculeusement, et cela parce qu'il est bien tard pour agir.
Il faut rendre aux concerts leur intérêt et sauvegarder leur dignité; il faut que les «  premières auditions » (qui légitiment les subventions) ne servent pas de prétexte à jouer des œuvre trop médiocres et, surtout, à empêcher les deuxièmes et les troisièmes auditions des ouvrages qui ont victorieusement subi la première épreuve de l'audition publique. Il faut que cesse ce bannissement des «  compositeurs maudits » dont je parlais dans une précédente chronique. Pourquoi, par exemple, l'anniversaire de Vincent d'Indy a-t-il été si parfaitement oublié (sauf à l'O.S.P. et à Colonne) ?
Et c'est pourquoi il faut souhaiter que l'orage de la salle Pleyel ait immédiatement un effet salutaire, car si ces effets tardent à se faire sentir, ce n'est plus un orage qu'il faudra redouter, mais une tempête qui risque de tout détruire, de tout emporter.
RENÉ DUMESNIL.

Les opinions, et actes nationalistes et pronazis, de Florent Schmitt dès le début des années 30, ne peuvent se réduire à «  quelques comportements imprudents sous l'Occupation ».

Ainsi, apprécier la musique de Florent Schmitt, avoir de la considération pour son oeuvre, est une chose... travestir l'histoire en est une autre.
 

Rédaction : Thierry Meurant

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