Est-Républicain
30 juillet 1925
BONNES GENS DE CHEZ NOUS
Les nonante-neuf ans du père Zalesky
Dans un de nos précédents numéros, nous
annoncions brièvement que, par arrêté du 16 juillet 1925, le
ministre de l'agriculture avait conféré la médaille d'honneur à
l'ancien ouvrier agricole Joseph Zalesky, de Mignéville.
Rarement distinction fut plus hautement méritée. Elle récompense
90 années de labeur ininterrompu et d'assiduité à la terre.
Joseph Zalesky, en effet, a commencé à travailler dans les
champs, les chenevières et les vignes de Mignéville - on y
récoltait autrefois un fameux vin, - dès l'âge de neuf ans. Le
mois prochain, il aura nonante-neuf ans et entrera dans sa
centième année !
M. Liengey, le sympathique maire de Mignéville, se promet, si la
Providence permet à M. Zalesky de doubler sans accroc le cap
redoutable de la centaine, d'organiser une grande fête en
l'honneur de son vénérable administré. Tout un programme de
réjouissances est déjà à l'étude pour cette solennité familiale
; mais nous nous garderons bien de le déflorer. Il ne faut pas
appeler l'attention du bon Dieu sur une de ses créatures,
évidemment oubliée au creux du vallon verdoyant, où les tuiles
rouges des toits et l'élégant clocher neuf du village attestent
l'inébranlable volonté de nos gens, de vivre et de durer.
Samedi, en compagnie du maire, notre ami Liengey, nous sommes
allés faire visite au papa Zalesky. Occupé à confectionner des
liens de paille dans sa grange, le vieil homme, tout guilleret,
souriant, nous accueillit, la casquette à là main, avec les
marques d'une politesse que nos paysans d'autrefois témoignaient
aux « monsues ». Son petit gendre, M. Arnoux, maréchal-ferrant ;
sa petite-fille, Mme Arnoux ; son petit-fils, M. Zalesky, le
dévoué lieutenant de pompiers de Mignéville ; deux brunettes
délicieuses, ses arrière-petites-filles, faisaient cercle autour
de nous. Ce fut, vous l'imaginez bien, pour une interview, mais
le plus plaisant et affectueux couarail qu'il soit possible
d'imaginer.
De petite taille, mais très droit, vigoureux, lucide, le
grand-père ne chôme pas un instant. Au long des jours, il faut
qu'il « enraye sa vie ». L'hiver, par les plus mauvais temps,
avec une « botiatte » de vin, un quignon de pain et une dagône
de lard dans son sac, il va travailler en forêt. A la belle
saison, il va bêcher « aux lisettes » ou aux pommes de terre. Il
fait les jardins, aide à rentrer les blés et les avoines. Le
dimanche matin, il assiste à la messe, « comme de bien entendu
», et l'après-midi, avec quelques vieux camarades qu'il
considère naturellement comme des poulains, il va à l'auberge où
il boit avec recueillement ses trois chopines, en fumant un
cigare.
Il ferait encore volontiers une partie de ferme ;
malheureusement il « entend un peu sourd » et ça le gêne.
- « J'a ïn pô hhorga, oué », nous dit-il, en riant.
Comme les très vieilles gens, le papa Zalesky vit avec ses
souvenirs du passé et, comme il est naturel, les plus lointains
sont les plus présents à sa mémoire fidèle. N'allez pas, lui
demander ce qu'il pense de MM. Poincaré, Herriot ou Painlevé !
Manifestement, ces jeunes gens ne l'intéressent pas. Depuis
longtemps, d'ailleurs, il ne lit plus les gazettes et c'est là,
n'en doutons pas, le secret de sa Longévité et de sa robuste
allégresse.
Mais parlez-lui de Louis-Philippe, de Napoléon III, d'Eugénie
Montijo, du prince impérial et de « Mossieu le duc d'Aumale »,
et vous verrez sous le buisson de ses sourcils touffus, son
regard candide d'enfant s'allumer d'une flamme. Il les a connus
ceux-là ; ce sont des gens de son époque, les figures idéalisées
de sa jeunesse...
D'abondance, il nous conte des anecdotes sur ses enfants; son
père, manoeuvre agricole comme lui ; son grand-père venu de
Pologne en Lorraine, à la suite du bon roi Stanislas, et qui,
roulier à Chanteheux, partit un jour pour le Havre .et ne revint
jamais...
Le papa Zalesky se rappelle fort bien avoir planté, en 1848, un
arbre de la Liberté à Mignéville. Pendant la guerre dé 1870, il
fut employé aux réquisitions de chevaux, et sa mère se rendit à
pied, de Mignéville à Metz, pour rechercher un de ses frères
blessé.
En 1914, il resta dans la zone rouge en dépit de la proximité de
l'ennemi, établi à quelques centaines de mètres de sa maison, et
des obus qui « zonaient » et éclataient sur le village.
Plusieurs fois, il faillit être fusillé par les Allemands.
- Alors, comme ça, lui dis-le, vous allez avoir nonante-neuf
ans, grand-père ?
- Oui, me répond l'ancien, dans un an, ça fera un siècle...
C'est déjà de l'âge, n'est-ce pas ?
Nous donnons au brave homme un prochain rendez-vous, dans un
mois, à la fête du Comice agricole de Cirey où ses
petits-enfants et M. Liengey le conduiront et où le représentant
du gouvernement épinglera à son « rochat » des dimanches la
médaille d'honneur de l'agriculture.
- Au revoir, Monsieur, vous êtes bien honnête, me dit le papa
Zalesky, tout ragaillardit par ma visite inattendue, en mettant
dans ma main un peu honteuse sa vieille main sèche qui, à force
de labourer la terre sainte de chez nous, est devenue dure comme
du bois.
- Au revoir et bonne santé, papa Zalesky.
Et, en me séparant de cet homme qui vécut un siècle, un siècle
de labeur acharné, de privations, de petites joies et
d'innombrables peines,, je me suis senti soudain une âme
ingénue... et j'ai pensé qu'il n'était pas possible, mon Dieu
non ! que pour les braves gens de chez nous II n'y ait pas de
paradis...
Fernand ROUSSELOT.
Est-Républicain
10 mars 1926
JEAN SCHERBECK
au Cercle Artistique
Couarail d ancêtres
C'est à Mignéville, petit village
reconstruit dans la zone rouge, que la virtuosité du nancéien
Jean Scherbeck me fut révéléev II y a quelques semaines, nous
étions allés dans cette commune, chez le papa Zalesky, âgé de
nonante-neuf ans et sept mois. Scherbeck voulait enrichir sa
précieuse collection de la physionomie du bon vieux dont une
médaille d honneur, tardivement octroyée, a recompensé les « 91
années de services agricoles dans deux familles. »
Prévenu de notre visite, le vieil homme s était mis sur son
trente-et-un : une belle blanche chemise, une noire cravate, une
capote fort nette, ornée de deux médailles. Il avait conscience
de sa majesté. Aussi, manifesta-t-il quelque stupéfaction
lorsque Scherbeck le trouvant trop empesé, le pria d'enlever ses
habits du dimanche pour revêtir, plus simplement, un vieux
casaquin troué, un antique foulard et son tablier de travail.
- C est une drôle d idée, tout de même ! bougonna-t-il en se
changeant.
Dès qu il fut placé sur une chaise, devant la fenêtre, il ne
bougea plus et l'artiste se mit au travail. En cinq minutes, le
volume de la tête était déterminé et crayons et pastels
commençaient d'accuser les reflets de la lumière et de l'ombre,
la déformation des traits, les ravines profondes et la cruelle
patine du temps. Le père Zalesky ne bronchait pas.
A cette question du dessinateur :
- Êtes-vous fatigué, M. Zalesky, voulez-vous vous reposer un peu
?
- Me reposer, répondit le patient, pourquoi faire ?... je ne
suis pas à plaindre, le derrière sur ma chaise... »
Le voilà bien le modèle rêvé !
En une heure et demie, le vieillard était complètement « retiré
». Ses petits enfants se récriaient d'admiration devant
l'exactitude du portrait. Et l'ancêtre, ayant un instant
considéré son visage, se mit a rire bruyamment, en s écriant :
- Cré nom de nom... le beau jeune homme que v'là !
L'après-midi, nous étions sur le route de Vic et, mettant à
profit une subite éclaircie dans le ciel haillonné de sombres
nuages, Scherbeck fixait, en moins de temps encore, les traits
d'un éionnant cantonnier, face tannée et gaillarde de vieux
soldat, dont l'artiste présente, à son exposition, deux curieux
aspects.
La nuit commençait à envelopper les houblonnières mêlant à la
pompe du couchant son bleu d'ardoise et ouatant de brouillard
les rives de la Seille paresseuse.
La sagesse .nous conseillait de faire demi-tour. Au lieu de
cela, nous pénétrâmes dans la menue cité vicoise et, à « la
brune nuit », dans une étroite rue, voisine du somptueux Hôtel
de la Monnaie, Scherbeck silhouettait encore, devant un porche
délabré, une petite vieille au sourire ingénu. C'était un record
!
Ces trois personnages, je ies ai retrouvés au Salon du Cercle
Artistique, au milieu de cinquante autres, de même facture
pittoresque et vigoureuse, assemblés en un vaste et muet
couarail. Il ne manque, pour compléter l'atmosphère, qu'un âtre
brasillant sous le manteau d une haute cheminée, des hharriantes
au plafond, et des copions trouant l'ombre d'une vacillante
lumière.
Ces pâpiches et ces mâmiches, pleins de vérité et de vie, nous
les avons tous vus, déjà, au village, dans leurs altitudes
familières. Du plus profond de nos souvenirs, ils font lever un
tumulte d impressions. Ce vieux, dont la barbe drue doit fleurer
le froid et la fumée, mais c'est un vieux nonon que j'ai bien
connu. Il s'appuie pesamment au chambranle de sa porte de
grange. Son casaquin est enfoncé dans la culotte, maintenue par
une ceinture de cuir qui le partage en deux, comme le lien d'une
gerbe
Où donc ai-je vu cet autre, dont la barbe en tocs, coupée par
les ciseaux malhabiles de sa femme, ressemble au chaume grisâtre
qui revêt le sol, dans les champs moissonnés ? Et celui-ci,
tordu par l'âge et le travail comme le cep d'une vigne
abandonnée, qui montre des mains rugueuses, aux doigts boudinés
et gourds ? Et celui-là, au profil moutonnier qu'éclairent de
doux yeux mélancoliques, chevauchant un nez camard ; et ces deux
compères, l'un en blouse grise, l'autre en blouse bleue
luisante, - ces bonnes blouses aujourdhui disparues ou à peu
près -, assis sur le banc, qui se font leurs confidences ? Le
premier me rappelle un cousin solennel et mystérieux, qui ne
s'exprimait jamais que par paraboles. Et ces deux commères, à la
fontaine, en savent-elles, en racontent-elles des choses, en
faisant la lessive ? Celle qui broie de ses poings usés la «
bouéye » glacée doit être une dévote câcatte, si l'on en juge
par son regard « en dezou » et sa bouche édentée sur un menton
qui rebique. Ah ! que je voudrais être caché derrière la borne
de la fontaine pour surprendre la conversation des deux blancs
bonnets.
Mais il faudrait les détailler tous ces vieux vieux visages,
traités par Scherbeck avec tant de sincérité, de conscience et
de tendresse. Il faudrait exprimer tout ce qu'ils recèlent de
candeur souriante, de malice narquoise, de résignation
douloureuse, de vaillance aussi ces vieillards qui ont enragé
leur vie au travail de la terre, qui ont vu la guerre, les
guerres... et dont certains portent encore des vareuses de
soldat et des bonnets de police, enfoncés jusqu'aux oreilles,
comme des calottes.
Les physionomies de ces ancêtres reflètent leurs petits travers
et leurs grandes qualités. Si l'on interrogeait les pittoresques
modèles, qu'apprendrait-on de plus ?
Leur âme apparaît toute dans leurs yeux enfantins. Et cette
intensité du regard qui subsiste après les ravages du temps,
cette clarté vivante que Jean Scherbeck a incrustée au fond de
leurs yeux fanés, nous fait songer aux vers du poète
Vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants.
Et l'on voit de la. flamme aux yeux des jeunes gens.
Mais, dans l'oeil du vieillard, on voit de la lumière.
Il faut aller visiter le Couarail des ancêtres. En rendant
hommage au noble talent de l'artiste, vous éprouverez une joie
de la plus saine qualité, une joie familiale, une joie de chez
nous...
On me permettra, avant de clore ces brèves notes, de remercier
Jean Scherbeck d'avoir eu la fraternelle pensée de placer au
centre de son Couarail, le portrait de l'auteur de ces lignes et
d'avoir, ainsi, permis à son ami, aujourd'hui si affreusement
seul, de se retrouver dans la compagnie aimée de sa famille
d'élection, les pâpiches et les mâmiches du pays lorrain !
Fernand ROUSSELOT
Est-Républicain
15 septembre 1926
LE CENTENAIRE DE MIGNÉVILLE
La commune meurtrie fêtera dimanche sa complète reconstitution
et elle honorera en Joseph Zalewski un siècle d'honnêteté et de
travail
M. Joseph Zalewski s'entretient avec
M. Liengey, maire de Mignéville
Mignéville, 14 septembre. - La période
des vacances parlementaires voyait jadis éclore les plus extravagants
phénomènes : il fallait présenter au public, coûte que coûte, les
informations dont il se montre avide et que la politique, hélas ! ne lui
sert plus.
Le serpent de mer qui rendit fameux le « Constitutionnel » de nos pères
revenait ainsi tous les ans sous la plume des reporters en mal d'articles.
On y ajoutait un crime mystérieux et un centenaire pour corser l'intérêt.
Sachons aujourd'hui nous contenter modestement du centenaire !
M. Joseph Zalewski a doublé le cap d'un siècle. C'est un record que
Mathusalem et quelques patriarches ont battu avec aisance et facilité. Mais
cela n'ôte rien aux mérites du brave homme que la commune de Mignéville
s'apprête à fêter dimanche prochain, en même temps que sa reconstitution.
Le maire de la localité, M. Liengey, se montre heureux et fier que 1a,
notoriété d'un de ses concitoyens excite la curiosité de la presse.
Il nous renseigne ;
- C'est un robuste vieillard, dit-il... Hé mais, vous l'avez aperçu... Il
sciait du bois devant sa maison pour les chauffages de cet hiver... Comment
ne l'auriez-vous pas remarqué ? II travaillait tout près de l'are de
triomphe que vous avez photographié en passant. Ah ! nous préparons pour
dimanche une belle manifestation... Une minute, monsieur - et je suis â
vous... On va lui causer une grosse surprise, au papa Zalewski...
M. Liengey nous guide.
Le doyen de la localité est bel et bien en train de débiter des bûches. Le
vieillard nous accueille avec un cordial sourire. Il s'est mis à l'aise pour
sa rude besogne. Il s'appuie sur la scie qu'il tient à la main. Il accepte
joyeusement les compliments qu'on lui apporte :
- Parole d'honneur, vous ne paraissez guère plus de 75 ans...
Il affecte une certaine coquetterie :
- Vous oubliez de compter les mois de nourrice...
Le grand-père de M. Joseph Zalewski appartenait au personnel de la cour du
roi détrôné de Pologne ; il suivit son souverain en exil. Il dut s'éloigner
de la cour de Stanislas pour s'établir enfin à Mignéville qui fut par la
suite le berceau de sa propre « dynastie ».
L'aïeul eut deux fils et c'est de cette lignée que descend directement le
vénérable aïeul :
- Je suis né ici le 3 septembre 1826, reconte-t-il... A l'âge de neuf ans,
je travaillais déjà dans les fermes... Dans ce temps-là. on allait à l'école
que l'hiver... J'ai appris quand même à lire... Tous les matins, je veux
savoir encore ce qu'il y a dans l' « Est républicain... »
Pendant notre conversation, la famille de M. Joseph Zalewski au grand
complet est accourue. Elle pose des questions. Elle réveille de lointains
souvenirs. Elle veut que nous ramassions un lourd bagage d'anecdotes. Elle
rectifie parfois les défaillances d'une mémoire où s'entassent tant
d'événements.
- J'ai eu trois enfants, continue le centenaire... Deux filles et un
garçon... Ils sont tous morts... Mes gendres seuls restent à mes côtés...
Victor Boudot et Jean Claudel... Mon fils a fait la campagne de 1870 ; il a
été blessé à Gravelotte... J'ai un petit-fils qui a servi de 1914 à 1918.
avec, le grade de lieutenant. dans l'armée polonaise du général Haller, que
l'on avait formée en
Lorraine... Quant à moi, je suis allé à Strasbourg pour m'engager pendant la
guerre de Crimée ; mais, quand je suis arrivé à Strasbourg, on m'a annoncé
que la paix était signée... C'est le plus long voyage que j'aie jamais
fait... »
M. Joseph Zalewski rit franchement de cette aventure. Mais il eut une autre
occasion de s'amuser :
- L'impératrice Eugénie est venue un jour à Lunéville...
- Et vous avez, naturellement, voulu la voir ?
- Bien sûr... Elle était jolie... Mais figurez-vous que le prince s'est
sauvé dans la foule... Oui, monsieur, il s'est caché dans les jardins... Pas
moyen de le retrouver... Les dames d'honneur couraient partout... Moi, j'ai
réussi à ramener l'enfant... Oh ! il n'était pas grand... Le gamin avait
causé un gros tourment...
Nous tâchons, selon la tradition, de pénétrer le secret de son
extraordinaire longévité. Quel régime suit-il ? De quelles précautions
s'est-il prudemment entouré ?
- Oh ! l'appétit est excellent...
Et la famille de renchérir :
- Il mange de tout !
- Ah ! si vous le voyiez engloutir sa salade.
- Une santé de fer !
Le patriarche interrompt :
- N'empêche que j'ai eu deux fluxions de poitrine.
- C'est vrai...
- Et qu'il y a dix ans je me suis cassé une jambe... Mais j'ai été
rapidement guéri...
- C'est vrai. En moins de trois semaines...
- Mais je dors bien... Il faut du repos quand on travaille.
- Et jamais d'alcool ?
- J'avais quinze ans, monsieur, quand le premier alambic a distillé ici les
premières mirabelles... Je ne me suis pas privé... Est-ce que j'ai tort
d'aimer ce qui est bon... Je ne boude jamais à la besogne..
Le maire de Mignéville et les parents indiquent que le patriarche a bêché
soixante ares de betteraves, arraché sa récolte de pommes de terre.
Cela eût réjoui le fabuliste de constater que M. Zalewsi, à l'exemple du
sage, se donne ainsi des soins pour le plaisir d'autrui, sans craindre la
main des Parques blêmes.
- J'ai, toujours eu de la chance, déclare-t-il avec conviction... Pendant la
guerre, en 1915, je venais de quitter ma chambre un matin et je prenais le
frais devant la porte quand un obus a crevé le toit...
- Même qu'il est tombé sur votre lit, grand-père.
- Avouez que je l'ai échappé belle !
Nous interrogeons le cercle des parents :
- En somme, quatre générations sont maintenant réunies sous l'autorité de
l'ancêtre.
- Oui, monsieur... La quatrième génération est représentée par deux
fillettes jumelles de dix ans.
L'aïeul approuve d'un signe.
Nous exprimons un voeu :
- Pour peu que vous ayez encore de la chance, vous marierez vos
arrière-petites-filles...
- Il dansera à leur noce..., souligne M. Liengey.
- Pourquoi pas..., conclut le centenaire sans s'étonner du miracle.
Dimanche prochain, ses concitoyens offriront à M. Joseph Zalewski un cadeau
à l'occasion de l'heureux événement qui mettra des fanfares et des drapeaux
dans les rues de Mignéville sortie de ses ruines.
- Il a déjà la médaille des vieux serviteurs, nous dit M. Liengey. Il est
titulaire, également, de la croix de chevalier du Mérite agricole... Cela
lui était dû... On se contentera donc d'un modeste souvenir... Des fillettes
auront deux bouquets pour le préfet et pour lui...
Mais les réjouissances populaires battront leur plein. Toutes les localités
d'alentour se donneront rendez-vous a Mignéville. Les personnalités
officielles ont répondu avec empressement aux invitations : M. le sénateur
Louis Michel ; MM. Georges Mazerand et de Warren. députés ; M le préfet de
Meurthe-et-Moselle...
- Et l'on admirera auprès d'eux, sur l'estrade, Monsieur le maire, ce brave
nomme qui, en vivant un siècle, exposera le magnifique exemple de
l'optimisme et du travail... C'est le plus généreux enseignement dont la
France ait besoin...
Achille LIEGEOIS
Est-Républicain
25 mars 1929
CENT TROIS ANS !
Joseph ZALESKY
Voir en chronique régionale
le récit de la visite de notre collaborateur Fernand Rousselot à
Joseph Zalesky, de Mignéville, qui vient d'atteindre
gaillardement ses 103 ans.
Les cent-trois ans de
Joseph Zalesky
Nous n'avions pas revu Joseph
Zalesky depuis la chaude journée de septembre 1926, où, dans le
petit village de Mignéville en fête, les éloquences officielles
célébrèrent ses cent ans.
Chacun souhaita à Joseph Zalesky de vivre encore de longues
années heureuses et nous-mêmes, au cours des agapes familiales
qui terminèrent la cérémonie, lui adressâmes quelques mots que
nous croyons amusant de rappeler :
« Derrière vous, Monsieur Zalesky, s'allonge un long, un
magnifique passé de courageux labeur. Devant vous, c'est
l'avenir, un avenir de calme bonheur au milieu de la tendresse
rayonnante de vos petits-enfants. D'autres espoirs, pourtant,
vous sont permis. Si vous en doutiez, je me permettrais de vous
citer quelques augustes exemples, dont l'un tiré des Saintes
Ecritures, me plaît infiniment : « Lorsque Booz épousa Ruth, la
jeune Moabite, il venait d'entrer dans sa cent-seizième année.
Oui, Monsieur, Zalesky, le saint homme Booz s'est replacé à
l'âge de cent-seize ans. Ne croyez pas, toutefois, qu'en vous
citant ce cas un peu exceptionnel, je veuille influencer vos
décisions futures. Je me contente simplement de découvrir à vos
yeux le, champ des riantes hypothèses... »
Si le papa Zalesky n'a pas écouté ma suggestion - il « entend
sourd », et c'est, en même temps que son excuse, sa seule
infirmité - s'il ne s'est pas « replacé », il a du moins
continué a vivre et à entamer, le plus gaillardement du monde,
son second siècle.
Averti de notre visite par l'ami Liengey, l'excellent maire de
Mignéville, le centenaire nous attendait avant-hier devant la
maison d'un de ses petits-enfants, à l'orée du village. Il nous
accueillit avec les formules d'une politesse désuète et
charmante...
Au vrai, nous l'avons trouvé rajeuni, l'oeil vif, malicieux, le
teint frais, et gai, d'une gaité ingénue d'enfant.
- Je vois que vous n'avez pas « raublié » le vieux
centenaire-là... Je vous remercie bien de vote « honnêtreté »,
Mossieu Rousselot...
- Comment avez-vous passé l'hiver, grand-père ?
- Oh ! comme d'habitude, n est-ce pas... Mais l'hiver a tout de
même été rude l'année-ci... Malgré ça, je n'ai pas été malâte
!... » ,
Son petit-fils nous dit que, durant les plus pénibles journées
du cruel hiver, le grand-père sciait son bois dehors, vêtu d'un
simple casaquin... Aujourd'hui, il « fait » les jardins, nettoie
les carreaux, bassotte, bêche, enraye sa vie. Chaque jour, il
lit le journal, sans lunettes.
Comme il n'a pas encore ouvert sa gazette, c'est nous qui lui
apprenons la mort du maréchal Foch.
- Ah ! il est mort ! s'exclame-t-il.. C'est dommàçhe... Il était
jeune, la paufe Maréchal... C'est bien le cas de le dire, les
bons s'en vont, les mauvais restent... » ,
Je me rappelle à ce moment que Joseph Zalesky me fit autrefois
des déclarations politiques.
- Au fait, grand-père, que pensez-vous de la politique actuelle
?...
- Oh ! répond-il... Il y a beaucoup de mauvaises têtes du
moment-ci... »
Mais il ne va pas plus avant. Quelle prudente réserve ! Papa
Zalesky aurait-il des ambitions ?
Le voici, maintenant, qui nous conte des souvenirs de la guerre.
Il mélange bien un peu les événements, brouille les dates,
confond la guerre de Crimée avec 1870 et 1914.
Pourtant, voici une anecdote, contrôlée, qui se référé aux
premiers jours de l'invasion, en 1914. Les « Prussiens »
occupaient sa maison. Un soldat, un Fritz, qui était monté dans
la cheminée, dans l'espoir d'y décrocher sans doute une saucisse
ou une bande de lard, exprimait bruyamment sa déconvenue.
Entendant les jurons de l'Allemand, le père Zalesky lui cria: «
Qu'est-ce que t'gueules là-haut, donc, sacré mandrin ? ».
Il n'en fallut pas davantage pour qu'on lui mit aussitôt un
canon de fusil sous le menton. Ce jour-là, il l'échappa belle.
Quelques jours auparavant, un obus était tombé dans sa chambre,
au milieu de son lit.
Une autre fois, en 1913, le fameux cyclone de juillet dont on
n'a pas perdu le souvenir secoua violemment sa maison, dont une
partie s'effondra, « juste au moment qu'on me faisait la barbe,
Mossieu... C'est miracle que le perruquier ne m'ait pas coupé le
cou... Mais, l'est bon, le bon Dieu m'a toujours protégé ».
Nous sautons d'un sujet à un autre. Joseph Zalesky se lève tous
les jours de très bonne heure ; à 6 heures en hiver. Il allume
son feu et un de ses petits-enfants lui apporte le café... Quand
une mirabelle l'accompagne, elle est la bienvenue. Toute la
matinée, il travaille ; à midi, dîner en famille. Coup de
fourchette remarquable. Chopine de vin à chaque repas. Travail
tout l'après-midi. Souper et coucher en même temps que les
poules. Avant de s'insinuer dans les draps, il récite à haute
voix sa prière, une très longue prière en latin. Quand la
fenêtre est ouverte, le sourd ronronnement de ses oraisons
résonne dans tout le quartier.
Avant de prendre congé de Joseph Zalesky, nous avons ensemble
vidé une coupe de champagne. C'est, d'ailleurs, une façon de
parler. Pour sa part, il en a vidé trois, non sans m'avoir
révélé qu'il fallait se déméfier de ce vin mousseux et pétillant
: « I tape sur la tête, le gaillard-là ! »
- Oui, mais vous êtes solide, grand-père... Fumez-vous encore ?
- Ma fi oui... Mais je ne fume pu de cigares... ça ne me sent pu
rien... J'aime mieux les cigarettes, oué... comme les jeûné
hommeA..
- Vous êtes toujours un jeune homme...
- Oui, un jeune homme qu'aura bientôt l'âche de Melchisedeck...
»
Joseph Zalesky confond, évidemment, Melchisedeck, roi de Salem,
avec Mathusalem, grand-père de Noë, lequel vécut 969 ans.
- Vous vous rappelez, grand-père, que M. le préfet, M. Louis
Michel, M. Mazerand, ont promis, lors des fêtes de votre
centenaire, de revenir à Mignéville dans dix ans pour en
célébrer le « recot ».
- Je serai toujours à la disposition de ces messieurs, ce sera à
eux de décider... »
En attendant ce « recot », le gouvernement de la République
s'honorerait en fleurissant d'un bout de ruban rouge le revers
de la capote du papa Zalesky, brave homme, père de famille sans
reproche, paysan lorrain dont la vie active « 91 années de
services agricoles dans deux familles » apparaît comme un
magnifique exemple de labeur et de fidélité.
La question, nous dit-on, a déjà été agitée. C'est très bien.
Mais, il faudrait se hâter. Il n'est si belle et si longue
existence qui ne prenne fin quelque jour... et brusquement. Car,
entre nous, les personnages de l'Ancien Testament du type
Mathusalem, je les soupçonne fort d'être nés à Marseille.
Fernand ROUSSELOT
Est-Républicain
15 février 1930
Chevalier de la Légion
d'honneur à 104 ans
M. ZALESKY, DE MIGNEVILLE
Il y aura tantôt un an, à
l'issue d'une visite à notre ami Joseph Zaiesky, alors âgé de
103 ans, nous écrivions à cette place que le gouvernement de la
République s'honorerait en fleurissant d'un bout de ruban rouge,
la capote du vénérable centenaire, honnête homme, père de
famille sans reproche, dont la longue vie peut être donnée en
magnifique exemple de labeur et de fidélité.
Il faut se hâter, ajoutions-nous. Il n'est si belle et si longue
existence qui ne prenne fin quelque jour... et brusquement. Les
personnages de l'Ancien lestament du type Mathusalem ne
foisonnent pas par le monde. Quant à ceux du Nouveau Testament,
ils n'ont jamais réussi à ravir au grand-père de Noé, un record
de longévité homologué suivant les méthodes plus ou moins
rigoureuses de l'époque. Il serait prudent de ne pas tarder à
sanctionner la citation du vieux paysan lorrain « 91 années de
services agricoles dans deux familles » qui s'inscrit, si
modeste et émouvante a la fois, au livre d'or du labeur humain.
Notre suggestion devait être favorablement accueillie par les
pouvoirs publics. De leur côté, MM. Louis Michel et Georges
Mazerand multipliaient les démarchés. Ces démarches n'ont pas
été vaines puisqu'aujourd'hui, Joseph Zalesky, né en 1826, est
nommé chevalier de la légion d'honneur, au titre du ministère de
l'Agriculture.
Vendredi nous sommes allé offrir nos félicitations au nouveau
décoré.
i Mignéville est un des plus séduisants villages de la vallée de
la Blette. Est-ce parce que je le connais bien, que j'y compte
des amis, que son maire, Eugène Liengey, m'y réserve toujours un
accueil d'une incomparable cordialité - tout cela s'ajoute
évidemment à une impression première - mais Mignéville, au creux
du val, avec la ceinture de ses bois dont le soleil précocement
printanier immerge la crête, m'apparaît toujours comme un
paysage d'une remarquable unité, comme un lieu d'élection où il
fait bon vivre, où l'on vit dans une paix surnaturelle. La
caresse de l'air bleu, si douce au visage, a inciter nos gens ç
travailler dehors. Devant une porte faisant face à un accotement
surélevé du chemin, nous apercevons un ancien, coiffé d'u- ne
casquette, vêtu d'un casaquin - avec au devant de lui, un
tablier bleu à bavette - chaussé de lourds sabots de bois, et
qui bassotte. C'est notre homme. Nous nous approchons :
- Bonjour. M. Zaiesky.
- Bonjour, Mossieur... Ah ! mais c'est Mossieur Rousselot...
vous avez venu me voir... à la bonne heure je suis bien
content... Et ca va-t-il toujours comme vous voulez, par le beau
temps-là ? Et vote dame et le petit-là ? ils vont bien ?
On débobine les propos préliminaires de toute conversation au
village. Le moment est venu d'annoncer la grande nouvelle.
Joseph Zalesky tend l'oreille, car il entend sourd, et cette
année un peu plus que l'an passé.
- Je viens vous apporter mes félicitations pour votre nomination
au grade de chevaIier de la Légion d'honneur...
- Hein ?
Je répète la phrase et soudain, les yeux rieurs clignent dans la
figure allumée. Le vieil homme me donne un amical coup de «
coutre » :
- Mossieu Liengey m'a déjà dit un mot hier... »
Le père Zalesky était au courant ! Que bavard, tout de même, ce
maire de Mignéville ! Il m'a gâché le meilleur de la joie que je
me promettais.
Mais, voici les petits-enfants du centenaire qui arrivent et
nous entourent. Par eux, j'apprend que le grand-père a passé un
excellent hiver. Pas un jour d'indisponibilité. Une seule fois
il a pensé avoir la grippe. Il s'est couché après avoir avalé
une grande casserole de vin chaud bien sucré. Le lendemain frais
comme un gardon de la Blette, il sciait du bois. Le vin chaud a
toujours été son remède contre la maladie - Un bon coup de vin
chaud avec quèques pierres de sucre, n'y a rien de tel, dit-il
en soulignant d'un geste énergique, sa foi dans l'excellence
d'une thérapeutique à la portée de tous.
Son mode de vie est aussi simple que sa panacée. Rien n'en,
vient troubler la régularité. Joseph Zalesky se lève tous les
jours de très bonne heure : à 6 heures en hiver. Il allume son
feu et un de ses petits-enfants lui apporte le café... Quand une
mirabelle l'accompagne, elle est la bienvenue Toute la matinée,
il travaille. A midi, dîner en famille. Coup de fourchette
impressionnant. Chopine de vin à chaque repas. Travail tout
l'après-midi. Souper et coucher en même temps que les poules.
Avant de s'insinuer dans les draps il récite à haute voix sa
prière, une très longue prière en latin. Quand la fenêtre est
ouverte, le sourd ronronnement de ses oraisons résonne dans tout
le quartier.
Dans l'oreille, nous lui glissons cette question :
- Quelle prière récitez-vous, grand-père ?
- Quelle prière ?... Mais, toujours la même... Le pater, l'ave,
le credo le confiteor, les commandements, les actes, le
souvenez-vous... Je prie la Sainte-Vierge, Saint Joseph, mon bon
patron Saint François-Xavier... Saint- Antoine de Padoue...
- Mais, grand-père, je croyais qu'on invoquait seulement Saint
Antoine de Padoue pour retrouver quelque chose qu on a perdu...
- C'est justement pour ça... mon fi !... C est pour me retrouver
la jeunesse...
Chez le petit-fils du centenaire M Georges Zalesky, où M.
Liengey nous invite à vider une coupe de champagne - quand je
dis une coupe c'est évidemment une façon de parler - le
grand-père exécute sa partie comme un jeune homme. Là, il nous
dit très gentiment la gratitude qu'il nous garde pour toutes les
« honnêtretés » dont il est l'objet Dans son esprit, la Légion
d'honneur représente une « honnêtreté » de plus. Pas autre
chose...
Nous avons quitté le papa Zalesky en lui promettant une nouvelle
visite le jour très prochain où le ruban rouge lui sera
officiellement remis. Ce jour là, émouvante coïncidence, on
remettra également la croix de la Légion d'honneur à une de ses
râces, George Zalesky, simple paysan de Mignéville qui fit
splendidement son devoir pendant. la guerre.
En même temps que le petit-fils ancien sous-officier au 42e
bataillon de chasseurs, on fêtera l'ancêtre, doyen des
légionnaires de France.
Fernand ROUSSELOT.
Est-Républicain
[NDLR : quelques passages illisible notés [...] ]
16 juin 1930
M. le Préfet de
Meurthe-et-Moselle
REMET LA LEGION D'HONNEUR
au Centenaire de Mignéville et à son petit-fils
Hier, la jolie commune dé Migneville a rendu un nouvel et
magnifique hommage à son vénérable centenaire, M. Joseph Zalesky,
et à son petit-fils, M. Georges Zalesky, décorés tous deux de la
croix de la Légion d'honneur.
Favorisée par un temps splendide, la solennité avait attiré une
très nombreuse affluence. Tous furent unanimes à admirer la
décoration ravissante du village, pavoisé d'une profusion de
drapeaux et de bannières, d'arcs de triomphe somptueux et de
sapins reliés entre eux par des guirlandes d'oriflammes, de
mousse et de grappes de glycines.
M. André Magre, préfet de Meurthe-et- Moselle, fut accueilli, à
son arrivée, par la « Marseillaise », exécutée par la fanfare d'Ancerviller,
et reçu par M. Eugène Liengey, maire de Mignéville,
qu'accompagnaient MM. Edouard Fenal, conseiller général, maire
de Lunéville ; Adrien Michaut, conseiller général ; Rauch, maire
de Baccarat ; Fournier, maire de Badonyiller ; Chaton, adjoint
au maire de Mignéville ; le conseil municipal : MM. Suisse,
président du comice agricole ; Morel : Lafontaine ; Bourgeois ;
Parmentier ; Courtois ; Andréani, etc...
Dans la cour de la maison commune, de chaque côté du monument,
la compagnie de sapeurs-pompiers monte une garde d'honneur.
On entre dans la salle des délibérations où M. Liengey souhaite,
en termes excellents, la bienvenue à M. le préfet.
« Sous votre administration, dit-il notamment, nous savons que
le progrès économique, matériel et social s'accentue
graduellement et d'une manière aussi ferme que prudente. Tout ce
qui touche à l'intérêt du département rencontre en vous un
protecteur aussi actif que prudent. C'est pourquoi nous sommes
heureux de vous posséder pendant ces trop courtes heures, et de
vous dire que nos populations attachées aux institutions
démocratiques du régime, ne demandent qu'à rester dans l'esprit
de travail, de sage liberté, de dévouement à la patrie, qui doit
inspirer tout citoyen digne de ce nom.
Nous savons aussi qu'il faut entre le gouvernement et le pays,
une union étroite, confiante sans suspicion. Avec des
administrateurs de votre tempérament, de votre savoir-faire, de
votre tact, cette union est facile, si facile d'ailleurs qu'elle
est réalisée et que partout, l'on n'a qu'à se louer de la bonne
gestion des affaires et de la manière aussi juste qu'affable
dont vous savez les diriger.
M. le préfet répond en se félicitant de voir de jour en jour les
liens de sympathie et de confiance se resserre entre
l'administration préfectorale les populations rurales.
A ce moment, Mlle Hainzelin, institutrice stagiaire à Barbas,
fille du regretté M. Hainzelin, tué par un obus alors qu'il
faisait fonction de maire à Mignéville pendant la guerre,
s'avance les bras fleuris et adresse au représentant du
gouvernement un fort joli compliment. ,
« Notre petite commune de Mignéville est vraiment privilégiée,
dit-elle. Pour la seconde fois depuis quatre ans, vous nous
faites l'honneur de venir présider une fête de famille. Celle-ci
comme la précédente, nous réunit tous dans un même sentiment de
joyeuse fraternité, de reconnaissance envers nos amis qui nous
ont donné de si beaux exemples de vertus civiques et familiales
et d'un si loyal attachement à la terre lorraine.
« Ce sont là, en effet, les vertus que le gouvernement a voulu
récompenser dans ceux qui sont aujourd'hui les héros de la fête.
Ce sont aussi les leçons que nous voulons en retirer et en
garder. Pins que jamais nous saurons nous aimer, nous aider les
les autres et nous resterons fidèles Lorrains et bons
Français... »
M. le préfet remercie Mlle Hainzelin et va déposer les fleurs
qui lui ont été offertes, sur le socle du monument aux morts.
Là, les clairons sonnent et l'on observe la minute de silence
traditionnelle.
La remise solennelle des décorations
Les personnalités officielles montent ensuite sur l'estrade
drapée de voiles tricolores. En bas, face à la tribune, le
centenaire Joseph Zalesky, en grande tenue, portée épinglée à sa
redingote la croix du Mérite agricole, le vieil homme [...]
droit en dépit de ses 104 ans, et souriant et « réguette »,
s'assoit à côté de son petit-fils. Georges Zalesky, en tenue de
lieutenant de chasseurs.
Le maire de Mignéville prononce alors le discours suivant :
« Monsieur le Préfet,
Mesdames, messieurs,
Les fonctions que je remplis sont parfois très ingrates, mais en
ce jour elles me paraissent bien agréables ; en me procurant le
plaisir et l'honneur de citer en public ces deux légionnaires et
ces deux médaillés militaires, qui se sont distingués pour des
causes si différentes : l'un pour services rendus à
l'agriculture et les trois autres pour services rendus au cours
de la grande guerre.
Vénérable centenaire, les 95 années de services rendus à
l'agriculture dans [...] familles,
services qui, dans l'une [..] se sont prolongés pendant
plusieurs générations, méritent d'être cités en exemple à la
nôtre, trop portée à déserter la terre. Et cette croix peut-être
la première placée sur la poitrine r d'un ouvrier agricole,
honore celui qui la reçoit, mais aussi ceux qui ont compris que
la fidélité à la terre et le travail quotidien pendant toute la
longue vie d'un humble et modeste ouvrier, méritent autant que
la science, [...] valeur et les intrigues des grands, [...]
distinction suprême.
Vous êtes, si j'ose le dire, le doyen des légionnaires de France
et, peut-être, des décorés de l'univers.
Et cher lieutenant, permettez-moi aussi de vous féliciter et de
vous dire tant en mon nom personnel qu'au nom de la population,
le plaisir que nous a procuré la haute distinction dont vous
venez d'être l'objet de la part du gouvernement de la
République, et qui coïncidant avec celle de votre aïeul, prouve
que l'on a su reconnaître votre dévouement et vos mérites.
Quant à vous, soldat Munier et soldat Michel, ge vous adresse à
tous deux, au nom de la population tout entière, les
félicitations les plus chaleureuses en récompense de vos
exploits et de vos mérites.
Ces croix et ces médailles vont, vous être remises par M. André
Magre, préfet de Meurthe-et-Moselle, représentant le
gouvernement de la République. »
On applaudit vigoureusement. Les enfants des écoles, sous la
direction de leur dévoué instituteur, M, Lhôte, viennent ensuite
dire un poème dans lequel se trouvent exalté l'amour de la
terre.
M. le préfet prend, à son tour, la parole.
Il rappelle qu'il y a quatre ans, il est venu à Mignéville fêter
et la reconstitution du Village le et le vénérable doyen de la
commune et du département.
Les années ont passé et l'ancêtre est toujours là, vivant
symbole de la fidélité à la terre lorraine.
M. André Magre est revenu aujourd'hui avec une joie qu'il ne
songe pas à dissimuler, remettre la haute distinction accordée
par le gouvernement de la République au vieillard qui la si bien
méritée.
La Légion d'honneur n'est pas seulement destinée, à récompenser
les actes d'éclat et les services rendus à la patrie. Elle est
due aussi à ceux qui, comme Joseph Zalesky, ont donné
un exemple de long labeur et d'incomparable fidélité.
M. le préfet rappelle les origines de sa famille au nouveau
décoré, le grand-père venu de Pologne à la suite du roi
Stanislas, et faisant souche en Lorraine. II dit, en termes
charmants, toute la vie du centenaire, claire vie de sacrifices
et de travail, toute droite comme le sillon qu'autrefois il
traçait...
L'orateur montre ensuite la double signification de la cérémonie
et l'heureuse coïncidence qui veut que soit décoré aujourd'hui
le petit-fils de Joseph Zalesky, M. Georges Zalesky, parti
caporal à la déclaration de guerre, plusieurs fois blessé, et
qui a conquis sur le champ de bataille les galons de lieutenant.
La même croix récompense celui qui a fait fructifier le sol de
la patrie et celui qui l'a magnifiquement défendu. Honorons-les
tous deux, déclare en terminant M. André Magre, ils ont bien
mérité l'un et l'autre de la patrie et de la République, (Longs
applaudissements.)
M. le préfet, accompagné de MM. Lienzey et Edouard Fenal,
descend de l'estrade et se dirige vers le groupe formé par le
centenaire, le lieutenant Georges Zailesky, les soldats Munier
Albert et Michel Eugène, qui vont recevoir, M Munier, la
Médaille militaire ; M. Michel, la Médaille des évadés.
Les clairons sonnent « Aux Champs ». Puis, dans un
impressionnant silence, la voix vibrante de M. le préfet lance
la formule sacramentelle :
« Au nom du gouvernement de la République, et en vertu des
pouvoirs qui me sont conférés, Joseph Zalesky, je vous fais
chevalier de la Légion d'honneur. »
Très ému, le centenaire reçoit l'accolade du représentant du
gouvernement. C'est encuite le tour de Georges Zalessky,
cependant que la foule massée autour du nouveau légionnaire
applaudit à tout rompre.
Tout Mignéville défile alors devant le grand-père, et le
spectacle est touchant des enfants qui viennent, tour à tour
embrasser le brave homme, dont les cent quatre ans représentent
un inconcevable mystère une, chose fantastique et miraculeuse, à
leurs yeux éblouis.
Le banquet
Un banquet de soixante couverts, présidé par M. le préfet,
entouré des personnalités plus haut citées, est servi dans la
vaste salle d'école. Menu excellent - oh ! le pâté de Mignéville...
- et remarquablement servi par M. Durand de Lunéville.
Le centenaire et son petit-fils ont pris place en face de M. le
préfet. La gaité et le robuste appétit de Joseph Zalesky sont
juste objet d'émerveillement.
Au champagne, M. Liengey présente les excuses de MM. Lebrun,
Louis Michel, Georges Mazerand, dont il lit un télégramme de
félicitations chaleureuses, et Henri Michaut. Il remercie
ensuite M. le préfet d'avoir, par sa prêsence, donné à la fête
d'aujourd'hui un vif éclat, MM. Edouard Fenal, Fournier, Suisse,
les fonctionnaires d'Etat, avec lesquels il entretient de si
cordiaux rapports, et tous les organisateurs de la fête. Il lève
son verre à la santé des nouveaux décorés.
M. Edouard Fenal se lève à son tour. Il parle du Mignéville
d'autrefois, qui lui rappelle tant de souvenirs, et de la
famille Zalesky, qu'il connaît depuis toujours. Mais Joseph
Zalesky connaît la famille de M. Fenal depuis .plus longtemps
encore, puisqu'il est entré l'âge de 9 ans comme domestique de
culture chez un aïeul du maire de Lunéville.
M. Fénal parle ensuite de l'heureuse transformation de
Mignéville grâce au dévouement inégalable de son excellent
maire, M. Liengey, auteur de la reconstitution du village
détruit par la guerre. Il boit à la santé des deux héros de la
fête et aux habitants de Mignéville. (Applaudissements.)
M. le préfet donne la parole à M. Fernand Rousselot, dont le
compliment au centenaire est accueilli par de longs
applaudissements.
En voici le texte ;
Compliment à Joseph et Georges Zalesky
M. Fernand Rousselot s'adresse tout d'abord au grand-père :
Mon cher monsieur Zalesky,
Si je pends la parole aujourd'hui, comme je l'ai fait il y a
quatre ans à l'occasion de votre centenaire, c'est pour
renouveler des suggestions qui serait regrettable que l'on
considérât comme de simple goguenettes.
Vous vous rappelez sans doute - car vous avez conservé une
excellente mémoire - l'exemple auguste que je m étais permis de
proposer à vos méditations. Cet exemple, tiré des Ecritures,
était celui du saint homme Booz, gros fermier du temps- là, qui
épousa Ruth, la jeune Moabite, alors qu'il venait d'entrer dans
sa cent-seizième année.
« Il faut, vous disais-je familièrement, songer à vous replacer,
monsieur Zalesky... Vous avez dépassé cent ans ; le temps est
venu d'assurer votre avenir.., »
Et vous m'avez répondu, ayant pris conseil de votre séculaire
expérience :
« Vous m'avez dit, Mossieu, que Booz s'avait replacé à
cent-seize ans !... Eh bien, j'attendrai d'avoir son âge pour
l'imiter... Ça me fait enco seize ans à faire le garçon... »
Quatre années ont passé depuis lors.
Nous n'avons plus' que douze ans à attendre. Nous saurons
patienter jusqu'à cette échéance... .
Donc, ne vous pressez pas... Mûrissez en toute sagesse votre
choix... Il y va de votre bonheur futur... Car, vous le savez
aussi bien, sinon mieux que moi-même... Le tout n'est pas de se
replacer... Il faut encore être bien rencontré !...
Prenons date dès maintenant pour une cérémonie que l'on inscrira
en lettres d'or aux fastes de Mignéville.
Ce jour-là, M. Liengey, qui sera toujours maire, mettra son
écharpe sur son plus beau rochat et Masseur curé prononcera un
sermon magnifique dans son église pavoisée, emplie d'un pieux
tumulte.
Il va sans dire que je serai garçon d honneur - M. Liengey a
promis de me trouver une valentine - et mon collaborateur et ami
Jean Scherbeck viendra retirer la noce. De toutes parts
afflueront les félicitations...
C'est que vous êtes fort connu, monsieur Zalesky. Grâce à Jean
Scherbeck et aussi un peu à moi-même, vous êtes devenu trèss
populaire.
Des Lorrains, essaimés dans les deux continents, ont lu votre
biographie et possèdent votre « câdre ». En Amérique, en
Angleterre, en Algérie, au Maroc, au Congo, en Syrie, dans nos
possessions les plus lointaines, on sait ainsi qu'à Mignéville
vit un brave homme, toujours robuste et vaillant, et qui semble
bien décidé à battre le record de la longévité humaine. Et l'on
admire beaucoup cet homme qui, né sous le règne de Charles X, a
connu les Trois Glorieuses, Louis-Philippe, la Révolution de 48,
pendant laquelle il a planté un arbre de la Liberté, le Second
Empire, cette époque où les fêtes étaient si somptueuses, la
joie si folle, la vie si facile et, nos pères nous l'ont
toujours affirmé, la République si séduisante ; le temps de la
Bohême de Murger, des dessins de Gavarni, des grisettes de Paul
de Kock, de Pomaré, de Céleste Mogador, de notre compatriote, la
Nancéienne Marguerite Badel, qui, sous le nom de Rigolboche,
lança des entrechats dont tourna la tête de tout Paris... .
Et puis, la guerre de 70, le désastre... et puis Mac-Mahon, et
Sidi, le cheval noir de Boulanger, et Grévy, Carnot, et
d'autres, et la guerre, la grande guerre affreuse, où vous avez
vu votre village crucifié.
Quand je dis « vous avez connu tout cela », c'est manière de
parler. Seuls, les événements terribles, les époques troublées,
les guerres ont laissé un souvenir dans votre mémoire fidèle.
Vous avez tout ignoré du côté plaisant, optimiste de notre vie
nationale.
Mais n'est-ce pas le lot des travailleurs de la terre, de passer
à côté de toutes les jouissances sans y goûter et, courbés sous
l'âpre effort quotidien, de ne connaître de l'existence que ses
peines et ses amertumes.
C'est justement ce magnifique effort que le gouvernement de la
République vient de récompenser en votre personne, en conférant
sa plus haute distinction à un des plus modestes, des plus
vénérables, des plus honnêtes enfants de la terre lorraine.
Le hasard, qui fait bien les choses, a voulu que, le même jour,
la même croix étoilât la poitrine de Georges Zalesky, votre
petit-fils, qui fut, pendant la guerre, un admirable soldat.
Cette double décoration du grand-père et du petit-fils comporte
une valeur de symbole. Elle consacre la cruelle destinée de nos
générations lorraines, paysans et soldats, soldats d'hier,
soldats de demain, soldats, hélas, de toujours.
En adressant à tous deux, à l'ancêtre et au petit-fils, mes
félicitations, je me permettrai, au nom de tous ceux qui aiment
d'un filial amour notre Lorraine maternelle, de leur donner une
affectueuse accolade.
« Je m'en vè v'bichi, grand-père, eca vo, mon homme ! »
Et, au milieu des acclamations, Fernand Rousselot embrasse
fraternellement les deux nouveaux légionnaires.
La parole est ensuite donnée à M. Rauch maire de Baccarat. M.
Rauch apporte le salut cordial du chef-lieu de canton qu'il
administra avec tant de bonheur. Il exprime la très grande
fierté de la ville de Baccarat de posséder dans son canton, le
doyen des légionnaires de France. (Applaudissements).
M. Paul Suisse, en sa qualité de président du Comice agricole de
Lunéville, salue avec émotion le vieux terrien dont le
gouvernement a tenu ç honorer les vertus. II rappelle, en outre,
les liens étroits qui ont depuis des siècles uni la Pologne a la
Lorraine
C'est M. le préfet qui termine la série des toasts par une
allocution, fleurie d'un esprit charmant.
Il célèbre la grâce toute moderne de Mignéville ressuscité et le
contraste, dans ce cadre rajeuni, d'un des plus vieux hommes de
notre pays. Il fait un éloge du vieux grand-père, demeuré si
gaillard et qui lui disait ce matin même : « Je n'ai connu ni le
médecin, ni le juge de paix, mais je bois la goutte tous les
matins ».
A cet éloge émouvant, M. le prefet associe le lieutenant Zalesky,
et termine longuement acclamé, en buvant à la longue et bonne
santé du centenaire et de sa famille.
Un brillant concert donné par la Fanfare d'Ancerviller, que
dirige avec talent M Brechler, a termine cette fête de famille
qui fut, à certains moments, profondément émouvante.
Au moment où nous quittons Mignéville, les musiciens du bal
accordent leurs instruments.
La jeunesse du pays va s'en donner à coeur-joie. Mais, au lieu
d'ouvrir le bal, le papa. Zalesky rentrera prudemment chez lui.
Il dira sa priera bien « honnêtrement » et se couchera avec les
poules.
Qui veut voyager loin, pense-t-il, ménage sa monture. Et la
stricte observance de cette règle de sagesse ne lui a,
jusqu'ici, pas trop mal réussi.
DESTRELLE.
Est-Républicain
6 janvier 1931
Joseph Zaleski de Mignéville
s'est éteint dans sa 105e année
Lunéville, le 5 janvier. - Joseph Zalesky, le vénérable
centenaire de Mignéville, vient de s'éteindre dans sa 105e
année.
Il y a six semaines, souffrant d'une bronchite, le vieillard
avait dû s'aliter. C'était, depuis cent cinq années, sa premiere'
maladie. Le jour de l'an, M. Jacques .Henry, sous-préfet de
Lunéville, alla lui faire visite. Il trouva le encore. Mais ses
jours étaient comptés et, hier après-midi, entouré de ses
petits-enfants et arrière-petits-enfants, Joseph Zalesky,
chevalier de la Légion d'honneur, fermait les yeux et,
doucement, sans souffrance appréciable, entrait dans le repos
éternel.
Ses obsèques seront célébrées le mardi 6 janvier, à 10 heures.
Nous prions la famille du centenaire d'agréer l'expression de
nos plus affectueuses condoléances. - F. R.
[photo déjà publiée en
couverture de l'Est-Républicain du 25 mars 1929 et du 15 février 1930]
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