Le Pays Lorrain
Octobre 1923
DES PARLEMENTS AUX COURS
D'APPEL
Le lundi 24 août 1789, le parlement de Lorraine tint une très
courte audience. A sept heures et demie du matin, Me Nicolas
Pierson, premier huissier de la Grand Chambre, avait ouvert les
portes. Le premier président, Messire Michel de Coeurderoy, deux
présidents à mortier, messires François de Vigneron et Claude de
Sivry, huit conseillers avaient place sur les hauts bancs. Le
fauteuil du roi, au milieu, était resté vide. Le second avocat
général Rolland de Malleloy s'était assis sur le bas banc de
gauche, les avocats sur les bas bancs de face. Les affaires du
jour étaient courtes, fort simples et il était à peine neuf
heures quand le greffier Lacroix appela la dernière : Paquin
contre Gouverneur.
Me Arnould Henry se leva en quelques mots il pria le parlement
de vouloir bien renvoyer la cause après vacations. Son jeune
confrère, Me Saladin, s'associa à la demande, le premier
président, très désireux d'aller au plus vite s'installer en son
château d'Aulnois, ne vit pas d'inconvénient à la remise et
l'audience fut levée à neuf heures et quart.
C'était la dernière que devait tenir le parlement de Lorraine.
Les avocats quittèrent le palais en devisant.
Me Henry était un avocat considéré, bâtonnier des 250 avocats
alors inscrits auprès du parlement. Dans son cabinet de la rue
Saint-Dizier, il recevait la clientèle la plus choisie et les
magistrats, devant lesquels il plaidait depuis 35 ans, avaient
pour son talent et son caractère une affectueuse estime. A la
sortie, ses confrères l'accompagnèrent, Mes Mollevaut, Mallarmé,
Jacqueminot, de plus jeunes aussi, Saladin, Schouller,
Zangiacomi.
Sur la place Royale, devant la statue de Louis le Bien-Aimé,
deux amis vinrent à eux, les mains tendues Ambroise Regnier et
Antoine Boulay arrivaient de Paris.
Regnier, avocat à Nancy, membre du conseil de l'ordre, avait été
nommé député du Tiers aux États Généraux par le collège de
Nancy. Antoine Boulay, un jeune homme de 28 ans, complétait à
Paris une éducation brillamment commencée. Appelés à Nancy pour
des affaires urgentes, tous deux allaient repartir aussitôt
qu'ils le pourraient.
24 août 1789 : les esprits bouillonnaient. Les États Généraux,
le serment du Jeu de paume, la prise de la Bastille, la nuit du
4 août, dans ces quelques semaines, il s'était passé tant de
choses qu'à Nancy on les embrouillait un peu. Très longuement,
le long des rues, Regnier parla de ses joies et de ses
espérances. On avait déjà fait de grandes choses, la besogne
était maintenant toute tracée. Plus de violence, mais de
l'ordre. Il fallait que le peuple fut libre sous un roi qui
garderait un pouvoir fort. On avait brisé des chaînes, on devait
maintenant chercher des lois vivantes dans le chaos des lois
mortes. L'âge héroïque de la législation en France allait
commencer. Les yeux noirs et vifs de Regnier étincelaient, sa
haute taille se dressait et sous sa parole entraînante semblait
apparaître le monde de demain, monde de justice et de
fraternité. Dans le groupe des jeunes, Antoine Boulay parlait de
Mirabeau. Midi avait depuis longtemps sonné quand Regnier rentra
chez lui, en sa maison de la rue des Tiercelins. Le lendemain,
avec Boulay, il regagna Paris.
Vingt-deux ans après. 15 mars 1811.
A onze heures du matin, dans la même salle d'audience, M. le
sénateur, comte Chasset, délégué par l'Empereur, installe
solennellement la nouvelle cour d'appel.
Par décret du 23 février, Napoléon, empereur des Français, roi
d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, médiateur de
la confédération suisse, a nommé premier président de la Cour le
baron Henry. président du tribunal d'appel. Le Grand Juge,
ministre de la Justice, duc de Massa, a contresigné le décret.
Les avocats du 24 août 1789 ont fait leur chemin. Le duc de
Massa di Carrara, Grand Juge de l'Empire, Ministre de la
Justice, Grand-Aigle de la Légion d'honneur, c'est M° Ambroise
Regnier le premier président, baron Henry, c'est l'avocat de
l'affaire Gouverneur, son adversaire, Me Saladin, est président
de chambre, l'avocat général Rolland de Malleloy, assis au banc
des gens du roi à la dernière audience du parlement, est
conseiller en la cour impériale. Le jeune Antoine Boulay est
devenu Boulay de la Meurthe, il préside le Conseil d'état.
Magique transformation. La raconter, dire la vie de tous ces
personnages serait revivre en ses détails « ce temps où se
faisait tout ce qu'a dit l'histoire ». Un tel récit serait hors
de saison. Mais dans les grandes épopées, il est toujours des
miettes, celles qui traînent dans les couloirs de l'hôtel de
Beauvau-Craon où s'était installée le 15 novembre 1751 la cour
souveraine, où ont siégé les tribunaux de la Révolution, ne
valent-elles pas la peine d'être ramassées.
La nuit du 4 août a vu disparaître les dernières justices
seigneuriales, en Lorraine, elles n'étaient plus guère qu'un
souvenir. S. A. S. Madame la Princesse Louise-Adelaide de
Bourbon-Condé, alors abbesse des 54 très nobles dames
chanoinesses de Remiremont, n'a plus pouvoir de juger en la
terre abbatiale.
Les événements vont se précipiter. Le 3 novembre 1789, à la
veille de la rentrée, l'Assemblée constituante déclare qu'elle
ne peut laisser subsister des corps judiciaires, jadis utiles,
mais aujourd'hui incompatibles avec la nouvelle constitution.
Les parlements resteront en vacances seules les chambres de
vacations continueront à siéger. Le parlement de Paris, celui de
Metz protestèrent contre ce décret qui était un arrêt de mort,
celui de Nancy s'inclina, la chambre de vacations avec le
président de Vigneron examina quelques affaires.
La loi du 16 août 1790 vint mettre fin à cette agonie les
scellés seront posés sur toutes les salles du parlement,
désormais les magistrats seront élus par le peuple et installés
au nom de la nation.
Le 23 novembre 1790, dans l'ancienne Grand Chambre, le président
Foissey et les quatre juges prêtent le serment d'être fidèles à
la nation, à la loi et au roi et de remplir avec exactitude et
impartialité les fonctions de leur office. Le président du
conseil général de la commune leur répond en prenant, au nom du
peuple, l'engagement de porter au tribunal et à ses jugements le
respect et l'obéissance que tout citoyen doit à la loi et à ses
organes.
La cérémonie a été fort belle, des sentinelles de la garde
citoyenne veillaient aux portes, les hussards de Chamboran et le
Royal Alsace-Infanterie formaient la haie. Au milieu d'un grand
concours de peuple, le président Foissey a prononcé un discours
éloquent et profond et chacun s'est félicité de voir enfin
établies les véritables bases de la liberté.
Matériellement, le tribunal de district n'était pas très au
large. Le 16 février 1791, il pousse un premier cri d'alarme que
tous ses successeurs et sous tons les régimes ont, hélas,
répété. Le tribunal est dans la misère, il n'a plus de bois pour
se chauffer, plus de chandelles pour s'éclairer, la salle de
l'auditoire du ci-devant bailliage, dans laquelle on avait
établi un corps de garde, a besoin de réparations urgentes. Sous
peine d'interrompre le cours de la justice, il faut augmenter
les crédits. Porteur de la délibération, le juge Pitoux est
envoyé auprès de MM. les Administrateurs du district. L'histoire
ne dit pas si le délégué réussit dans sa mission il est plus
probable qu'il n'obtint qu'une très partielle satisfaction.
Le juge Plassiart remplace à la présidence Foissey, élu député à
l'assemblée législative, il ne restera pas très longtemps en
fonction. Les tribunaux qui avaient donné de si belles
espérances sont déjà suspects. Après le 10 août et la chute de
la royauté, un nouveau serment est imposé aux magistrats, celui
d'être fidèles à la Nation, de maintenir de tout leur pouvoir la
liberté et l'égalité ou de mourir à leur poste. Le tribunal de
Nancy prête ce serment le 14 septembre 1792, l'an 4 de la
liberté, le Ier de l'égalité.
Antoine Boulay s'est engagé ; le 20 septembre, il est avec
Kellermann au moulin de Valmy, Regnier est à Haguenau avec le
bataillon des volontaires de la Meurthe.
Le 22 septembre, la République est proclamée, la Convention
décide le même jour que tout le personnel judiciaire sera
renouvelé, les conditions de capacité sont supprimées, désormais
le peuple sera entièrement libre dans ses choix. De cette
liberté, il ne devait pas faire à Nancy un si mauvais usage. A
la presque unanimité des voix, le 27 novembre, il nomme
président Ambroise Regnier et quatrième juge, Antoine Boulay, il
ne pouvait guère mieux choisir. Avant de disparaître, l'ancien
tribunal avait connu des jours troublés. Le 14 novembre, les
magistrats se rendant le matin dans le lieu de leurs séances,
ont remarqué avec surprise et plus de peine encore, écrivent-ils
aux citoyens administrateurs du district, les traces d'une
dévastation presque générale et qu'on leur a dit avoir été
commise la veille dans l'après-midi par une foule de gens armés.
Ils demandent aux citoyens administrateurs de prendre des
mesures urgentes pour prévenir les nouveaux excès que l'on peut
avoir encore à redouter.
Le 13 novembre en effet, des émeutiers ont envahi le palais. A
leur tête, dit-on, se trouvaient des Marseillais du 10 août,
tout a été saccagé, piétiné, brisé. Dans la salle des princes se
trouvaient les portraits des anciens ducs de Lorraine, la foule
les brûle sur la place de la Carrière dans un immense brasier où
elle croit faire disparaître à jamais les souvenirs du passé.
Dans les cendres, elle planta un arbre de la liberté.
Les Marseillais étaient d'ailleurs à la mode. Le 28 octobre, les
Affiches de Lorraine annoncent qu'un cantique mélodieux a été
chanté le dimanche précédent dans plusieurs paroisses de la
ville et entendu avec une vraie satisfaction. Le journal donne
le texte complet du cantique mélodieux et, sans grand souci de
la grammaire, il l'intitule Hymne marseillaise. Il ajoute,
stupéfiante indication, que cet hymne nouveau se chante sur
l'air de Sargine. Quel pouvait bien être cet air de Sargine sur
lequel, a Nancy, en octobre 1792, se chantait la Marseillaise ?
Mes connaissances musicales sont malheureusement trop modestes
pour que je cherche a pénétrer ce petit mystère.
Le 5 décembre, le maire Duquesnoy installe le nouveau tribunal
avec le président Regnier et le juge Boulay. Comme d'usage, les
congratulations sont générales, le commissaire national, René
Aubertin, prononce un discours. Regnier lui réplique, il assure
que le tribunal s'emploiera de toutes ses forces à faire fleurir
la justice sans laquelle les meilleures institutions ne peuvent
se soutenir. Excellent programme, mais dont les temps troublés
rendaient la réalisation bien difficile. La Terreur va
commencer. Suspect de fédéralisme, Regnier est destitué en août
1793, il est arrêté le 17 ventôse an II. Un mandat d'arrestation
est décerné contre Antoine Boulay qui peut s'enfuir et trouver
dans les Vosges, son pays natal, un refuge a peu près sûr.
Comment le tribunal fonctionnerait-il ? Colle, un autre juge,
est aussi arrêté, le greffier est en prison à Strasbourg. Quel
va être le sort des magistrats ?
La Lorraine, heureusement, ne connut ni des Fouché, ni des
Carrier. Elle fût une des provinces où les excès de la Terreur
s'arrêtèrent à mi-chemin et le 9 thermidor rendit a la liberté
Regnier, Boulay et leurs collègues.
Le 24 frimaire an III (15 décembre 1794) le représentant du
peuple en mission Génévois les confirme dans leurs fonctions, le
lendemain ils sont à nouveau installés, cette fois, semble-t-il,
sans grand apparat. Un changement nouveau est encore tout
prochain la constitution de l'an III a changé le gouvernement,
le pouvoir absolu d'une convention sera désormais exercé par le
directoire et deux assemblées, les Anciens et les Cinq-Cents.
Regnier et Boulay abandonnent leurs sièges de magistrats, l'un
est élu membre du conseil des Anciens, l'autre, un peu plus
tard, entrera aux Cinq-Cents.
La constitution de l'an III donne enfin aux corps judiciaires
une organisation plus stable et plus solide.
Les tribunaux de district trop nombreux sont remplacés par un
tribunal unique pour tout un département. Vingt juges assureront
le service. Le tribunal de la Meurthe siège d'abord à Lunéville,
il sera bientôt transféré à Nancy. Arnould Henry entre dans la
magistrature. Alors administrateur du département de la Meurthe,
il est nommé président de la première section du tribunal. Avec
tous ses collègues, il affirme solennellement qu'il n'a jamais
signé d'arrêté séditieux ou contraire aux lois et qu'il n'est
point parent d'émigrés, puis, avant de prendre séance, tous
jurent de remplir leurs fonctions avec exactitude et probité et
aussi le serment de haine à la royauté et à l'anarchie,
d'attachement et de fidélité à la République et à la
constitution de l'an III.
Regnier et Boulay, celui-ci devenu Boulay de la Meurthe,
commençaient à Paris, une grande carrière politique. Leur
situation aux Conseils est vite devenue considérable ; ils sont
des orateurs écoutés dans les débats de la nouvelle législation
qui peu à peu se dégage. Ils furent de ceux qui s'élevèrent
contre les moeurs faciles de cette curieuse époque où « la
Tallien, soulevant sa tunique, faisait de ses pieds nus, craquer
les anneaux d'or ». Il fallait donner au pays des lois fortes et
obéies. La régénération de la France était à ce prix.
« Il viendra un temps, s'écriait Regnier a la tribune des
Anciens, où la force des institutions ayant régénéré les mœurs,
on pourra dire des Français que chez eux les bonnes mœurs sont
plus puissantes que ne le sont ailleurs les bonnes lois. Mais ce
temps désirable n'est pas encore venu, il faut donc suppléer au
défaut des moeurs par la force des lois. La révolution a donné
l'essor à toutes les passions, à l'avarice et à la cupidité
surtout. Le spectacle des fortunes colossales, rapidement
acquises, a enflammé toutes les têtes on ne veut plus
s'enrichir, comme autrefois, par des moyens lents, on veut aller
droit à la fortune et l'emporter d'escalade si l'on peut
s'exprimer ainsi ».
Les paroles de Regnier ont-elles beaucoup vieilli ? l'aurore
des temps heureux prédits par l'orateur dans un élan d'optimisme
a-t-elle commencé à luire ? Il serait hardi de l'affirmer.
Boulay de la Meurthe, aux Cinq-Cents, poursuit la même
politique, ennemie de tous les excès, qui veut un pays libre,
mais respectueux aussi de l'ordre et de la tranquillité.
A cette idée de liberté politique, sont-ils jusqu'au bout
demeurés fidèles ? Ont-ils pensé que les coups d'état répétés du
Directoire ou des Conseils menaient la France droit à l'abîme ?
L'ambition ou les préoccupations personnelles sont-elles venues
jouer leur rôle ? Ce qu'il y a de certain, c'est que Bonaparte
s'impose à la France et que dans le coup d'état de Brumaire,
Regnier tient une place de premier plan. Dés le début, il est
dans le secret de la conjuration et il met tout en œuvre pour en
assurer le succès. C'est lui qui propose et fait adopter les
décrets qui transfèrent le corps législatif a Saint-Cloud et le
placent sous la sauvegarde du général Bonaparte. On sait la
suite.
Boulay lui aussi se rallie an nouveau régime. Tous deux,
désormais, seront à la tête des grandes affaires de l'Etat. Ils
seront des auteurs de la constitution de l'an VIII, ils
entreront au conseil d'état, ils prépareront le code civil, ils
discuteront toutes les grandes lois, Ils régleront cette
formidable question des biens nationaux. Je ne puis guère les
séparer dans cette tâche, besogne de grands juristes et de
grands politiques.
Pendant le même temps, le tribunal de la Meurthe avait poursuivi
son travail judiciaire dans un calme que n'avaient point connu
les premiers tribunaux de la révolution. L'étendue de son
ressort amenait bien quelque gêne et si la diligence
l'Hirondelle ne mettait que trois heures et demie pour aller à
Lunéville, elle partait seulement les jours pairs de chaque
décade pour revenir les jours impairs. Dans le reste du
département, les diligences n'assuraient qu'un service et plus
lent et plus rare. Soutenir un procès était alors une bien
grosse affaire. Les défenseurs officieux avaient, il est vrai,
remplacé les avocats au parlement, mais leur nombre s'était
singulièrement réduit, ils n'étaient plus que trente-un. Point
de cour qui connut des appels du tribunal que préside Henry. Les
tribunaux de département jugent les appels les uns des autres,
Meurthe, Meuse, Moselle et Vosges. Ces appels à Nancy se
plaident les quintidi et nonidi de chaque décade. Les duodi,
quartidi, sextidi et octidi sont réservés aux affaires en
premier ressort.
A l'usage, il fut vite reconnu que ces appels mutuels avaient
bien des inconvénients, il fallait une juridiction supérieure et
un tribunal d'appel, sous la présidence d'Arnould Henry, fut
installé à Nancy, le 12 thermidor an VIII (31 juillet 1800).
C'est l'ancêtre de la Cour-d'appel. Il naquit à une des plus
belles époques de l'histoire de France. Bonaparte a vaincu à
Marengo l'armée de Melas, l'Autriche va demander la paix, le
général Duroc passe en trombe à Nancy pour signer, dit-on,
l'armistice en Allemagne. Les prisonniers autrichiens, en
longues colonnes, traversent tous les jours la ville. Ils ont
assisté à la fête du 14 juillet quand sur la place du peuple, le
préfet Marquis, posant la première pierre d'une colonne à la
mémoire des défenseurs de la patrie, embrassait quatre vieux
soldats. Ils n'ont pu, disent les comptes rendus officiels,
cacher leur stupéfaction en voyant ces accolades républicaines,
si différentes des coups de bâton de la royauté.
A Nancy, tout est à la paix, à l'espérance. Peu importe qu'en
évacuant les arsenaux de Munich, les Français aient découvert
une grande quantité de canons, obusiers et autres armes cachées.
On va voir bientôt la fin des guerres. Après la Prusse,
l'Autriche se soumettra et il ne restera plus qu'un seul ennemi
l'Angleterre. Mais de celle-ci, il ne faut attendre ni
ménagement, ni pitié, elle ne recule devant rien pour venir à
bout de la France. Une histoire sinistre se colporte à Nancy.
Les Anglais, écrivent les journaux, ne se contentent pas de
semer l'or pour entretenir la guerre extérieure et susciter la
guerre civile, ils ne se contentent pas d'immoler les malheureux
soldats et matelots qu'ils trouvent malades dans les vaisseaux
qu'ils capturent, ils ont amené quatre animaux féroces qu'on
nomme « Hyennes », enfermés dans des cages. Ils en ont lâché une
a terre qui a déjà fait des ravages terribles entre la Maine et
la Sèvre Nantaise. On a réuni 140 gendarmes pour faire lever cet
animal et le détruire, mais on a senti que si on lui faisait une
chasse trop active, on pourrait l'effaroucher sans l'atteindre,
on a laissé 60 gendarmes pour le guetter et le détruire.
Et comme si ce n'était pas assez, on apprend quelques jours
après, alors que la gendarmerie surveillait la bête féroce, que
les Anglais ont lâché une nouvelle « hyenne » dans les environs
de Nantes. L'animal a été vu sur les landes de Viais, il est
plus gros et plus long qu'un loup, il a le museau allongé d'un
pied et un ratelier effrayant, il a le poil hérissé, la balle ne
traverse pas son cuir. Il a dévoré à la Bellerie, à trois lieues
de Nantes, une fille âgée de 12 ans de laquelle il a sucé le
sang et mangé les entrailles et une autre fille de 7 ans à
laquelle il a coupé une cuisse et rongé les chairs jusqu'aux os.
Tous les environs sont dans la consternation.
Marengo, l'espoir de la paix si désirée, la crainte de la «
hyenne » dressée par les suppôts de Pitt à dévorer les petites
Françaises n'empêchèrent pas que le Tribunal d'appel fut
installé très solennellement. Le préfet Marquis a été délégué à
cet effet par arrêté de Cambacérès remplaçant le premier consul.
Le 12 thermidor, à onze heures du matin, le préfet a quitté son
hôtel avec toutes les autorités civiles et militaires et s'est
rendu an palais de justice au milieu d'une haie de garde
nationale, sous l'escorte de la gendarmerie, précédé par une
musique nombreuse, au son des cloches et au bruit du canon.
L'installation a lieu avec l'apparat et les discours d'usage. Un
hommage mérité est rendu au gouvernement tutélaire du premier
consul, le préfet et le président se congratulent. Pendant que
le préfet s'en retourne avec le même cortège et dans le même
ordre, au bruit de l'artillerie, au son des cloches et de la
musique, Henry et les douze juges prennent place sur leurs
sièges. Ils vont maintenant avoir à connaître des jugements de
tous les tribunaux de la Meurthe, de la Meuse et des Vosges.
Le tribunal était d'ailleurs tort bien composé. Les consuls y
avaient appelé les magistrats qui s'étaient distingués dans les
tribunaux de la Révolution. On y voyait même, étrange
avancement, deux anciens juges du tribunal de Cassation qui
avaient jadis représenté à la Convention le département des
Vosges. Balland ne se résigna pas à abandonner la Cour suprême
et à revenir en province. Il parlementa, intrigua et finit par
donner sa démission. Couhey vint à Nancy, il retrouva au
tribunal d'appel un autre conventionnel des Vosges, Joseph Hugo.
Les longues plaidoiries remplacèrent les discours enflammés de
Danton, Saint-Just et Robespierre et dans les débats souvent
monotones, parfois un peu somnolents, des discussions civiles,
tous deux oublièrent les grands jours de la Convention, le
procès du roi, la mort des Girondins et le -neuf thermidor.
Beaucoup plus tard, quand Louis XVIII réorganisa la magistrature
impériale, il leur tint rigueur de leur passé. Ni Couhey, ni
Hugo ne furent maintenus dans leurs fonctions en avril 1816. Ils
avaient été cependant des modérés de la grande assemblée. Couhey
n'avait pas voté la mort du roi. Ennemi des violences et des
représailles, il avait proposé la détention et le bannissement
trois ans après la paix. Hugo, moins compromis encore, n'avait
même pas siégé. Il était malade en ce terrible mois de janvier
1793.
A côté du tribunal d'appel, la cour criminelle commença
immédiatement à fonctionner. Son rôle était lourd; il fallait à
tout prix assurer la sécurité du pays compromise par les
troubles de la Révolution. Toute indulgence eût été de la
faiblesse. Le 18 thermidor, la Cour condamne à mort Antoine
Reufenach, fils majeur, de la scierie Seigneulle, commune de
Dabo, convaincu d'assassinat prémédité sur les personnes de
Dolter-Lebel et Salomon Foltein, bouchers de Romanswiller. Le 21
thermidor, nouvelle condamnation à mort, celle de Charles
Laurent, manœuvre à « Noméni », convaincu d'avoir, dans la nuit
du 22 au 23 frimaire, assassiné, par un coup de couteau dans la
poitrine, sa belle-mère qui était à la cave, occupée à tirer du
vin.
Puis les magistrats s'organisèrent en choisissant des avoués et
des huissiers. Mais leur premier souci avait été de régler leur
budget dont les dépenses étaient lourdes. Il fallait se chauffer
et aussi s'éclairer. Seize cordes de bois et soixante livres de
chandelles sont nécessaires, sans parler de quelques petits
meubles indispensables. Le tribunal sera économe; pour
l'instant, il ne demande qu'une somme de 500 francs qui sera
suffisante, espère-t-il, pour payer son bois et ses chandelles.
Les magistrats ne demandent rien pour eux-mêmes et pourtant, si
le gouvernement n'épargnait pas les salves d'artillerie et les
sonneries de cloches pour donner plus d'éclat à leurs fonctions,
il se montrait beaucoup plus parcimonieux sur les traitements.
Chaque juge d'appel touchait à Nancy 3.000 francs, il excitait
ainsi la jalousie de son collègue de Colmar qui ne recevait,
lui, que 2.000 francs. Le président avait moitié en plus, soit
4.000 francs. Et encore 1.500 francs seulement étaient remis aux
magistrats, le reste formait une masse, qui était distribuée en
droits d'assistance, suivant le nombre d'audiences auxquelles
chacun avait pris part, moyen énergique d'assurer l'assiduité.
En 1806, les juges d'appel eurent la satisfaction de voir le
traitement de leur président porté à 10.000 francs et en 1811 à
13.000. Pour eux, on les oublia, ils continuèrent à toucher 250
francs par mois, les juges du tribunal d'arrondissement ne
recevaient que 125 francs. Cela ne les empêchait pas d'être
généreux à l'occasion; le 14 fructidor an X, le tribunal d'appel
verse 1.200 francs pour aider à l'établissement d'un lycée dans
la ville de Nancy.
Le 22 prairial an XII, le tribunal d'appel prête serment de
fidélité à l'Empereur et le procureur général compare les droits
de Napoléon à régner sur la France à ceux qu'invoquèrent jadis
Pharamond, Pépin le Bref et Hugues Capet, droits beaucoup plus
contestables aux yeux de l'orateur que les titres de l'ancien
lieutenant d'artillerie Bonaparte.
Ambroise Regnier était devenu l'un des personnages les plus
considérables de l'Empire; depuis le 14 septembre 1802, il est
grand juge, ministre de la justice; sa tâche de réorganisation
est énorme, elle porte sur 130 départements, 500 tribunaux de
première instance et 36 cours impériales, il doit introduire
sans secousses les nouveaux codes, à la fois dans l'ancienne
France royale et dans les états annexés. Le 15 août 1809, un
décret signé de Napoléon Ier, au quartier général de Schoenbrunn,
lui conférait le titre de duc de Massa di Carrara. Au sommet des
honneurs, le grand juge n'a pas oublié Nancy. Le duc de Massa
avait un petit défaut, il était gourmand et comme tous les
Lorrains, il adorait la charcuterie. Boniface Ruch, charcutier à
Nancy, rue Saint-Georges, avait alors la spécialité des fines
andouilles; toutes les semaines, il expédiait la plus belle par
courrier spécial à la place Vendôme. Le ministre n'aimait pas à
dîner seul et pour faire fête à l'andouille, il conviait
volontiers deux amateurs, ses amis, magistrats de la cour
suprême, Brillat-Savarin, le futur auteur de la physiologie du
goût et le meusien Henrion de Pansey, celui qui avait dit un
jour à Laplace que la confection d'un mets nouveau faisait plus
pour le bonheur de l'humanité que la découverte d'une étoile. De
celles-ci, avait-il ajouté, on en voyait toujours assez. Le
savant ne prit pas la boutade au sérieux, il savait le
conseiller très taquin.
Très fier et à juste titre de son illustre clientèle, le
charcutier Ruch voulut s'imposer à ses concurrents sur sa
boutique il fit peindre une enseigne « A l'andouille du grand
juge ». Celui-ci s'en amusa beaucoup et continua ses commandes.
A la Restauration, une police soupçonneuse fit effacer la
réclame qui rappelait trop à son gré, les souvenirs du régime
déchu.
Le 27 octobre 1810, des lettres patentes confèrent au président
Henry le titre de baron de l'Empire. Ses armes seront d'azur à
la barre d'hermine accompagnée de deux fusées d'or, franc
quartier des barons, premiers présidents des cours impériales,
brochant au 9e de l'écu.
L'empire reprend les traditions oubliées ; il a rétabli le 2
nivôse an XI le costume judiciaire, la robe et la toque
supprimées en l'an II, il a donné aux tribunaux d'appel le titre
de cour et les membres de ces cours s'appelleront bientôt les
conseillers de Sa Majesté; ils seront inamovibles après 5 ans de
fonctions, l'ordre des avocats renaît en 1810 et enfin en 1811,
Napoléon donne aux cours une organisation définitive.
A Nancy, je l'ai dit, la Cour est installée solennellement le 15
mars 1811. Le premier président, baron Henry, est assisté d'un
nombreux personnel, trois présidents de chambre, vingt
conseillers. Le procureur général a deux avocats généraux et
quatre substituts.
Aujourd'hui, la Cour d'appel fonctionne encore sous la même
forme, réserve faite qu'elle compte un département de plus, les
Ardennes et moitié moins de personnel.
Décrire par le menu l'installation du 15 mars serait devenir
monotone. Ces cérémonies se déroulèrent dans tout le vaste
empire avec la même solennité. Le premier président Latteur à
Bruxelles, ses collègues Carbonara à Gènes, Peyretti à Turin
installèrent alors les cours impériales au nom de Napoléon. A
Nancy, dans le langage pompeux du temps, le sénateur comte
Chasset, le procureur général, baron de Metz et le premier
président, baron Henry, prononcèrent des discours, puis avant de
se séparer la Cour renouvela au comte Chasset le voeu qu'elle
avait déjà formé pour obtenir le portrait de Sa Majesté
Impériale et Royale. L'image chérie du Prince qui, le premier a
donné au pays un corps complet de législation doit être, fut-il
dit, le plus bel ornement du temple de la Justice.
Cinq jours après, le 20 mars, un entant naissait aux Tuileries.
C'était le roi de Rome, et Napoléon, en le présentant à ses
peuples. pouvait s'écrier que l'avenir était à lui.
Trois ans se passent. L'aigle « qui planait aux voûtes
éternelles » s'abat les ailes brisées. En janvier 1814, les
armées alliées entrent à Nancy, ordre est donné aux magistrats
de se replier devant l'ennemi. Le finlandais David d'Alopeus est
nommé « Gouverneur Général des provinces de Lorraine, Barrois et
Luxembourg pour les hautes puissances alliées ». Le comte
d'Artois, faisant plutôt figure de conspirateur que de
prétendant, attend à Nancy les événements. Puis, ce sont les
coups de foudre de la campagne de France, Montmirail et
Champaubert. Paris capitule, Napoléon part pour l'île d'Elbe et
le comte de Provence devient Louis XVIII.
Quel fut alors le sort de tous ces hommes, avocats du parlement,
juristes de la Révolution, magistrats de l'empire. Le premier
président Henry touchait au terme d'une longue vieillesse, il
est admis à la retraite et nommé premier président honoraire, le
7 mars 18l6, à la veille du jour où la Cour allait être à
nouveau installée, au nom de Louis XVIII ; il venait d'atteindre
sa 82e année. Il mourut à Nancy le 19 octobre 1816.
Regnier l'avait précédé dans la tombe, le duc de Massa était
mort le 25 juin 1814 et avait été inhumé au Panthéon. Henrion de
Pansey devint ministre de la justice, puis il rentra à la cour
de cassation. En 1828, il en devint le premier président, il
avait alors 86 ans.
De tous ces amis, Boulay de la Meurthe devait être le dernier
survivant. Resté fidèle au gouvernement de l'empereur, il était
devenu ministre d'Etat au retour de l'île d'Elbe. Cette
fidélité, la Restauration ne la lui pardonna pas, elle l'exila à
Sarrebruck, puis à Francfort.
En 1819, quand il put rentrer en France, c'est à Nancy qu'il se
fixa et là où s'était écoulée sa jeunesse, il vécut vingt ans
dans la retraite, la méditation et les souvenirs. Il y mourut le
4 février 1840.
De leur vie à tous, je n'ai rappelé que quelques souvenirs et
ils ont un peu l'allure d'un conte de fée. N'est-ce point une
baguette mystérieuse qui a fait de Regnier un duc de Massa et de
Me Arnould Henry un baron de l'Empereur. Mais tout conte
entraîne une morale.
A juger ces hommes, je craindrais de devenir pédant. En étudiant
leur vie, un critique sévère y trouverait peut-être quelques
taches, peuvent-elles faire oublier l'ensemble. Ces hommes, mais
ne sont-ils point de ceux qui ont fait la France moderne. Dans
le creuset brûlant de la Révolution et de l'Empire, ils ont
fondu les lois qui nous régissent encore et les tribunaux
d'aujourd'hui diffèrent bien peu de ceux que Regnier a créés,
voilà plus de cent ans.
Tous ces personnages ont fait de l'histoire dans une grande
époque, ils ont été de bons serviteurs de leur pays
Est-ce tout et peut-on oublier leur vigueur dans une verte
vieillesse. Le premier président Henry prend sa retraite à 82
ans. Henrion de Pansey est nommé premier président de la cour de
Cassation à 86. Il avait conservé toute sa verve et tout son
esprit. L'année d'avant, en 1827, les électeurs de la Meuse
voulaient le nommer député. Il refusa, en invoquant son âge.
Passe encore, répondit-il en souriant, si je n'avais que 80 ans.
La retraite d'office et la limite d'âge empêchent les magistrats
d'aujourd'hui de suivre ce bel exemple. Si faire du droit et
suivre les audiences était le meilleur moyen de rester jeune, on
a eu vraiment bien tort de tarir cette fontaine de Jouvence.
Louis SADOUL |