Est-Républicain
2 juillet 1922
Souvenirs de guerre
ANCERVILLER EN 1914
La mobilisation - L'occupation - La bataille - La retraite
Dans la matinée du vendredi
31 juillet 1914 deux compagnies du 20e bataillon de chasseurs à
pied, de Baccarat, arrivaient à Ancerviller et se mettaient
aussitôt en devoir d'organiser leur cantonnement. MM. Saingery
et Brillat-Savarin les commandaient.
L'inquiétude que cet événement avait éveillée chez les
habitants, jusque là assez peu impressionnés par les manchettes
des journaux, grandit encore quand, vers 10 heures du soir, les
réservistes des plus jeunes classes reçurent l'ordre de
rejoindre immédiatement leur corps pour y « accomplir une
période » dont, la durée n'était pas précisée.
Certains de ces mobilisés de la première heure n'eurent
d'ailleurs pas loin à courir, affectés qu'ils étaient aux
bataillons de chasseurs cantonnés soit dans le village, soit
dans les environs.
Les jours d'attente
Voici qu'alors les événements se précipitèrent avec une
soudaineté rendue plus brutale encore du fait que l'on était
absolument sans nouvelle du dehors, les services postaux ne
fonctionnant déjà plus que très irrégulièrement, et Ancerviller,
par suite du fameux recul de dix kilomètres qui fut depuis lors
tant critiqué, étant dans la zone des avant-postes extrêmes.
C'est, le samedi après midi, l'annonce de la mobilisation
générale, le départ enthousiaste des hommes rappelés des champs
par le tocsin ; le lendemain 2 août, réquisition des chevaux et
affichage du premier manifeste de Poincaré, « La mobilisation
n'est pas la guerre ». Le lundi 3 août, dans la soirée, c'est la
nouvelle alors attendue de la déclaration de guerre ; le
maréchal des logis de chasseurs à cheval qui l'apportait, un
Lorrain de Dieuze venu servir, avec un grand nombre de ses
compatriotes, dans les rangs français, devait être blessé le lendemain, non loin de Barbas, par une balle allemande, et
achevé par les brutes sanguinaires qui ouvraient ainsi la série
de leurs exploits.
Puis parviennent par les vaguemestres des troupes cantonnées,
les premiers communiqués, l'annonce de la violation du
territoire belge, de la résistance héroïque de Liège, de la
neutralité de l'Italie, de la décision de l'Angleterre.
La vie militaire s'intensifie ; il n'est plus rare maintenant
d'entendre crépiter la fusillade ou gronder le canon ; des
bruits fantastiques courent les rues : on cite tel ou tel
village qui a brûlé la veille ; on raconte que deux uhlans
affamés se sont entre-tués, à Cirey, pour la possession d'une
volaille embrochée par l'un d'eux, ou que: le garde forestier de
Couvay, un ancien du Dahomey, parti aux avante-postes dès le
premier jour, a tué à lui seul tant de Prussiens que les autres
se sont sauvés.
De temps à autre, un avion boche (car ce mot commence à se
répandre) survole le village et lance quelques bombes dont tout
ce puisse dire est qu'à ce moment-là elles faisaient beaucoup de
bruit pour rien. N'oublions pas non plus cette curiosité,
naturelle d'ailleurs, de la population des femmes et des enfants
surtout, à l'égard de quelques que parfois des cavaliers
emmenaient vers l'arrière, ni cette nervosité des soldats qui,
voyant des espions partout, se livraient ,la nuit, dans les
greniers et les granges, à une chasse-à-courre tout ensemble
tragique et grotesque, à la poursuite d'un traître le plus
souvent imaginaire.
Pendant ce temps, la vie municipale continuait, elle aussi plus
active. M. Pierre Colin maire, ayant rejoint son poste à
l'armée, c'est l'adjoint, M. Masson, qui, avec l'aide précieuse
de l'instituteur, M. Crémel, assume la responsabilité de
l'administration et du ravitaillement. La création d'une garde
civique soulage un peu leur tâche, à laquelle collabore de son
mieux le curé, M. l'abbé Lefebvre, qui devait, trois ans plus
tard mourir à Nancy, victime de son dévouement à nos soldats
souffrants.
On peut dire que jusqu'au jour de l'évacuation du village,
pendant la première occupation allemande, pendant la bataille
comme pendant ses accalmies, ces trois hommes, MM. Masson,
Crémel et Lefebvre, furent nuit et jour sur la brèche, se
prodiguant partout et à tous, dormant où et quand ils pouvaient,
c'est-à-dire pas souvent.
L'arrivée des Allemands
Bien des fois déjà, soit que ce fut une farce de gamin ou de
troupier, soit que ce fut le cri affolé mais sincère, d'une
femme apeurée, les uhlans avaient été annoncés. Mais le lundi 10
août, à midi, l'arrivée des troupes bavaroises était un fait
accompli. Une canonnade assez violente avait occupé toute la
matinée, et des obus, çà et là, avaient défoncé un toit ou
démoli un mur ; puis on avait vu les chasseurs à pied se
replier, et, derrière eux, tantôt au galop de leurs chevaux,
tantôt prudents au possible, des dragons bavarois du 15e
régiment, s'avançaient.
Une patrouille était arrêtée devant la mairie ; casque en tête,
lance au poing, l'air farouche, les cavaliers semblaient venus
en ligne des guerres du moyen-âge ; tout à coup un coup de feu
retentit, lâché par un chasseur retardataire caché derrière une
haie, et dans un nuage de poussière, ayant fait un rapide
demi-tour, la petite troupe disparut.
Bientôt, ce fut au tour du 20e régiment d'infanterie bavaroise
de faire, au son des fifres et des tambours plats, son entrée au
village. Quelques batteries du 4e d'artillerie le suivaient, et,
tout aussitôt les réquisitions commencèrent. Sous prétexte que
les Français avaient empoisonné les fontaines, le pillage des
caves, des marchands de vins, fut méthodiquement organisé ;
quelques épiciers virent, eux aussi, leur magasin déménagé sous
la direction d'un certain lieutenant von Reuter, fils du
colonel, qui, à Saverne, commandait avant la guerre le 99e
d'infanterie, le régiment du trop fameux von Forstner.
Je ne voudrais cependant pas ne point rendre hommage à un
officier de réserve, du 20e bavarois, le lieutenant Rheinwald,
professeur à Munich, qui, déplorant d'ailleurs « cette
regrettable guerre », s'employa de son mieux à arrêter le
pillage. On verra tout à l'heure que cet Allemand, qui avait une
conscience, sauva, par son intervention opportune, la vie de
l'instituteur d'Ancerviller.
Il était un des plus animés parmi les officiers qui, devant
l'église, lisaient et commentaient le deuxième manifeste de
Poincaré au peuple français, à l'aube « de cette guerre dont
l'Empire d'Allemagne portera devant l'histoire l'effroyable
responsabilité. ».
Des chasseurs égarés
La journée du mercredi 12 août fut marquée par deux incidents,
dont le dernier aurait pu avoir pour le village les conséquences
les plus fâcheuses.
Le premier fut l'enlèvement par une patrouille de hussards
allemands, car Ancerviller était plutôt traversé de temps en
temps par des troupe qu'occupé en permanence, du drapeau
tricolore qui flottait sur la mairie. Un hussard le décrocha à
l'aide de sa lance, et un enfant qui s'était montré à une
fenêtre vit se braquer sur lui le revolver de l'officier. Mais
cette aventure n'eut pas d'autre suite. Le drapeau enlevé,
auquel on avait arraché le rouge afin de le transformer en
étendard bavarois, fut retrouvé deux jours plus tard, après la
bataille, dans les tranchées allemandes abandonnées.
Voici le second. Vers 10 heures du matin, une trentaine de
chasseurs à pied du 17e bataillon, qui s'étaient égarés dans les
bois durant les combats précédents, arrivaient à Ancerviller. Un
adjudant, d'ailleurs blessé, les commandait. Que faire ? Il
était impossible que les chasseurs s'aventurent, dans la
campagne, lis auraient été vus et pris ou tués ; et puis ils
étaient horriblement fatigués, et n'avaient pas mangé depuis
deux jours.
I] fallait vivement aviser ; on décida de les cacher dans le
clocher, la nuit venue, après les avoir ravitaillés, on les
conduirait vers les lignes françaises. Qui fut dit, fut fait.
Après la prière du soir, à peine troublée par le passage de
quelques patrouilles, le sauvetage commença. L'instituteur
faisait le guet à la porte de l'église ; le curé fit descendre
les chasseurs qui, guidés par le maire, gagnèrent le ruisseau et
le suivirent jusqu'à Montigny. Le dernier d'entre eux venait à
peine de sortir de la sacristie que des dragons allemands,
mettant pied à terre sur la place, montaient au clocher, alors
que l'instituteur, tout naturellement, rentrait chez lui.
Pour en finir avec cette première phase de la bataille et avec
les chasseurs, disons encore que deux de ceux-ci, deux Vosgiens
grièvement blessés, furent, durant toute l'occupation allemande,
cachés et soignés par une brave femme du hameau, Mme Denis, dont
l'héroïque dévouement fut bien tardivement récompensé par une
médaille de la Reconnaissance française.
Le combat du 14 août
Le vendredi 14, vers 2 heures du matin, l'instituteur fut requis
par l'armée allemande de lui procurer des madriers. Sa
promptitude fut sans doute jugée insuffisante par le feldwebel
chargé de cette commission, car, pris de colère, il fit jeter M.
Crémel contre la porte d'une grange, celle de la maison Divoux
et lui annonça que, sans autre forme de procès, il allait être
fusillé. Déjà les soldats, l'arme prête, s'alignaient le long du
caniveau quand le lieutenant Rheinwald, survenant, coupa court à
cette scène tragique. Quatre heures plus tard d'ailleurs, au
moment où le feu commençait, l'instituteur devait être de
nouveau arrêté par des dragons bavarois, mais grâce à l'amour
des gardiens pour le vin de France, le prisonnier put,
définitivement cette fois, échapper à ses bourreaux.
C'est à sept heures du matin que crépitèrent les premiers coups
de fusil. Trois cavaliers allemands qui, au lieudit. « Le Haut
de la Fête », s'avançaient vers Ste-Pôle, essuyèrent une
violente décharge partie du bois de Saint-Maurice; deux d'entre
eux mordirent la poussière, le troisième prit la fuite. Alors on
vit sortir du bols un bataillon du 38e d'infanterie (13e corps
d'armée), marchant en tirailleurs à travers la « Grande Basse »,
vers le village qu'a ce moment déjà traversait en trombe un
escadron du 11e hussards.
Les Allemands, retranchés sur les hauteurs de la « Bergerie »,
en avant du Hameau, déclenchèrent sur ces hommes à découvert,
que ne soutenait nulle artillerie, un tir nourri de
mitrailleuses et de canons, et les braves petits gars, aux
accents endiablés des clairons, s'élancèrent à l'assaut. A 9
heures, le bataillon était maître de la position, mais les trois
quarts de son effectif étaient hors de combat; un quart d'heure
après, les premiers blessés arrivaient au village, qu'arrosait à
ce moment-là, avec une prodigalité sans pareille, l'artillerie
ennemie.
Néanmoins, les habitants sortirent des caves, et chacun
apportant des matelas, des draps, des cuvettes, de l'eau, des
infirmeries rudimentaires s'improvisèrent bientôt dans les trois
salles d'école et dans l'église ; les femmes d'Ancerviller. et
elles en furent félicitées par les médecins qui arrivèrent dans
la soirée, firent preuve d'un dévouement sans bornes; l'on peut
affirmer sans crainte que, plus d'un soldat du 38e leur doit la
vie.
Plaçons ici une constatation personnelle : dès l'arrivée des
blessés, que les cultivateurs allaient, avec des chariots,
chercher sur le champ de bataille, un jeune homme était monté au
clocher et avait arboré un immense drapeau de la Croix-Rouge,
pensant encore que les Allemands détourneraient du village leurs
coups meurtriers; or le feu ne fit que redoubler, et tout
particulièrement autour de l'église.
Le soir, deux généraux cantonnèrent à Couvay, et un de leurs
officiers, un lieutenant de dragons, fut tué à la tombée de le
nuit, non loin du cimetière, par un traînard allemand, qui
réussit à échapper aux recherches.
Le lendemain 15 août, jour de l'Assomption, après une messe en
plein air que l'aumônier de la division célébra sur le perron de
la maison Noël, l'armée reprit sa marche en avant; puis, au
milieu des passages incessants de troupes et des échos d'une
victoire, hélas ! éphémère, les gardes civiques et l'instituteur
firent procéder au triste travail des lendemains de combat, aux
identifications et aux inhumations, au nettoyage de ce chantier
sanglant qu'est un champ de bataille.
La retraite
Les fausses nouvelles recommençaient à marcher bon train, et
l'on assurait déjà, que les Français allaient franchir le Rhin,
quand, le 20 août, le bruit du canon parut se rapprocher;
bientôt, les convois refluaient vers l'arrière, apportant des
précisions sur notre défaite.
Je n'étais encore, en ces jours sombre, qu'un adolescent
enthousiaste, grisé par les premiers succès et que brisaient les
premiers revers; je devais plus tard, avant le triomphe final,
passer par des alternatives quelquefois cruelles, mais qui ne
décourageaient plus personne; cependant, je conserverai toujours
l'impression de désastre que me laissa cette retraite.
Je vois encore les rues encombrées de voitures, de chevaux
d'hommes de toutes les armes et de toutes les unités,
débraillés, sales, sanglants parfois, dévorant à belles dents
les morceaux à peine cuits de quelque porc, enlevé d'une étable
voisine. Sous la pluie fine qui depuis deux jours tombait sans
discontinuer, je vois s'avancer dans cette cohue la poignée de
survivants du 16e de ligne, quelques musiciens avec leurs
instruments sous le bras, un vieux sergent à moustaches grises
portant sur une épaule le drapeau du régiment, et en tète de ce
triste défilé, un seul officier, un capitaine qui, sur son
cheval harassé, l'air tranquille, fumait une pipe mélancolique.
Je vois au loin dans la campagne grisâtre que les obus allemands
parsèment de taches blanches, les routes encombrées à perte de
vue par l'armée en retraite, et sur les crêtes, campés sur leurs
chevaux, lance au poing, des uhlans qui regardent s'écouler le
flot qu'ils poussent devant eux.
Nous fuyons, civils et soldats mêlés; l'horizon partout
s'empourpre des lueurs de l'incendie; bientôt c'est d'Ancerviller
même que l'on voit monter les flammes. Ainsi commence le long
calvaire d'une commune qui, durant quatre ans en première ligne,
occupée partie par les Français, en partie par les Allemands,
vit détruire par le feu des canons celles de ses maisons
épargnée par l'incendie.
Elle devait être cependant, grâce à l'énergie d'un de ses
enfants, M. l'abbé Fiel, la première du département de
Meurthe-et-Moselle, et peut-être de toute la France envahie, à
renaître de ses ruines, plus que jamais décidée a vivre et à
prospérer.
C'est ce martyre et ce courage que le gouvernement de la
République a tenu à récompenser, en décernant la croix de guerre
à Ancerviller. - LIEUTENANT X... |