Ce long extrait est tiré de
Lorraine 1940 (version française) de Boleslaw Janusz
Studziński, engagé volontaire dans la Division polonaise de
grenadiers en France. Durant les 23 jours de campagne 1940, les
soldats polonais vont entamer une longue retraite de Dieuze à
Baccarat, combattant pied à pied contre les troupes allemandes.
L'extrait ci-dessous concerne les journées des 17 et 18 juin, où
l'on constate l'héroïque résistance et le sacrifice des
grenadiers polonais devant le déferlement de troupes allemandes
bien supérieures, alors même que le gouvernement français a
depuis le 17 juin entamé les négociations de l'armistice, conclu
à Compiègne le 22.
Lorraine 1940: Na
polach Lotaryngii .
(Traduit par Raymonde Birecka)
Boleslaw Janusz Studziński
Instytut Wydawniczy Pax, 1966
Wladek hésite un instant.
- Je les ai entendus, mais il ne faut pas en piper, mot. Notre
10e batterie a été anéantie.
- Tous tués ?
- La batterie a été affectée à la 52e division française pour
renforcer les points les plus menacés. Vers le soir du 15 juin
elle a été encerclée avec un petit groupe de Français. La
retraite était entièrement coupée. Les hitlériens les cernaient
de toutes parts. Les canonniers tués étaient aussitôt remplacés
par d'autres. Les munitions commençaient à s'épuiser. Un canon
après l'autre cessait de tirer. Les obus les pilonnaient
impitoyablement. Le premier abri qui s'est effondré était celui
de Kuchcinski, ensuite les autres, en ensevelissant les
canonniers polonais et les fantassins français.
Nous écoutons Wladek avec stupeur. Le sort de nos camarades, les
soldats de notre régiment et d'un petit groupe de Français, qui
dans une lutte désespérée et isolée ont dû faire face à
d'innombrables hitlériens armés jusqu'aux dents, nous a
bouleversés très profondément.
- Ils ont lutté jusque 2 heures du matin, aussi longtemps que le
permettaient leurs forces et les munitions. Personne ne s'est
rendu - continuait Wladek. - Je n'étais pas pressé de vous le
dire, il n'est jamais trop tard pour les mauvaises nouvelles. Il
ne faut pas que les soldats l'apprennent. Cela pourrait avoir
une mauvaise influence sur leur moral.
- Cela se trouvera mentionné sûrement au moment opportun dans
l'ordre du jour du régiment - dit après un moment de silence
Wicek.
- Brzeszczynski en est tout secoué !
- Il n'est pas le seul - ajoute Wicek. - Mais j'espère que la
nouvelle de la perte de notre 10e batterie terminera aujourd'hui
la sinistre série des mauvaises nouvelles commencée par ce que
les civils nous ont dit à Dieuze de la prise de Paris par les
Allemands et de la chute de Verdun.
- Espérons-le, d'autant plus que la nuit s'achève déjà. La
journée de demain sera meilleure.
- La journée d'aujourd'hui et pas de demain. Le jour commence
déjà à pointer. La journée d'aujourd'hui doit être meilleure !
- A cheval ! Hisser les sous-ventrières !
La voix du commandant qui revient à la batterie nous arrive de
loin. Je chevauche en silence à la tête de la colonne du
peloton. . De nouveau, comme il y a une heure, les canons
roulent silencieusement sur la terre molle du chemin forestier.
Ce calme est tellement fatigant ! Les pensées tournent avec
insistance autour du sort tragique et de la lutte héroïque de la
10e batterie. J'en deviens graduellement conscient et j'imagine
toute la tragédie et l'héroïsme de ce beau combat inégal et
malheureux, si magnifique grâce à l'attitude de Kuchcinski et de
ses soldats - un combat de six canons anti-chars contre une
masse de chars d'assaut. La mort des canonniers polonais et des
fantassins français a scellé leur amitié et leur fraternité
d'armes.
La 10e batterie a été constituée beaucoup plus tard que les
autres. On a recruté ses soldats dans tous les groupes
d'artillerie. Quelques uns viennent de notre batterie, parmi eux
le sous-lieutenant Kuchcinski. Je le vois maintenant. Je me
souviens de lui, de notre séjour commun à La Thelin. De taille
plutôt petite, très jeune. Je ne sais pas son âge. Il avait
peut-être vingt trois ans, mais il en paraissait dix neuf . Très
aimable, serviable, cordial et toujours de bonne humeur. Il
était tellement fier de ses nouveaux et beaux canons antichars
que nous tous nous lui enviions. Il en prenait soin comme d'un
trésor très cher.
La forêt devient moins dense. Les dernières branches laissent
tomber sur mon visage de grosses gouttes de la rosée matinale.
Un village apparaît dans la vallée. Nous tournons à gauche dans
sa direction, en prenant une route asphaltée.
IX. COUP DU SORT
Remoncourt, 17 juin 1940
La lisière du village. Nous nous engageons entre les bâtiments.
- Halte !
Le commandant conduit le premier canon. Les attelages, passant
par un champ de pommes de terre, entrent séparément sous les
arbres d'un petit verger. L'abord est incommode et dure assez
longtemps. Autour des canons qui attendent sur la route se
groupent les habitants du village. Les femmes ont les larmes aux
yeux. Les mains de ces malheureuses tremblent de terreur et un
bredouillement inintelligible entrecoupé par des sanglots sort
de leurs bouches.
- Où sont les boches ? Où sont les boches ? Que pouvons-nous
faire ? Où se cacher ? Devons-nous fuir ? Où ? - Une avalanche
de questions nous submerge de toutes parts.
Wicek a deviné le premier le sens des questions articulées au
milieu des sanglots et a laissé imprudemment voir qu'il les
comprenait. Il est donc le plus attaqué par les paysans
enfiévrés. Il demande au commandant ce qu'il doit répondre.
- Vous ne voyez pas que nous sommes en pleine action ? Vous
n'avez même pas le droit de leur parler. Qu'ils fassent ce
qu'ils veulent. Ils ont des autorités civiles, qu'ils
s'adressent à elles. Qu'ils foutent le camp d'ici ! Vite ! -
crie Stojewski furieux.
La voix énervée et tranchante du commandant ne nécessitait ni
commentaire ni traduction en français. Nous roulons hâtivement
les canons sur les emplacements de combat pour être à même au
plus tôt d'affronter l'ennemi. D'ailleurs que pouvons-nous
conseiller à cette population épouvantée par la guerre ? D'où
aurions-nous pu puiser des nouvelles apaisantes ou des conseils
? Toute l'aide qu'il nous est possible d'apporter et que nous
apportons non seulement aux habitants de ce village, mais à la
population de toute la France et de la Pologne, c'est uniquement
la meilleure, la plus efficace exécution des ordres. C'est la
lutte à mort avec les hordes hitlériennes.
J'installe avec Wladek la batterie en surveillance. Direction
nord-ouest. Devant nous apparaissent les plus hauts points des
bâtiments du village Lagarde et de la route qui sort de ce
village que nous avons parcourue il n'y a pas longtemps.
Les canonniers travaillent dur. Les restes de la palissade qui
entourait le le jardin disparaissent vite, un camouflage nouveau
surgit, des arbres „ repoussent » à côté des canons. Sous les
coups des haches disparaît une haie épaisse et verte des
pruniers sauvages, qui partageait le jardin en deux parties. Un
chemin entre les deux pelotons est ainsi établi.
Le canon de Goliwas ne peut plus servir. Tous les efforts pour
réparer le récupérateur abîmé n'ont pas donné de résultats. Le
tube est resté coincé un demi-mètre en arrière et il est
impossible de le remettre en position normale. La section du
brigadier-chef Goliwas va donc maintenant doubler l'équipe des
canonniers du maréchal de logis Lachowicz. Les soldats se
reposeront un peu, mais la puissance de feu de la batterie est
amoindrie d'un canon.
Un petit avion allemand d'observation survole sans arrêt le
rayon de la défense en préparation. Des dizaines de
mitrailleuses vrombissent. Un léger mouvement des ailes - il ne
tombe pas. Il est parti un peu plus au nord, s'élève plus haut
et de nouveau il est suspendu au-dessus de nos têtes. Nous
sommes impuissants.
Je sors de la poche une poignée de billets de banque froissées.
Le canonnier Sierak court acheter de la bière pour le peloton.
Nous n'avons encore rien mangé ni bu. Par chance il ne fait pas
trop chaud aujourd'hui. Le ciel se couvre de nuages et le temps
s'annonce mauvais. Mais malgré cette matinée fraîche, nous
sommes couverts de sueur à cause de cet immense effort. De loin
nous arrive la voix de Sierak qui revient: il rit, gémit sous le
poids et demande aux camarades de l'aider. Il a acheté quarante
huit bouteilles et il croule sous le poids de deux caisses
pleines. Trois bouteilles pour chaque soldat, cela devrait
suffire pour l'instant.
Beaucoup de villageois inquiets rôdent près de notre position.
Les uns s'enfuient hâtivement avec des ballots, d'autres
s'apprêtent à s'abriter dans les caves et y portent les objets
les plus indispensables. Quelques uns regardent le travail
adroit des canonniers avec intérêt. Personne ne nous harcèle ni
ne nous importune plus avec ses soucis, voyant la hâte avec
laquelle nous poursuivons nos préparatifs.
- Laissez passer ! Laissez passer ! - crie un vieux Français au
visage rond et hâlé, bousculant les gens groupés autour de nous
et se frayant le chemin à travers les curieux rassemblés sur le
sentier.
- Nous vous avons apporté un petit peu à manger et à boire, car
vous devez avoir faim et soif - et il met devant nous un panier
plein de saucissons, de boîtes de conserves et quelques
bouteilles de vin.
Nous sommes surpris par cette hospitalité inattendue et
généreuse. Derrière le vieillard halé se tiennent d'autres avec
des paniers pleins de pain, de fromage, de chocolat et de
caisses avec des boissons diverses.
Très émus, nous remercions la population si hospitalière qui
estime que tout ce qu'elle fait pour nous n'est que normal et ne
veut rien entendre.
- Dites seulement si vous avez encore besoin de quelque chose et
nous vous le fournirons aussitôt - cela est leur réponse à nos
remerciements.
- Défendez-nous. Nous sommes sûrs que vous nous défendrez contre
ces bandits hitlériens. Nous vous nourrirons et pourvoirons à
tous vos besoins aussi longtemps que vous resterez avec nous -
ajoutent les autres.
Le canonnier Janowski réplique gaiement et hardiment:
- Très bien, mais nous voulons avancer pour chasser les
Allemands de la France entière.
- Allez-y ! Nous ne vous oublierons pas et nous vous aiderons en
pensant à vous.
- Il nous faudra des outils: des pelles, des pics, des haches -
intervient le brigadier Goliwas, nous ramenant à la réalité.
- Et du bois de construction. N'avez vous pas du béton ou des
planches ? demande Lachowicz.
- Nous allons nous en occuper - disent nos hôtes et ils partent
aussitôt pour apporter rapidement le matériel et l'outillage
nécessaires.
Il est 9 heures. La pluie fine commence à tomber, mais
l'aménagement de la position est déjà prêt. Les abris doivent
encore être renforcés et améliorés, mais cela se comprend de
soi-même. L'essentiel est fait: les emplacements des canons ont
été creusés et bien camouflés
Les soldats ont un peu bu et ils sont de très bonne humeur,
gais, insouciants, prêts à sauter sur les boches à la première
occasion. Ils se sont faits beaucoup d'amis dans le village et
ils ont gagné la sympathie de la population. De nouveaux
villageois arrivent avec des victuailles. Ils nous demandent de
les défendre et de battre les Allemands. Les tas d'oeufs, de
fromages, de petits pains, des saucissons, du lard, des
conserves, de la confiture et des réserves assez importantes de
bouteilles de vin, de cognac et de kirsch augmentent. Deux
femmes nous apportent du café tellement chaud que la vapeur sort
de la grande marmite ... et quel café ! Avec du lait, du sucre
et du rhum.
Malgré un appétit féroce, nous n'arrivons pas à consommer le
tout.
Je prends une bouteille de cognac et du kirsch et je les apporte
au commandant et à Wladek qui sont en train de lire les ordres
qui viennent d'être transmis par le commandant du groupe. Mais
je ne suis pas. le premier. La petite tonnelle du jardin,
transformée rapidement en poste du commandant de la batterie et
de l'officier de tir, est remplie abondamment par diverses
victuailles et bouteilles.
- Les paniquards de ce matin ont disparu - constate Stojewski
avec satisfaction.
- Ils voient que nous nous défendrons ici. Tous sont avec nous.
Ils se surpassent mutuellement en voulant nous aider et nous
témoigner leur cordialité - dis-je à Stojewski.
- Ils croient que nous les défendrons. C'est très important pour
nous aussi. Il y a trois semaines, vous vous en souvenez
sûrement aussi, un imbécile ne nous permettait pas d'installer
nos canons dans son champ de pommes de terre et un autre n'a pas
voulu nous ouvrir son écurie.
- C'était à l'arrière.
- Vous parlez de l'arrière ! Mais c'était au nord du canal à
Juvrecourt et à Haraucourt ! Nous sommes bien au sud de ces
contrées. D'autres gens.
J'apprends de Stojewski que la 4e batterie ne nous a pas suivie,
mais qu'elle est restée près de: Dieuze pour donner l'appui aux
bataillons d'infanterie retranchés de l'autre côté du canal. (1)
Elle doit nous rejoindre maintenant.
Nous n'avons pas aujourd'hui de poste d'observation séparé. Le
tir sera dirigé du poste d'observation du groupe par le
sous-lieutenant Michal Sczaniecki. Stojewski restera avec nous à
l'emplacement de la batterie.
Nous avons aussi les premières nouvelles au sujet des évènements
d'hier. Nous devons le calme d'hier près de Dieuze à la lutte
courageuse des unités détachées du Ier et IIe bataillons du 1er
régiment de grenadiers sous le commandement du colonel Koeur,
.du IIIe bataillon du 2e régiment sous les ordres du commandant
Brzozowski, du 3e groupe de notre régiment dirigé par le
commandant Spaltenstein et les motocyclistes du détachement de
reconnaissance du capitaine de cavalerie Matuszak. Ces unités
ont tenu tête au cours d'une journée entière de combats acharnés
et opiniâtres à la poussée hitlérienne sur les forces
principales de la division. Les combats étaient particulièrement
acharnés. Les soldats des unités détachées ont montré un grand
courage et un magnifique esprit de sacrifice en engageant
plusieurs fois l'ennemi dans une lutte corps à corps pour
contenir les hitlériens qui montaient continuellement à l'assaut
de toutes parts. Ils furent quelques fois menacés d'encerclement
et durent se frayer un passage aux baïonnettes à travers
l'anneau des unités de la Wehrmacht qui se rétrécissait de plus
en plus et les cernait. Les hommes que nous avons vus de notre
position près de Dieuze sortis de la forêt au début de la soirée
appartenaient à une des compagnies du IIe bataillon du 1er
régiment qui réussit à briser l'encerclement allemand. Les
escadrons du détachement de reconnaissance combattaient comme
toujours avec un héroïsme extraordinaire. Les pertes subies sont
hélas très lourdes. Hier soir le Ille bataillon du 2e régiment,
les motocyclistes du détachement de reconnaissance et la 4e
batterie ont pu rejoindre les forces principales de la division,
mais seulement quelques détachements du 1er régiment des
grenadiers ont pu y arriver. On manque d'information sur le sort
de plusieurs unités. Le IIIe groupe est parvenu à se retirer,
mais il a subi des pertes en hommes. Entre autres le lieutenant
Kazimierz Skorupski qui près de Guinzeling dirigeait le tir du
groupe d'un poste d'observation avancé a été blessé. (2)
Le tableau sombre de ce dimanche ajoute une nouvelle page
tragique à l'histoire du soldat polonais à l'étranger. Des
centaines de Polonais tués et blessés ont versé leur sang sur le
sol de France. Nous en sommes tous très profondément éprouvés.
Les émotions et les réflexions tristes sont atténuées
efficacement par l'alcool qui coule dans nos veines.
Je retourne à mes soldats de peur qu'ils ne s'enivrent. Malgré
la pluie persistante, les soldats creusent et renforcent les
abris sans interruption. Les canonniers - Dieu sait comment ils
ont pu y arriver ont vidé déjà plusieurs bouteilles. Ils sont
gais et pleins d'entrain, mais pas du tout ivres. Ils ont trouvé
un nouveau butin - des plates-bandes de fraises. Derkacz me tend
son calot plein de fruits frais cueillis. Je les mange avec
appétit.
Dans tout le peloton Wolcik est le seul à ne pas rire avec les
autres. Il n'a pas envie ni de manger ni de boire. Depuis le
bombardement à Hinsingen, il est complètement différent: il est
maigre et sombre. Ses yeux ont perdu leur éclat juvénile et ont
une expression d'étrange hébétude. Il tremble au bruit d'un coup
de feu, il ne mange rien. Sur les arrières, il était gai,
débrouillard et toujours discipliné. Il était prêt à faire
toutes les besognes. Je le trouve maintenant dans l'abri. Les
gouttes de sueur coulent sur son dos nu. L'abri a déjà depuis
longtemps la profondeur règlementaire de deux mètres, mais
Wolcik continue à creuser.
Je crie en le voyant:
- Assez, assez, mon vieux ! Tu creusera un puits.
Bientôt l'eau jaillira.
Wolcik reste raide corne un poteau en me regardant d'un air
abruti.
- Viens, prends du vin, du bon cognac ou du kirsch. Mange
quelque chose.
J'entends la réponse bredouillée d'une manière inintelligible:
- L'abri n'est pas encore prêt, monsieur l'aspirant. J'appelle
qu'on m'apporte une bouteille de vin.
- Voilà, bois tout de suite. Cela te fera du bien. Il attrape la
bouteille de ses mains tremblantes, il commence à boire, il
s'étouffe, les larmes lui viennent aux yeux, il boit jusqu'au
fond. Une bouteille de vieux Bourgogne à jeun lui donnera
sûrement des forces et du courage.
- Aux canons !
Les mots du premier ordre tombent rapidement. Nous sommes tous
en place en un clin d'oeil. Les gestes des canonniers s'unissent
dans une seule action orchestrée. Le groupe semble être un seul
homme ayant douze mains adroites et fortes, une seule machine
exécutant automatiquement et avec précision des centaines de
fonctions imposées. Les obus se succèdent les uns aux autres.
Des douilles chauffées à blanc, mouillées par des centaines de
gouttes de pluie de plus en plus intense, montent des bouffées
de vapeur. Nous ne nous en plaignons pas. La pluie refroidit les
canons surchauffés et nous rafraîchit aussi: Les ordres nous
font changer la portée et la direction du tir - le feu dure sans
interruption depuis une heure environ.
Dans le village le silence est complet. Les maisons abandonnées
par les habitants qui cherchent refuge soit dans les abris
creusés dans les champs, soit dans les caves, restent vides et
désolées. L'air est rempli du bruit de coups de canon et de
sifflements d'obus. Sur toute la ligne tonnent de puissantes
explosions.
Je pense pendant cette canonnade aux soldats tombés hier: En
voilà pour la 10e batterie, en voilà pour les fantassins tués du
1er régiment !
Le fond des abris récemment creusés se couvre des douilles qui
tombent abondamment et cachent la boue gluante produite par la
pluie. Le feu tantôt faiblit, tantôt s'intensifie. Pendant les
intervalles nous avalons quelques gorgées de vin. Enfin le
silence retombe. La pluie dense a interrompu la bataille en
voilant l'horizon. Les Allemands en ont assez d'attaquer pour
l'instant.
Il s'avère que le bâtiment qui se trouve juste derrière nous
abrite l'école et la mairie du village. Les canonniers trempés
jusqu'aux os pénètrent pour quelques instants à l'intérieur pour
chercher refuge contre la pluie. Nous découvrons dans la salle
principale quelques fusils à deux coups, quelques carabines et
d'autres armes, déposées par les habitants. Elles pourront nous
servir.
- Prenez tout ce que vous pouvez. Vous n'avez pas de fusils,
prenez donc les carabines, les fusils, prenez les munitions !
Il n'a pas fallu nous le répéter deux fois. Nous nous emparons
des armes trouvées par hasard; quoique pas très modernes, elles
constituent actuellement nos armes portatives. (3)
A nouveaux - aux canons ! Nous tirons à grande portée. La
poussière et la fumée se mêlent à l'air saturé d'humidité, en
cachant tout ce qui se trouve autour de nous. Sur la terre
trempée par la pluie et dans les flaques de boue partout
traînent des douilles et des bouteilles vides. Subitement le feu
faiblit dans tout le secteur. Nos canons également se taisent.
De l'autre côté du canal, l'abord de nos lignes de défense
apparaît lentement à mesure que tombe le voile de fumée et de
poussière. On y discerne une multitude de personnes en
mouvement, une lutte corps à corps, une mêlée générale d'hommes
courant dans toutes les directions, on entend des coups de
fusils. Les canons restent inactifs, notre infanterie est
également silencieuse. Nous assistons muets à un combat que nous
ne pouvons point comprendre. Que se passe-t-il là-bas ? Quelle
est la raison de notre passivité ? Pourtant ce sont nos
camarades qui tombent là-bas fauchés par les balles hitlériennes
!
Le commandant est debout sur une petite colline d'où il observe
attentivement le déroulement du combat à l'aide de sa lorgnette.
Il mord ses lèvres d'émotion, il est visiblement énervé.
- Préparer les canons au tir, mais ne pas tirer !
Ce sont les nôtres là-bas - lance-t-il brièvement en direction
de Wladek.
Sur le pré qui nous sépare du bord du canal apparaissent
quelques hommes qui courent vers nous. Ils sont de plus en plus
nombreux et ils approchent rapidement. Qui sont-ils ? Des
Allemands ou bien les nôtres en retraite ? Ils courent droit sur
nous. Plusieurs n'ont pas de blouses, ils portent uniquement des
pantalons. Ils font des signes avec les mains. Le commandant
observe sans interruption les abords.
-La tension provoqués par l'attente augmente. Les canons sont
chargés. Il suffit d'un geste de la main du commandant pour que
quatre canons crachent le fer vers les lignes. Un silence
complet règne sur la position. Le vent du nord venant du canal
apporte des bruits de voix qu'il est impossible pourtant de
comprendre. Enfin un souffle plus puissant apporte l'appel plein
de désespoir:
- Ne tirez pas ! Ne tirez pas !
Ce sont les nôtres. Complètement exténués, sans armes, trempés
jusqu'aux os. Ils arrivent à notre position dans un état
d'épuisement extrême.
- Où est notre bataillon ? Où est la compagnie ?
Où devons-nous rejoindre nos unités ? - Les soldats jettent ces
questions inattendues malgré leur énorme épuisement. Même le
visage habituellement dur de Stojewski montre une vive émotion.
Ils ont combattu depuis l'aube en se retirant de leurs
lointaines positions d'avant-garde. Ils ont été brisés près du
canal, quand ils avaient déjà l'espoir de rejoindre les forces
principales de la division. En désespoir de cause, ils se
jetaient dans le canal en voulant le traverser à la nage.
Beaucoup se sont noyés.
La conversation est interrompue par un commandement de reprendre
le feu. Visiblement les restes du bataillon ont été anéantis au
cours de cette lutte inégale. Rares sont ceux qui ont pu
parvenir jusqu'à notre infanterie. La bataille fait rage le long
de toute la ligne du canal. Du côté gauche, nous entendons les
échos des salves du groupe du lieutenant-colonel Rohozinski et
des canons de gros calibre du commandant Skrzywan; du côté droit
tonne la formation du lieutenant-colonel Onacewicz - le groupe
de l'artillerie de campagne du commandant Spaltenstein et le r=
groupe de l'artillerie lourde du commandant Gromczakiewicz.
Devant nous le 1er bataillon du 2e régiment de grenadiers fait
feu avec rage de ses armes automatiques et portatives. Les
lance-grenades, les mortiers, les canons de la compagnie
divisionnaire antichars du commandant Kosior vomissent le feu.
Nous tirons en direction de Lagarde, en visant les deux fourrés
à l'est et à l'ouest de Lagarde. La côte 282 se trouve sous
notre feu, vis-à-vis de nous - on y voit distinctement les
explosions de nos obus. Nous envoyons un feu d'enfer sur les
lignes ennemies, autant qu'il est possible de tirer d'un canon,
jusqu'à la limite de nos forces.
Après quelques, quarts d'heure le feu diminue. Le silence
revient. Le nombre de soldats sauvés qui sont parvenus jusqu'à
nous a quelque peu augmenté. Mais ils ne restent pas longtemps
chez nous. Tout ce dont ils ont besoin, c'est une gamelle de
soupe chaude, quelques morceaux de pain, une boîte de conserve.
Ils sont pressés, poussés par le vif désir de rejoindre leur
régiment au plus tôt. Il faut donner à certains d'entre eux des
chemises, les habiller dans des uniformes déchirés à défaut
d'autres, car beaucoup sont démunis de vêtements. Ne sachant pas
bien nager, ils se jetaient à l'eau tout nus pour échapper aux
Allemands à tout prix et pour pouvoir continuer à combattre. (4)
J'accours dans la tonnelle de Stojewski pour lui rendre compte
de l'état de nos munitions. Le commandant est assis triste et
abattu - à côté de lui un capitaine d'infanterie dans un
uniforme tout trempé et ruisselant d'eau. Le capitaine est
visiblement brisé par le choc du combat auquel il vient de
participer. Un jeune soldat, portant uniquement un caleçon
mouillé, arrive dans la tonnelle par l'autre côté du jardin. Il
se présente à Stojewski. Subitement il aperçoit le capitaine -
visiblement son chef. Il s'adresse à lui en demandant uniquement
des nouveaux ordres et où se trouve le point du rassemblement.
Son regard se fixe sur une boîte de conserve qui repose sur la
rampe.
- Mon capitaine - dit-il timidement - j'ai faim. Je n'ai pas
mangé depuis vingt quatre heures. Puis-je recevoir quelque chose
à manger ?
Stojewski lui donne des conserves.
- Va aux cuisines, on te donnera de la soupe chaude, tu recevras
aussi une chemise et un pantalon.
Très content, le jeune soldat trouve très vite la cuisine -
conduit par son odorat - où nos braves cuisiniers-canonniers
Laszcz, Naumowicz et Marucha distribuent sans cesse aux
fantassins affamés des gamelles pleines d'un potage épais aux
gruaux où nagent abondants des morceaux de lard et de saucisson.
Les canonniers apportent de leur section quelques bouteilles de
vin, reçues aujourd'hui de la part des habitants du village.
Nos soldats n'auront pas de soupe aujourd'hui - il faut la
distribuer aux camarades de l'infanterie sauvés de la mort.
Qu'ils mangent autant qu'ils veulent. Par chance le sort nous a
réservé ce matin une agréable surprise, puisque nous avons été
comblés de cadeaux par la population locale.
La journée s'achève. De lourds nuages couvrent le ciel, comme
s'ils voulaient accélérer la fin de cette journée marquée par
tant d'événements sanglants et de dure peine de soldat. Le tir
des Allemands devient plus vif. Ils pilonnent le bois à Vaucourt
et quelque part dans le rayon du 1er groupe près de Xousse, ils
pilonnent notre bois La Garenne où sur sa lisière gauche (est)
le sous-lieutenant Sczaniecki dirige notre feu du poste
d'observation du groupe. Michal a aujourd'hui une tâche
difficile et je pense à lui avec inquiétude. Les Allemands
tirent furieusement sur son poste d'observation, mais cela
n'interrompt pas son travail. Les commandements viennent
régulièrement, ils sont même plus rapides. L'intensité du tir
augmente de plus en plus.
Vers le soir Wladek ordonne d'apporter à chaque pièce tout
l'équipement qui peut servir à la défense et au combat: des
pelles, des haches, des fourches, des faux ! Que diable ? Quelle
comédie ! Qu'est-ce que ça signifie, nom de Dieu ? Je suis
furieux, car ces ordres donnent la frousse à de nombreux
soldats, auxquels je ne puis rien expliquer n'y comprenant rien
moi-même.
Wicek aussi est furieux et ne comprend rien. Avec une
plaisanterie, une gorgée de kirsch, une blague, nous essayons de
dissiper l'étonnement et la curiosité de nos canonniers,
provoqués par cet ordre étrange de Wladek que nous ne pouvons
pas comprendre. Je réponds à Wicek qui me demande des
explications:
- Sûrement le commandant et Wladek savent quelque chose qu'ils
ne veulent pas nous dire.
- Eh bien, buvons un coup - dit en conclusion Wicek en me
passant une bouteille de cognac.
- C'est tout ce qu'il nous reste à faire en attendant.
Les Allemands redoublent leurs efforts. Sur notre aile gauche
les explosions et les fumées deviennent plus fréquentes. Le ton
grave des canons de notre groupe d'artillerie lourde domine le
choeur des coups de canons de 75. Que diable ? On a l'impression
que toutes les pièces allemandes tirent en direction de Vaucourt.
Quelle intensification inattendue de l'action ! Sczaniecki
dirige de nouveau le feu sur Lagarde et accélère sa cadence. Les
salves se succèdent les unes aux autres.
Voilà la nuit. Le feu diminue. Nous sommes tous tranquilles et
contents. Tous ? Stojewski et Luczynski sont étrangement sérieux
et pensifs. Le commandant ne plaisante guère, il ne boit même
pas comme d'habitude, malgré l'abondance de cognac. Wladek est
plus pâle. Je pense que c'est la fatigue causée par ce combat
ininterrompu et les marches continuelles.
Wicek, moi-même et le reste des soldats, nous sommes tous en
assez bonne forme. Les raisons de ce changement d'humeur de nos
deux chefs nous échappent. C'était après tout une journée
semblable à d'autres vécues au cours de ces dernières semaines,
elle était même meilleure pour nous, car nous avons reçu à
manger et à boire à volonté et les Allemands ne nous ont pas une
seule fois pilonnés directement. Les obus qui tombaient Je plus
près étaient à plus de cinq ou six cents mètres ou bien loin
derrière nous.
Les autres batteries tirent encore. Les nôtres sont
silencieuses. Il ne reste que deux pièces encore qui peuvent
servir, car la « Jadzia » de Wicek et ma « Krysia » sont déjà
endommagées.
Les canons chargés « regardent » en direction de Lagarde, d'où
nous parviennent plus faiblement maintenant les échos d'une
bataille de l'infanterie.
Stojewski ordonne de laisser auprès de chaque canon deux
canonniers de garde. Les autres peuvent aller se coucher dans le
bâtiment de l'école, mais uniquement au rez-de-chaussée. Les
Allemands tirent toujours et il est dangereux de rester dans la
partie supérieure du bâtiment. Les soldats très, fatigués se
précipitent dans les classes et s'installent comme ils peuvent
sur le plancher, sur les bancs et les tabourets.
J'appelle Wicek. Au premier étage se trouve la chambre vide de
l'instituteur, avec deux lits magnifiques, du linge propre et
des oreillers.
Je dis au sous-officier de service où je dormirai.
Wicek répète pour plus de sûreté cette information à quelques
soldats encore. Une nuit noire tombe. Je monte. Wicek traîne
encore en bas, car on vient justement de lui amener une nouvelle
pièce qui doit remplacer sa « Jadzia ». Je profite de ces
quelques moments pour mettre de l'ordre dans mes notes sous la
couverture, à la lumière d'une lampe de poche. Enfin, voilà
Wicek qui arrive.
Nous nous jetons sur les lits d'un blanc éclatant, gardant sur
nous, nos bottes pleines de boue, nos uniformes et ne desserrant
qu'un peu nos vestes et nos ceinturons.
Remoncourt, le 18 juin 1940
Je me réveille à 3 heures. Grâce au lit confortable, j'ai très
bien dormi. Wicek dort. Les nuages lourds couvrant le ciel
retardent le lever du jour. Malgré une pluie incessante qui
pénètre d'une humidité insupportable chaque fil de leurs
uniformes, les canonniers sans interruption assurent leur
service auprès des canons. De loin, sans arrêt, arrivent les
échos des décharges de mitrailleuses, accompagnés du fracas des
coups de canons exécutant des tirs de harcèlement. Wladek s'est
éveillé aussi. Il sort justement la tête de la tonnelle. En me
voyant, il vient en boitant un peu à cause du banc inconfortable
qui lui a servi de lit sous la tonnelle. Je lui fais mon rapport
que tout est en ordre au poste.
- Ça va bien, nous sommes toujours vivants, en bonne santé et
pas de trace d' Allemands - répond-il gaiement.
Quelques gorgées de vin blanc calment notre première soif.
- Wladek, dis-moi, que vous est-il passé hier par la tête pour
nous armer de fourches, pelles et haches ? Cela pouvait, je
pense, faire mauvaise impression. Par chance, nous étions tous
un peu gris et chacun a reçu cet ordre avec assez de bonne
humeur.
- Remercions Dieu que tout se soit bien terminé et que nous
n'ayons pas dû utiliser ces fourches. L'après-midi les Allemands
ont passé le canal à notre gauche. Ils ont attaqué avec une
telle force que, malgré l'énorme et opiniâtre résistance, le 1er
bataillon du 2e régiment du commandant Lubicz-Szydlowski a dû se
retirer. Seulement près de Vaucourt. Szydlowski a réussi à
grand'peine à arrêter l'avance des hitlériens.
- Vaucourt ?
- Oui. Juste à côté de nous, à notre gauche, à peu près là où
nous avons rencontré la nuit dernière Brzeszczyniski. Le 2e
régiment était déjà complètement épuisé, à bout de forces. Le
général Duch a donné l'ordre de contre-attaquer. Il est venu
lui-même en personne et a dirigé l'action. Ils sont partis
d'ici, de chez nous, et de l'ouest. Tu n'as pas remarqué que les
tanks passaient sur la route ?
- Non, quelque chose faisait du bruit sur la chaussée, mais à ce
moment nous étions occupés à tirer.
- De nombreuses fois tous les bataillons du 2e régiment ont
contre-attaqué. Malheureusement tout cela n'a servi à rien et la
contre-attaque a été brisée. C'était tragique et nous devions
être prêts à tout, car on ne pouvait savoir ce qui nous
attendait.
- Mais en fin de compte nous sommes allés dormir.
- Le général Duch a organisé une nouvelle contre-attaque. Le
colonel Zietkiewicz en personne en prit la direction. De nouveau
et comme toujours partirent: le détachement de reconnaissance,
le 1er bataillon du 2e régiment du commandant Szydlowski, les
restes du Ier et IIe bataillons du 1er régiment et aussi les
chars d'assaut. Ils ont battu les Allemands et les repoussèrent
de nouveau derrière le canal.
- Et tout cela se passait si près de nous et nous ne nous en
sommes absolument pas rendu compte.
- Stojewski connaissait la situation, c'est pourquoi nous
devions être prêts à tout. Quand le commandant a appris que la
contre-attaque du colonel Zietkiewicz a réussi, il donna la
permission d'aller dormir. C'était très dur (5).
De la tonnelle nous arrive la voix du téléphoniste répétant
l'ordre qu'il vient de recevoir: - Aux canons ! - et la voix
d'un autre appelant: - Réveiller le commandant !
- Aux canons ! - hurle de toute sa voix Wladek. Une agitation de
ruche s'empare de la position. En quelques secondes nous sommes
tous à nos places. L'avalanche de feu dure quelques minutes. De
nouveau le même ordre est répété. Nous tirons sur Lagarde. Tout
le groupement attaque: deux groupes d'artillerie de campagne et
un d'artillerie lourde. Les explosions et la fumée augmentent
l'ardeur des soldats qui ont bien dormi et sont à peu près
reposés. Il est quatre heures et demie. Le feu dure sans
interruption. De la vapeur s'élève des cimes humides des arbres
chauffés par le feu du tir. Un léger réglage en direction
modifie et dirige le feu dans un rayon réduit. Lagarde et les
champs proches se trouvent sous le feu de l'artillerie. Enfin le
tir s'allonge et se dirige clairement vers la gauche: dans la
direction du bois de Prieure au nord-ouest de Lagarde.
Lentement, la rapidité des. commandements reçus diminue. Le. feu
devient moins intense, enfin il cesse.
Les canonniers nettoient rapidement les tubes et les
refroidissent énergiquement à l'aide de sacs mouillés, les
pourvoyeurs mettent en ordre les munitions et en préparent en
hâte de nouvelles réserves à la portée de la main.
L'arrêt du tir doit être aussitôt utilisé pour réconforter nos
estomacs. Nous y sommes encouragés d'ailleurs par l'abondance de
victuailles et même de boissons. Les civils se montrent à
nouveau en nous apportant de nouvelles provisions, entre autres
quelques poulets tout frais rôtis. Le nombre de nos visiteurs a
diminué, car beaucoup d'habitants du village ont quitté leurs
maisons. L'exode des réfugiés a duré toute la nuit. Ils
cherchaient un abri dans les forêts et dans la campagne
environnante malgré la pluie. Les .soldats du détachement de
téléphonistes, stationné dans un village, nous apportent des
seaux entiers d'un excellent vin blanc de la cave mise à leur
disposition par un vigneron local. Ils nous disent en nous
quittant:
- .Quand vous aurez tout bu, venez nous voir et nous vous en
donnerons encore.
Le canonnier Janowski en s'apprêtant à distribuer le vin aux
soldats dit avec approbation:
- Voilà une sorte de liaison que j'apprécie et que je respecte !
Nous rompons la monotonie du début de la matinée par quelques
séries de tir. Vers 7 heures le feu allemand s'intensifie et
s'amplifie. La ligne allemande retentit du fracas des explosions
puissantes. De notre côté en différents endroits du canal
surgissent des murs puissants d'explosions. Le bétail effrayé
s'enfuit du bois de La Garenne, en déchirant l'air de ses
mugissements sauvages.
La canonnade dure quelques bonnes heures.
Des points noirs apparaissent à l'horizon. Ce sont les avions.
Ils viennent sur nous. Par chance nous ne tirons pas. Tout
mouvement s'arrête sur l'emplacement de la batterie, les coeurs
battent plus vivement et plus violemment dans nos poitrines. Se
dirigent-ils de nouveau sur nous ? Ils approchent, ils
grandissent à vue d'oeil. Ils sont de plus en plus nombreux.
Nous comptons: dix, douze, vingt, vingt-sept - environ cinquante
appareils. Ils sont au-dessus de nous, Nous observons un silence
de mort. Nous nous enfonçons aussi profondément que possible
dans nos abris. Le vrombissement terrible des moteurs assourdit
le bruit de la canonnade allemande et transperce le corps
entier. Les avions dessinent une grande boucle au-dessus de nous
et le bruit des moteurs faiblit. Nous respirons plus
profondément. A vans nous échappé réellement à l'enfer d'un
bombardement ? Nous sortons lentement de nos tranchées. Le ciel
est clair. De loin on entend encore les moteurs.
- Aux canons !
Le feu d'enfer recommence. De nouveau la vapeur
s'élève des canons arrosés d'eau. Les gouttes de sueur coulent
sur les visages des canonniers échauffés par le combat et le
travail. Que se passe-t-il ? La ligne entière retentit du tir de
toutes les armes. La fumée provenant de notre tir, la poussière,
la fumée causée par les explosions allemandes, voilent
complètement la visibilité devant notre position. Je m'aperçois
avec inquiétude que les réserves de nos munitions fondent
rapidement. Vers 10 heures le feu faiblit de nouveau.
De derrière les nuages le soleil lance des premiers rayons plus
ardents annonçant la fin proche de ce mauvais temps si
désagréable. Stojewski envoie le brigadier Goliwas avec une
équipe de canonniers chercher et ramener des munitions. Nos
réserves s'épuisent. Il s'avère que la 5e batterie est assez
bien approvisionnée et que le lieutenant Goczyla peut nous céder
quelques centaines d'obus. Goliwas et ses hommes les ramènent
jusqu'à notre position dans un chariot-corbillard à main qui
sert à transporter les morts. Quelle idée ! Ce chariot léger à
quatre roues, très bien suspendu, avec des roulements à billes
et des roues de bicyclette exécute à perfection sa nouvelle
fonction. Dommage qu'il ait une apparence si désespérément
triste: noir, décoré avec de grossières guirlandes blanches et
des têtes d'anges aux visages stupides.
Vers midi une nouvelle attaque aérienne nous force d'interrompre
momentanément le tir. Stojewski ne veut pas exposer le village à
un bombardement et nous ordonne en attendant de descendre dans
les abris. Heureusement cette attaque ne dure par longtemps.
Nous entendons les explosions causées par le bombardement, dont
le bruit grave diffère de la canonnade allemande qui de nouveau
fait rage. L'intensité du feu augmente. Le combat a repris sur
toute la ligne. Quelle chance que nous ayons pu compléter les
munitions. Elles disparaissent néanmoins vite et derrière les
canons les tas de douilles augmentent. Nous sommes obligés de
recommencer à refroidir les tubes surchauffés par ce tir violent
à l'aide de sacs trempés dans l'eau.
On ne nous apporte pas aujourd'hui de déjeuner, mais nos
réserves et le vin remplaceront avantageusement la soupe
quotidienne et le goulasch invariable avec les pommes de terre.
Les poulets rôtis, le lard, le saucisson et les fromages sont
plus appétissants et les livraisons ininterrompues de vin
permettent d'apaiser la soif plus efficacement que le café
quotidien, même celui coupé de rhum que l'on donne au front. Les
soldats sont un peu gris et malgré une grande fatigue, ils
conservent leur bonne humeur.
Vers 14 heures la situation devient subitement inquiétante.
Stojewski est énervé. Il reçoit un coup de téléphone alarmant.
- A vos ordres ! A vos ordres ! - répond-il brièvement. Il prend
la lorgnette et il grimpe avec Wladek sur le toit d'un petit
magasin qui se trouve au milieu du jardin. Il lance un ordre:
- Charger avec obus à balles, correcteur ... ! - Et il ajoute: -
Tir par salves à- mon commandement !
Des secondes d'une attente intense passent. Stojewski observe
les approches. Les chefs des pièces, le visage tourné vers le
commandant, suivent attentivement chaque geste de sa main. Enfin
il enlève une main de la lorgnette et il la lève en l'air.
- Feu !
Sifflement d'obus. Au-dessus des collines près de Lagarde
éclatent des petits nuages noirs des obus à balles qui
explosent. Ils s'envolent les uns après les autres sur le
terrain occupé par l'ennemi. Nous observons à l'aide de
lorgnettes. Des camions ! Des fantassins sautent à terre pour
aussitôt commencer à attaquer. Stojewsiki intensifie le tir. Il
le déplace, il effectue des fauchages, des sauts. Tout le ciel
au-dessus de Lagarde est couvert des nuages noirs de fumée des
obus à balles. Parmi les Allemands règne le désarroi. On voit
très clairement un camion dans le fossé. Qu'est-ce que c'est ?
D'où sont-ils venus ? Ils se dispersent de plus en plus.
Quelques autres séries de tir tranchent l'air. Finalement c'est
terminé - l'objectif a disparu. Sur la colline on ne discerne
plus aucun mouvement. Le commandant dirige le tir sur un autre
secteur.
Sur les approches se forment des petits groupes de plus en plus
nombreux de notre infanterie qui se retirent. Ils avancent déjà
en petites unités avec les mitrailleuses et les mortiers. Ils
s'approchent de nous, dépassent notre position et la contournent
en suivant la route qui se trouve de l'autre côté des bâtiments.
16 heures arrivent. Nous ne tirons pas beaucoup. Le feu diminue.
Autour règne une inquiétude incompréhensible. Il se passe
quelque chose de bizarre. On entend le bruit des attelages qui
se déplacent derrière nous. Le 1er groupe du colonel Rohozinski
traverse au trot la route. Les hommes sont un peu effrayés.
Quelqu'un crie à haute voix:
- Ils se retirent ! Pourquoi nous restons ici' ?
Je crie:
- Tais-toi ! Ce n'est pas ton affaire ! Tu n'es pas seul ici.
Mais je ne comprends rien à ce qui se passe. On ne voit pas de
chez nous que les Allemands essaient de passer le canal ou
qu'ils l'aient déjà passé sur nos avant-terrains. Au contraire -
un calme étrange y règne. Seulement de temps à l'autre les
fusils crépitent quelque part. Les obus allemands couvrent
entièrement la forêt qui se trouve devant nous, en atteignant
nos abords immédiats.
L'appareil téléphonique est muet. Stojewski dirige le tir
d'après ses observations directes. Visiblement il n'a pas de
liaison avec le poste d'observation.
Vers 16h30 le trafic sur la route devient très vif, on entend
des bruits de moteurs de camions.
Je reçois un ordre bref du commandant:
- Vous irez chercher les attelages, Ils doivent venir
immédiatement au trot.
Je cours sur la route. En courant et en marchant à tour de rôle
parmi les nombreux détachements de soldats, j'aperçois au
croisement des routes les attelages - comme il s'avère ils ont
été appelés par le commandant déjà auparavant. Je donne l'ordre:
- Au trot ! Au trot !
Craquement. Fracas. La fumée me cache les derniers attelages de
la colonne. J'accours aussitôt. Tous sains et saufs. Les roues
du chariot du train sont fracassés.
Je crie en direction des conducteurs ahuris:
- Dételer ! Prenez un chariot quelconque de paysan qui se trouve
sur le côte de la route.
J'ordonne au maréchal de logis Lachowicz qui remplace depuis
deux jours d'adjudant-chef, d'aller au plus vite sur
l'emplacement de la batterie.
- Le cheval du lieutenant Luczynski a une jambe fracassée !
- Tuez-le !
J'arrive sur l'emplacement dans un chariot à ridelles. Wladek
part avec la pièce du brigadier-chef Marczewski, après lui Wicek
avec les attelages de la Ille section du brigadier-chef
Synoradzki. Mes pièces ont des difficultés pour quitter le fond
du jardin. Nous tirons les deux canons d'entre les arbres à la
main. Goliwas, Lachowicz et leurs équipes font un effort
surhumain pour pousser au plus vite vers les attelages leurs
canons et leurs caissons. Enfin ils arrivent vers la sortie.
- Qu'est ce que vous faites encore ici ? - demande Stojewski.
- Je vérifie les positions après le départ.
- Voyez-vous là-bas ? - Stojewski montre un coteau qui se trouve
tout près de nous: - Ce sont les Allemands.
A huit cents mètres à peu près surgissent devant nous les
premiers détachements allemands.
- Partez tout de suite et rejoignez Luczynski, Je resterai
encore un moment ici et je vous retrouverai. Luczynski sait où
aller.
Je cours vers la route.
- En marche !
Les pièces partent. Je monte sur ma jument. Un des conducteurs
met dans ma main une cravache qu'il a tressée pendant la halte
pour m'en faire cadeau.
Nous avançons au milieu des unités de l'infanterie qui
submergent la route; les chariots avec des blessés, des chariots
du train, des mitrailleuses, des chariots de munitions se
frayent lentement un chemin entre les fantassins exténués
jusqu'à l'extrême limite des forces humaines. Nous dépassons les
bâtiments du village.
L'artillerie allemande dirigée de l'avion qui rôde au-dessus de
nous bombarde impitoyablement la route. Les explosions
ininterrompues sont accompagnées de cris déchirants et des
appels à l'aide venant de toutes parts. Une série de grenades
tombe à proximité de nous à côté de la route. Les éclats
frappent terriblement un certain nombre de fantassins qui
voulaient se réfugier dans un bâtiment proche. A l'un d'eux qui
allait déjà franchir la porte du bâtiment une grenade arrache le
dos et les reins. Quelle vue terrible ! A côté de lui gisent
dans des flaques de sang les corps déchirés d'autres malheureux.
Je vois de loin la poussière soulevée par les attelages de
Wladek qui vont au trot devant moi. Je voudrais les rejoindre au
plus vite. Impossible. Quelques centaines de mètres encore nous
devons suivre cette route encombrée.
Enfin la route devient plus libre. L'infanterie emprunte les
petits chemins longeant la route. Nous dépassons heureusement
les derniers convois sanitaires et les attelages. Les Allemands
continuent à bombarder la route comme des fous. On verra bien si
nous avons de la chance. Subitement une puissante explosion fait
trembler l'air. Cette fois encore nous en sortons indemnes.
L'obus a atteint un jardin bordant la route.
A un kilomètre devant nous se trouve une voie de chemin de fer.
La route monte en passant sur un remblai haut de quelques mètres
au-dessus de la voie ferrée. Au diable ! Les obus tombent le
plus souvent sur le viaduc. Il n'y a pas d'autre route. Les
Allemands veulent donc nous couper la seule voie de retraite.
Trot. Arrive que pourra. S'ils détruisent le viaduc - nous
perdons les canons.
Le tir est de plus en plus fort. De tous les côtés du viaduc
surgissent des colonnes de fumée et de poussière des explosions.
Encore six cents mètres jusqu'au viaduc, encore cinq cents.
Je crie en décrivant en même temps de larges arcs avec les bras:
- Au galop !
Vers ce feu. Pas d'autre issue. Je ne pense plus du tout, pourvu
que l'on dépasse le plus vite ce maudit viaduc.
Je crie en frappant avec la cravache mon cheval et les chevaux
qui galopent à côté dans les attelages:
- Galop allongé !
Tout devient noir devant nos yeux. La fumée et la poussière
mordent nos gorges et nos yeux.
Nous sommes de l'autre côté.
Mon coeur bat comme un marteau. Je regarde autour de moi. Nous
sommes tous là. Dieu merci ! Encore quelques centaines de mètres
au galop.
Trot ! Encore quelques centaines de mètres. Nous laissons
derrière nous le feu allemand. Il ne nous poursuit pas. Nous ne
sommes pas un objectif assez intéressant.
Je ralentis la course du cheval et en atteignant les arrières de
la colonne je crie:
- Au pas !
La sueur ruisselle sur tout mon corps. Les chevaux écument de
fatigue.
Subitement les premiers attelages recommencent à marcher au
trot. Je les rattrape furieux. Wolcik, terrifié, pâle, les yeux
fous, court à côté des attelages en criant d'une voix
déchirante:
- Au trot ! Au trot !
J'arrête les attelages et j'attrape Wolcik par le col.
- Il faut fuir ! Il faut fuir ! - balbutie-t-il presque
inconscient de peur et il recommence à crier: - Au trot ! Au
trot !
Deux canonniers le font asseoir sur l'avant-train d'un des
attelages arrêtés.
- Tenez-le bien et gardez-le, il pourrait encore provoquer un
malheur.
Quelques minutes de marche au pas tranquillisent la colonne.
Hélas, à la vue des escadres de bombardiers qui apparaissent à
l'horizon l'inquiétude s'empare de nouveau des soldats. Cette
fois elle ne dure pas longtemps.
- Cinquante bombardiers ne viendront pas s'acharner sur deux
pièces et quelques chariots de grenades.
Cette argumentation convainc facilement tout le monde. Nous
venons de vivre l'enfer en dépassant un mur de feu sur le
viaduc. Cela nous a insensibilisés. Chacun se laisse convaincre
facilement par des arguments qui calment.
Devant nous se tord la longue file des attelages du groupe
d'artillerie de Rohozinski, Derrière ce groupe avance la pièce
de Wicek, quelques centaines de mètres en arrière Wladek avec la
pièce suivante. Mille cinq cents mètres nous séparent.
Les bombardiers décrivent un grand cercle. Le groupe de
Rohozinski part au trot. Wicek le suit. Wladek tourne en
direction de la forêt, moi je me dépêche pour tourner comme lui.
Notre colonne est restée seule sur la route, abandonnée. Tant
pis, il faut que je rattrape Wladek pour ne pas m'égarer. Il est
le seul à savoir où nous devons nous rendre, où est l'endroit de
notre concentration.
C'est absurde de penser qu'un tel nombre de bombardiers veuille
attaquer une colonne insignifiante de quelques attelages aperçue
sur la route par hasard. Je me le répète pour justifier la
décision de continuer la marche.
Que cette route semble longue ! Nous voilà dans la forêt. Nous
tournons dans une percée ombrageuse. Nous sommes ensemble.
Wladek visiblement abattu, m'a salué avec une telle joie comme
si nous ne nous étions pas vus au moins une année. Nous plaçons
les attelages au fond de la forêt. Wicek ne peut pas trouver un
attelage qui n'a pas tourné vers la forêt, mais a continué au
trot en suivant la colonne du Ier groupe. Il monte à cheval et
va chercher les disparus.
Pendant qu'il remplaçait l'adjudant-chef de la batterie, qui
depuis deux jours s'est perdu quelque part, le maréchal de logis
Lachowicz a pu heureusement gagner beaucoup d'autorité et de
sympathie. Quand nous vérifions avec Wladek le camouflage des
chevaux et de l'équipement, nous trouvons tout en ordre.
Lachowicz informe:
- Mon lieutenant, pendant la dernière halte des attelages, un
des conducteurs du premier canon, le canonnier Bakala, s'est
perdu.
- Où s'est-il perdu ?
- Au cours de la dernière halte. Nous n'avons pas pu le trouver
nulle part.
Wladek prend note de l'information de Lachowicz tout à fait,
calmement. Nous autres nous regrettons Bakala. Il a dû se perdre
par imprudence et maintenant il est déjà peut-être dans ! les
mains des hitlériens. Dommage, mais il est seul coupable.
Les avions passent sans cesse au-dessus de la route. Par chance,
ils nous évitent. Depuis midi nous parviennent de loin les échos
des bombardements.
- Wladek ! Dis-moi pourquoi nous étions forcés de décamper si
brusquement de Remoncourt ? Que s'est-il passés - Je lui pose
cette question quand nous nous dirigeons tous les deux vers la
route pour voir si le commandant ne se trouve pas là-bas.
- Le front a été rompu dans le secteur de la 52e division
française, pas loin de nous. Du côté droit, dans le secteur tenu
par le groupement du colonel Dagnan, les Allemands ont également
forcé le canal. Nous étions. menacés d'encerclement.
L'infanterie devait se retirer au plus vite. Stojewski exécutait
jusqu'au dernier instant un tir direct pour contenir l'attaque
frontale des Allemands sur notre secteur au cours de la retraite
de l'infanterie. Il semble que les Allemands ont pris une bonne
leçon, mais la situation était critique. (6)
- Et maintenant ?
- Est-ce que je sais ? Nous nous sommes retirés tout de même. On
verra ce qui arrivera. En attendant, c'est calme. D'ailleurs
bientôt il fera nuit et jusqu'à maintenant les Allemands n'ont
pas attaqué la nuit. Nous verrons bien - répète Wladek.
A l'ouest le soleil rougit les nuages de ses derniers rayons
faisant ses adieux à une sanglante et laborieuse journée de
soldat.
X. COUP DU SORT
En marche - nuit du 18 au 19 Juin 1940
Wicek ramène de la chaussée, dans la clairière où nous nous
trouvons, la pièce perdue. Il l'a retrouvé sur la route en
dépassant Amenoncourt dans une autre colonne de détachements qui
reculaient. Nous nous réjouissons d'être enfin au complet. Que
va-t-il se passer ? Nous nous trouvons dans ce jeune bois
oublié, non loin de la chaussée dévastée. Nous n'avons aucune
liaison avec le commandement, nous ne savons pas où et comment
la rétablir. Sans cesse les éclaireurs cherchent des yeux
Stojewski sur la route. Lui seul, à peu près, sait quelle est la
situation. jusqu'où nous devons nous retirer, où est le
commandement du groupe. Mais où est le commandant ? Que lui
est-il arrivé ?
Du bois, non loin, nous arrive le bruit d'un coup de carabine.
Qu'est ce que c'est ? Wladek envoie le brigadier-chef Goliwas
avec une patrouille. Quelques instants plus tard ils ramènent un
fantassin français. D'où sort-il ? Que fait-il ? Est-ce lui qui
a tiré ? Il est incapable de donner une réponse intelligible à
aucune de nos questions. Wladek donne l'ordre de le reconduire
hors du rayon où nous stationnons et de s'assurer qu'il se
dirige vers le sud.
- Si vous voyez qu'il veut se sauver ou s'il essaie de se
diriger vers les lignes allemandes - cela sera la preuve que
c'est un espion - fusillez-le sur place.
Par chance le fantassin n'essaya pas de s'échapper, ni même de
se diriger vers le front. Il partit sagement selon les ordres
reçus du brigadier-chef Goliwas. C'était, cela se voyait, encore
un soldat perdu, n'ayant pas encore retrouvé son équilibre après
les dures épreuves du front.
De notre gauche nous arrivent de plus en plus nettement les
échos de la lutte des derniers détachements de protection de
notre division qui se retirent. A droite les accompagne le
crépitement nerveux des mitrailleuses de patrouilles françaises
retenant désespérément l'avance des hitlériens sur le secteur du
groupement du colonel Dagnan.
La pâle lumière de la lune éclaire dans l'ombre les visages
indifférents et comme de pierre dans leur immobilité de nos
canonniers à bout de forces, couchés dans le silence autour des
canons. L'épuisement nerveux des dernières heures de lutte et
les manoeuvres pleines de risques pour échapper aux agresseurs
hitlériens a armé les soldats d'une curieuse résistance et
d'indifférence vis-à-vis de l'incertitude de plus en plus
grande.
- Je vais encore une fois à la recherche du commandant.
Surveille ici l'ordre - décide Wladek et il part d'un pas
nerveux dans la direction de la route.
Je me dirige vers les attelages cachés sous les arbres et les
buissons. Partout règne le silence et comme un engourdissement.
C'est justement ce silence, cette attitude des soldats qui
écoutent attentivement les bruits du combat qui se rapproche qui
éveille en moi un désir violent et impératif de changer quelque
chose à notre situation désespérée et passive.
Bon Dieu ! Nous ne resterons pas éternellement ici - je pense.
Cela ne peut pas être pire: ou bien mes hommes s'endormiront, ou
bien en écoutant les bruits du combat et voyant notre inactivité
et notre attente inutile, ils comprendront la situation.
Je lance sans réfléchir:
- Aux chevaux ! Ordonner les attelages !
Les soldats en un instant sont sur pied. La clairière devient
très mouvementée.
Je jette immédiatement les ordres suivants:
- Sortir les attelages par pièces ! Former colonne développée
droit vers le milieu de la clairière à droite en biais !
Je ne sais pas si c'est utile, mais il faut tout de même mettre
la batterie en formation de marche et terminer cette inaction
fatale.
Bientôt un attelage après l'autre sort de la forêt dense en se
plaçant conformément à la direction indiquée. Les fronts graves
et crispés par les soucis se dérident. La détente s'empare des
soldats.
Wladek revient plus vite que l'on aurait pu s'y attendre. Voyant
la batterie prête au départ, il me serre la main de ses deux
mains et d'une voix essoufflée il me dit rapidement:
- Donnez-moi tout de suite tous les servants des pièces avec
leur équipement de sapeur.
Les hommes courent derrière Wladek avec les haches, scies,
pelles et pics. Après un instant on entend le bruit de scies et
des haches qui abattent le bois.
Après quelques minutes on entend l'appel de Wladek:
- Amène la batterie vers moi !
Je dis à Lachowicz:
- En avant !
Nous avançons dans une forêt diablement touffue. Comme ces
hommes savent conduire leurs attelages ! Dans l'obscurité de ce
fourré on ne voit pas plus, loin que trois mètres. En avançant
en direction de la voix qui nous appelle, nous suivons un
sentier étroit frayé par les canonniers qui abattent
inlassablement les arbres. Nous rencontrons des ravins, de
l'eau, de la boue. Les jambes des chevaux s'enchevêtrent dans
les branches. Un chemin diabolique. Nous avançons pas à pas
d'après les indications de Wladek qui est déjà enroué de crier
ainsi. Après une heure de cette, marche harcelante nous sortons
sur une percée dans la forêt qui nous amène sur une clairière où
nous attend déjà Stojewski. Enfin. Nous sommes maintenant plus
tranquilles.
Les chefs des pièces nous apprennent que pendant ce trajet
pénible nous avons perdu les restes de nos bagages, telles que
les manteaux, couvertures etc. Mais qui pourrait s'en soucier ?
L'essentiel c'est que nous ayons pu parvenir au côté opposé de
la forêt - tous sains et saufs et que nous ayons pu tirer à
travers ces fourrés tous le canons. et tous les caissons. Et il
était vraiment temps, car les bruits des coups de fusils sont de
plus en plus proches.
Nous avançons silencieusement à travers des prairies' inconnues
dans l'obscurité de la nuit. Les canons roulent sans bruit sur
la terre humide, trempée d'eau, les chevaux hennissent de
contentement sentant sous les sabots la terre molle couverte
d'herbe qui pousse sur ce chemin peu pratiqué. Personne n'ose
troubler ce silence qui nous enveloppe et qui contraste
tellement avec les escarmouches entre patrouilles qui se
déroulent autour de nous.
Où allons-nous ? Peu importe. Maintenant c'est à Stojewski de
s'en soucier. Le plus important c'est que nous sommes en marche,
que chaque minute nous éloigne de cette résignation qui nous
rongeait il n'y a pas si longtemps.
Le commandant chevauche en silence. Tout à coup il se retourne
et il nous montre les lumières des incendies qui brillent
derrière nous.
- Là-bas à droite c'est Xousse et Remoncourt et à gauche
Amenoncourt - dit-il à voix basse.
- Il en ressort que nous n'avions pas d'autre solution que de
nous frayer le chemin à travers cette épaisse forêt - répond
Wladek.
Stojewski ne montre pas d'intérêt pour ce sujet, il ne fait pas
attention aux paroles de Wladek. Son regard est fixe, il se
soulève sur ses étriers et scrute attentivement l'horizon. Après
un instant il répète:
- Xousse, Remoncourt - et là-bas Amenoncourt.
- Oui, mon commandant ! - acquiesce Wladek qui a enfin compris
que le commandant ne veut point rappeler le souvenir de ces
villages en proie aux incendies, mais qu'il cherche à situer
dans cette obscurité notre position et à vérifier l'exactitude
de la direction de notre marche.
- Au diable avec cette obscurité ! Ces ombres devant nous c'est
probablement Leintrey.
Nous nous taisons. Nous n'avons pas profité de l'attente dans le
bois pour étudier à la lumière du jour la carte et pour chercher
à nous orienter tant soit peu dans les directions et les
localités que nous aurons probablement à passer durant la
retraite. Maintenant, à proximité des combats, il est impossible
d'allumer une lumière pour étudier la carte. D'ailleurs est-ce
que cela pourrait servir à quelque chose ? On ne voit de toute
manière rien autour - comment pourrions-nous. alors deviner où
nous nous trouvons ?
Devant nous sur la colline se dessinent deux silhouettes noires
de cavaliers allant au galop. Le bruit du piétinement de sabots
des chevaux transperce l'air d'une manière de plus en plus
aigüe.
- Jozku ! Jozku ! - on entend de loin la voix du
lieutenant-colonel Stafiej.
Stojewski donne un coup d'éperons à son cheval et vient au galop
à la rencontre du lieutenant-colonel. - Comment ont-ils pu se
rencontrer ici sur ce chemin perdu au milieu de la nuit ? -
s'étonne Wladek.
Quand nous nous approchions de nos chefs, nous entendîmes les
dernières paroles de Stafiej.
- A Leintrey il n'y a plus personne. Fais attention là-bas sur
la crête. Salut !
- A vos ordres, mon colonel ! - répondit Stojewski.
Stafiej cabrait déjà son cheval pour disparaître aussitôt dans
l'obscurité, aussi brusquement qu'il est arrivé.
Stojewski nous rejoint en hâte. Il m'ordonne de prendre avec moi
le brigadier éclaireur Janek Mosiewicz et de chercher le plus
vite possible la route menant à Veho.
- Au galop ! Ne pas épargner les chevaux ! Allez droit. A
travers champs. Aussi vite que possible. La batterie vous suit
au trot - dit énergiquement le commandant.
Le cheval court comme un fou. Les éperons et la cravache
n'épargnent pas le pauvre animal. Le vent souffle dans mes
oreilles. Mosiewicz chevauche derrière moi touchant presque la
queue de mon cheval, quoique le sien est plus lourd et moins
rapide. Le roulement de la batterie allant au trot est de moins
en moins, audible, finalement nous n'entendons plus rien. La
nuit nous enveloppe de plus en plus. Fracas. Les sabots des
chevaux heurtent quelque chose de dur. Je tombe de la selle. Un
dernier effort me permet de m'arrêter sur l'arçon du devant et
je tombe le visage contre le cou de ma brave jument.
J'entends au-dessus de ma tête la voix du brigadier Mosiewicz:
- Qu'est-ce qu'il vous arrive ?
- Heureusement rien. J'ai butté contre un enclos.
Nous devons rebrousser chemin pour prendre la route. Les champs
sont ici entourés de palissades - nous ne passerons pas la nuit.
Le cheval halète et s'agite nerveusement. Par chance il ne boite
pas. Heureusement la perche de l'enclos était faible et elle a
cédé sous les sabots.
Plus vite ! Plus vite ! Il faut rattraper le temps perdu. Les
chevaux vont ventre à terre, cette fois sur un chemin droit de
campagne. Mais nous entendons de nouveau le roulement de la
batterie allant au trot. Nous arrivons aux premiers, bâtiments -
c'est Leintrey. Le vide règne partout. Nous frappons aux
fenêtres, aux portes des bâtiments bordant la route - en vain.
Un profond silence est la seule réponse. Les poteaux indicateurs
et de signalisations de routes sont renversés et arrachés et ils
peuvent seulement induire en erreur ceux qui voudraient leur
faire confiance. Chacun de nous tente de s'informer au plus vite
par lui-même. Peine perdue !
Une motocyclette a filé sur la route. C'est un des nôtres ou un
hitlérien ? Nous ne pourrons pas le rattraper, il a disparu en
hâte dans les ruelles du village. Un soldat monte laborieusement
la côte sur une bicyclette.
Nous demandons en même temps:
- Dans quelle direction la route de Veho ?
- Je ne sais pas.
- Qu'est-ce que vous faites ici ? Où allez-vous ?
- Je viens du peloton du lieutenant.
- Où est-il ?
- Là-bas vous trouverez notre chef, vous lui demanderez -
répond-il.
Aux bords du village nous tombons sur un groupe d'hommes.
Impossible d'arrêter le cheval. Nous arrivons au centre du
groupe.
- Quelle est la route de Veho ? - je crie.
En guise de réponse. le chef du petit détachement me questionne
nerveusement:
- Qu'est-ce que vous faites ici ? Nous attendons les Allemands
dans quelques instants. Toutes, les unités ont été déjà
retirées, nous sommes la dernière couverture.
Je crie de toutes mes forces:
- Où est la route de Veho ? Je conduit une batterie ! Je cherche
la route de Veho !
- Alors retournez deux cents mètres en arrière et tournez à
gauche à côté de la croix, mais vite !
Le roulement de la batterie approche. Ils sont déjà tout près.
- Halte ! - Je crie de toutes mes forces, mais ils sont déjà à
côté de nous. Stojewski ne dit rien. Il n'y avait pas moyen de
le stopper plus tôt.
- Par attelages rebroussez chemin ! - retentit l'ordre.
Le commandant est calme et maître de lui, il observe
attentivement l'exécution de son ordre et il part aussitôt avec
la IV pièce du brigadier Marczewski. Les attelages tournent l'un
après l'autre. Le premier canon seulement s'est trouvé trop près
des barricades -et des positions de nos fantassins. Impossible
de rebrousser chemin. Nous restons seuls en luttant dans
l'obscurité avec l'attelage en difficulté.
Je répète pour calmer l'énervement grandissant des canonniers et
le mien:
- Du calme, du calme.
Les fantassins accourent pour nous aider à tourner cet attelage
malheureux. Leur chef tantôt dirige adroitement les conducteurs
au milieu des barricades et des fils barbelés jusqu'à une sortie
libre sur la route, tantôt il pousse avec les autres les essieux
du canon. Plus vite ! Pourvu qu'on termine à temps !
Je regarde le petit groupe de soldats de .notre dernière
couverture. Nous sommes déjà prêts, nous partons - eux, ils
restent.
- Que Dieu vous protège ! - crie quelqu'un.
- Vous aussi ! - répondis-je en cabrant mon cheval.
Nous rattrapons la colonne au galop. Quelques instant après nous
rejoignons la batterie. Le vent du nord nous apporte de loin un
bruit métallique étrange. Tout d'abord faiblement, puis un peu
plus violemment un bruit de moteurs nous parvient. Les nôtres ou
les hitlériens ?
Les canons roulent rapidement sur l'asphalte. Chaque minute nous
éloigne de l'incertitude. Mais les autres ? Ce petit groupe de
quelques hommes hardis qui ont pour devoir de retarder la
poursuite des hitlériens qui attaquent ? Que pourront-ils
opposer à la force des moteurs et du feu ? Pourront-ils se
retirer après avoir accompli leur devoir ? Ils étaient
déterminés, calmes et décidés à l'éventualité de cette rencontre
meurtrière qui les attendait. Je garderai toujours en mémoire
l'image de ce groupe de soldats polonais solitaires sur une
terre étrangère, décidés à tout, prêts à accomplir leur devoir
de soldats au prix de leurs vies. Et pourtant avant eux et après
eux if y avait beaucoup d'autres dont les corps ont couvert les
champs de bataille lorrains, comme il y a un an, ils ont couvert
les champs de la terre natale sur la Warta et la Vistule, Dieu,
protège les des, dangers et permet qu'ils puissent se retirer à
temps dans l'obscurité de la nuit après avoir accompli leur
tâche honorablement !
Je m'approche de Stojewski et je l'informe que la pièce de
Lachowicz a rejoint la batterie et que la colonne avance en
ordre.
- Bien, je vous remercie - répond-il tranquillement. Et il
ajoute en parlant dans sa barbe: - Eh bien, nous en sommes
heureusement sortis.
Nous allons sans cesse au trot. Depuis deux heures, c'est la
course contre le temps et la distance. Les nuages deviennent
plus rares, la lueur pâle de la lune éclaire quelque peu la
route et la région. A l'horizon apparaissent les contours noirs
d'une localité plus importante avec la tour élancé de l'église -
c'est Veho.
Nous ralentissons la course des chevaux et nous couvrons au pas
les derniers kilomètres qui nous séparent du village. Le vent
chasse les . derniers nuages de la coupole bleu-foncé du ciel.
Sur les côtés de la route ont voit des chevaux déchiquetés par
les obus, tués il y a peu de temps. Les enfoncements de
l'asphalte sont remplis de flaques de sang. Etait-ce seulement
des chevaux qui furent les victimes ici des grenades allemandes
?
Mais nous n'avons pas de temps pour les réflexions.
Les premiers attelages entrent au milieu des bâtiments du
village qui surgissent au bout de l'allée d'arbres. Dans le
silence nous arrivons à un croisement de chemin.
Stojewski donne l'ordre.
- Halte ! A terre ! Vérifiez les selles !
Presque en même temps surgit d'une rue latérale la colonne des
attelages de la 5e batterie du capitaine Hymol et derrière elle
la 4e batterie du capitaine Dolinski. Celle-là est la plus
éprouvée. Surprise par la brusque rupture du front à la jonction
de notre division et de la 52e division française, la 4e
batterie, comme celle de l'aile gauche, s'est trouvée en danger
d'encerclement et de destruction complète. Sous la couverture de
leurs propres mitrailleuses, les canonniers ont à peine réussi à
sortir les canons de leur position de tir menacée et ils les ont
tirés quelques centaines de mètres à la main - ce n'est qu'à ce
moment qu'ils ont pu être accrochés à leurs attelages. Mais deux
caissons avec les munitions et quelques avant-trains n'ont pu
être sauvés. Attelés d'une manière bizarre avancent maintenant
lentement sur la route deux canons attachés directement à la
prolonge et soulevés par les poignées de crosse du canon par les
canonniers fidèles et dévoués.
Nous échangeons vite des salutations avec le lieutenant Goczyla,
Stas Lochman et Zbyszek Piatkowski, qui - comme d'habitude - a
beaucoup à raconter, et nous retournons très vite à nos postes
auprès des pelotons. Les canonniers sont descendus avec plaisir
des chevaux et des bancs durs des avant-trains, fatigués par
cette marche au trot qui dura quelques heures. Maintenant ils
s'affairent vivement auprès des chevaux et des canons. Cette
halte et les occupations apportent une détente visible après ces
heures nerveuses d'une retraite incertaine.
Mais apparemment notre halte se prolonge. Le colonel a ordonné
de se présenter à Veho où nous devions recevoir des ordres
nouveaux. L'attente qui dure outre mesure commence à nous
fatiguer. Nous nous apercevons que le commandant ne s'attendait
pas à une halte aussi longue et qu'il ignore dans quelle
direction nous devons continuer notre route.
Je profite de l'occasion pour informer le commandant des
nouveaux symptômes de la crise psychique du canonnier Wolcik qui
se sont manifestés au cours de notre retraite de Remoncourt et
je le prie de renvoyer le garçon sur les arrières au train.
Stojewski répond sèchement:
- Pourquoi vous apitoyez-vous tellement sur son sort ?
- Il est inapte au combat et son comportement a un effet
déprimant sur les autres canonniers.
Le commandant se tait.
- Il n'est d'aucune utilité et il provoque seulement la
confusion - j'ajoute pour convaincre le commandant à accepter ma
proposition.
Stojewski se tait un instant, puis. il se ranime brusquement et
dit d'un voix calme et décidée:
- Je crèverai, vous crèverez, beaucoup d'entre nous crèveront
ici, lui aussi il crèvera. Ne vous apitoyez pas sur lui. Ce
n'est pas le moment. Compris ? - il a accentué fortement la
dernière parole et cela signifie toujours chez lui une décision
finale qui ne pouvait plus subir de changement.
- A vos ordres, mon commandant ! - répondis-je en claquant des
talons.
Stojewski restait là debout, muet, mordant ses lèvres.
Certainement il pensait à la situation dans laquelle nous nous
trouvions. Chaque jour des soldats tombaient dans cette lutte
héroïque mais inégale. Les rangs de la division s'effritaient,
les forces des soldats écrasés par la fatigue s'épuisaient. Qui
s'en rendait mieux compte que les chefs des détachements ? Mais
malgré tout il fallait être dur, se battre, tenir - vaincre ou
périr. Il n'y a pas d'autre choix.
L'arrêt brusque devant nous d'un planton sur une bicyclette
interrompt le silence pesant.
Stojewski jette un ordre:
- Le groupe aux chevaux ! Hissez les sous-ventrières !
Un instant plus tard nous démarrons sur la route vers Domjevin.,
Derrière nous les batteries du capitaine Hymol et plus loin la
4e batterie qui avait accroché deux caissons à chaque
avant-train et aux deux avant-trains restant avait attaché les
canons. Le temps passe vite. Un vent frais nocturne nous
rafraîchit. Du côté droit de la route nous parviennent les échos
d'un combat qui se déroule à proximité. Les coups de fusils
paraissent s'approcher de nous. On entend clairement non pas
seulement le crépitement des mitrailleuses ou la basse aboyante
du mortier, mais aussi des coups de fusils isolés. En bas de la
colline qui se dresse devant nous Stojewski arrête le groupe. Il
monte sur un vélo et revient en arrière de la colonne.
- La distance entre les attelages au-dessus de cinquante mètres
! Aller lentement ! Ne pas parler ! Ne pas crier après les
chevaux ! Envoyer les ordres uniquement par les plantons !
Interdiction de fumer sous peine d'une balle dans la tête ! - il
nous dit tout cela et il le répète personnellement aux chefs de
la 5e et 4e batterie.
Nous grimpons lentement le chemin qui conduit sur la crête de la
colline. Du côté droit de la route s'ouvre devant nous l'ombre
noire d'une profonde vallée. C'est de là que viennent les échos
de la bataille. C'est le front. Nous avançons parallèlement à la
ligne du front. Les hitlériens sont donc arrivés jusqu'ici après
avoir battu la malheureuse 52e division française. Nous sommes
déjà à plus de quinze kilomètres du canal, Cela ne peut pas être
le secteur de notre division. Ce sont ou bien les restes de la
52e division, ou bien les réserves du commandant du corps
d'armée qui retiennent désespérément l'avance des hitlériens.
La vue de ce combat nocturne qui se déroule sous nos yeux dans
la profondeur noire de la vallée interrompt les réflexions. La
lutte est intense et acharnée. Les Allemands attaquent du haut
des collines les unités françaises qui se défendent du milieu de
la vallée. On entend clairement les bruits du combat, parfois le
vent apporte I'écho des appels et des cris. L'obscurité dans la
vallée est déchirée par les lignes lumineuses des projectiles
phosphorescents des mitrailleuses, par des fusées multicolores,
les éclairs de feu des mortiers et les explosions de grenades.
En avançant par la route qui suit la crête de la colline, nous
voyons comme sur la main le champ de bataille qui se déploie
devant nous. Les scintillements de petites flammes rouges
trahissent les positions des mitrailleuses allemandes parsemées,
mais très près les unes à côté des autres. Du côté français il y
en a hélas beaucoup moins. De temps en temps s'allume la lueur
d'un coup de canon isolé. Les arcs décrits par les projectiles
phosphorescents dessinent des formes toujours nouvelles. On
pourrait vraiment admirer ce jeu extraordinaire de flammes et de
lumières si chacune de ces lueurs, colorées et scintillantes,
n'apportaient pas la mort. Hélas, cela n'est pas uni feu
d'artifice, ni une illumination, mais une lutte on ne peut plus
brutale, dans laquelle des hommes périssent.
L'inquiétude s'empare de moi pour un instant: et si les
hitlériens lançaient brusquement une fusée pour éclairer notre
colline ? Il suffirait d'une. Cette ligne serpentante du groupe
en mouvement pourrait être aperçue même par un aveugle. Ils
pourraient nous balayer avec une mitrailleuse. Nous ne sommes
protégés que par l'obscurité. Un frisson désagréable me parcourt
le dos. Mais cela ne dure qu'un instant. Devant nous explosent
des colonnes de feu et les lueurs des incendies qui attirent
notre attention et curiosité. Que cette route longeant la crête
découverte est longue ! Dans un silence complet nous nous
traînons pas à pas. Après plusieurs minutes, quoique aveuglés
par les lueurs, nous sommes incapables de nous orienter tant
soit peu dans l'obscurité, nous constatons néanmoins que les
canons commencent à rouler plus facilement et plus vite et les
chevaux tirent visiblement avec moins d'effort. Enfin ! Enfin
cette route le long de la crête de la colline s'est donc
terminée. Quelques minutes encore pleines d'incertitude, et nous
perdons de vue le champ de bataille. Nous sommes heureusement
passés. Je regrette un instant le spectacle perdu. Parfois
encore on voit clignoter en l'air le panache d'une fumée
multicolore. Finalement nous arrivons sur une route bordée
d'arbres très près les uns des autres. L'obscurité nous
enveloppe de nouveau.
On entend la voix de Stojewski donnant l'ordre:
- Rapprocher les attelages ! Distances normales ! Le danger est
donc passé. Nous ne sommes donc pas encore crevés. cette nuit.
Je ne sais pas depuis combien de temps dura cette marche
cadencée, monotone. Je ne savais pas où et comment nous allions.
J'ai du m'endormir et le brave cheval, fatigué et harassé, était
cette fois plus clément qu'il y a une semaine et il ne m'a pas
porté loin au devant de la batterie.
Quand je me suis réveillé, il faisait déjà jour. Nous avancions
sur une route bordée d'arbres. Dans le brouillard du petit matin
se dessine un croisement. Nous arrivons. Sur le poteau
indicateur on voit l'inscription: « Baccarat 4 km ».
- Halte ! A terre ! - ordonne Stojewski. Et il ajoute après un
instant: - Relâcher les sous-ventrières. Un court repos.
En un clin d'oeil la route fourmille de canonniers qui
s'affairent autour des chevaux et de l'équipement. L'air frais
du matin a donné à tout le monde un coup de fouet et la
possibilité de dégourdir les jambes après une chevauchée aussi
longue et ininterrompue a été acceptée par tous avec un réel
soulagement.
- Nous avons fait sûrement quarante kilomètres depuis Remoncourt
- dit Gorski qui connait d'ailleurs les environs de Baccarat,
car il a travaillé dans les parages.
(1) Un partie de la division a reçu l'ordre du commandant du
XXe corps d'armée d'organiser la résistance sur
la ligne de défense Dieuze - Azoudange pour retarder l'attaque
allemande sur la ligne de défense du canal Marne - Rhin. Le
commandant de la division a chargé trois bataillons détachés de
l'exécution de cette mission: le IIe bataillon du 2e régiment de
grenadiers a pris position à l'ouest de Dieuze, le IIIe
bataillon du 3e régiment de grenadiers a été placé dans la forêt
à l'ouest de Assenoncourt et le Ier bataillon du même régiment
dans la région de Azoudange.
(2) Les unités détachées: le III bataillon du 2e régiment des
grenadiers, les Ier et IIe bataillons du 1er régiment de
grenadiers, l'escadron des motocyclistes du détachement de
reconnaissance, le IIIe groupe et la 4e batterie du 1er régiment
d'artillerie légère, sur lesquels reposait tout le poids de la
bataille durant le 16 juin pour retarder l'avance ennemie, ont
dû accomplir leur devoir dans des conditions particulièrement
difficiles et dangereuses. Déjà au petit matin, dès le début de
l'action, en conséquence du sort malheureux du IIIe bataillon du
291e régiment de l'infanterie française près de Benestroff,
l'aile gauche des Polonais se trouva découverte en créant une
menace d'encerclement à l'ouest du IIIe bataillon du 2e régiment
de grenadiers. Quelques heures durant l'escadron motorisé du
capitaine de cavalerie Matuszak en coopération avec la compagnie
des cyclistes français du 348e régiment d'infanterie présentait
une résistance acharnée aux unités ennemies venant de la
direction de Francaltroff, Mais cela n'a pu changer d'une
manière décisive la situation critique du IIIe bataillon. Les
Allemands s'efforçaient de lui couper la retraite. Après d'âpres
combats, en louvoyant et employant différentes voies, le
bataillon a pu rejoindre son régiment vers le soir.
Les Ier et IIe bataillons du Ier régiment de grenadiers ainsi
que le IIIe groupe du Ier régiment d'artillerie légère qui
avaient pour tâche d'engager des combats de retardement dans la
région de Guinzeling et Loudrefing, ont eu à faire face à une
situation encore plus difficile. Leur aile droite était
complètement découverte: les bataillons français du 41e régiment
d'infanterie du groupement du colonel Dagnan n'ont pas occupé le
rayon d'action prés de Mittersheim qui leur était destiné, mais
ont pris position à quelques kilomètres à l'arrière - au sud de
cette. localité. La retraite accélérée du IIIe bataillon du 2e
régiment (voir plus haut) a découvert également l'aile gauche.
Les détachements allemands motorisés, donc plus rapides,
coupaient continuellement les voies de retraite du IIIe
bataillon du Ier régiment, qui se frayait une route vers les
forces principales de la division en menant de durs combats au
prix de très lourdes pertes en hommes et en matériel. Une partie
infime des détachements engagés aux combats est parvenue à se
dégager de l'encerclement le 16 juin. Quelques compagnies ont
atteint les forces principales en profitant de l'obscurité
nocturne, un certain nombre de pelotons n'est arrivé que le 17
juin à l'aube. Un nombre important de soldats ont péri ou ont
été fait prisonniers.
(3) Les servants des canons n'étaient pas équipés en armes
portatives. Uniquement l'équipe du commandant (les éclaireurs,
les téléphonistes) et les conducteurs des attelages de combat
possédaient des carabines.
(4) Les soldats qui arrivaient à notre position appartenaient au
ne bataillon du 2e régiment de grenadiers du commandant Wrona,
qui sur ordre du commandant du corps d'armée, le général Hubert,
ordre donné malgré l'opinion et la persuasion du commandant de
la division, le général Duch, est resté au sud de Dieuze dans la
forêt de Guéblange, comme l'un des trois bataillons qui devaient
servir de couverture aux forces principales de la division.
Attaqué de tous côtés depuis les heures matinales (la 52e
division n'a pas occupé le secteur le long de la rivière Seille
qui lui a été assigné, mais s'est bornée à poster sur cette
ligne des faibles patrouilles), le bataillon est parvenu
finalement au canal Marne - Rhin dans la région de Lagarde,
n'ayant plus la possibilité de se frayer un chemin à travers les
détachements ennemis qui lui fermaient la route. Seulement un
petit nombre de soldats a pu éviter la mort.
Les autres unités détachées du IIIe bataillon du 3e regiment de
grenadiers sous les ordres du commandant Perl, laissées dans la
région d'Assenoncourt, et le Ier bataillon de ce régiment sous
les ordres du commandant Karolus, laissé dans la région d'Azoudange,
ont réussi tout de même - quoique avec de très graves pertes - à
se retirer et à empêcher au cours de toute la journée du 17 juin
les Allemands d'approcher le canal dans le secteur de défense
tenu par le groupement du colonel Dagnan, qui occupait des
positions sur l'aile droite de la division. Ces deux bataillons
du 3e régiment ont franchi le canal et ont rejoint les forces
principales de la division pendant la nuit du 17 au 18 juin.
(5) Au cours de la journée du 17 juin, le secteur polonais sous
Lagarde constituait la direction principale de l'attaque
allemande sur la ligne de défense du XXe corps. Le 2e régiment
de grenadiers qui défendait ce secteur a établi déjà à 10 heures
le contact avec l'ennemi qui approchait et a eu à repousser de
nombreux assauts allemands pendant la journée entière. Les
Allemands ont commencé à forcer le canal l'après-midi. Cette
opération ne présentait pas pour eux de difficultés techniques,
car le canal n'était pas large, la formation du terrain était
avantageuse pour eux et les voies de passage par le canal
n'ayant été détruites que d'une manière incomplète.
A tour de rôle les différents détachements contre-attaquent mais
vainement. Le commandant du régiment, le colonel Zietkiewicz,
organise cinq contre-attaques au cours de la soirée, en
engageant toutes ses réserves et tous les hommes aptes au
combat, même les soldats des services auxiliaires et des
services des arrières du régiment. Les succès locaux ne changent
néanmoins pas la situation qui devient de plus en plus critique.
Les renforts dépêchés par le commandant de la division, composés
de trois escadrons du détachement de reconnaissance et d'environ
200 soldats, les restes du Ier et IIe bataillons du 1er régiment
éprouvés si durement le jour précédent, ont permis au colonel
Zietkiewicz d'organiser à la tombée de la nuit une nouvelle
contre-attaque courageuse, qui s'est soldée par un succès
complet. A 23 heures tout le terrain au sud du canal a été
nettoyé des Allemands. Le colonel Zietkiewicz a personnellement
conduit l'action. La force et les résultats de cette
contre-attaque peuvent être encore mieux appréciés par le fait
que le commandant de la division hitlérienne qui attaquait les
Polonais a reçu à la fin de la campagne de France le «
Ritterkreuz » avec mention: « Pour avoir maîtrisé la situation
critique au cours de la bataille près de Lagarde sur le canal
Marne--Rhin ». Ainsi la crise polonaise s'est transformée au
cours de cette journée en crise hitlérienne.
(6) Le 18 juin vers 10 heures du matin les Allemands ont forcé
le canal près de Henaménil dans le secteur de la 52e division et
en rompant le front ils se sont infiltrés de plus en plus
profondément sur les arrières des unités françaises. Vers midi
le canal a été franchi également dans le secteur polonais à
l'ouest de Lagarde. Néanmoins pendant plusieurs heures les
restes du 2e régiment de grenadiers, appuyés par la 11e
compagnie du 3e régiment commandés par le colonel Zitkiewicz
freinaient l'avance de l'offensive allemande. La situation
s'avéra critique vers 16 heures, quand les Allemands, après un
assaut qui dura trois heures, s'emparèrent du bois au nord de
Vaucourt, en approfondissant ainsi la tête de pont qu'ils
employaient pour faire passer le canal à des détachements
supplémentaires. A peu près en même temps le canal venait d'être
forcé à l'est du secteur polonais dans la région des lacs de
Réchicourt, défendue par le groupement du colonel Dagnan.
Situation au 16 juin 1940
Situation au 18 juin 1940 |