L'arrondissement
de Lunéville avant Léopold (1595-1697)
Emile Ambroise
Ed. Lunéville, 1887
CHAPITRE III.
Prévôtés lorraines. - Le comté de Blâmont.
§1er. - Le comté.
Blâmont (Blanc-Mont, albus
mons) formait dès l'époque mérovingienne une localité assez
importante, pour qu'on la trouve mentionnée à ce titre dès
l'année 661 ; elle fut toujours le chef-lieu du pays environnant
(pagus albimontis). Son château remonte probablement aux
premiers temps de la féodalité, mais la ville ne fut fortifiée
qu'en 1361, ce qui donne à penser que c'est vers cette époque
qu'elle prit quelque développement comme chef-lieu du comté qui
porta son nom.
Les domaines de Salm et de Blâmont appartinrent d'abord à la
même famille, sous l'autorité de l'empereur d'Allemagne. Puis
l'évêque de Metz acquit la suzeraineté de Blâmont en 1240, et
dés lors le comté constitua un fief dépendant du temporel des
évêques. Avant comme après cette réunion, le lien qui le
rattachait à l'Empire demeura plus nominal que réel. Les
seigneurs ou comtes de Blâmont, trop éloignés de l'Empereur pour
sentir efficacement son autorité, vécurent à peu près
indépendants comme leurs voisins les princes de Salm, ou les
évêques de Metz.
Leur puissance s'accrut même bientôt aux dépens de celle de leur
suzerain. Les évêques avaient dû confier aux comtes de Blâmont
la garde ou vouerie de la place de Deneuvre, forteresse et ville
importante qui leur appartenait; mais qui, placée trop loin de
la ville épiscopale, et enclavée dans les possessions du duc de
Lorraine, ne pouvait être facilement défendue. Le seigneur voué
acquérait, nous le savons, des droits et des prérogatives sur la
terre ou la ville dont il avait la garde. Mais quand il était
aussi puissant que celui dont il tenait ses pouvoirs, il ne
tardait pas à convoiter pour lui-même le domaine qu'il était
chargé de défendre. C'est ce qui arriva pour Deneuvre. Les
comtes de Blâmont, à la suite de diverses péripéties, finirent
par devenir les maîtres du château et de la ville de Deneuvre.
Possesseurs de deux citadelles et d'une quarantaine de villages,
seigneurs de Mandres-aux-quatre-Tours, voués de l'évêque pour
Vic et Marsal, les comtes de Blâmont avaient tout ce qu'il
fallait à cette époque, pour être puissants et respectés. Leurs
domaines formaient un petit état plus homogène, plus compact,
que la plupart des souverainetés d'alors, et moins morcelé par
les seigneuries particulières que la Lorraine elle-même.
Il semble que sous la domination des comtes, le pays n'ait pas
été trop maltraité; ils ont été en général pacifiques et
bienfaisants. Le château de Blâmont, placé au sommet d'une
colline, dominait de haut la rivière et les prairies de la
Vezouse, et de la terrasse de ses tourelles, dont deux qui
subsistent encore, attestent une certaine élégance de
construction, le regard embrassait le beau panorama de la chaîne
des Vosges, de Dabo à Raon. Nul doute que les fiers possesseurs
de cette forteresse n'eussent vu d'un fort mauvais œil
l'ingénieur du XIX° siècle qui a osé creuser au pied même de
leur donjon, la tranchée par laquelle le chemin de fer emporte,
trois ou quatre fois par jour, les planches de leurs forêts.
Cependant, ils n'étaient pas tellement maîtres chez eux, qu'ils
n'eussent à subir les embarras d'un voisinage redoutable. Les
ducs de Lorraine, fidèles à leur politique traditionnelle,
avaient acquis, en ne sait comment, le faubourg de Giroville,
aux portes même de Blâmont, et une portion du finage et des
maisons de Domêvre. Grâce à ces possessions fort gênantes pour
les comtes de Blâmont, ils étaient parvenus à s'arroger certains
droits qui, appuyés sur la force, pouvaient servir un jour ou
l'autre de prétexte à la conquête. Ainsi tout seigneur de
Blâmont, à son avènement, devait prêter serment au duc de ne
rien entreprendre contre lui, et ce serment se prêtait
précisément sur le territoire lorrain « ez faubourg de la ville
de Blâmont, en la halle d'iceux, sur les fossés et prés de la
porte dudit Blâmont, au lieu où la justice du lieu est
accoutumée seoir en jugement. » Les habitants prêtaient ensuite
le même serment « par le consentement et ordonnance de MM. de
Blâmont leurs naturels seigneurs. »
C'était évidemment une emprise sur l'indépendance des comtes, et
une menace constante pour leur sécurité.
Les ducs de Lorraine n'eurent pas toutefois à employer la
violence pour devenir propriétaires de leur domaine. Voici
comment ils firent cette conquête pacifique :
Au commencement du XVIe siècle, le comté échut, à la suite de
décès successifs, à un certain Olry, alors pourvu de l'évêché de
Toul, et par conséquent sans héritiers directs. Le duc René,
vainqueur de Charles-le-Téméraire, trouva l'occasion belle pour
tenter d'acquérir ce domaine, négocia, et l'obtint en effet par
différents traités contre lesquels l'évêque de Metz, suzerain du
comté, protesta énergiquement, mais en vain. C'est ainsi que
Blâmont et Deneuvre furent annexés à la Lorraine.
Le mercredi 27 mars 1503, René Il prit solennellement possession
des deux villes et de leurs dépendances. Il avait député à cet
effet le bailli de Nancy, Evrard de Haraucourt, qui reçut le
serment de l'envoyé du comte Olry, à charge de conserver aux
officiers, bourgeois et habitants à ce assemblés leurs
franchises, libertés, us et coutumes. Ceux-ci, après avoir
délibéré, revinrent bientôt (dit le procès-verbal officiel),
déclarant « qu'ils étaient bien joyeux..... et qu'ils étaient
prêts aussi à faire le serment au duc, sous réserve u de leurs
franchises. » On se rendit alors à chacune des portes de la
ville. Le commissaire du duc « mit les mains aux premier et
second huisse », reçut les clefs, institua des portiers dont il
reçut le serment et, enfin, pénétra dans le château, où il fit
sonner la grosse cloche « que l'on n'a accoutumé de sonner sinon
pour quelque allarme ou à la venue d'un nouvel seigneur, ou au
trépas du seigneur ». Ainsi se consomma l'annexion.
Possesseur de Blâmont, le duc de Lorraine se trouvait par le
fait même, et du chef des comtes auxquels il succédait, vassal
de l'évêque de Metz. A ce titre il lui devait l'hommage féodal,
prenait rang au nombre de ses vassaux, et participait aux Etats
de l'évêché. Pour la même raison il devenait membre de l'Empire,
et devait demander l'investiture impériale pour le comté. Il la
reçut effectivement; et ses successeurs, jusqu'en 1567, se
soumirent à cette formalité, qui paraît incompatible avec leur
titre de princes souverains. Mais le cas d'un prince vassal d'un
moindre seigneur n'était point rare à l'époque. C'était
toutefois une source de difficultés et d'embarras, que la
diplomatie s'attacha à faire disparaître. Charles III y parvint
en cédant à l'évêque François de Beaucaire ses droits, « profits
et juridiction » sur Hombourg et Saint-Avold, pour recevoir en
échange ceux que le prélat possédait sur Albe, Saarbourg,
Blâmont, Deneuvre, etc., (25 février 1561).
Le comté de Blâmont était ainsi devenu, sans restriction et sans
condition, la propriété des ducs.
Qu'en firent-ils, et comment surent-ils le gouverner ?
La plus grande partie du territoire cédé à la Lorraine était la
propriété particulière des comtes. Ils en avaient le domaine
direct, et quelques villages seulement appartenaient à des
seigneurs vassaux. La conquête était donc assez belle pour que
les ducs pussent conserver à ces petits seigneurs leur
demi-indépendance, et du reste c'était une des conditions de la
cession. Ils se contentèrent donc de créer à Blâmont et à
Deneuvre des prévôts, qui reçurent les attributions
administratives et militaires consacrées par les usages du
duché, et rendirent la justice en leur nom.
Mais telles étaient les mœurs politiques de l'époque qu'on ne
songea pas à rattacher la nouvelle province à l'un des trois
bailliages du duché. Les prévôtés de Blâmont et de Deneuvre
n'ont jamais fait partie du bailliage de Nancy, ni d'un autre;
et, suivant l'expression consacrée, elles ne sont de bailliage.
Cette particularité entraînait d'importantes conséquences. Les
sentences du prévôt n'avaient point pour sanction l'appel au
tribunal des assises. Cette juridiction supérieure, à laquelle
le duc lui-même se soumettait en tant que seigneur, et qui
présentait de réelles garanties d'indépendance et d'équité,
n'eut point d'action sur les nouvelles prévôtés. Les sentences
de la justice de Blamont étaient portées directement au buffet
du duc, c'est-à-dire devant la cour des comptes du domaine,
évidemment plus docile aux volontés du maître.
Par application du même système, le village de Verdenal et une
partie de celui de Domêvre, qui de tout temps avaient appartenu
aux ducs, ne furent pas rattachés à la nouvelle prévôté, bien
qu'ils y fussent absolument enclavés. Leurs habitants
continuèrent à porter leurs différends devant le prévôt de
Lunéville, éloigné d'eux de six lieues.
L'anomalie d'un pareil régime avait des conséquences infinies.
Pour n'en citer qu'une, il était interdit aux sujets d'une
seigneurie de la quitter pour se marier dans une autre. Il en
résultait qu'à Domêvre, dans l'intérieur du même village, les
alliances n'étaient point libres. L'intérêt des habitants n'eût
point suffi sans doute à provoquer quelque tempérament à la
rigueur d'une pareille loi, mais heureusement l'intérêt du
seigneur s'y trouvait aussi engagé. De la l'introduction de
l'usage du contremand, dont nous connaissons les effets. A
Domêvre, celui qui veut se marier dans la seigneurie à laquelle
il n'appartient pas, doit coucher la première nuit « sous le
seigneur » qu'il veut servir. Pendant un an, toutefois, il reste
franc de toute redevance, et n'a pas de seigneur. Ce temps
écoulé, il doit s'adresser à l'abbé des chanoines, qui le
déclare sujet de la seigneurie qu'il a choisie.
Cette capricieuse composition des circonscriptions, si fâcheuse
pour l'administration du pays a, pour le curieux, l'avantage de
laisser subsister la trace des acquisitions successives et des
limites anciennes des territoires telles que la féodalité les
avait groupés.
§2. - Le domaine et les
vassaux.
La juridiction du prévôt de
Blâmont s'exerçait directement sur le domaine du duc qui
comprenait AMENONCOURT, AUTREPIERRE, BLÉMEREY, REPAIX, CHAZELLES,
IGNEY, GONDREXON, la haute rue de HALLOVlLLE, LEINTREY, REILLON,
moitié de DOMJEVIN, REMONCOURT, le ban Saint-Pierre â BRÉMÉNIL,
GOGNEY, MIGNÉVILLE, partie de NONHIGNY, PETONVILLE pour un
quart, une portion de SAINT-MARTIN et FRÉMONVILLE.
Les habitants de ces communes étaient soumis envers le seigneur
à des obligations bien précises et presque identiques, ce qui
est un fait assez rare, et témoigne d'une organisation
administrative qui n'était point partout aussi complète. Ils
paient la taille Saint-Remy, « au bon plaisir de son altesse,
doivent accourir â Blâmont en armes, lorsqu'on y fait justice,
et en temps d'imminent péril, » enfin ils doivent des
laboureurs, des faucheurs, des faneurs, pour les fermes du duc.
Une rétribution en nature, consistant ordinairement en une miche
de pain, apportait quelque tempérament aux rigueurs de la
corvée, que du reste, ceux qui n'étaient point laboureurs
pouvaient acquitter en argent. Chaque ménage doit trois poules,
l'homme veuf n'en doit pas, mais la femme veuve en doit une et
demie; en quelques endroits elle paie même les trois, comme si
le ménage était complet.
Quelques communes du comté étaient placées sous la loi de
Beaumont, comme REILLON et DOMJEVIN. Elles nommaient elles-mêmes
leur maire par élection, privilège précieux, qui constituait le
premier échelon de l'affranchissement.
D'autres, sans jouir du droit d'élection, avaient cependant
l'avantage de n'être pas jugées directement par le prévôt. Leur
maire et des échevins, bien que nommés par le représentant du
duc, rendaient la justice en premier ressort, mais le prévôt
connaissait des appels. FRÉMONVILLE, notamment, vivait sous ce
régime.
A FRÉMONVILLE, il avait existé anciennement une Tour où les
habitants étaient tenus de faire le guet. C'est sans doute cette
construction massive qui se voit encore prés de l'Église, et
qui, sous les transformations que cinq siècles lui ont fait
subir, conserve cependant en partie les traces de sa destination
première. Les épaisses murailles ont été éventrées et garnies de
fenêtres tantôt ogivales, tantôt carrées ; la porte sculptée,
qui s'ouvre sur un perron moderne, paraît dater du XVe siècle;
enfin une sorte de guérite en saillie, percée d'une double
fenêtre à ogives, évidemment ajoutée après coup, donne à cette
construction un aspect particulier qui ne manque pas de
pittoresque. La Tour cessa de bonne heure de servir à la
défense, mais pour tenir lieu du guet qui n'avait plus sa raison
d'être, le village fut imposé de six resaux de blé, et les paya
jusqu'à la Révolution.
A REPAIX, il existait une petite seigneurie particulière
composée de trois maisons et d'une masure, avec droit de
troupeau, de colombier, et de chasse pour le seigneur et un ami
seulement.
DOMJEVIN vivait sous un régime assez curieux. Ce village
obéissait à deux maîtres. La rue haute appartenait au duc de
Lorraine, l'autre au comte d'Haussonville, dont elle porte
encore le nom aujourd'hui. Ces deux portions de village étaient
soumises à des autorités absolument différentes ct étrangères
les unes aux autres. Il y avait deux maires. Chacun d'eux «
avait ses gens à part, par rue, l'un pour son altesse, l'autre
pour les sieurs d'Haussonville. » Ceux de la rue haute avaient
dans les forêts certains droits dont ne jouissaient pas les
autres. Les fours banaux appartenaient en commun aux deux
seigneurs, ainsi que le pont ; et, chose rare pour l'époque,
ceux-ci étaient parvenus à s'entendre, en 1650, pour le réparer
à frais communs, moyennant 989 livres et 8 gros, non pour la
commodité des habitants, mais « pour faciliter le charroi des
sels venant de Dieuze », qui payaient naturellement le passage.
Les vassaux du comte de Blâmont étaient les seigneurs de
FRÉMÉNIL, de BARBAS, d'OGÉVILLER, les sires de LANNOY,
possesseurs d'une portion de HERBÉVILLER, et les seigneurs du
ban de ST-CLÉMENT, qui comprenait Laronne et Chenevières, mais
appartenait pour partie à l'évêque de Metz.
Les titres de la seigneurie de Lannoy existaient encore au
château d'Herbéviller il y a deux ou trois ans, ainsi que le
sceau du tabellion. Dans ce château, dont les constructions un
peu délabrées conservent cependant un aspect tout féodal, on
peut voir une immense salle carrée terminée par une chapelle de
style gothique, curieuse par les nervures entrecroisées de ses
ogives. L'autre partie du village formait la seigneurie de la
Tour, et dépendait de l'évêché de Metz. Elle fut donc soumise à
la France prés de deux cents ans avant la première. Les ruines
de « la Tour », situées à droite du chemin de Saint-Martin,
présentaient encore, il y a peu d'années, un pan de muraille
soutenant une échauguette en encorbellement. Un spéculateur les
a achetées pour en tirer de la pierre, et la dépression du sol,
à l'emplacement du fossé, en sera bientôt la dernière trace.
La seigneurie de BARBAS avait quelque importance, et le nom de
cette famille se rencontre souvent dans l'histoire de Lorraine.
Avec MONTREUX, une partie de NONHIGNY et de MONTIGNY, qui en
dépendaient, elle formait un domaine étendu.
OGÉVILLER, avec RECLONVILLE et une portion de SAINT-MARTIN,
avait plus d'importance encore. C'était un bourg, protégé par un
château. Deux de ses tours qui restent debout donnent une idée
assez exacte de ce qu'étaient ces demeures féodales: au
rez-de-chaussée une sorte de cellier voûté; au premier, une
salle également voûtée, éclairée par deux étroites fenêtres
percées dans un mur épais de deux mètres. La cheminée. la pierre
d'évier, l'emplacement de l'escalier tournant donnant accès aux
étages supérieurs sont encore parfaitement visibles. On
n'accédait à cette salle que par les galeries aujourd'hui
démolies qui reliaient les tours entre elles. Des meurtrières
permettaient d'en défendre les approches. Le château d'Ogéviller
a été démoli en 1636 par ordre du roi de France, sans avoir,
semble-t-il, opposé de résistance.
Le nom des comtes d'0géviller se rencontre jusqu'à la fin du
quinzième siècle (1474). Puis la seigneurie se trouva partagée
en quatre, et donna lieu plus tard au morcellement compliqué
qu'on trouve ainsi décrit dans les comptes du domaine de
Lorraine. « Le prince de Salm et MM. les comtes de Salm sont
seigneurs hauts justiciers, pour 1/4 conjointement avec Mgr le
prince d'Havri, MM.Thirion et de Roquefeuille pour les trois
autres quarts. Les justiciables sont divisés en deux seigneuries
dont l'une est auxdits seigneurs princes de Salm et à M. Thirion,
comme acquéreurs des comtes de Salm ; l'autre auxdits sieurs d'Havri
et de Roquefeuille. Ils ont chacun leur justice et leurs
officiers sur les lieux, à l'exception du juge-garde, du
procureur, du greffier et du tabellion qui sont communs.
L'emplacement de l'ancien château appartient pour 1/4 à chacun
des seigneurs. On n'en tire rien, n'y ayant que des débris de
moellons et quelques pierres de taille calcinées. L'emplacement
des anciennes halles appartient à tous les seigneurs chacun pour
1/4. »
Un petit village, enclavé dans le comté, formait comme un état à
part. C'était SAINT-MAURICE. On étonnerait sans doute les
habitants de cette localité si on leur rappelait que, faisant
exception au régime commun, ils ne payaient pas l'impôt de la
Saint-Remy, acquitté par tous leurs voisins « au bon plaisir de
son altesse, » qu'ils étaient jugés non par le prévôt de
Blâmont, mais par des, juges de la localité même, sur lesquels
ni le bailli ni le prévôt n'avaient d'action, qu'enfin ils
n'étaient pas « cotisables aux aides généraux et autres subsides
». Saint-Maurice était un franc-alleu, c'est-à-dire que le
seigneur du lien ne devait hommage à aucun suzerain, et
gouvernait son petit état à sa guise. Les chroniques ne disent
pas si les habitants de Saint-Maurice étaient sous ce régime
moins malheureux que leurs voisins. Du reste, en 1710, la
seigneurie de Saint-Mamies fut acquise par le duc de Lorraine,
et rattachée à la prévôté de Salm.
N'ayant point à parler ici de l'abbaye de Domêvre, puisqu'elle
dépendait de la prévôté de Lunéville, nous avons ainsi parcouru
toutes les communes du comté de Blâmont. Ses limites vers l'est
ont servi, à peu de chose près, à la délimitation moderne des
cantons de Lorquin et de Blâmont. Ailleurs elles présentaient
tant d'irrégularité et de confusion que les circonscriptions
actuelles n'en ont point tenu compte.
§ 3. - La ville de Blâmont.
Maintenant que nous
connaissons de quoi se composait le domaine, entrons dans la
ville qui en était le centre et qui s'intitulait « château,
ville fermée, bourg, ban et finage de Blâmont ».
Le château est fort ancien. Remanié à différentes époques, il
était au seizième siècle une demeure spacieuse et opulente,
fréquemment habitée par les ducs. La reine Christine de
Danemark, mère du duc Charles III, l'avait fait réparer et
aménager, et l'on a, aux archives de Nancy, la description des
bâtiments, salles et galeries qui le composaient.
En 1545, le duc François, conseillé par ses médecins, voulut
habiter un lieu chaud et sec, et choisit le château de Blâmont.
Mais il n'en fut que plus malade, ce qui n'est pas étonnant, car
on était au mois d'avril, et, à cette époque de l'année, Blâmont
ne mérite guère la préférence dont l'honorèrent les médecins du
duc. Aussi reconnaissant leur erreur, ceux-ci ne conclurent «
meilleur remède que de le faire baigner à Plombières. » On l'y
transporta en chaise à bras, mais sans plus de succès.
L'aspect actuel du vieux château permet de penser qu'il avait
été mis en état de supporter l'attaque de l'artillerie. On y
voit, comme à Moyen, l'emplacement de ces terrasses et
boulevards dont l'adjonction, imaginée au XVIe siècle, servit à
la fois à renforcer le pied des vieilles murailles féodales,
pour les protéger contre les effets du tir direct (le seul qu'on
employait alors), et à permettre la manœuvre des pièces que
l'assiégé opposait au canon de l'assaillant.
La ville, fortifiée en 1361, s'étendait au pied des murs du
château. Elle avait, semble-t-il, quatre portes extérieures : la
porte d'Azie, la porte de Vezouse (Vizuse), la porte d'en haut,
et celle d'en bas. Mais il en avait existé d'autres dans
l'intérieur, car, aux premiers temps du moyen-âge, la ville, le
bourg et le faubourg avaient constitué trois enceintes
distinctes, garnies chacune de portes et de tours. Cette
division d'une même bourgade en quartiers séparés et fermés
était alors assez commune; elle contribue encore à donner à
certaines villes d'Alsace, à Ribeauvillé, par exemple, un cachet
très pittoresque; mais elle a encombré longtemps l'intérieur de
Blâmont de pans de murs et de restes de tours dont on trouve
encore plus d'un vestige. Au siècle dernier les capucins
réclamaient déjà l'autorisation de démolir ceux qui déparaient
leurs jardins.
Une confrérie de cinquante arquebusiers formait la garnison
permanente, qui s'augmentait naturellement de tous les manants
de la ville et de la banlieue, lorsque le péril était proche, «
que l'enseigne de Blâmont marche, et qu'on y fait justice ». Les
arquebusiers recevaient vingt-cinq francs par an et une
gratification consistant en un demi-cent de carpes pêchées dans
les étangs de son altesse.
Les simples bourgeois ne recevaient rien, mais payaient
beaucoup. Les laboureurs doivent la corvée dans les domaines du
duc, à raison de deux jours par an. Ils sont tenus de mener au
moulin les grains de son altesse, « étant prévenus le soir pour
le matin, » et de les rapporter aux greniers. Les manouvriers
portent les sacs. Ils doivent le charroi des bois, pierres,
chaux et sable pour l'entretien du château, des greniers, des
moulins, des halles, et « autres usines princiéres ». Ils sont
obligés de fouler le chanvre, de piller l'orge « au battant qui
est joindant le neuf moulin ». Ils paient une livre de pain pour
trente deux qu'ils cuisent, etc. Il est vrai que la corvée ne se
fait pas absolument sans compensation. Le seigneur fournit les
miches de pain, les aulx et le fromage; et quand les laboureurs
ont conduit « sur chacun étang, lorsqu'on veut les pécher, les
bateaux, filets, etc, on leur donne, par reconnaissance.....
deux jeunes poissons ».
Ces pauvres gens n'étaient pas bien heureux, et leur humble
langage peint en traits frappants leur pénible situation. En les
annexant à la Lorraine, on leur avait promis de respecter leurs
franchises, et René II, tant qu'il vécut, n'y porta pas
atteinte. Mais le duc Antoine, pressé d'argent, voulut exiger
d'eux le paiement des aides générales du duché, dont ils avaient
été exempts jusque la. C'est alors que les bourgeois
représentèrent humblement « qu'ils n'étaient que 934 ménages;
que lorsque le duc était allé les voir, ils lui avaient donné de
bon cœur sa bien-venue, ce qui leur avait fait dépenser beaucoup
d'argent, et qu'ils étaient bien pauvres ». Inutile de dire que
leur touchante supplique fut froidement accueillie, et qu'il
fallut payer.
Tel était le régime auquel était soumis les bourgeois en
général. Mais chaque corporation de métiers avait en outre ses
chartes particulières, dont le sens général était encore le
paiement d'un impôt représentant le prix du monopole garanti à
la corporation.
C'est vers la fin du seizième siècle que les chartes de métiers
furent renouvelées par le duc Charles III. On y voit régner le
même esprit; c'est-à-dire qu'au moyen de certains droits
prélevés sur les artisans étrangers à la corporation, on
assurait à celle-ci le monopole des prix et des procédés de
fabrication ; mais qu'en même temps on faisait payer ce
privilège, afin d'assurer au seigneur des revenus qui n'étaient
pas la moindre raison de son libéralisme. Qu'on ne s'exagère pas
l'importance des corporations. A Blâmont, où il y avait 934
ménages, il existait des corporations de bouchers, de drapiers,
de serruriers, de pelletiers, de merciers, de cordonniers.
Chacune d'elles ne devait par conséquent réunir que bien peu de
maîtres, et leur puissance ne pouvait s'étendre bien loin.
Tout nouveau venu payait un droit de Han, en argent et en
nature, que la corporation partageait avec le duc dans des
proportions déterminées. Mais le fils du patron devenait maître
lui-même à meilleur compte. Il en était quitte pour une livre de
cire pour l'autel du saint, et quatorze pots de vin aux maîtres
et compagnons.
La corporation devait maintenir la loyauté des procédés de
fabrication. Il était défendu, par exemple, « a aucuns
cordonniers d'entremêler du cuir de vache en faisant des bottes
à genouillères ; d'introduire du cuir de cheval dans « les
empeignes, de mettre une semelle qui ne soit de bon cuir, ou de
laisser deux points rompus l'un suivant l'autre », le tout à
peine d'amende. Prescriptions rassurantes pour le public, mais
bien minutieuses, et qui devaient fréquemment s'éluder dans une
petite ville, où l'entente était facile entre les artisans. Le
privilège ne devait donc servir le plus souvent qu'à favoriser
l'impunité, la fraude et la routine. Il est vrai (espérons que
cela suffisait) que chaque année le maître et le doyen prêtaient
solennellement serment de maintenir les droits et les lois de la
corporation.
Blâmont, au temps de la duchesse Christine de Danemark, mère du
duc Charles III, connut une ère de prospérité et de splendeur.
Le séjour de la duchesse douairière y attira le passage et la
visite de personnages importants, et l'on y célébra même les
fiançailles d'une fille du duc avec un prince de Bavière. Les
bourgeois, réunis en armes pour faire cortège aux grands
seigneurs, virent avec étonnement le spectacle fastueux des
tournois, des danses et des festins. C'est à la même époque que
des bâtiments neufs, des terrasses, des jardins, ajoutés aux
vieilles constructions du château, en firent, au témoignage
peut-être un peu complaisant d'un contemporain, une résidence
vaste et magnifique, (arx diffusa et magnifica). Mais cette
époque de grandeur ne précédait que de vingt ans le commencement
de ses malheurs et de sa décadence.
En 1587, l'armée des protestants d'Allemagne, sous les ordres du
duc de Bouillon, traversait la Lorraine pour se porter sur la
Loire, au secours des Huguenots de France. L'histoire n'a pas
attaché une grande importance à cette invasion germanique,
vengée du reste immédiatement par les exploits de l'héritier de
Lorraine, le jeune marquis de Pont-à-Mousson (1). Mais le
chroniqueur lorrain ne saurait l'oublier, car elle passa par
Baccarat, Blâmont et Lunéville, et ravagea la première de ces
trois villes. Les deux autres, bien défendues par leur
gouverneur, purent échapper à l'incendie. La résistance de
Blâmont dirigée par Mathias Klopstein fut des plus honorables,
et il en reste un glorieux témoignage, celui du duc Charles III
lui-même. Une ordonnance de 1590, inspirée par le désir « qu'il
y ait quelque marque et mémoire pour servir de témoignage, à eux
et leur postérité, de la fidélité, diligence et valeur dont
iceulx bourgeois, manants, et habitants de Blâmont ont usé pour
la défense et conservation de ladite ville », les autorisa à
imposer à leur profit les vins étrangers passant par leur ville.
Les habitants de Blâmont surent mettre à profit ces bonnes
dispositions du duc. Dix-neuf ans après, ils invoquèrent encore
les souvenirs du siège de 1587, pour obtenir des réformes dans
l'organisation de la justice locale. Ils les obtinrent, mais
bien modestes, et continuèrent, comme on va le voir, à vivre
sous un régime qui n'était guère qu'un tempérament aux rigueurs
du servage primitif, et qui ne peut rappeler en rien la presque
autonomie dont quelques grandes villes avaient joui au
moyen-âge.
Le duc accordait aux bourgeois de Blâmont le privilège de n'être
plus jugés par son prévôt, mais par leur maire, assisté d'un
maître-échevin et de deux échevins.
Le Maître-Échevin était sinon élu directement, du moins présenté
au choix de son altesse. Quant au maire, on ne voit pas très
clairement si sa nomination par le peuple échappait au contrôle
du duc. Quoi qu'il en soit, le prévôt ne devait plus aucunement
« s'entremettre ni avancer » dans le jugement des causes, et les
échevins purent conserver trois ans leurs fonctions. Du système
antérieur qui limitait ces fonctions à une année, il était
résulté que, « avant qu'ils fussent entrés à la connaissance des
choses dépendantes de leurs charges, ils étaient à la sortie d'icelles
», ce qui devait exposer la justice à de grossiers écarts,
malgré la présence des vingt hommes et l'avis des quatre jurés
qui assistaient ces juges improvisés.
La suppression de ce concours plus tumultueux qu'éclairé, source
de mille « prolongations et partialités, » fut accueilli par de
grandes marques de reconnaissance.
Toutefois le duc, en renonçant aux privilèges de son prévôt, ne
perdait pas beaucoup de son influence sur la justice locale, car
le nouveau tribunal fut assisté d'un procureur fiscal chargé de
veiller aux intérêts du souverain. Quant au prévôt, il conserva
sa juridiction sur les nobles, et son ingérence dans les litiges
où leurs intérêts se trouvaient en conflit avec ceux des
bourgeois. Il ne fut pas non plus désarmé vis-à-vis de ceux-ci
dans tous les cas où le bon ordre paraissait engagé. Ainsi, tout
en concédant « que les bourgeois ne peuvent être emprisonnés
pour faits de simples délits dont la peine ne peut être que
pécuniaire » l'ordonnance ajoute « à moins que le délit ne se
trouve accompagné et revêtu de circonstances importantes, et
scandale ou mauvais exemple en public » ; expressions vagues qui
dans la pratique devaient rendre bien illusoires les garanties
déjà si précaires de la charte.
Nous avons déjà dit que les appels des sentences de Blâmont ne
se portaient pas aux assises, mais directement au buffet,
c'est-à-dire à la Cour des comptes.
Deux fonctionnaires municipaux, gouverneurs de ville,
complétaient l'organisation locale. Leur nom semble défier tous
les efforts des étymologistes. Ils s'appelaient les imbultz.
Telle était la petite ville de Blâmont au commencement du XVIIe
siècle, lorsqu'elle fut atteinte et bientôt ruinée, comme toutes
les villes lorraines, par la guerre de Trente ans. Assiégée en
1636 par le comte de Saxe-Weimar et les allemands au service de
France, elle succomba. Du moins le dernier trait mémorable de
son histoire fut-il honoré par la vigoureuse conduite des
habitants, et la fière attitude du gouverneur. L'ennemi, qui
n'entra dans la place qu'à la suite d'une capitulation, souilla
sa victoire en violant la convention qui la lui livrait. Le
gouverneur, payant de sa vie la belle résistance de la petite
ville lorraine, fut pendu à la porte du château. Depuis cette
catastrophe, il ne faut plus demander à l'histoire de Blâmont
que les tristes témoignages des ruines irréparables que la
guerre y a causées. Les églises, les halles, les trois fours,
les maisons furent entièrement réduits en cendres; tous les
titres furent perdus, au point que, en 1700, la ville ne pouvait
plus établir ses droits de propriété dans les forêts. Plusieurs
moulins incendiés ne se relevèrent jamais. Trente ans après ce
pillage, on n'avait pas encore pu remonter les cloches, et
l'état des portes était tel qu'on ne les faisait plus fermer.
Le dernier gouverneur de Blâmont se nommait Jean Klopstein. Son
nom, qui a survécu à la ruine du château et de la ville, n'a
cessé d'être dignement porté et universellement respecté dans le
pays qu'il a défendu.
(1) Henry Martin. Tome X, page 48. |