Annales de
l'agriculture française, contenant des observations et des
mémoires sur toutes les parties de l'agriculture.
Tessier. et Bosc.
Tome XVI
Ed. Paris, 1821
RAPPORT
Sur l'état de quelques parties de l'agriculture dans
l'arrondissement de Lunéville; par J.B. LAHALLE DE BLAMONT,
correspondant du Conseil d'Agriculture pour ledit
arrondissement.
L'AGRICULTURE, dans notre
arrondissement, est loin sans doute d'atteindre le degré de
perfection où elle est portée dans certains départemens, puisque
nous avons encore conservé l'ancien mode d'assolement en trois
saisons ; savoir, grains d'automne, grains de mars, et jachères;
néanmoins on ne peut disconvenir qu'elle n'ait fait des progrès
bien réels depuis une trentaine d'années. Les prairies
artificielles, que l'on commence à cultiver en assez grande
quantité; les prairies naturelles, que l'on soigne mieux,
produisent plus de fourrages; les bestiaux sont mieux nourris ;
on fait plus de fumier et conséquemment de meilleures récoltes :
je vais entrer dans quelques détails à cet égard, et je tâcherai
d'indiquer les moyens d'amélioration qui me paraîtront les plus
convenables.
Irrigations.
Il est hors de doute que l'eau, soit pure, soit chargée de
débris des corps organisés, fertilise singulièrement les
prairies ; aussi l'art de diriger ce précieux fluide est-il
porté à un haut degré dans les lieux où les prairies sont en
petite quantité et où le fourrage ne se trouve pas en rapport
avec la quantité de bestiaux que les travaux exigent : c'est
dans la partie montagneuse de cet arrondissement, à Badonviller
et à Baccarat, que la pratique des irrigations est le mieux
entendue. Les habitans de ces communes et de celles
environnantes savent parfaitement profiter de l'eau d'une
fontaine, d'un ruisseau, en trouver le niveau, en ménager la
pente et lui faire parcourir la plus grande étendue de terrain
dont elle soit susceptible. Tantôt il suffit d'ouvrir une
rigole, et l'eau suit horizontalement la pente d'une colline; le
trop-plein qui déborde, arrose en nappe ou inonde la surface
inférieure, jusqu'à ce qu'elle retombe et se réunisse dans une
autre rigole parallèle, pour arroser ainsi toute la colline.
Disposition du terrain en dos d'âne,
Dans les prairies planes et humides, comme le fond des collines,
on commence depuis quelques années à disposer le terrain en dos
d'âne, ou en forme de champ, dont le milieu est plus élevé que
les côtés et dans une direction perpendiculaire au ruisseau. On
pratique une raie d'irrigation le long du dos de chaque portion,
et une raie de desséchement dans la partie la plus base de
chaque côté. Après avoir retenu l'eau, au moyen d'une digue, à
la partie supérieure du fond de la colline, on la fait marcher
sur le bout de chaque portion dans une mère-raie, qui, en
passant; donne un filet d'eau sur le dos de chaque sillon,
laquelle retombe ensuite dans la raie de desséchement, qui la
reconduit au ruisseau commun.
Manière de faire les raies d'irrigation.
Les raies d'arrosement sont, en général, larges et peu
profondes, afin de tenir, autant que possible, l'eau à la
surface du sol, tandis que les raies de desséchement sont
étroites, afin de perdre moins de terrain, et profondes pour
recevoir mieux les égouts. on creuse des canaux d'une grande
dimension, soit pour l'écoulement naturel des eaux, soit pour
l'irrigation, il faut avoir soin de leur donner beaucoup
d'évasement où de talus, pour que les terres ne s'éboulent
point, et gazonner le talus, pour que l'eau n'ait point de prise
sur les côtés du canal. Dans les raies d'arrosement, on tient
l'eau haute et comme dormante, afin qu'elle ait le temps de
s'infiltrer dans la terre et d'aller baigner les racines des
plantes.
Écluses ou vannes.
Les moyens mécaniques connus dans notre arrondissement pour
élever les eaux, sont les écluses ou vannes.
Les vannes sont de deux sortes, mobiles ou immobiles.
Mobiles.
Les vannes mobiles sont composées de deux montans
perpendiculaires, rarement en pierre, ordinairement en bois de
chêne, soutenus par deux jambes de force et une semelle : ces
montans reçoivent supérieurement une traverse et inférieurement
une autre, qui est placée au niveau du fond du ruisseau et sur
laquelle repose la portière lorsque la vanne est fermée. Si le
ruisseau est étroit et la vanne petite, il suffit d'un simple
anneau à la portière, pour soulever celle-ci et l'accrocher à un
crampon fixé à la traverse supérieure quand on veut qu'elle
reste ouverte.
Si la vanne est plus grande, on adapte à la portière un manche
plat, percé de plusieurs trous, lequel est reçu dans la traverse
supérieure. Cette traverse sert de point d'appui à un levier,
que l'on introduit dans les trous du manche quand on veut lever
la portière.
Dans les vannes d'une très-grande dimension, deux chaînes en
fer, qui sont attachées à la portière par une de leurs
extrémités, et par l'autre fixées au cylindre horizontal d'un
treuil placé sur les deux montans de la vanne, suffisent pour
mouvoir la portière avec facilité. M. Duchamp, propriétaire à
Blamont, vient de faire construire une vanne de cette nature sur
le grand ruisseau de Voise près de cette ville, laquelle a
parfaitement atteint le but qu'il s'était proposé.
Vanne immobile.
La vanne immobile est une digue en pierre ou en bois, traversant
un ruisseau ou une rivière, sur le côté et au devant de
laquelle, on creuse un canal d'une dimension déterminée, par
lequel passe l'eau nécessaire à l'arrosement, et quand il
survient une quantité d'eau excédant les dimensions du canal,
elle s'écoule par-dessus la digue et va retomber dans le
ruisseau. On pratique en même temps au-dessous de la vanne un
autre canal, appelé déchargeoir, pour conduire l'eau du canal
d'irrigation au ruisseau dans les temps où l'on ne veut pas
qu'elle aille sur la prairie. J'ai fait construire une vanne de
cette espèce, sur le ruisseau qui vient de Repaix, pour
rétablissement d'un système d'irrigation dans une prairie de
près de 10 hectares, et je peux dire que le succès a surpassé
mon attente.
Voilà, je crois, tous les moyens mécaniques dont on se sert dans
notre arrondissement pour élever les eaux, et ces moyens, qui
sont bien suffisans dans presque tous les cas, n'exigent pas de
grandes dépenses; il serait seulement à désirer que chaque
propriétaire voulût bien se donner la peine de les mettre en
pratique quand il y a possibilité ; mais il est pénible de voir,
dans plusieurs communes, de belles prairies encore
singulièrement négligées, dont les unes ne produisent que des
joncs et des roseaux, parce qu'on n'a pas eu le soin de les
saigner convenablement, ou d'y ouvrir des fossés d'égouts, et
dont les autres sont d'une aridité stérile, parce qu'on n'a pas
su profiter du courant d'une fontaine ou d'un ruisseau, qui s'y
serait prêté avec très-peu de travail. Il y a tout au plus, dans
notre arrondissement, le dixième des prairies où l'on, pratique
des arrosemens.
Les habitans des campagnes sont routiniers et disposés à se
moquer de ceux qui leur donnent . des avis, ou qui font des
expériences nouvelles. Cependant, quand ces expériences
réussissent complètement, ils finissent insensiblement par se
rapprocher des bonnes méthodes et par les employer ;ainsi il
vaut mieux leur donner des exemples que des préceptes.
On ne se sert pas, pour élever les eaux, de machines à roues ni
à seaux; elles seraient de peu d'utilité, les frais de
construction et d'entretien excéderaient le bénéfice qu'on
pourrait en tirer. Toutes les prairies qui sont sur la Vezouze
sont assez arrosées par les débordemens de cette rivière, et
produisent abondamment de l'excellent fourrage; celles qui sont
sur les rives de la Meurthe ne les valent pas : de grandes
étendues sont souvent couvertes de sable et de graviers par les
grandes eaux, ou endommagées par des courans; ce qui les rend
d'un entretien plus coûteux et d'une valeur moindre que les
premières (1).
Un hectare de prairie, sur la Vezouze, première qualité,
rapporte pour la première coupe, huit à dix mille de foin, j'en
ai obtenu jusqu'à douze mille. La seconde coupe ou regain donne
du tiers à la moitié de cette quantité.
Nature des eaux.
Toutes les eaux ne sont pas également bonnes pour les
irrigations. Les eaux ferrugineuses, sulfureuses sont les plus
mauvaises; celles qui sortent d'une forêt entièrement peuplée de
chênes, donnent une mauvaise qualité au fourrage, à cause de
l'acide gallique et du tannin qu'elles contiennent ; celles qui
roulent sur une terre calcaire ou sur un fond sablonneux sont
bonnes; les meilleures de toutes sont celles qui tiennent en
dissolution des débris de substances végétales ou animales.
OBSTACLES A L'IRRIGATION.
1°. Division des propriétés.
Un des principaux obstacles, je crois, à l'établissement des
irrigations générales ou communes, c'est la grande division des
propriétés. Un particulier qui, dans une prairie, ne possède
qu'un arpent ou un demi-arpent, ne se soucie pas de voir sa
propriété divisée par un canal, qui en diminuerait la valeur, ni
d'entrer dans une dépense qui ne serait peut -être point
proportionnée au revenu. Ainsi cette pratique sur les petites
propriétés exige un concert de volontés, une communauté de
dépenses et une conciliation d'intérêts qu'il n'est pas facile
d'obtenir.
2° Vaine pâture
Un autre obstacle à l'irrigation et à la fertilité des prairies,
c'est le parcours de celles-ci par les bestiaux. Depuis le mois
de septembre, aussitôt que les regains sont rentrés, jusqu'au
commencement d'avril, les prairies sont livrées à la vaine
pâture, et cependant, dans cette saison, on sait que les eaux
sont excellentes; mais si on les arrose, on les attendrit; les
bestiaux en les parcourant, laissent les traces profondes de
leurs pas, qui ne sont point refermées pour l'année suivante, et
qui par conséquent ne produisent rien. D'un autre côté, les
bestiaux en broutent l'herbe, ne la coupent pas entièrement; ils
en arrachent une partie, qui retombe sur le sol, comme on peut
s'en convaincre en parcourant en automne les prairies livrées à
la pâture, et par là le produit de la récolte suivante est
encore diminué. Toutes ces raisons et beaucoup d'autres, telles
que celles de n'être pas maître de sa propriété, de voir
dégrader a chaque instant les plantations que l'on peut y faire,
etc., me font désirer ardemment la suppression de la vaine
pâture. Qu'on ne dise pas que le fumier que les bestiaux
laissent équivaut à l'herbe qu'ils mangent: ces fumiers sont en
grande partie dispersés par les vents et fertilisent peu, tandis
que l'herbe qu'on laisse grandir à l'automne conserve la plante,
la préserve de la rigueur de l'hiver et forme encore un engrais
sur la racine.
Aussi, j'ai remarqué que les prairies qui n'avaient point été
pâturées, donnaient plus à bonne heure et plus abondamment
l'année suivante.
PRAIRIES ARTIFICIELLES
Trèfle
On cultive le trèfle en grande quantité dans notre
arrondissement et il vient bien: aussi cette plante a-t-elle
fait une révolution fort heureuse dans l'agriculture du pays,
par la nourriture abondante qu'elle procure à tous les bestiaux.
On a coutume de retourner le trèfle sur la fin de la seconde
année pour mettre du blé dans le champ qui le contient; mais si
après la seconde coupe de cette année, il se trouvait avoir 6 à
7 pouces de haut et qu'il pût donner un engrais excellent, les
cultivateurs auraient grand regret de l'enterrer, et ils
auraient bien soin de le faire pâturer auparavant, ne
connaissant pas encore l'importance des engrais verts.
Luzerne.
La luzerne exige déjà plus de précautions que le trèfle; souvent
elle ne réussit pas, parce que le terrain ne lui est pas
convenable, ou qu'il n'a pas reçu les préparations nécessaires.
Il faut semer cette plante, à raison de 12 à 15 livres par jour
de Lorraine, dans un sol élevé, calcaire ou argileux, auquel on
aura donné au moins un labour avant l'hiver et du fumier
abondamment ; elle vient très-bien après des pommes de terre qui
ont été bien fumées: on la sème au printemps, avec demi-semence
d'orge pour protéger sa crue, en ayant soin de ne faire répandre
la luzerne qu'après que le champ est parfaitement hersé. L'orge
mûrit de bonne heure et la luzerne commence à prendre de la
consistance quand elle occupe seule le terrain.
On la couvre pour l'hiver avec du grand fumier, que l'on fait
ôter au printemps. Quand elle commence à pousser, on la fait
sarcler, afin que les herbes qui pourraient lui nuire ne se
développent point, et enfin on la plâtre. C'est ainsi que je
suis parvenu à avoir un hectare de luzerne qui est de toute
beauté.
Il est bon de remarquer, que dans les champs humides, la luzerne
s'éteint bien vite, et qu'elle meurt quand elle a le pied dans
l'eau. S'il y a dans un champ quelques places où la luzerne ne
se soit pas développée, il faut bêcher la terre dans ces
endroits et y répandre de la semence : on ne doit d'ailleurs pas
perdre de vue en semant un champ de luzerne, qu'on ne peut le
semer trop épais, parce qu'alors le fourrage en sera plus fin et
plus profitable aux bestiaux.
Sainfoin.
Le sainfoin est peu cultivé dans notre arrondissement; quelques
essais n'ont pas été heureux, probablement parce que la semence
était échauffée, et non parce que le terrain ne lui était pas
propre ; il serait cependant bien à désirer que cette plante
devint d'un usage plus étendu.
Plâtre
Beaucoup de cultivateurs de ce pays sont persuadés que le plâtre
que l'on répand sur les prairies artificielles et naturelles,
épuise le sol et l'empêche de produire par la suite. Voici comme
je me figure que le plâtre agit: je pense que c'est un stimulant
qui excite et favorise la végétation, engage et détermine la
plante à chercher dans les entrailles de la terre les sucs
nécessaires pour sa nourriture, et à prendre dans l'air qui
l'environne les principes élémentaires qui peuvent lui être
assimilés et convertis en sa propre substance. Ainsi ce n'est
point le plâtre qui épuise la terre, c'est la plante dont il
favorise et hâte la végétation et le développement; il ne
pourrait nuire qu'autant qu'on en répandrait trop pour n'être
plus en proportion avec les autres principes terreux du sol :
d'ailleurs le plâtre n'agit pas sur les plantes qui croissent
dans une terre qui en est déjà saturée par sa nature.
Engrais.
Nos cultivateurs ne connaissent que le fumier des bestiaux, les
balayures des rues, les cendres lessivées et le plâtre. On ne
tire aucun parti des excrémens humains, ni de l'urine, ni des
débris d'animaux dans les boucheries ou dans les voiries, ni de
l'enfouissement de plusieurs sortes de végétaux cultivés à cet
effet, ni de la suie de cheminée, ni de la chaux, ni de la
marne, ni de la tourbe, ni enfin de plusieurs terres de nature
opposée à celle que l'on veut fertiliser et dont le mélange
fermerait un excellent engrais. C'est ainsi que j'ai fait
répandre du sable de rivière dans un champ à base calcaire,
lequel a produit presque autant que le voisin, où j'avais mis du
fumier; on ne sait pas non plus former les composts. Ainsi, je
pense qu'une instruction aux cultivateurs sur l'art de préparer
et d'employer les engrais, et sur les moyens de tirer parti,
dans cette vue, de tout ce qui les environne, leur serait de la
plus grande utilité.
La quantité de fumier que l'on emploie ordinairement, soit de
cheval, vache ou mouton, est de 15 à 20 chars moyens par
hectare. Dans un champ où l'on veut mettre du blé, on enfouit
communément le fumier dans le dernier labour.
Labours.
Les labours se font en général avec assez de soin : on en donne
trois, et un hersage à un champ en jachère que l'on veut
ensemencer de blé ou de seigle. On n'en donne le plus souvent
qu'un, et un hersage aux grains de mars; le rouleau est très-peu
en usage.
Semences .
On emploie ordinairement deux hectolitres à deux hectolitres et
demi de semence par hectare de terre; le produit est depuis dix
jusqu'à trente hectolitres. L'ensemencement se fait toujours à
la volée, et le plus souvent on passe la semence de blé à la
chaux ou au vitriol.
Conservation des blés.
On conserve les blés en gerbes dans les granges ou sur les
gerbiers dans les maisons et jamais en plein air. Pendant
l'hiver, on les bat avec des fléaux de bois dans les granges; on
les vanne avec des vans d'osier et à bras; on les passe dans un
crible circulaire et à bras aussi, enfin on les porte sur les
greniers pour les conserver. Il serait bien à désirer que l'on
sût mettre en pratique dans ce pays la manière de conserver les
grains en fosses, car on est souvent fort embarrassé de les
contenir sur les greniers.
Épierrement.
Non-seulement on arrache les haies et les buissons qui sont dans
les champs; mais aussi on amasse, on ôte les pierres, et on les
conduit tantôt dans des chemins, que l'on améliore, tantôt dans
des terrains bas et humides que l'en veut élever et dessécher,
tantôt sur le bord d'une rivière qui creuse et mine le terrain,
tantôt dans des trous profonds, pour opposer des obstacles aux
ravages et aux dégradations d'un torrent, etc. Il n'y a guère de
communes où l'en ait autant soin de ses propriétés qu'à Blamont,
où on les entretienne aussi bien, et où on les épierre avec
autant d'exactitude qu'on l'a fait depuis deux ans.
Je suis persuadé que, depuis cette époque, on a déplacé trente
mille voitures de pierres. Je pourrais citer avec éloge MM.
Duchamp et de Klopstein, qui ont fait défoncer plusieurs
hectares de terrain, ont employé une partie des pierres à faire
des murs de clôture, qui peuvent servir de modèles à tous ceux
qui voudront entreprendre de semblables travaux. Mais je citerai
avec satisfaction une famille juive de notre ville, composée de
cinq propriétaires, dont quatre sont cultivateurs : ce sont les
fières Spire, qui tous sont mariés, et cultivent séparément. Ils
soignent leurs propriétés d'une manière digne d'éloges,
épierrent parfaitement leur terres, les engraissent abondamment,
et leurs donnent les labours convenables ; aussi leurs champs
sont distingués des autres, par la beauté des récoltes et
l'abondance du produit. Il serait bien à désirer que partout, à
l'exemple des frères Spire de Blamont, les Juifs se livrassent à
l'agriculture plutôt qu'à des commerces illicites ou à l'usure.
Chanvre.
La culture du chanvre et du lin forme une des principales
branches de l'agriculture de notre arrondissement, et par suite
donne lieu à un commerce de toile très-lucratif; il n'est guère
de particuliers dans les campagnes qui n'aient au moins une
chenevière : tel pauvre n'aura pas le moyen de semer du blé qui
aura un petit coin de terre derrière sa maison, ensemencé en
chanvre ou en lin. La proportion des chenevières relativement
aux autres terres du finage peut aller du trentième au
quarantième. On sème ordinairement le chanvre en mai dans les
meilleurs terrains et sur deux labours, dans le dernier duquel
on enterre beaucoup de fumier, quoiqu'on en répande encore le
plus souvent sur la chenevière quand elle est hersée ou semée.
On arrache d'abord le mâle, improprement appelé femelle,
aussitôt qu'il a répandu sa poussière fécondante sur la femelle.
On le lie par poignées, puis on va le répandre dans les prés
récemment fauchés, pour le faire rouir. On n'arrache la femelle
que cinq à six semaines après le mâle ; on coupe les racines,
ensuite on dresse et on range les poignées en forme de
faisceaux, que l'on couvre ordinairement avec de la paille de
pois, pour préserver le chenevis du pillage des oiseaux. On
laisse ainsi le chanvre femelle pendant environ trois semaines,
après lequel temps on le conduit à la maison. On le bat en
frappant chaque poignée contre un banc ou une table ; puis on le
répand dans la prairie ou sur le chaume pour le faire rouir : on
l'y laisse ordinairement six semaines, plus ou moins, selon
qu'il fait plus ou moins humide, pendant lequel temps on est
encore obligé de le retourner. Cette méthode de rouissage est
préférée à celle qui a lieu par l'immersion ; le chanvre devient
plus beau, plus doux, plus soyeux, plus élastique, moins cassant
et point sujet à se pourrir. Sans doute, il serait à désirer que
l'on pût abréger les opérations qu'exige la préparation du
chanvre et sur-tout celle du rouissage; mais il paraît que
l'ingénieuse machine imaginée à cet effet, n'a pas répondu
complétement aux espérances qu'on en avait conçues : ainsi, en
attendant qu'on soit parvenu à perfectionner ce procédé, nous
donnerons la préférence au rouissage, qui s'obtient par l'effet
alternatif des rosées, des pluies et de la chaleur
atmosphérique, le chanvre étant répandu dans les prairies ou sur
le chaume. Outre qu'il n'expose point à des influences
malsaines, il donne toujours une filasse de meilleure qualité.
L'opération qu'exige ensuite le chanvre est le teillage. Pour
cet effet, on se sert d'un instrument appelé dans le pays braque
(maque) (2); il se compose d'une pièce de bois d'environ 3 pieds
de long sur 4 pouces dans les autres dimensions, placée
horizontalement sur 4 pieds, dont 2 à chaque extrémité, laquelle
pièce est creusée complétement de haut en bas dans les quatre
cinquièmes du milieu de sa longueur pour recevoir une autre
pièce de bois taillée grossièrement en forme de couteau :
celle-ci s'articule par une de ses extrémités à la première, au
moyen d'une cheville, tandis que l'autre extrémité est libre et
terminée par une poignée, servant à lever et baisser
alternativement cette pièce sur l'autre quand la poignée de
chanvre est entre elles. Il y a ensuite une autre braque ou
maque à double gorge, dont on se sert encore quand le chanvre a
passé par la première.
Il est bon d'observer que le chanvre se travaille d'autant mieux
qu'il est plus sec et plus chaud, aussi dans les campagnes on a
l'habitude de le mettre au four ; ce qui est souvent cause
d'incendie. Les accidens de ce genre, qui se manifestent assez
fréquemment, ont éveillé l'attention de la police rurale, et
plusieurs défenses ont déjà été faites de mettre le chanvre au
four, et de lui faire subir dans l'enceinte des villes ou
villages l'opération du teillage; mais malheureusement on ne
tient pas assez la main dans les campagnes à l'exécution de ces
réglemens.
Le chanvre ayant été teillé se trouve être encore dur et rude au
toucher, c'est parce qu'il n'est point entièrement dépouillé de
ses petites arrêtes et d'une grande partie de la substance
corticale et épidermique qui enveloppe la fibre et qui ne s'en
sépare, que par l'opération du foulage; laquelle consiste à
passer le chanvre sous la pierre ou meule semblable à celle dont
on se sert pour faire le cidre; après quoi, on le secoue, on le
bat poignée à poignée sur une planche verticale et dans la
direction de ses fibres; enfin on le fait passer à l'affinoir,
puis on le livre au commerce. Le chanvre bien préparé de cette
manière doit être d'une couleur cendrée, souple, soyeux,
élastique et nerveux; il est très-propre à être filé et à donner
des toiles d'un bon usage. Mais je pense aussi qu'il devrait se
laisser pénétrer facilement par le goudron, et qu'il pourrait
être employé avec avantage dans notre marine.
Duvet de chèvres.
J'ai trouvé sur une assez grande quantité de nos chèvres, et
quelquefois assez abondamment, un duvet très-fin, d'une couleur
grise, plus court que celui des chèvres du Thibet, mais dont, je
crois, on pourra tirer le plus grand parti. Comme on ne
rencontre pas ce duvet sur toutes les chèvres, ne serait-il pas
important de ne les faire couvrir que par des boucs qui en
fussent pourvus, en attendant qu'on pût se procurer des étalons
de la race thibétaine amenée par MM. Ternaux et Jaubert? J'ai
recueilli si peu de duvet cette année, que je ne me propose d'en
faire l'envoi qu'avec celui que je pourrai me procurer l'année
prochaine.
Sel.
Une carrière de sel gemme (muriate de soude) vient d'être
découverte dans notre département, à Vic, arrondissement de
Château-Salins: soit que l'on exploite cette carrière de sel
natif, soit que l'on continue la fabrication du sel par le moyen
de l'évaporation de l'eau salée, ne pourrait-on pas le laisser à
meilleur marché, afin qu'on pût en donner aux bestiaux ? Tout le
monde sait que le sel est un tonique, un stimulant de l'estomac
et des intestins, et qu'il favorise singulièrement la digestion.
Il entre dans la provende des moutons; on le donne avec avantage
aux chevaux et mulets, aux bêtes à cornes, aux cochons. Il est,
pour ainsi dire, indispensable quand le foin se trouve d'une
mauvaise qualité, qu'il a été long-temps mouillé, étant coupé,
ou couvert par des eaux terreuses, etc. Quand un animal éprouve
du dégoût ou de l'inappétence, il suffit de jeter un peu de sel
sur ses alimens, pour qu'il les mange avec avidité et pour faire
renaître son appétit. Mais sans faire ici l'énumération des
circonstances dans lesquelles le sel peut être avantageux aux
bestiaux, il suffit qu'on soit bien persuadé de son utilité,
pour désirer de le voir à un moindre prix. On en consommerait
plus, et par là le gouvernement y trouverait toujours son
compte, quand même on conserverait le mode actuel de
fabrication, puisqu'on laisse perdre à dessein une très-grande
quantité d'eau salée, que l'on pourrait encore convertir en sel.
Je termine ici mon rapport, qui est peut-être déjà trop long, en
regrettant néanmoins que mes occupations médicales ne me
permettent pas de parler des races de chevaux de Lorraine et de
la cécité à laquelle ils sont si souvent sujets; d'entrer dans
quelques détails sur les chemins vicinaux, qui sont-trop
négligés dans une partie de notre arrondissement. J'aurais été
naturellement conduit à faire voir l'importance d'avoir des
débouchés faciles et sûrs pour nos produits agricoles, que nos
cultivateurs sont souvent obligés de céder à vil prix, ce qui
est un sujet de découragement pour eux : par exemple, on vend de
la viande de vache, dans nos boucheries, à deux sous et demi la
livre; du mouton ou de la brebis à deux sous; du porc frais à 18
et 20 francs le quintal, etc., etc.
J'aurai peut-être occasion de revenir sur ce sujet.
(1) J'ai admiré
dernièrement l'intelligence avec la quelle les irrigations sont
exécutées sur les bords de la Meurthe, depuis Baccarat, cité
plus haut, jusqu'à Saint-Diey; mais je me suis affligé de ses
résultats, qui sont en foin, composé en majeure partie de joncs,
de laiches, de roseaux, etc., dont mon cheval ne voulait pas
manger. En effet, presque tous les cultivateurs de cette vallée,
et en général tous ceux des vallées des Vosges, ont exagéré les
irrigations au point de transformer leurs excellentes prairies
en marais, et par là ont prouvé combien les meilleures pratiques
deviennent mauvaises quand elles ne sont pas éclairées par le
raisonnement. Le 22 octobre 1821, toutes les prairies de la
vallée de la Meurthe, dans l'espace ci-dessus désignée, dont le
regain était enlevé, se trouvaient submergées: or, à quoi
pouvait servir cette irrigation lorsqu'on devait s'attendre à
une inondation et peut-être à deux dans le courant de l'hiver ?
Je suis dans l'opinion que ces prairies, à quelques petites
portions près, sont dans le cas d'être retournées, pour changer
la nature de leur herbe. (Note de M. Bosc.)
(2) C'est le serançoir des autres parties de la France. |