Le Finistère
4 mars 1882
Variété
L'Abbé GRÉGOIRE
Une souscription est ouverte
pour élever une statue à l'abbé Grégoire, sur l'une des places
publiques de Lunéville, la ville la plus rapprochée de ton lieu
de naissance,
A cette occasion, M. DEBIDOUR, professeur à la Faculté des
lettres de Nancy, a publié sur Grégoire la notice suivante :
L'abbé Grégoire est un des plus grands caractères qu'ait
produits la Révolution. Ce prêtre incorruptible, ce citoyen sans
peur et sans reproche, qui n'eut jamais d'autre fanatisme que
celui de la tolérance, a contribué plus qua personne à la
régénération de la France. Il n'a jamais renié ni sa foi
religieuse sous la Terreur, ni sa foi démocratique sous la
Restauration.
Si l'Eglise, qu'il a sauvée, lui a refusé ses prières et ne veut
se souvenir de lui que pour le calomnier, la République, qu'il a
fondée et servie, les sectes persécutées qu'il a affranchies,
les races opprimées dont il a hâté la délivrance, rendent à sa
mémoire l'hommage qu'elles lui doivent. Cette justice qu'il n'a
pas toujours obtenue de son vivant, l'histoire la lui fait
aujourd'hui sans réserve. Elle n'a, pour le glorifier, qu'à
retracer rapidement et sans commentaire l'existence si bien
remplie de ce vieux patriote. Il n'est pas de souvenir plus
honorable pour la France, ni d'exemple plus fortifiant pour un
Français.
I
Henri Grégoire était né, le 4
décembre 1730, à Vého, près de Lunéville, au milieu de ces
populations rurales de Lorraine, dont il conserva toute sa vie
l'âpre franchise, la vaillance et la probité. L'éducation
raffinée qu'il reçut chez les jésuites de Nancy ne put fausser
son inflexible droiture. Elle ne lui fit pas non plus oublier
qu'il était du peuple. Ordonné prêtre de bonne heure, il eut,
malgré le succès académique de son Eloge de la poésie, le
courage de s'arracher aux séductions de la vie littéraire pour
se consacrer tout entier aux devoirs de s on ministère. Sa
jeunesse et une partie de son âge mûr s'écoulèrent dans la
modeste cure d'Emberménil, d'où il ne fût sans doute jamais
sorti sans la Révolution. Austère et rigide pour lui-même.
Grégoire s'efforçait sans relâche d'augmenter le bien-être
matériel et moral de ses paroissiens. Il les aidait de son
argent et de ses conseils dans leurs travaux agricoles, les
initiait aux perfectionnements et aux inventions qu'il
remarquait dans ses voyages en Suisse et en Allemagne, et, sur
toutes choses, les poussait à s'instruire, par des dons ou des
prêts de livres, pour les rendre dignes de la liberté. Aussi
était-il adoré de ses ouailles, mais, en revanche, assez mal vu
de ses supérieurs, qui pressentaient en lui un tribun populaire.
Son éloquence chaude et vibrante n'était pas pour leur plaire.
Laissant de côté les subtilités théologiques et les allégories
forcées, le curé d'Emberménil parlait d'abondance, avec son âme,
et ses discours, pour être parfois peu châtiés, n'en allaient
pas moins aux cœurs des faibles et des malheureux. Mais ce qui
lui valut l'inimitié déclarée du haut clergé, ce fut son Essai
sur la régénération physique et morale des Juifs, couronné par
l'académie de Metz en 1788. Oser défendre en public cette race
maudite, revendiquer pour ces parias des sociétés modernes, au
nom de la fraternité chrétienne, le droit de vivre libres et
honorés, n'était-ce pas, surtout de la part d'un prêtre
catholique, la plus scandaleuse témérité ? Ainsi en jugèrent les
évêques et les conservateurs du temps. Mais les curés de
Lorraine, qui étaient du peuple comme Grégoire, ne partagèrent
pas à son égard les sentiments haineux de la haute Eglise. Ils
le lui prouvèrent en le choisissant bientôt après comme
représentant du clergé aux Etats généraux de 1789. Nul dans
celle grande assemblée ne devait répondre plus noblement que le
curé d'Emberménil aux désirs et à l'attente de la nation.
(A suivre.)
8 mars 1882
L'Abbé GRÉGOIRE
II
Grégoire était alors dans
toute la force de l'Age et du talent. Thibaudeau le jeune, qui
le vit à cette époque à Versailles pour la première fois, nous
le dépeint en ces termes : « Quoique prêtre jusqu'au bout des
ongles et au fond de l'âme, il était un des députés pour
lesquels j'avais le plus de sympathie et de respect. Il était
avec tant de bonne foi, de candeur, de courage et de dévouement,
patriote et révolutionnaire ! Sa figure était ouverte ; il avait
le sourire de la bonté et de la bienveillance ; son regard,
quoique légèrement louche, était fin et spirituel ; ses habits
et sa frisure d'abbé étaient soignés. Sans se dire hautement
républicain, il en avait toute l'allure et la réputation. Sans
être précisément orateur, il parlait avec hardiesse, chaleur et
facilité. Le bas clergé en était fier... »
Aussi ne faut-il pas être étonné de l'ascendant extraordinaire
que, dès les premiers jours, il exerça sur son ordre aux Etats
généraux. C'est une brochure de lui qui, au mois de juin 1789,
détermina le bas clergé à venir se joindre aux communes, pour
former, au nom de la souveraineté nationale, l'Assemblée
constituante. Ce n'est pas sans raison que le peintre David l'a
mis au premier plan dans son esquisse du Serment du jeu de
paume. Quelques semaines après, le 13 juillet, Necker était
renvoyé ; la cour, massant autour de Versailles ses régiments et
ses canons, menaçait Paris et la représentation du pays d'une
exécution militaire. Ce jour-là, Grégoire, appelé au fauteuil de
la présidence, releva par ces fières paroles le courage ébranlé
des patriotes. « Apprenons, s'écria-t-il, à ce peuple qui nous
entoure que la terreur n'est point faite pour nous... Oui,
messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on voudrait
étouffer dans son berceau, fallut-il pour cela nous ensevelir
sous les débris fumants de celle salle ! » Le lendemain, Paris
prenait la bastille et la liberté était sauvée.
Dans la nuit du 4 août, le curé d'Emberménil contribua plus que
pas un de ses collègues à l'abolition des droits féodaux. Nul ne
travailla plus ardemment que lui, par ses discours et par ses
écrits, à fonderie régime de l'égalité devant la loi. Démocrate
par principes et par tempérament, il s'indigna de voir
l'Assemblée, par une inconséquence regrettable, priver les
citoyens pauvres du droit de vote ; et il ne tint pas à lui que
le suffrage universel ne fût établi en France dès 1789.
L'autorité monarchique, encore admise à celle époque, n'était à
ses yeux qu'une magistrature populaire, subordonnée plus
qu'aucune nuire à la loi nationale. Il ne lui reconnaissait pas
le droit absolu de veto et ne voulait pas, en lui accordant une
grosse liste civile, lui fournir les moyens de fomenter la
guerre intérieure ou de soudoyer la trahison. Quand Louis XVI,
en prenant la fuite, eut déchiré le contrat qui l'unissait à la
France, Grégoire eut le bon sens et la hardiesse de proposer sa
déchéance et de demander qu'il fût jugé par une Convention.
Comme on lui objectait que le roi, ramené de Varennes, allait
jurer la constitution : « Il jurera tout et ne tiendra rien,
répliqua-t-il. Mais on ne l'écouta pas, et la majorité affolée
préféra restaurer une royauté impuissante et haineuse, qui
allait, l'année suivante, provoquer l'envahissement de notre
territoire.
Sans parler des nombreuses lois de détail que Grégoire fit voler
par l'Assemblée constituante en faveur de l'agriculture, nous
devons signaler comme lui appartenant en propre et lui faisant
le plus grand honneur celle qui, malgré bien des préjugés, éleva
enfin les juifs à la dignité de citoyens. Les protestants,
vengés à leur tour des ordonnances iniques de Louis XIV et de
Louis XV, durent aussi, en grande partie, leur émancipation à ce
prêtre catholique, qui se faisait un point d'honneur de procurer
la liberté à ses adversaires religieux. Dans le même temps, le
député lorrain commençait, avec l'aide de la Société des amis
des noirs, une véritable croisade en faveur des hommes de
couleur, encore privés des droits civiques, et des nègres encore
esclaves dans nos colonies.
Sa sollicitude pour les victimes de l'intolérance catholique ne
lui faisait point oublier ses devoirs de prêtre. La dignité et
les droits légitimes du clergé n'eurent pas dans l'Assemblée
constituante de défenseur plus courageux que lui. Mais s'il
voulait l'Eglise respectée, il la voulait en même temps
respectable. Aussi adhéra t-il, sans entraînement, mais sans
regret, à cette constitution civile par laquelle les
représentants du pays, sans porter nulle atteinte au dogme ni à
la discipline ecclésiastique, voulurent instituer un clergé à la
fois national et chrétien, respectueux de la liberté, issu du
peuple et uniquement préoccupé de le rendre meilleur. Grégoire
fut le premier prêtre qui prêta serment A la loi nouvelle. Quand
cet homme de bien, aussi recommandable par ses vertus
sacerdotales que par son patriotisme, vint prononcer à la
tribune la formule sacramentelle : « Je jure de veiller avec
soin aux fidèles dont la direction m'est confiée ; je jure
d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi ; je jure de
maintenir de tout mon pouvoir la constitution française,
décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, et
notamment les décrets relatifs à la constitution civile du
clergé », - de longs applaudissements retentirent. L'effet
produit fut immense. Les curés se. rallièrent, en grande
majorité, à l'Eglise constitutionnelle. Mais la plupart des
évêques, par haine de la Révolution, refusèrent le serment ; et
alors commença, par les menées des réfractaires, un schisme d'où
devait bientôt résulter la guerre civile.
III
Grégoire était à cette époque
devenu si populaire que deux départements, la Sarthe et le
Loir-et-Cher, se disputèrent l'honneur de l'avoir pour évêque.
Il donna la préférence à ce dernier et presque aussitôt (mars
1791) se mit à exercer, avec son ardeur ordinaire, des fonctions
que les circonstances rendaient particulièrement pénibles.
L'évêque insermenté de Blois, M. de Trémines, refusa quelque
temps de lui céder la place. Quelques prêtres réfractaires et
des religieuses l'accueillirent par des impertinences ou des
menaces. Mais la masse de la population, à Blois, à Vendôme et
ailleurs, le reçut avec enthousiasme. Il électrisait ses
diocésains par sa parole autant qu'il les édifiait par son
exemple. Dans sa première tournée pastorale, qui dura quarante
jours, il prêcha jusqu'à cinquante fois. C'est que, s'il n'avait
pas recherché l'épiscopal, il le prenait fort au sérieux.
L'autorité de l'Eglise, ébranlée par la Révolution, ne pouvait
se raffermir que par l'activité, le patriotisme et l'esprit de
tolérance de ses premiers pasteurs. Il le sentait. Aussi quand
l'Assemblée constituante, en se dissolvant, lui eut rendu sa
liberté (octobre 1791), se consacra-t-il tout entier à son cher
diocèse. Pendant près d'une année, il le parcourut en tout sens,
réformant et surveillant son clergé, recommandant à tous la
fraternité et le respect des lois et ne séparant pas dans son
esprit l'idée de chrétien de celle de bon Français. Les
habitants de ses paroisses accouraient en foule pour l'entendre.
Cinquante mille enfants reçurent de lui la confirmation en 1792.
Mais la politique allait de nouveau l'éloigner de l'église.
Louis XVI venait d'être renversé de fait (août 1792). La France,
envahie, sans gouvernement, faisait appel à tous les
dévouements. Grégoire, élu député par le département de
Loir-et-Cher, ne voulut pas se soustraire au devoir périlleux
qui lui incombait. Il alla siéger à la Convention.
(A suivre.)
11 mars 1882
L'Abbé GRÉGOIRE
IV
Dès la première séance de
cette grande assemblée (24 septembre 1792), Grégoire proposa,
aux applaudissements de tous ses collègues, l'abolition de la
royauté et la proclamation de la République « L'histoire des
rois, s'écria-t-il, est le martyrologe des nations. » Et sa
motion fut adoptée à l'unanimité. Quand il s'agit (en novembre)
de prononcer sur le sort de Louis XVI, Il déclara sans
hésitation que ce roi sans foi devait être jugé par la
Convention. Mais fidèle à son aversion pour la peine de mort,
qu'il appelait « un reste de la barbarie », il opina pour que le
coupable fui condamné « à l'existence » et aux remords.
Sa popularité ne fut point amoindrie par son attitude dans le
procès du roi. Tout le monde le savait inaccessible à la peur,
comme à la corruption. C'est à cette époque même qu'il devint
président de la Convention et qu'il exprima le voeu d'une
alliance universelle des nations, dans un discours entraînant,
qui fut imprimé et traduit en diverses langues comme « le
manifeste de tous les peuples contre tous les rois. »
Envoyé peu après dans la Savoie et le comté de Nice, pays qui
venaient de se donner à la France, pour y réorganiser les
services publics, il remplit sa lâche en républicain et en
honnête homme, fit partout aimer le nom français et, pondant les
six mois que dura son voyage, ne prit pas un jour de repos. Non
moins frugal que laborieux, il dînait chaque soir de deux
oranges, et, quand il eut terminé sa mission, il rapporta au
Trésor public, dans un coin de son mouchoir, une partie de
l'Indemnité qui lui avait été accordée au départ.
A son retour, la France était en pleine guerre civile. Les
prescriptions commençaient. Grégoire s'associa résolument à la
Montagne, dont la victoire allait sauver la République. Mais il
ne participa point aux violences des vainqueurs. Il n'admettait
pas que dans aucun cas on put voiler la statue de la loi, Les
clameurs et les menaces de la démagogie n'effrayaient pas ce
démocrate austère, qui plaçait au-dessus de tout la justice et
la liberté. Quand, au mois de novembre 1793, Chaumette inventa
le culte de la Raison, quand des prêtres sans honneur vinrent
faire étalage devant la Convention de leur apostasie, l'évêque
de Blois, pressé, lui aussi, d'abjurer, resta inébranlable, « Ma
croyance, répondit il, est hors de votre domaine : catholique
par conviction, prêtre par choix, j'ai été désigné par le peuple
pour être évêque ; mais ce n'est ni de lui ni de vous que je
tiens ma mission. Agissant d'après les principes sacrés qui me
sont chers et que je vous défie de me ravir, j'ai tâché de faire
du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore.
»
Ce jour-là, par le seul ascendant du courage, Grégoire tint en
respect tout une assemblée manifestement hostile à sa foi. On
murmura, mais on admira, même quand on le vit, peu après,
présider la Convention en habit violet. Pour lui, imperturbable
dans sa mission politique comme dans ses fonctions religieuses,
il continuait, en pleine Terreur, à revendiquer les droits de
l'humanité. En juillet 1793, il obtenait la suppression de la
prime accordée pour la traite des nègres, et, le 4 février 1794,
il avait enfin la joie du faire décréter l'abolition de
l'esclavage dans les colonies. Les noirs de Saint-Domingue ne
l'ont jamais oublié.
Ce dont la France doit se souvenir, c'est que, dans le même
temps, Grégoire, président du comité des rapports et membre du
comité d'instruction publique, travaillait nuit et jour, par une
correspondance incessante, à mettre à l'abri du vandalisme, dans
toute la France, les monuments de l'art et les bibliothèques ;
c'est qu'il sauvait et réunissait six millions de volumes, qu'il
voulait distribuer aux départements ; c'est qu'il prenait les
mesures les plus efficaces pour assurer dans toutes les parties
de la République l'usage exclusif de la langue française ; c'est
qu'il faisait voter huit cent mille francs de pensions aux
écrivains et aux savants qui honoraient le plus notre pays;
c'est qu'il tentait de réaliser au moins par des congrès et une
association littéraire et scientifique son rêve le plus cher,
l'alliance universelle des peuples; c'est qu'il réorganisait
l'enseignement avec Lakanal et Daunou ; c'est qu'il créait
l'Institut, le Muséum d'histoire naturelle, le Bureau des
longitudes, le Conservatoire des arts-et-métiers ; c'est qu'il
voulait régénérer la France par la science autant que par la
liberté, Voilà ce que nous n'avons pas le droit d'oublier.
La Terreur passée, Grégoire, dévoué plus que jamais à sa
religion, réclame énergiquement la liberté dus cultes (décembre
1794). Repoussé une première fois, il revient à la charge et,
avec l'aide de Boissy-d'Anglas, il obtient enfin gain de cause
(février 1793). Des prêtres réfractaires sont détenus en grand
nombre sur les pontons de Rochefort. Il n'emploie son crédit
qu'à les faire mettre en liberté, - ce dont, par parenthèse, ils
n'auront garde de le remercier. - Puis, non content du
réorganiser le culte dans son diocèse, il le rétablit à Paris
et, on peut le dire, dans toute la France. Grâce à lui et à ses
actifs collaborateurs, un clergé libre et patriote s'associe de
coeur à la fortune de la République. Dès 1796, cinq ans avant la
prétendue restauration des autels par Bonaparte, plus de trente
deux mille paroisses peuvent entendre la messe, Voilà ce que
Grégoire a fait pour l'Eglise. Pourquoi l'Eglise en a-t-elle
perdu la mémoire ?
V
A la fin de 1795, l'évêque de
Blois est en pleine gloire. Quand la Convention se dissout, il
entre sans conteste au conseil des Cinq-Cents. L'Institut, qu'il
a fondé, l'admet aussi dans son sein. Dans l'un comme dans
l'autre de ces deux corps, il porte (ses discours et ses
nombreux ouvrages en font foi) un zèle infatigable pour le bien
public, pour la science et pour l'humanité. Mais ce qui le
préoccupe par-dessus tout à cette époque, c'est le sort de cette
religion, qui lui est si chère et qu'il a si péniblement
restaurée. Il parcourt fréquemment son diocèse, fonde des
écoles, des bibliothèques. Il entretient avec tout le clergé
national une correspondance écrasante pour tout autre que lui ;
il a fondé et il dirigera plusieurs années, sans se lasser
jamais, les Annales de la religion. Il réunit un concile à Paris
en 1797 ; il en réunira un second en 1801. Mais bientôt, grâce à
la faiblesse du gouvernement, le clergé réfractaire, soutenu par
le royalisme, gagne du terrain dans tous les départements. Les
populations, intimidées, délaissent de plus en plus les jureurs,
le clergé national, par peur ou par corruption, se disloque,
s'émiette, disparaît. Un jour vient où Grégoire, qui, depuis
1798, n'est plus membre des Cinq-Cents, ne reçoit plus de
subvention de ses diocésains, tombe dans la misère, doit vendre
ses livres et vivre d'un petit emploi à la Bibliothèque de
l'Arsenal. Puis, le premier consul, qui médite d'enchaîner par
le Concordat le pape et l'Eglise de France à sa fortune, essaie
de gagner l'évêque de Blois. Mais ce dernier, au nom de
l'Église, repousse aussi bien la dictature du Saint-Siège que le
despotisme du gouvernement civil. Il refuse donc noblement les
faveurs qui lui sont offertes. Mais ne voulant pas entraver par
sa résistance la pacification religieuse de la France, il
abdique sans regret ses fonctions épiscopales et ne
veut conserver de son autorité passée que ce titre d'ancien
évêque qu'il sera fier de porter jusqu'à la mort.
VI
Entre Bonaparte et Grégoire,
il n'y avait pas de rapprochement possible. L'ancien
conventionnel, qui avait cru quelque temps, comme toute la
France, au républicanisme du jeune général, perdit toute
illusion dès qu'il vil fonctionner cette constitution de l'an
VIII, qui n'était qu'une dictature déguisée. Appelé en 1800 au
corps législatif, élu peu après président de cette assemblée, il
ne put, malgré d'éloquentes protestations, empêcher le
rétablissement de la traite des nègres. L'estime qu'il inspirait
à ses collègues était cependant telle qu'ils le choisirent trois
fois de suite comme candidat au Sénat. Trois fois le premier
consul, qui ne voyait en lui qu'un idéologue, le repoussa. à la
quatrième, il céda de mauvaise grâce (décembre 1801). Grégoire
entra an Sénat. Ce ne fut que pour s'opposer sans succès aux
excès de complaisance d'une Assemblée qui avait soif de
servitude et qui s'étudiait sans relâche à prévenir les désirs
du maître. Il vota contre le consulat à vie, mais vainement. Un
peu plus tard, quand Bonaparte voulut « descendre au rang
d'empereur », Grégoire seul parla contre la loi nouvelle, et au
scrutin il n'y eut que deux de ses collègues qui s'associèrent
formellement à sa résistance. Toute opposition devenait dès lors
inutile. L'ancien évoque de Blois n'en persista pas moins dans
sa ferme attitude. Il combattit avec force le rétablissement des
titres nobiliaires, l'usurpation des Etats romains, la création
des Droits réunis, celles des tribunaux exceptionnels et des
prisons d'État, et il ne tint pas à lui que le divorce de
Napoléon ne fût empêché.
Dans les mêmes années et un peu plus tard, la dictature
impériale créant des loisirs aux assemblées parlementaires,
Grégoire entreprit d'assez longs voyages en France et à
l'étranger. De retour à Paris, il mettait en ordre les matériaux
considérables qu'il avait recueillis pour ses futurs travaux.
Puis il prenait lu plume et, toujours préoccupé du sort des
malheureux et des opprimés, ainsi que de l'avenir de la
religion, il écrivait de savants et beaux ouvrages, comme ses
Ruines de Port-Royal (1801-1809) ; son Essai sur l'agriculture
eu Europe au seizième siècle (1804) ; son traité de la
Littérature des nègres (1807) ; son Histoire des sectes
religieuses (1810); ses Observations nouvelles sur les Juifs,
etc. Heureux encore quand ses livres n'étaient pas interdits par
la police du Fouché !
Quand Napoléon, à force de violences et d'attentats, eut ameuté
contre lui toute l'Europe et qu'il fut possible de prévoir le
terme de sa fortune, Grégoire se tint prêt à provoquer la
déchéance de l'empereur. Il en rédigea la proposition motivée
dès le commencement de 1814, et, à plusieurs reprises, avant que
cette mesure fût imposée par l'étranger, s'efforça de la faire
adopter par un certain nombre de ses collègues. Jusqu'au dernier
moment, ceux-ci eurent peur. « Comment, disait Beurnonville, le
Sénat pourra-il exister sans tête ?» Ce à quoi Grégoire répliqua
:
« Voilà bien quatorze ans qu'il existe sans cœur. » Finalement,
les sénateurs entendirent le canon russe. Ils proclamèrent alors
la déchéance avec un empressement cynique et se ruèrent aux
pieds des alliés. Quant aux garanties à réclamer au nom de la
souveraineté nationale, Ils en parlèrent un peu, les
premiers jours. Mais le projet de constitution qu'ils avaient
préparé avec l'aide de Grégoire ayant été escamoté par Louis
XVIII, ils se gardèrent du protester ; ils acclamèrent la Charte
octroyée et équivoque de 1814. A ce prix, la plupart d'entre eux
furent pairs de France.
(A suivre.)
15 mars 1882
Variété
L'Abbé GRÉGOIRE
VII
La plupart des sénateurs
furent pairs de France.
Inutile de dire que l'ancien évoque de Blois ne le devint pas.
Napoléon revint de l'Ile d'Elbe en 1815, et, comme les Bourbons,
le laissa de côté. Puis, après Waterloo, quand se répandit
partout la Terreur blanche, ce ne fut plus seulement la
disgrâce, ce fut la persécution qui commença. Ce politique sans
ambition, qui n'avait jamais trempé dans aucune intrigue ; ce
prêtre Irréprochable qui disait encore chaque matin sa messe
dans son oratoire; cet homme de bien qui envoyait des livres aux
nègres d'Amérique et qui, du fond de sa retraite d'Auteuil,
entretenait une correspondance Infatigable avec les
philanthropes des deux mondes, ce citoyen paisible, s'il en fut,
troublait le sommeil de la réaction qui régnait en France par la
grâce des alliés. Dés 1816, l'homme qui avait le plus contribué
à la création de l'Institut et qui en faisait l'honneur depuis
vingt ans, en fut brutalement exclu, par arrêté ministériel,
avec les Monge, les Carnot, les Guyton de Morveau. Ceux qui y
restèrent ne protestèrent pas ; ce qui fit dire à Lambrecht, ami
de Grégoire : « Ils auraient mérité d'être sénateurs ! »
Peu après, la modique pension dont vivait l'ancien évêque de
Blois lui fut retirée ; elle ne devait lui être rendue qu'après
plusieurs années de légitimes réclamations. C'est que, malgré
son désir de se faire oublier, le vieux prêtre conventionnel ne
voulait en aucun cas se dérober à ce qu'il regardait comme son
devoir. Par exemple, en présence du Concordat de 1817 et des
prétentions ultramontaines, il lançait courageusement son Essai
sur les libertés de l'Église gallicane et déjouait les desseins
de la cour de Rome. Deux ans plus tard (1819), supplié par les
électeurs de l'Isère d'accepter une candidature à la Chambre des
députés, il cédait à leurs instances et déclarait qu'il
tiendrait encore haut et ferme le drapeau de la souveraineté
nationale. On sait ce qui se passa, Les ultraroyalistes, après
son succès, bondirent de fureur et demandèrent qu'il fût exclu
de la Chambre comme indigne. Les députés libéraux n'eurent pas
le courage de le défendre. Ils lui demandèrent sa démission.
L'Indomptable vieillard la refusa, et son élection fut cassée
pour vice de forme.
Des lors Grégoire, attristé, renonça pour toujours à la vie
publique, il lui restait encore une dignité honorifique; celle
de commandeur de la Légion d'honneur. Il s'en démit fièrement en
1823, pour n'avoir pas à solliciter la remise d'un nouveau
brevet. Il se consacra dès lors tout entier à ses exercices de
piété, à sa correspondance et à ses chères éludes. Le nombre de
ses publications pendant les dix dernières années de sa vie est
vraiment extraordinaire. Citons seulement celles qui ont eu le
plus de retentissement et qui ont le plus contribuée à
l'adoucissement des moeurs et au progrès de la liberté
religieuse : De l'influence du christianisme sur la condition
des femmes (1821 ) ; - Des peines infamantes à infliger aux
négriers (1822) ; - Histoire des confesseurs des empereurs, des
rois et autres princes (1824) ; - De la noblesse de la peau
(1826) - Histoire du mariage des prêtres en France (1826), etc.,
etc.
Le vieux conventionnel vécut encore assez pour voir les Bourbons
en fuite et la France un instant maîtresse d'elle-même. Les
journées de Juillet et le drapeau tricolore de 1830 firent pour
un moment renaître en lui ses illusions de jeunesse. Mais quand,
au lieu de la République qu'il rêvait, il vit s'établir une
royauté mercantile et une oligarchie de censitaires ; quand il
se fut convaincu que les survivants de la grande Révolution
seraient, comme naguère, tenus à l'écart et suspectés; quand M.
Guizot eut refusé de lui rouvrir les portes de l'Institut,
Grégoire désespéra et ne voulut plus vivre.
La mort n'était pas loin. Mais une épreuve était encore réservée
à cette âme énergique. Quand fidèle aux convictions de toute sa
vie, l'ancien évêque de Blois demanda les derniers sacrements,
l'archevêque de Paris exigea durement de lui qu'il rétractât son
serment à la constitution civile du clergé. On croyait sa
volonté abattue par l'âge (il avait quatre-vingt-un ans), sa
raison affaiblie par la souffrance ; - mais Grégoire, jusqu'au
dernier soupir, devait rester lui-même. Il voulait mourir
catholique et républicain. Ni les obsessions scandaleuses, ni
les menaces ne purent triompher de sa noble obstination. A la
fin, il se trouva dans le clergé de Paris un homme de coeur qui,
en dépit de l'archevêque donna sans conditions au malade la
consolation suprême qu'il désirait.
Peu après (28 mai 1831), Henri Grégoire mourut. Vingt mille
personnes suivirent son convoi, et les étudiants de Paris
voulurent traîner eux-mêmes son cercueil au cimetière. Mais on
n'avait trouvé qu'à grand' peine un prêtre pour officier à ses
funérailles. L'Église qu'il avait sauvée et qui ne pouvait lui
pardonner ce bienfait, lui marchandait jusqu'après la mort ses
bénédictions et ses prières, Depuis, elle a fait
systématiquement le silence autour de cette noble mémoire. Ce
silence, Il appartient de le rompre à ceux qui admirent ses
vertus, son austérité, son inébranlable attachement à la foi de
ses jeunes années ; à ceux dont le cœur bat comme le sien pour
cette liberté et cette République qui furent son espoir, son
amour, son voeu suprême.
(Fin.) |