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18-19 juin 1940 - Division Polonaise à Remoncourt
(notes renumérotées)


Ce long extrait est tiré de Lorraine 1940 (version française) de Boleslaw Janusz Studziński, engagé volontaire dans la Division polonaise de grenadiers en France.

Durant les 23 jours de campagne 1940, les soldats polonais vont entamer une longue retraite de Dieuze à Baccarat, combattant pied à pied contre les troupes allemandes.

L'extrait ci-dessous concerne les journées des 17 et 18 juin, où l'on constate l'héroïque résistance et le sacrifice des grenadiers polonais devant le déferlement de troupes allemandes bien supérieures, alors même que le gouvernement français a depuis le 17 juin entamé les négociations de l'armistice, conclu à Compiègne le 22.


Lorraine 1940: Na polach Lotaryngii .
(Traduit par Raymonde Birecka)
Boleslaw Janusz Studziński
Instytut Wydawniczy Pax, 1966

Wladek hésite un instant.
- Je les ai entendus, mais il ne faut pas en piper, mot. Notre 10e batterie a été anéantie.
- Tous tués ?
- La batterie a été affectée à la 52e division française pour renforcer les points les plus menacés. Vers le soir du 15 juin elle a été encerclée avec un petit groupe de Français. La retraite était entièrement coupée. Les hitlériens les cernaient de toutes parts. Les canonniers tués étaient aussitôt remplacés par d'autres. Les munitions commençaient à s'épuiser. Un canon après l'autre cessait de tirer. Les obus les pilonnaient impitoyablement. Le premier abri qui s'est effondré était celui de Kuchcinski, ensuite les autres, en ensevelissant les canonniers polonais et les fantassins français.
Nous écoutons Wladek avec stupeur. Le sort de nos camarades, les soldats de notre régiment et d'un petit groupe de Français, qui dans une lutte désespérée et isolée ont dû faire face à d'innombrables hitlériens armés jusqu'aux dents, nous a bouleversés très profondément.
- Ils ont lutté jusque 2 heures du matin, aussi longtemps que le permettaient leurs forces et les munitions. Personne ne s'est rendu - continuait Wladek. - Je n'étais pas pressé de vous le dire, il n'est jamais trop tard pour les mauvaises nouvelles. Il ne faut pas que les soldats l'apprennent. Cela pourrait avoir une mauvaise influence sur leur moral.
- Cela se trouvera mentionné sûrement au moment opportun dans l'ordre du jour du régiment - dit après un moment de silence Wicek.
- Brzeszczynski en est tout secoué !
- Il n'est pas le seul - ajoute Wicek. - Mais j'espère que la nouvelle de la perte de notre 10e batterie terminera aujourd'hui la sinistre série des mauvaises nouvelles commencée par ce que les civils nous ont dit à Dieuze de la prise de Paris par les Allemands et de la chute de Verdun.
- Espérons-le, d'autant plus que la nuit s'achève déjà. La journée de demain sera meilleure.
- La journée d'aujourd'hui et pas de demain. Le jour commence déjà à pointer. La journée d'aujourd'hui doit être meilleure !
- A cheval ! Hisser les sous-ventrières !
La voix du commandant qui revient à la batterie nous arrive de loin. Je chevauche en silence à la tête de la colonne du peloton. . De nouveau, comme il y a une heure, les canons roulent silencieusement sur la terre molle du chemin forestier. Ce calme est tellement fatigant ! Les pensées tournent avec insistance autour du sort tragique et de la lutte héroïque de la 10e batterie. J'en deviens graduellement conscient et j'imagine toute la tragédie et l'héroïsme de ce beau combat inégal et malheureux, si magnifique grâce à l'attitude de Kuchcinski et de ses soldats - un combat de six canons anti-chars contre une masse de chars d'assaut. La mort des canonniers polonais et des fantassins français a scellé leur amitié et leur fraternité d'armes.
La 10e batterie a été constituée beaucoup plus tard que les autres. On a recruté ses soldats dans tous les groupes d'artillerie. Quelques uns viennent de notre batterie, parmi eux le sous-lieutenant Kuchcinski. Je le vois maintenant. Je me souviens de lui, de notre séjour commun à La Thelin. De taille plutôt petite, très jeune. Je ne sais pas son âge. Il avait peut-être vingt trois ans, mais il en paraissait dix neuf . Très aimable, serviable, cordial et toujours de bonne humeur. Il était tellement fier de ses nouveaux et beaux canons antichars que nous tous nous lui enviions. Il en prenait soin comme d'un trésor très cher.
La forêt devient moins dense. Les dernières branches laissent tomber sur mon visage de grosses gouttes de la rosée matinale. Un village apparaît dans la vallée. Nous tournons à gauche dans sa direction, en prenant une route asphaltée.
 

IX. COUP DU SORT
Remoncourt, 17 juin 1940

La lisière du village. Nous nous engageons entre les bâtiments.
- Halte !
Le commandant conduit le premier canon. Les attelages, passant par un champ de pommes de terre, entrent séparément sous les arbres d'un petit verger. L'abord est incommode et dure assez longtemps. Autour des canons qui attendent sur la route se groupent les habitants du village. Les femmes ont les larmes aux yeux. Les mains de ces malheureuses tremblent de terreur et un bredouillement inintelligible entrecoupé par des sanglots sort de leurs bouches.
- Où sont les boches ? Où sont les boches ? Que pouvons-nous faire ? Où se cacher ? Devons-nous fuir ? Où ? - Une avalanche de questions nous submerge de toutes parts.
Wicek a deviné le premier le sens des questions articulées au milieu des sanglots et a laissé imprudemment voir qu'il les comprenait. Il est donc le plus attaqué par les paysans enfiévrés. Il demande au commandant ce qu'il doit répondre.
- Vous ne voyez pas que nous sommes en pleine action ? Vous n'avez même pas le droit de leur parler. Qu'ils fassent ce qu'ils veulent. Ils ont des autorités civiles, qu'ils s'adressent à elles. Qu'ils foutent le camp d'ici ! Vite ! - crie Stojewski furieux.
La voix énervée et tranchante du commandant ne nécessitait ni commentaire ni traduction en français. Nous roulons hâtivement les canons sur les emplacements de combat pour être à même au plus tôt d'affronter l'ennemi. D'ailleurs que pouvons-nous conseiller à cette population épouvantée par la guerre ? D'où aurions-nous pu puiser des nouvelles apaisantes ou des conseils ? Toute l'aide qu'il nous est possible d'apporter et que nous apportons non seulement aux habitants de ce village, mais à la population de toute la France et de la Pologne, c'est uniquement la meilleure, la plus efficace exécution des ordres. C'est la lutte à mort avec les hordes hitlériennes.
J'installe avec Wladek la batterie en surveillance. Direction nord-ouest. Devant nous apparaissent les plus hauts points des bâtiments du village Lagarde et de la route qui sort de ce village que nous avons parcourue il n'y a pas longtemps.
Les canonniers travaillent dur. Les restes de la palissade qui entourait le le jardin disparaissent vite, un camouflage nouveau surgit, des arbres „ repoussent » à côté des canons. Sous les coups des haches disparaît une haie épaisse et verte des pruniers sauvages, qui partageait le jardin en deux parties. Un chemin entre les deux pelotons est ainsi établi.
Le canon de Goliwas ne peut plus servir. Tous les efforts pour réparer le récupérateur abîmé n'ont pas donné de résultats. Le tube est resté coincé un demi-mètre en arrière et il est impossible de le remettre en position normale. La section du brigadier-chef Goliwas va donc maintenant doubler l'équipe des canonniers du maréchal de logis Lachowicz. Les soldats se reposeront un peu, mais la puissance de feu de la batterie est amoindrie d'un canon.
Un petit avion allemand d'observation survole sans arrêt le rayon de la défense en préparation. Des dizaines de mitrailleuses vrombissent. Un léger mouvement des ailes - il ne tombe pas. Il est parti un peu plus au nord, s'élève plus haut et de nouveau il est suspendu au-dessus de nos têtes. Nous sommes impuissants.
Je sors de la poche une poignée de billets de banque froissées. Le canonnier Sierak court acheter de la bière pour le peloton. Nous n'avons encore rien mangé ni bu. Par chance il ne fait pas trop chaud aujourd'hui. Le ciel se couvre de nuages et le temps s'annonce mauvais. Mais malgré cette matinée fraîche, nous sommes couverts de sueur à cause de cet immense effort. De loin nous arrive la voix de Sierak qui revient: il rit, gémit sous le poids et demande aux camarades de l'aider. Il a acheté quarante huit bouteilles et il croule sous le poids de deux caisses pleines. Trois bouteilles pour chaque soldat, cela devrait suffire pour l'instant.
Beaucoup de villageois inquiets rôdent près de notre position. Les uns s'enfuient hâtivement avec des ballots, d'autres s'apprêtent à s'abriter dans les caves et y portent les objets les plus indispensables. Quelques uns regardent le travail adroit des canonniers avec intérêt. Personne ne nous harcèle ni ne nous importune plus avec ses soucis, voyant la hâte avec laquelle nous poursuivons nos préparatifs.
- Laissez passer ! Laissez passer ! - crie un vieux Français au visage rond et hâlé, bousculant les gens groupés autour de nous et se frayant le chemin à travers les curieux rassemblés sur le sentier.
- Nous vous avons apporté un petit peu à manger et à boire, car vous devez avoir faim et soif - et il met devant nous un panier plein de saucissons, de boîtes de conserves et quelques bouteilles de vin.
Nous sommes surpris par cette hospitalité inattendue et généreuse. Derrière le vieillard halé se tiennent d'autres avec des paniers pleins de pain, de fromage, de chocolat et de caisses avec des boissons diverses.
Très émus, nous remercions la population si hospitalière qui estime que tout ce qu'elle fait pour nous n'est que normal et ne veut rien entendre.
- Dites seulement si vous avez encore besoin de quelque chose et nous vous le fournirons aussitôt - cela est leur réponse à nos remerciements.
- Défendez-nous. Nous sommes sûrs que vous nous défendrez contre ces bandits hitlériens. Nous vous nourrirons et pourvoirons à tous vos besoins aussi longtemps que vous resterez avec nous - ajoutent les autres.
Le canonnier Janowski réplique gaiement et hardiment:
- Très bien, mais nous voulons avancer pour chasser les Allemands de la France entière.
- Allez-y ! Nous ne vous oublierons pas et nous vous aiderons en pensant à vous.
- Il nous faudra des outils: des pelles, des pics, des haches - intervient le brigadier Goliwas, nous ramenant à la réalité.
- Et du bois de construction. N'avez vous pas du béton ou des planches ? demande Lachowicz.
- Nous allons nous en occuper - disent nos hôtes et ils partent aussitôt pour apporter rapidement le matériel et l'outillage nécessaires.
Il est 9 heures. La pluie fine commence à tomber, mais l'aménagement de la position est déjà prêt. Les abris doivent encore être renforcés et améliorés, mais cela se comprend de soi-même. L'essentiel est fait: les emplacements des canons ont été creusés et bien camouflés
Les soldats ont un peu bu et ils sont de très bonne humeur, gais, insouciants, prêts à sauter sur les boches à la première occasion. Ils se sont faits beaucoup d'amis dans le village et ils ont gagné la sympathie de la population. De nouveaux villageois arrivent avec des victuailles. Ils nous demandent de les défendre et de battre les Allemands. Les tas d'oeufs, de fromages, de petits pains, des saucissons, du lard, des conserves, de la confiture et des réserves assez importantes de bouteilles de vin, de cognac et de kirsch augmentent. Deux femmes nous apportent du café tellement chaud que la vapeur sort de la grande marmite ... et quel café ! Avec du lait, du sucre et du rhum.
Malgré un appétit féroce, nous n'arrivons pas à consommer le tout.
Je prends une bouteille de cognac et du kirsch et je les apporte au commandant et à Wladek qui sont en train de lire les ordres qui viennent d'être transmis par le commandant du groupe. Mais je ne suis pas. le premier. La petite tonnelle du jardin, transformée rapidement en poste du commandant de la batterie et de l'officier de tir, est remplie abondamment par diverses victuailles et bouteilles.
- Les paniquards de ce matin ont disparu - constate Stojewski avec satisfaction.
- Ils voient que nous nous défendrons ici. Tous sont avec nous. Ils se surpassent mutuellement en voulant nous aider et nous témoigner leur cordialité - dis-je à Stojewski.
- Ils croient que nous les défendrons. C'est très important pour nous aussi. Il y a trois semaines, vous vous en souvenez sûrement aussi, un imbécile ne nous permettait pas d'installer nos canons dans son champ de pommes de terre et un autre n'a pas voulu nous ouvrir son écurie.
- C'était à l'arrière.
- Vous parlez de l'arrière ! Mais c'était au nord du canal à Juvrecourt et à Haraucourt ! Nous sommes bien au sud de ces contrées. D'autres gens.
J'apprends de Stojewski que la 4e batterie ne nous a pas suivie, mais qu'elle est restée près de: Dieuze pour donner l'appui aux bataillons d'infanterie retranchés de l'autre côté du canal. (1) Elle doit nous rejoindre maintenant.
Nous n'avons pas aujourd'hui de poste d'observation séparé. Le tir sera dirigé du poste d'observation du groupe par le sous-lieutenant Michal Sczaniecki. Stojewski restera avec nous à l'emplacement de la batterie.
Nous avons aussi les premières nouvelles au sujet des évènements d'hier. Nous devons le calme d'hier près de Dieuze à la lutte courageuse des unités détachées du Ier et IIe bataillons du 1er régiment de grenadiers sous le commandement du colonel Koeur, .du IIIe bataillon du 2e régiment sous les ordres du commandant Brzozowski, du 3e groupe de notre régiment dirigé par le commandant Spaltenstein et les motocyclistes du détachement de reconnaissance du capitaine de cavalerie Matuszak. Ces unités ont tenu tête au cours d'une journée entière de combats acharnés et opiniâtres à la poussée hitlérienne sur les forces principales de la division. Les combats étaient particulièrement acharnés. Les soldats des unités détachées ont montré un grand courage et un magnifique esprit de sacrifice en engageant plusieurs fois l'ennemi dans une lutte corps à corps pour contenir les hitlériens qui montaient continuellement à l'assaut de toutes parts. Ils furent quelques fois menacés d'encerclement et durent se frayer un passage aux baïonnettes à travers l'anneau des unités de la Wehrmacht qui se rétrécissait de plus en plus et les cernait. Les hommes que nous avons vus de notre position près de Dieuze sortis de la forêt au début de la soirée appartenaient à une des compagnies du IIe bataillon du 1er régiment qui réussit à briser l'encerclement allemand. Les escadrons du détachement de reconnaissance combattaient comme toujours avec un héroïsme extraordinaire. Les pertes subies sont hélas très lourdes. Hier soir le Ille bataillon du 2e régiment, les motocyclistes du détachement de reconnaissance et la 4e batterie ont pu rejoindre les forces principales de la division, mais seulement quelques détachements du 1er régiment des grenadiers ont pu y arriver. On manque d'information sur le sort de plusieurs unités. Le IIIe groupe est parvenu à se retirer, mais il a subi des pertes en hommes. Entre autres le lieutenant Kazimierz Skorupski qui près de Guinzeling dirigeait le tir du groupe d'un poste d'observation avancé a été blessé. (2)
Le tableau sombre de ce dimanche ajoute une nouvelle page tragique à l'histoire du soldat polonais à l'étranger. Des centaines de Polonais tués et blessés ont versé leur sang sur le sol de France. Nous en sommes tous très profondément éprouvés. Les émotions et les réflexions tristes sont atténuées efficacement par l'alcool qui coule dans nos veines.
Je retourne à mes soldats de peur qu'ils ne s'enivrent. Malgré la pluie persistante, les soldats creusent et renforcent les abris sans interruption. Les canonniers - Dieu sait comment ils ont pu y arriver ont vidé déjà plusieurs bouteilles. Ils sont gais et pleins d'entrain, mais pas du tout ivres. Ils ont trouvé un nouveau butin - des plates-bandes de fraises. Derkacz me tend son calot plein de fruits frais cueillis. Je les mange avec appétit.
Dans tout le peloton Wolcik est le seul à ne pas rire avec les autres. Il n'a pas envie ni de manger ni de boire. Depuis le bombardement à Hinsingen, il est complètement différent: il est maigre et sombre. Ses yeux ont perdu leur éclat juvénile et ont une expression d'étrange hébétude. Il tremble au bruit d'un coup de feu, il ne mange rien. Sur les arrières, il était gai, débrouillard et toujours discipliné. Il était prêt à faire toutes les besognes. Je le trouve maintenant dans l'abri. Les gouttes de sueur coulent sur son dos nu. L'abri a déjà depuis longtemps la profondeur règlementaire de deux mètres, mais Wolcik continue à creuser.
Je crie en le voyant:
- Assez, assez, mon vieux ! Tu creusera un puits.
Bientôt l'eau jaillira.
Wolcik reste raide corne un poteau en me regardant d'un air abruti.
- Viens, prends du vin, du bon cognac ou du kirsch. Mange quelque chose.
J'entends la réponse bredouillée d'une manière inintelligible:
- L'abri n'est pas encore prêt, monsieur l'aspirant. J'appelle qu'on m'apporte une bouteille de vin.
- Voilà, bois tout de suite. Cela te fera du bien. Il attrape la bouteille de ses mains tremblantes, il commence à boire, il s'étouffe, les larmes lui viennent aux yeux, il boit jusqu'au fond. Une bouteille de vieux Bourgogne à jeun lui donnera sûrement des forces et du courage.
- Aux canons !
Les mots du premier ordre tombent rapidement. Nous sommes tous en place en un clin d'oeil. Les gestes des canonniers s'unissent dans une seule action orchestrée. Le groupe semble être un seul homme ayant douze mains adroites et fortes, une seule machine exécutant automatiquement et avec précision des centaines de fonctions imposées. Les obus se succèdent les uns aux autres. Des douilles chauffées à blanc, mouillées par des centaines de gouttes de pluie de plus en plus intense, montent des bouffées de vapeur. Nous ne nous en plaignons pas. La pluie refroidit les canons surchauffés et nous rafraîchit aussi: Les ordres nous font changer la portée et la direction du tir - le feu dure sans interruption depuis une heure environ.
Dans le village le silence est complet. Les maisons abandonnées par les habitants qui cherchent refuge soit dans les abris creusés dans les champs, soit dans les caves, restent vides et désolées. L'air est rempli du bruit de coups de canon et de sifflements d'obus. Sur toute la ligne tonnent de puissantes explosions.
Je pense pendant cette canonnade aux soldats tombés hier: En voilà pour la 10e batterie, en voilà pour les fantassins tués du 1er régiment !
Le fond des abris récemment creusés se couvre des douilles qui tombent abondamment et cachent la boue gluante produite par la pluie. Le feu tantôt faiblit, tantôt s'intensifie. Pendant les intervalles nous avalons quelques gorgées de vin. Enfin le silence retombe. La pluie dense a interrompu la bataille en voilant l'horizon. Les Allemands en ont assez d'attaquer pour l'instant.
Il s'avère que le bâtiment qui se trouve juste derrière nous abrite l'école et la mairie du village. Les canonniers trempés jusqu'aux os pénètrent pour quelques instants à l'intérieur pour chercher refuge contre la pluie. Nous découvrons dans la salle principale quelques fusils à deux coups, quelques carabines et d'autres armes, déposées par les habitants. Elles pourront nous servir.
- Prenez tout ce que vous pouvez. Vous n'avez pas de fusils, prenez donc les carabines, les fusils, prenez les munitions !
Il n'a pas fallu nous le répéter deux fois. Nous nous emparons des armes trouvées par hasard; quoique pas très modernes, elles constituent actuellement nos armes portatives. (3)
A nouveaux - aux canons ! Nous tirons à grande portée. La poussière et la fumée se mêlent à l'air saturé d'humidité, en cachant tout ce qui se trouve autour de nous. Sur la terre trempée par la pluie et dans les flaques de boue partout traînent des douilles et des bouteilles vides. Subitement le feu faiblit dans tout le secteur. Nos canons également se taisent. De l'autre côté du canal, l'abord de nos lignes de défense apparaît lentement à mesure que tombe le voile de fumée et de poussière. On y discerne une multitude de personnes en mouvement, une lutte corps à corps, une mêlée générale d'hommes courant dans toutes les directions, on entend des coups de fusils. Les canons restent inactifs, notre infanterie est également silencieuse. Nous assistons muets à un combat que nous ne pouvons point comprendre. Que se passe-t-il là-bas ? Quelle est la raison de notre passivité ? Pourtant ce sont nos camarades qui tombent là-bas fauchés par les balles hitlériennes !
Le commandant est debout sur une petite colline d'où il observe attentivement le déroulement du combat à l'aide de sa lorgnette. Il mord ses lèvres d'émotion, il est visiblement énervé.
- Préparer les canons au tir, mais ne pas tirer !
Ce sont les nôtres là-bas - lance-t-il brièvement en direction de Wladek.
Sur le pré qui nous sépare du bord du canal apparaissent quelques hommes qui courent vers nous. Ils sont de plus en plus nombreux et ils approchent rapidement. Qui sont-ils ? Des Allemands ou bien les nôtres en retraite ? Ils courent droit sur nous. Plusieurs n'ont pas de blouses, ils portent uniquement des pantalons. Ils font des signes avec les mains. Le commandant observe sans interruption les abords.
-La tension provoqués par l'attente augmente. Les canons sont chargés. Il suffit d'un geste de la main du commandant pour que quatre canons crachent le fer vers les lignes. Un silence complet règne sur la position. Le vent du nord venant du canal apporte des bruits de voix qu'il est impossible pourtant de comprendre. Enfin un souffle plus puissant apporte l'appel plein de désespoir:
- Ne tirez pas ! Ne tirez pas !
Ce sont les nôtres. Complètement exténués, sans armes, trempés jusqu'aux os. Ils arrivent à notre position dans un état d'épuisement extrême.
- Où est notre bataillon ? Où est la compagnie ?
Où devons-nous rejoindre nos unités ? - Les soldats jettent ces questions inattendues malgré leur énorme épuisement. Même le visage habituellement dur de Stojewski montre une vive émotion. Ils ont combattu depuis l'aube en se retirant de leurs lointaines positions d'avant-garde. Ils ont été brisés près du canal, quand ils avaient déjà l'espoir de rejoindre les forces principales de la division. En désespoir de cause, ils se jetaient dans le canal en voulant le traverser à la nage. Beaucoup se sont noyés.
La conversation est interrompue par un commandement de reprendre le feu. Visiblement les restes du bataillon ont été anéantis au cours de cette lutte inégale. Rares sont ceux qui ont pu parvenir jusqu'à notre infanterie. La bataille fait rage le long de toute la ligne du canal. Du côté gauche, nous entendons les échos des salves du groupe du lieutenant-colonel Rohozinski et des canons de gros calibre du commandant Skrzywan; du côté droit tonne la formation du lieutenant-colonel Onacewicz - le groupe de l'artillerie de campagne du commandant Spaltenstein et le r= groupe de l'artillerie lourde du commandant Gromczakiewicz. Devant nous le 1er bataillon du 2e régiment de grenadiers fait feu avec rage de ses armes automatiques et portatives. Les lance-grenades, les mortiers, les canons de la compagnie divisionnaire antichars du commandant Kosior vomissent le feu. Nous tirons en direction de Lagarde, en visant les deux fourrés à l'est et à l'ouest de Lagarde. La côte 282 se trouve sous notre feu, vis-à-vis de nous - on y voit distinctement les explosions de nos obus. Nous envoyons un feu d'enfer sur les lignes ennemies, autant qu'il est possible de tirer d'un canon, jusqu'à la limite de nos forces.
Après quelques, quarts d'heure le feu diminue. Le silence revient. Le nombre de soldats sauvés qui sont parvenus jusqu'à nous a quelque peu augmenté. Mais ils ne restent pas longtemps chez nous. Tout ce dont ils ont besoin, c'est une gamelle de soupe chaude, quelques morceaux de pain, une boîte de conserve. Ils sont pressés, poussés par le vif désir de rejoindre leur régiment au plus tôt. Il faut donner à certains d'entre eux des chemises, les habiller dans des uniformes déchirés à défaut d'autres, car beaucoup sont démunis de vêtements. Ne sachant pas bien nager, ils se jetaient à l'eau tout nus pour échapper aux Allemands à tout prix et pour pouvoir continuer à combattre. (4)
J'accours dans la tonnelle de Stojewski pour lui rendre compte de l'état de nos munitions. Le commandant est assis triste et abattu - à côté de lui un capitaine d'infanterie dans un uniforme tout trempé et ruisselant d'eau. Le capitaine est visiblement brisé par le choc du combat auquel il vient de participer. Un jeune soldat, portant uniquement un caleçon mouillé, arrive dans la tonnelle par l'autre côté du jardin. Il se présente à Stojewski. Subitement il aperçoit le capitaine - visiblement son chef. Il s'adresse à lui en demandant uniquement des nouveaux ordres et où se trouve le point du rassemblement. Son regard se fixe sur une boîte de conserve qui repose sur la rampe.
- Mon capitaine - dit-il timidement - j'ai faim. Je n'ai pas mangé depuis vingt quatre heures. Puis-je recevoir quelque chose à manger ?
Stojewski lui donne des conserves.
- Va aux cuisines, on te donnera de la soupe chaude, tu recevras aussi une chemise et un pantalon.
Très content, le jeune soldat trouve très vite la cuisine - conduit par son odorat - où nos braves cuisiniers-canonniers Laszcz, Naumowicz et Marucha distribuent sans cesse aux fantassins affamés des gamelles pleines d'un potage épais aux gruaux où nagent abondants des morceaux de lard et de saucisson. Les canonniers apportent de leur section quelques bouteilles de vin, reçues aujourd'hui de la part des habitants du village.
Nos soldats n'auront pas de soupe aujourd'hui - il faut la distribuer aux camarades de l'infanterie sauvés de la mort. Qu'ils mangent autant qu'ils veulent. Par chance le sort nous a réservé ce matin une agréable surprise, puisque nous avons été comblés de cadeaux par la population locale.
La journée s'achève. De lourds nuages couvrent le ciel, comme s'ils voulaient accélérer la fin de cette journée marquée par tant d'événements sanglants et de dure peine de soldat. Le tir des Allemands devient plus vif. Ils pilonnent le bois à Vaucourt et quelque part dans le rayon du 1er groupe près de Xousse, ils pilonnent notre bois La Garenne où sur sa lisière gauche (est) le sous-lieutenant Sczaniecki dirige notre feu du poste d'observation du groupe. Michal a aujourd'hui une tâche difficile et je pense à lui avec inquiétude. Les Allemands tirent furieusement sur son poste d'observation, mais cela n'interrompt pas son travail. Les commandements viennent régulièrement, ils sont même plus rapides. L'intensité du tir augmente de plus en plus.
Vers le soir Wladek ordonne d'apporter à chaque pièce tout l'équipement qui peut servir à la défense et au combat: des pelles, des haches, des fourches, des faux ! Que diable ? Quelle comédie ! Qu'est-ce que ça signifie, nom de Dieu ? Je suis furieux, car ces ordres donnent la frousse à de nombreux soldats, auxquels je ne puis rien expliquer n'y comprenant rien moi-même.
Wicek aussi est furieux et ne comprend rien. Avec une plaisanterie, une gorgée de kirsch, une blague, nous essayons de dissiper l'étonnement et la curiosité de nos canonniers, provoqués par cet ordre étrange de Wladek que nous ne pouvons pas comprendre. Je réponds à Wicek qui me demande des explications:
- Sûrement le commandant et Wladek savent quelque chose qu'ils ne veulent pas nous dire.
- Eh bien, buvons un coup - dit en conclusion Wicek en me passant une bouteille de cognac.
- C'est tout ce qu'il nous reste à faire en attendant.
Les Allemands redoublent leurs efforts. Sur notre aile gauche les explosions et les fumées deviennent plus fréquentes. Le ton grave des canons de notre groupe d'artillerie lourde domine le choeur des coups de canons de 75. Que diable ? On a l'impression que toutes les pièces allemandes tirent en direction de Vaucourt. Quelle intensification inattendue de l'action ! Sczaniecki dirige de nouveau le feu sur Lagarde et accélère sa cadence. Les salves se succèdent les unes aux autres.
Voilà la nuit. Le feu diminue. Nous sommes tous tranquilles et contents. Tous ? Stojewski et Luczynski sont étrangement sérieux et pensifs. Le commandant ne plaisante guère, il ne boit même pas comme d'habitude, malgré l'abondance de cognac. Wladek est plus pâle. Je pense que c'est la fatigue causée par ce combat ininterrompu et les marches continuelles.
Wicek, moi-même et le reste des soldats, nous sommes tous en assez bonne forme. Les raisons de ce changement d'humeur de nos deux chefs nous échappent. C'était après tout une journée semblable à d'autres vécues au cours de ces dernières semaines, elle était même meilleure pour nous, car nous avons reçu à manger et à boire à volonté et les Allemands ne nous ont pas une seule fois pilonnés directement. Les obus qui tombaient Je plus près étaient à plus de cinq ou six cents mètres ou bien loin derrière nous.
Les autres batteries tirent encore. Les nôtres sont silencieuses. Il ne reste que deux pièces encore qui peuvent servir, car la «  Jadzia » de Wicek et ma «  Krysia » sont déjà endommagées.
Les canons chargés «  regardent » en direction de Lagarde, d'où nous parviennent plus faiblement maintenant les échos d'une bataille de l'infanterie.
Stojewski ordonne de laisser auprès de chaque canon deux canonniers de garde. Les autres peuvent aller se coucher dans le bâtiment de l'école, mais uniquement au rez-de-chaussée. Les Allemands tirent toujours et il est dangereux de rester dans la partie supérieure du bâtiment. Les soldats très, fatigués se précipitent dans les classes et s'installent comme ils peuvent sur le plancher, sur les bancs et les tabourets.
J'appelle Wicek. Au premier étage se trouve la chambre vide de l'instituteur, avec deux lits magnifiques, du linge propre et des oreillers.
Je dis au sous-officier de service où je dormirai.
Wicek répète pour plus de sûreté cette information à quelques soldats encore. Une nuit noire tombe. Je monte. Wicek traîne encore en bas, car on vient justement de lui amener une nouvelle pièce qui doit remplacer sa «  Jadzia ». Je profite de ces quelques moments pour mettre de l'ordre dans mes notes sous la couverture, à la lumière d'une lampe de poche. Enfin, voilà Wicek qui arrive.
Nous nous jetons sur les lits d'un blanc éclatant, gardant sur nous, nos bottes pleines de boue, nos uniformes et ne desserrant qu'un peu nos vestes et nos ceinturons.

Remoncourt, le 18 juin 1940

Je me réveille à 3 heures. Grâce au lit confortable, j'ai très bien dormi. Wicek dort. Les nuages lourds couvrant le ciel retardent le lever du jour. Malgré une pluie incessante qui pénètre d'une humidité insupportable chaque fil de leurs uniformes, les canonniers sans interruption assurent leur service auprès des canons. De loin, sans arrêt, arrivent les échos des décharges de mitrailleuses, accompagnés du fracas des coups de canons exécutant des tirs de harcèlement. Wladek s'est éveillé aussi. Il sort justement la tête de la tonnelle. En me voyant, il vient en boitant un peu à cause du banc inconfortable qui lui a servi de lit sous la tonnelle. Je lui fais mon rapport que tout est en ordre au poste.
- Ça va bien, nous sommes toujours vivants, en bonne santé et pas de trace d' Allemands - répond-il gaiement.
Quelques gorgées de vin blanc calment notre première soif.
- Wladek, dis-moi, que vous est-il passé hier par la tête pour nous armer de fourches, pelles et haches ? Cela pouvait, je pense, faire mauvaise impression. Par chance, nous étions tous un peu gris et chacun a reçu cet ordre avec assez de bonne humeur.
- Remercions Dieu que tout se soit bien terminé et que nous n'ayons pas dû utiliser ces fourches. L'après-midi les Allemands ont passé le canal à notre gauche. Ils ont attaqué avec une telle force que, malgré l'énorme et opiniâtre résistance, le 1er bataillon du 2e régiment du commandant Lubicz-Szydlowski a dû se retirer. Seulement près de Vaucourt. Szydlowski a réussi à grand'peine à arrêter l'avance des hitlériens.
- Vaucourt ?
- Oui. Juste à côté de nous, à notre gauche, à peu près là où nous avons rencontré la nuit dernière Brzeszczyniski. Le 2e régiment était déjà complètement épuisé, à bout de forces. Le général Duch a donné l'ordre de contre-attaquer. Il est venu lui-même en personne et a dirigé l'action. Ils sont partis d'ici, de chez nous, et de l'ouest. Tu n'as pas remarqué que les tanks passaient sur la route ?
- Non, quelque chose faisait du bruit sur la chaussée, mais à ce moment nous étions occupés à tirer.
- De nombreuses fois tous les bataillons du 2e régiment ont contre-attaqué. Malheureusement tout cela n'a servi à rien et la contre-attaque a été brisée. C'était tragique et nous devions être prêts à tout, car on ne pouvait savoir ce qui nous attendait.
- Mais en fin de compte nous sommes allés dormir.
- Le général Duch a organisé une nouvelle contre-attaque. Le colonel Zietkiewicz en personne en prit la direction. De nouveau et comme toujours partirent: le détachement de reconnaissance, le 1er bataillon du 2e régiment du commandant Szydlowski, les restes du Ier et IIe bataillons du 1er régiment et aussi les chars d'assaut. Ils ont battu les Allemands et les repoussèrent de nouveau derrière le canal.
- Et tout cela se passait si près de nous et nous ne nous en sommes absolument pas rendu compte.
- Stojewski connaissait la situation, c'est pourquoi nous devions être prêts à tout. Quand le commandant a appris que la contre-attaque du colonel Zietkiewicz a réussi, il donna la permission d'aller dormir. C'était très dur (5).
De la tonnelle nous arrive la voix du téléphoniste répétant l'ordre qu'il vient de recevoir: - Aux canons ! - et la voix d'un autre appelant: - Réveiller le commandant !
- Aux canons ! - hurle de toute sa voix Wladek. Une agitation de ruche s'empare de la position. En quelques secondes nous sommes tous à nos places. L'avalanche de feu dure quelques minutes. De nouveau le même ordre est répété. Nous tirons sur Lagarde. Tout le groupement attaque: deux groupes d'artillerie de campagne et un d'artillerie lourde. Les explosions et la fumée augmentent l'ardeur des soldats qui ont bien dormi et sont à peu près reposés. Il est quatre heures et demie. Le feu dure sans interruption. De la vapeur s'élève des cimes humides des arbres chauffés par le feu du tir. Un léger réglage en direction modifie et dirige le feu dans un rayon réduit. Lagarde et les champs proches se trouvent sous le feu de l'artillerie. Enfin le tir s'allonge et se dirige clairement vers la gauche: dans la direction du bois de Prieure au nord-ouest de Lagarde. Lentement, la rapidité des. commandements reçus diminue. Le. feu devient moins intense, enfin il cesse.
Les canonniers nettoient rapidement les tubes et les refroidissent énergiquement à l'aide de sacs mouillés, les pourvoyeurs mettent en ordre les munitions et en préparent en hâte de nouvelles réserves à la portée de la main.
L'arrêt du tir doit être aussitôt utilisé pour réconforter nos estomacs. Nous y sommes encouragés d'ailleurs par l'abondance de victuailles et même de boissons. Les civils se montrent à nouveau en nous apportant de nouvelles provisions, entre autres quelques poulets tout frais rôtis. Le nombre de nos visiteurs a diminué, car beaucoup d'habitants du village ont quitté leurs maisons. L'exode des réfugiés a duré toute la nuit. Ils cherchaient un abri dans les forêts et dans la campagne environnante malgré la pluie. Les .soldats du détachement de téléphonistes, stationné dans un village, nous apportent des seaux entiers d'un excellent vin blanc de la cave mise à leur disposition par un vigneron local. Ils nous disent en nous quittant:
- .Quand vous aurez tout bu, venez nous voir et nous vous en donnerons encore.
Le canonnier Janowski en s'apprêtant à distribuer le vin aux soldats dit avec approbation:
- Voilà une sorte de liaison que j'apprécie et que je respecte !
Nous rompons la monotonie du début de la matinée par quelques séries de tir. Vers 7 heures le feu allemand s'intensifie et s'amplifie. La ligne allemande retentit du fracas des explosions puissantes. De notre côté en différents endroits du canal surgissent des murs puissants d'explosions. Le bétail effrayé s'enfuit du bois de La Garenne, en déchirant l'air de ses mugissements sauvages.
La canonnade dure quelques bonnes heures.
Des points noirs apparaissent à l'horizon. Ce sont les avions. Ils viennent sur nous. Par chance nous ne tirons pas. Tout mouvement s'arrête sur l'emplacement de la batterie, les coeurs battent plus vivement et plus violemment dans nos poitrines. Se dirigent-ils de nouveau sur nous ? Ils approchent, ils grandissent à vue d'oeil. Ils sont de plus en plus nombreux. Nous comptons: dix, douze, vingt, vingt-sept - environ cinquante appareils. Ils sont au-dessus de nous, Nous observons un silence de mort. Nous nous enfonçons aussi profondément que possible dans nos abris. Le vrombissement terrible des moteurs assourdit le bruit de la canonnade allemande et transperce le corps entier. Les avions dessinent une grande boucle au-dessus de nous et le bruit des moteurs faiblit. Nous respirons plus profondément. A vans nous échappé réellement à l'enfer d'un bombardement ? Nous sortons lentement de nos tranchées. Le ciel est clair. De loin on entend encore les moteurs.
- Aux canons !
Le feu d'enfer recommence. De nouveau la vapeur
s'élève des canons arrosés d'eau. Les gouttes de sueur coulent sur les visages des canonniers échauffés par le combat et le travail. Que se passe-t-il ? La ligne entière retentit du tir de toutes les armes. La fumée provenant de notre tir, la poussière, la fumée causée par les explosions allemandes, voilent complètement la visibilité devant notre position. Je m'aperçois avec inquiétude que les réserves de nos munitions fondent rapidement. Vers 10 heures le feu faiblit de nouveau.
De derrière les nuages le soleil lance des premiers rayons plus ardents annonçant la fin proche de ce mauvais temps si désagréable. Stojewski envoie le brigadier Goliwas avec une équipe de canonniers chercher et ramener des munitions. Nos réserves s'épuisent. Il s'avère que la 5e batterie est assez bien approvisionnée et que le lieutenant Goczyla peut nous céder quelques centaines d'obus. Goliwas et ses hommes les ramènent jusqu'à notre position dans un chariot-corbillard à main qui sert à transporter les morts. Quelle idée ! Ce chariot léger à quatre roues, très bien suspendu, avec des roulements à billes et des roues de bicyclette exécute à perfection sa nouvelle fonction. Dommage qu'il ait une apparence si désespérément triste: noir, décoré avec de grossières guirlandes blanches et des têtes d'anges aux visages stupides.
Vers midi une nouvelle attaque aérienne nous force d'interrompre momentanément le tir. Stojewski ne veut pas exposer le village à un bombardement et nous ordonne en attendant de descendre dans les abris. Heureusement cette attaque ne dure par longtemps. Nous entendons les explosions causées par le bombardement, dont le bruit grave diffère de la canonnade allemande qui de nouveau fait rage. L'intensité du feu augmente. Le combat a repris sur toute la ligne. Quelle chance que nous ayons pu compléter les munitions. Elles disparaissent néanmoins vite et derrière les canons les tas de douilles augmentent. Nous sommes obligés de recommencer à refroidir les tubes surchauffés par ce tir violent à l'aide de sacs trempés dans l'eau.
On ne nous apporte pas aujourd'hui de déjeuner, mais nos réserves et le vin remplaceront avantageusement la soupe quotidienne et le goulasch invariable avec les pommes de terre. Les poulets rôtis, le lard, le saucisson et les fromages sont plus appétissants et les livraisons ininterrompues de vin permettent d'apaiser la soif plus efficacement que le café quotidien, même celui coupé de rhum que l'on donne au front. Les soldats sont un peu gris et malgré une grande fatigue, ils conservent leur bonne humeur.
Vers 14 heures la situation devient subitement inquiétante. Stojewski est énervé. Il reçoit un coup de téléphone alarmant.
- A vos ordres ! A vos ordres ! - répond-il brièvement. Il prend la lorgnette et il grimpe avec Wladek sur le toit d'un petit magasin qui se trouve au milieu du jardin. Il lance un ordre:
- Charger avec obus à balles, correcteur ... ! - Et il ajoute: - Tir par salves à- mon commandement !
Des secondes d'une attente intense passent. Stojewski observe les approches. Les chefs des pièces, le visage tourné vers le commandant, suivent attentivement chaque geste de sa main. Enfin il enlève une main de la lorgnette et il la lève en l'air.
- Feu !
Sifflement d'obus. Au-dessus des collines près de Lagarde éclatent des petits nuages noirs des obus à balles qui explosent. Ils s'envolent les uns après les autres sur le terrain occupé par l'ennemi. Nous observons à l'aide de lorgnettes. Des camions ! Des fantassins sautent à terre pour aussitôt commencer à attaquer. Stojewsiki intensifie le tir. Il le déplace, il effectue des fauchages, des sauts. Tout le ciel au-dessus de Lagarde est couvert des nuages noirs de fumée des obus à balles. Parmi les Allemands règne le désarroi. On voit très clairement un camion dans le fossé. Qu'est-ce que c'est ? D'où sont-ils venus ? Ils se dispersent de plus en plus. Quelques autres séries de tir tranchent l'air. Finalement c'est terminé - l'objectif a disparu. Sur la colline on ne discerne plus aucun mouvement. Le commandant dirige le tir sur un autre secteur.
Sur les approches se forment des petits groupes de plus en plus nombreux de notre infanterie qui se retirent. Ils avancent déjà en petites unités avec les mitrailleuses et les mortiers. Ils s'approchent de nous, dépassent notre position et la contournent en suivant la route qui se trouve de l'autre côté des bâtiments.
16 heures arrivent. Nous ne tirons pas beaucoup. Le feu diminue. Autour règne une inquiétude incompréhensible. Il se passe quelque chose de bizarre. On entend le bruit des attelages qui se déplacent derrière nous. Le 1er groupe du colonel Rohozinski traverse au trot la route. Les hommes sont un peu effrayés.
Quelqu'un crie à haute voix:
- Ils se retirent ! Pourquoi nous restons ici' ?
Je crie:
- Tais-toi ! Ce n'est pas ton affaire ! Tu n'es pas seul ici.
Mais je ne comprends rien à ce qui se passe. On ne voit pas de chez nous que les Allemands essaient de passer le canal ou qu'ils l'aient déjà passé sur nos avant-terrains. Au contraire - un calme étrange y règne. Seulement de temps à l'autre les fusils crépitent quelque part. Les obus allemands couvrent entièrement la forêt qui se trouve devant nous, en atteignant nos abords immédiats.
L'appareil téléphonique est muet. Stojewski dirige le tir d'après ses observations directes. Visiblement il n'a pas de liaison avec le poste d'observation.
Vers 16h30 le trafic sur la route devient très vif, on entend des bruits de moteurs de camions.
Je reçois un ordre bref du commandant:
- Vous irez chercher les attelages, Ils doivent venir immédiatement au trot.
Je cours sur la route. En courant et en marchant à tour de rôle parmi les nombreux détachements de soldats, j'aperçois au croisement des routes les attelages - comme il s'avère ils ont été appelés par le commandant déjà auparavant. Je donne l'ordre: - Au trot ! Au trot !
Craquement. Fracas. La fumée me cache les derniers attelages de la colonne. J'accours aussitôt. Tous sains et saufs. Les roues du chariot du train sont fracassés.
Je crie en direction des conducteurs ahuris:
- Dételer ! Prenez un chariot quelconque de paysan qui se trouve sur le côte de la route.
J'ordonne au maréchal de logis Lachowicz qui remplace depuis deux jours d'adjudant-chef, d'aller au plus vite sur l'emplacement de la batterie.
- Le cheval du lieutenant Luczynski a une jambe fracassée !
- Tuez-le !
J'arrive sur l'emplacement dans un chariot à ridelles. Wladek part avec la pièce du brigadier-chef Marczewski, après lui Wicek avec les attelages de la Ille section du brigadier-chef Synoradzki. Mes pièces ont des difficultés pour quitter le fond du jardin. Nous tirons les deux canons d'entre les arbres à la main. Goliwas, Lachowicz et leurs équipes font un effort surhumain pour pousser au plus vite vers les attelages leurs canons et leurs caissons. Enfin ils arrivent vers la sortie.
- Qu'est ce que vous faites encore ici ? - demande Stojewski.
- Je vérifie les positions après le départ.
- Voyez-vous là-bas ? - Stojewski montre un coteau qui se trouve tout près de nous: - Ce sont les Allemands.
A huit cents mètres à peu près surgissent devant nous les premiers détachements allemands.
- Partez tout de suite et rejoignez Luczynski, Je resterai encore un moment ici et je vous retrouverai. Luczynski sait où aller.
Je cours vers la route.
- En marche !
Les pièces partent. Je monte sur ma jument. Un des conducteurs met dans ma main une cravache qu'il a tressée pendant la halte pour m'en faire cadeau.
Nous avançons au milieu des unités de l'infanterie qui submergent la route; les chariots avec des blessés, des chariots du train, des mitrailleuses, des chariots de munitions se frayent lentement un chemin entre les fantassins exténués jusqu'à l'extrême limite des forces humaines. Nous dépassons les bâtiments du village.
L'artillerie allemande dirigée de l'avion qui rôde au-dessus de nous bombarde impitoyablement la route. Les explosions ininterrompues sont accompagnées de cris déchirants et des appels à l'aide venant de toutes parts. Une série de grenades tombe à proximité de nous à côté de la route. Les éclats frappent terriblement un certain nombre de fantassins qui voulaient se réfugier dans un bâtiment proche. A l'un d'eux qui allait déjà franchir la porte du bâtiment une grenade arrache le dos et les reins. Quelle vue terrible ! A côté de lui gisent dans des flaques de sang les corps déchirés d'autres malheureux.
Je vois de loin la poussière soulevée par les attelages de Wladek qui vont au trot devant moi. Je voudrais les rejoindre au plus vite. Impossible. Quelques centaines de mètres encore nous devons suivre cette route encombrée.
Enfin la route devient plus libre. L'infanterie emprunte les petits chemins longeant la route. Nous dépassons heureusement les derniers convois sanitaires et les attelages. Les Allemands continuent à bombarder la route comme des fous. On verra bien si nous avons de la chance. Subitement une puissante explosion fait trembler l'air. Cette fois encore nous en sortons indemnes. L'obus a atteint un jardin bordant la route.
A un kilomètre devant nous se trouve une voie de chemin de fer. La route monte en passant sur un remblai haut de quelques mètres au-dessus de la voie ferrée. Au diable ! Les obus tombent le plus souvent sur le viaduc. Il n'y a pas d'autre route. Les Allemands veulent donc nous couper la seule voie de retraite.
Trot. Arrive que pourra. S'ils détruisent le viaduc - nous perdons les canons.
Le tir est de plus en plus fort. De tous les côtés du viaduc surgissent des colonnes de fumée et de poussière des explosions. Encore six cents mètres jusqu'au viaduc, encore cinq cents.
Je crie en décrivant en même temps de larges arcs avec les bras:
- Au galop !
Vers ce feu. Pas d'autre issue. Je ne pense plus du tout, pourvu que l'on dépasse le plus vite ce maudit viaduc.
Je crie en frappant avec la cravache mon cheval et les chevaux qui galopent à côté dans les attelages:
- Galop allongé !
Tout devient noir devant nos yeux. La fumée et la poussière mordent nos gorges et nos yeux.
Nous sommes de l'autre côté.
Mon coeur bat comme un marteau. Je regarde autour de moi. Nous sommes tous là. Dieu merci ! Encore quelques centaines de mètres au galop.
Trot ! Encore quelques centaines de mètres. Nous laissons derrière nous le feu allemand. Il ne nous poursuit pas. Nous ne sommes pas un objectif assez intéressant.
Je ralentis la course du cheval et en atteignant les arrières de la colonne je crie:
- Au pas !
La sueur ruisselle sur tout mon corps. Les chevaux écument de fatigue.
Subitement les premiers attelages recommencent à marcher au trot. Je les rattrape furieux. Wolcik, terrifié, pâle, les yeux fous, court à côté des attelages en criant d'une voix déchirante:
- Au trot ! Au trot !
J'arrête les attelages et j'attrape Wolcik par le col.
- Il faut fuir ! Il faut fuir ! - balbutie-t-il presque inconscient de peur et il recommence à crier: - Au trot ! Au trot !
Deux canonniers le font asseoir sur l'avant-train d'un des attelages arrêtés.
- Tenez-le bien et gardez-le, il pourrait encore provoquer un malheur.
Quelques minutes de marche au pas tranquillisent la colonne. Hélas, à la vue des escadres de bombardiers qui apparaissent à l'horizon l'inquiétude s'empare de nouveau des soldats. Cette fois elle ne dure pas longtemps.
- Cinquante bombardiers ne viendront pas s'acharner sur deux pièces et quelques chariots de grenades.
Cette argumentation convainc facilement tout le monde. Nous venons de vivre l'enfer en dépassant un mur de feu sur le viaduc. Cela nous a insensibilisés. Chacun se laisse convaincre facilement par des arguments qui calment.
Devant nous se tord la longue file des attelages du groupe d'artillerie de Rohozinski, Derrière ce groupe avance la pièce de Wicek, quelques centaines de mètres en arrière Wladek avec la pièce suivante. Mille cinq cents mètres nous séparent.
Les bombardiers décrivent un grand cercle. Le groupe de Rohozinski part au trot. Wicek le suit. Wladek tourne en direction de la forêt, moi je me dépêche pour tourner comme lui. Notre colonne est restée seule sur la route, abandonnée. Tant pis, il faut que je rattrape Wladek pour ne pas m'égarer. Il est le seul à savoir où nous devons nous rendre, où est l'endroit de notre concentration.
C'est absurde de penser qu'un tel nombre de bombardiers veuille attaquer une colonne insignifiante de quelques attelages aperçue sur la route par hasard. Je me le répète pour justifier la décision de continuer la marche.
Que cette route semble longue ! Nous voilà dans la forêt. Nous tournons dans une percée ombrageuse. Nous sommes ensemble.
Wladek visiblement abattu, m'a salué avec une telle joie comme si nous ne nous étions pas vus au moins une année. Nous plaçons les attelages au fond de la forêt. Wicek ne peut pas trouver un attelage qui n'a pas tourné vers la forêt, mais a continué au trot en suivant la colonne du Ier groupe. Il monte à cheval et va chercher les disparus.
Pendant qu'il remplaçait l'adjudant-chef de la batterie, qui depuis deux jours s'est perdu quelque part, le maréchal de logis Lachowicz a pu heureusement gagner beaucoup d'autorité et de sympathie. Quand nous vérifions avec Wladek le camouflage des chevaux et de l'équipement, nous trouvons tout en ordre.
Lachowicz informe:
- Mon lieutenant, pendant la dernière halte des attelages, un des conducteurs du premier canon, le canonnier Bakala, s'est perdu.
- Où s'est-il perdu ?
- Au cours de la dernière halte. Nous n'avons pas pu le trouver nulle part.
Wladek prend note de l'information de Lachowicz tout à fait, calmement. Nous autres nous regrettons Bakala. Il a dû se perdre par imprudence et maintenant il est déjà peut-être dans ! les mains des hitlériens. Dommage, mais il est seul coupable.
Les avions passent sans cesse au-dessus de la route. Par chance, ils nous évitent. Depuis midi nous parviennent de loin les échos des bombardements.
- Wladek ! Dis-moi pourquoi nous étions forcés de décamper si brusquement de Remoncourt ? Que s'est-il passés - Je lui pose cette question quand nous nous dirigeons tous les deux vers la route pour voir si le commandant ne se trouve pas là-bas.
- Le front a été rompu dans le secteur de la 52e division française, pas loin de nous. Du côté droit, dans le secteur tenu par le groupement du colonel Dagnan, les Allemands ont également forcé le canal. Nous étions. menacés d'encerclement. L'infanterie devait se retirer au plus vite. Stojewski exécutait jusqu'au dernier instant un tir direct pour contenir l'attaque frontale des Allemands sur notre secteur au cours de la retraite de l'infanterie. Il semble que les Allemands ont pris une bonne leçon, mais la situation était critique. (6)
- Et maintenant ?
- Est-ce que je sais ? Nous nous sommes retirés tout de même. On verra ce qui arrivera. En attendant, c'est calme. D'ailleurs bientôt il fera nuit et jusqu'à maintenant les Allemands n'ont pas attaqué la nuit. Nous verrons bien - répète Wladek.
A l'ouest le soleil rougit les nuages de ses derniers rayons faisant ses adieux à une sanglante et laborieuse journée de soldat.

X. COUP DU SORT
En marche - nuit du 18 au 19 Juin 1940


Wicek ramène de la chaussée, dans la clairière où nous nous trouvons, la pièce perdue. Il l'a retrouvé sur la route en dépassant Amenoncourt dans une autre colonne de détachements qui reculaient. Nous nous réjouissons d'être enfin au complet. Que va-t-il se passer ? Nous nous trouvons dans ce jeune bois oublié, non loin de la chaussée dévastée. Nous n'avons aucune liaison avec le commandement, nous ne savons pas où et comment la rétablir. Sans cesse les éclaireurs cherchent des yeux Stojewski sur la route. Lui seul, à peu près, sait quelle est la situation. jusqu'où nous devons nous retirer, où est le commandement du groupe. Mais où est le commandant ? Que lui est-il arrivé ?
Du bois, non loin, nous arrive le bruit d'un coup de carabine. Qu'est ce que c'est ? Wladek envoie le brigadier-chef Goliwas avec une patrouille. Quelques instants plus tard ils ramènent un fantassin français. D'où sort-il ? Que fait-il ? Est-ce lui qui a tiré ? Il est incapable de donner une réponse intelligible à aucune de nos questions. Wladek donne l'ordre de le reconduire hors du rayon où nous stationnons et de s'assurer qu'il se dirige vers le sud.
- Si vous voyez qu'il veut se sauver ou s'il essaie de se diriger vers les lignes allemandes - cela sera la preuve que c'est un espion - fusillez-le sur place.
Par chance le fantassin n'essaya pas de s'échapper, ni même de se diriger vers le front. Il partit sagement selon les ordres reçus du brigadier-chef Goliwas. C'était, cela se voyait, encore un soldat perdu, n'ayant pas encore retrouvé son équilibre après les dures épreuves du front.
De notre gauche nous arrivent de plus en plus nettement les échos de la lutte des derniers détachements de protection de notre division qui se retirent. A droite les accompagne le crépitement nerveux des mitrailleuses de patrouilles françaises retenant désespérément l'avance des hitlériens sur le secteur du groupement du colonel Dagnan.
La pâle lumière de la lune éclaire dans l'ombre les visages indifférents et comme de pierre dans leur immobilité de nos canonniers à bout de forces, couchés dans le silence autour des canons. L'épuisement nerveux des dernières heures de lutte et les manoeuvres pleines de risques pour échapper aux agresseurs hitlériens a armé les soldats d'une curieuse résistance et d'indifférence vis-à-vis de l'incertitude de plus en plus grande.
- Je vais encore une fois à la recherche du commandant. Surveille ici l'ordre - décide Wladek et il part d'un pas nerveux dans la direction de la route.
Je me dirige vers les attelages cachés sous les arbres et les buissons. Partout règne le silence et comme un engourdissement. C'est justement ce silence, cette attitude des soldats qui écoutent attentivement les bruits du combat qui se rapproche qui éveille en moi un désir violent et impératif de changer quelque chose à notre situation désespérée et passive.
Bon Dieu ! Nous ne resterons pas éternellement ici - je pense. Cela ne peut pas être pire: ou bien mes hommes s'endormiront, ou bien en écoutant les bruits du combat et voyant notre inactivité et notre attente inutile, ils comprendront la situation.
Je lance sans réfléchir:
- Aux chevaux ! Ordonner les attelages !
Les soldats en un instant sont sur pied. La clairière devient très mouvementée.
Je jette immédiatement les ordres suivants:
- Sortir les attelages par pièces ! Former colonne développée droit vers le milieu de la clairière à droite en biais !
Je ne sais pas si c'est utile, mais il faut tout de même mettre la batterie en formation de marche et terminer cette inaction fatale.
Bientôt un attelage après l'autre sort de la forêt dense en se plaçant conformément à la direction indiquée. Les fronts graves et crispés par les soucis se dérident. La détente s'empare des soldats.
Wladek revient plus vite que l'on aurait pu s'y attendre. Voyant la batterie prête au départ, il me serre la main de ses deux mains et d'une voix essoufflée il me dit rapidement:
- Donnez-moi tout de suite tous les servants des pièces avec leur équipement de sapeur.
Les hommes courent derrière Wladek avec les haches, scies, pelles et pics. Après un instant on entend le bruit de scies et des haches qui abattent le bois.
Après quelques minutes on entend l'appel de Wladek:
- Amène la batterie vers moi !
Je dis à Lachowicz:
- En avant !
Nous avançons dans une forêt diablement touffue. Comme ces hommes savent conduire leurs attelages ! Dans l'obscurité de ce fourré on ne voit pas plus, loin que trois mètres. En avançant en direction de la voix qui nous appelle, nous suivons un sentier étroit frayé par les canonniers qui abattent inlassablement les arbres. Nous rencontrons des ravins, de l'eau, de la boue. Les jambes des chevaux s'enchevêtrent dans les branches. Un chemin diabolique. Nous avançons pas à pas d'après les indications de Wladek qui est déjà enroué de crier ainsi. Après une heure de cette, marche harcelante nous sortons sur une percée dans la forêt qui nous amène sur une clairière où nous attend déjà Stojewski. Enfin. Nous sommes maintenant plus tranquilles.
Les chefs des pièces nous apprennent que pendant ce trajet pénible nous avons perdu les restes de nos bagages, telles que les manteaux, couvertures etc. Mais qui pourrait s'en soucier ? L'essentiel c'est que nous ayons pu parvenir au côté opposé de la forêt - tous sains et saufs et que nous ayons pu tirer à travers ces fourrés tous le canons. et tous les caissons. Et il était vraiment temps, car les bruits des coups de fusils sont de plus en plus proches.
Nous avançons silencieusement à travers des prairies' inconnues dans l'obscurité de la nuit. Les canons roulent sans bruit sur la terre humide, trempée d'eau, les chevaux hennissent de contentement sentant sous les sabots la terre molle couverte d'herbe qui pousse sur ce chemin peu pratiqué. Personne n'ose troubler ce silence qui nous enveloppe et qui contraste tellement avec les escarmouches entre patrouilles qui se déroulent autour de nous.
Où allons-nous ? Peu importe. Maintenant c'est à Stojewski de s'en soucier. Le plus important c'est que nous sommes en marche, que chaque minute nous éloigne de cette résignation qui nous rongeait il n'y a pas si longtemps.
Le commandant chevauche en silence. Tout à coup il se retourne et il nous montre les lumières des incendies qui brillent derrière nous.
- Là-bas à droite c'est Xousse et Remoncourt et à gauche Amenoncourt - dit-il à voix basse.
- Il en ressort que nous n'avions pas d'autre solution que de nous frayer le chemin à travers cette épaisse forêt - répond Wladek.
Stojewski ne montre pas d'intérêt pour ce sujet, il ne fait pas attention aux paroles de Wladek. Son regard est fixe, il se soulève sur ses étriers et scrute attentivement l'horizon. Après un instant il répète:
- Xousse, Remoncourt - et là-bas Amenoncourt.
- Oui, mon commandant ! - acquiesce Wladek qui a enfin compris que le commandant ne veut point rappeler le souvenir de ces villages en proie aux incendies, mais qu'il cherche à situer dans cette obscurité notre position et à vérifier l'exactitude de la direction de notre marche.
- Au diable avec cette obscurité ! Ces ombres devant nous c'est probablement Leintrey.
Nous nous taisons. Nous n'avons pas profité de l'attente dans le bois pour étudier à la lumière du jour la carte et pour chercher à nous orienter tant soit peu dans les directions et les localités que nous aurons probablement à passer durant la retraite. Maintenant, à proximité des combats, il est impossible d'allumer une lumière pour étudier la carte. D'ailleurs est-ce que cela pourrait servir à quelque chose ? On ne voit de toute manière rien autour - comment pourrions-nous. alors deviner où nous nous trouvons ?
Devant nous sur la colline se dessinent deux silhouettes noires de cavaliers allant au galop. Le bruit du piétinement de sabots des chevaux transperce l'air d'une manière de plus en plus aigüe.
- Jozku ! Jozku ! - on entend de loin la voix du lieutenant-colonel Stafiej.
Stojewski donne un coup d'éperons à son cheval et vient au galop à la rencontre du lieutenant-colonel. - Comment ont-ils pu se rencontrer ici sur ce chemin perdu au milieu de la nuit ? - s'étonne Wladek.
Quand nous nous approchions de nos chefs, nous entendîmes les dernières paroles de Stafiej.
- A Leintrey il n'y a plus personne. Fais attention là-bas sur la crête. Salut !
- A vos ordres, mon colonel ! - répondit Stojewski.
Stafiej cabrait déjà son cheval pour disparaître aussitôt dans l'obscurité, aussi brusquement qu'il est arrivé.
Stojewski nous rejoint en hâte. Il m'ordonne de prendre avec moi le brigadier éclaireur Janek Mosiewicz et de chercher le plus vite possible la route menant à Veho.
- Au galop ! Ne pas épargner les chevaux ! Allez droit. A travers champs. Aussi vite que possible. La batterie vous suit au trot - dit énergiquement le commandant.
Le cheval court comme un fou. Les éperons et la cravache n'épargnent pas le pauvre animal. Le vent souffle dans mes oreilles. Mosiewicz chevauche derrière moi touchant presque la queue de mon cheval, quoique le sien est plus lourd et moins rapide. Le roulement de la batterie allant au trot est de moins en moins, audible, finalement nous n'entendons plus rien. La nuit nous enveloppe de plus en plus. Fracas. Les sabots des chevaux heurtent quelque chose de dur. Je tombe de la selle. Un dernier effort me permet de m'arrêter sur l'arçon du devant et je tombe le visage contre le cou de ma brave jument.
J'entends au-dessus de ma tête la voix du brigadier Mosiewicz:
- Qu'est-ce qu'il vous arrive ?
- Heureusement rien. J'ai butté contre un enclos.
Nous devons rebrousser chemin pour prendre la route. Les champs sont ici entourés de palissades - nous ne passerons pas la nuit.
Le cheval halète et s'agite nerveusement. Par chance il ne boite pas. Heureusement la perche de l'enclos était faible et elle a cédé sous les sabots.
Plus vite ! Plus vite ! Il faut rattraper le temps perdu. Les chevaux vont ventre à terre, cette fois sur un chemin droit de campagne. Mais nous entendons de nouveau le roulement de la batterie allant au trot. Nous arrivons aux premiers, bâtiments - c'est Leintrey. Le vide règne partout. Nous frappons aux fenêtres, aux portes des bâtiments bordant la route - en vain. Un profond silence est la seule réponse. Les poteaux indicateurs et de signalisations de routes sont renversés et arrachés et ils peuvent seulement induire en erreur ceux qui voudraient leur faire confiance. Chacun de nous tente de s'informer au plus vite par lui-même. Peine perdue !
Une motocyclette a filé sur la route. C'est un des nôtres ou un hitlérien ? Nous ne pourrons pas le rattraper, il a disparu en hâte dans les ruelles du village. Un soldat monte laborieusement la côte sur une bicyclette.
Nous demandons en même temps:
- Dans quelle direction la route de Veho ?
- Je ne sais pas.
- Qu'est-ce que vous faites ici ? Où allez-vous ?
- Je viens du peloton du lieutenant.
- Où est-il ?
- Là-bas vous trouverez notre chef, vous lui demanderez - répond-il.
Aux bords du village nous tombons sur un groupe d'hommes. Impossible d'arrêter le cheval. Nous arrivons au centre du groupe.
- Quelle est la route de Veho ? - je crie.
En guise de réponse. le chef du petit détachement me questionne nerveusement:
- Qu'est-ce que vous faites ici ? Nous attendons les Allemands dans quelques instants. Toutes, les unités ont été déjà retirées, nous sommes la dernière couverture.
Je crie de toutes mes forces:
- Où est la route de Veho ? Je conduit une batterie ! Je cherche la route de Veho !
- Alors retournez deux cents mètres en arrière et tournez à gauche à côté de la croix, mais vite !
Le roulement de la batterie approche. Ils sont déjà tout près.
- Halte ! - Je crie de toutes mes forces, mais ils sont déjà à côté de nous. Stojewski ne dit rien. Il n'y avait pas moyen de le stopper plus tôt.
- Par attelages rebroussez chemin ! - retentit l'ordre.
Le commandant est calme et maître de lui, il observe attentivement l'exécution de son ordre et il part aussitôt avec la IV pièce du brigadier Marczewski. Les attelages tournent l'un après l'autre. Le premier canon seulement s'est trouvé trop près des barricades -et des positions de nos fantassins. Impossible de rebrousser chemin. Nous restons seuls en luttant dans l'obscurité avec l'attelage en difficulté.
Je répète pour calmer l'énervement grandissant des canonniers et le mien:
- Du calme, du calme.
Les fantassins accourent pour nous aider à tourner cet attelage malheureux. Leur chef tantôt dirige adroitement les conducteurs au milieu des barricades et des fils barbelés jusqu'à une sortie libre sur la route, tantôt il pousse avec les autres les essieux du canon. Plus vite ! Pourvu qu'on termine à temps !
Je regarde le petit groupe de soldats de .notre dernière couverture. Nous sommes déjà prêts, nous partons - eux, ils restent.
- Que Dieu vous protège ! - crie quelqu'un.
- Vous aussi ! - répondis-je en cabrant mon cheval.
Nous rattrapons la colonne au galop. Quelques instant après nous rejoignons la batterie. Le vent du nord nous apporte de loin un bruit métallique étrange. Tout d'abord faiblement, puis un peu plus violemment un bruit de moteurs nous parvient. Les nôtres ou les hitlériens ?
Les canons roulent rapidement sur l'asphalte. Chaque minute nous éloigne de l'incertitude. Mais les autres ? Ce petit groupe de quelques hommes hardis qui ont pour devoir de retarder la poursuite des hitlériens qui attaquent ? Que pourront-ils opposer à la force des moteurs et du feu ? Pourront-ils se retirer après avoir accompli leur devoir ? Ils étaient déterminés, calmes et décidés à l'éventualité de cette rencontre meurtrière qui les attendait. Je garderai toujours en mémoire l'image de ce groupe de soldats polonais solitaires sur une terre étrangère, décidés à tout, prêts à accomplir leur devoir de soldats au prix de leurs vies. Et pourtant avant eux et après eux if y avait beaucoup d'autres dont les corps ont couvert les champs de bataille lorrains, comme il y a un an, ils ont couvert les champs de la terre natale sur la Warta et la Vistule, Dieu, protège les des, dangers et permet qu'ils puissent se retirer à temps dans l'obscurité de la nuit après avoir accompli leur tâche honorablement !
Je m'approche de Stojewski et je l'informe que la pièce de Lachowicz a rejoint la batterie et que la colonne avance en ordre.
- Bien, je vous remercie - répond-il tranquillement. Et il ajoute en parlant dans sa barbe: - Eh bien, nous en sommes heureusement sortis.
Nous allons sans cesse au trot. Depuis deux heures, c'est la course contre le temps et la distance. Les nuages deviennent plus rares, la lueur pâle de la lune éclaire quelque peu la route et la région. A l'horizon apparaissent les contours noirs d'une localité plus importante avec la tour élancé de l'église - c'est Veho.
Nous ralentissons la course des chevaux et nous couvrons au pas les derniers kilomètres qui nous séparent du village. Le vent chasse les . derniers nuages de la coupole bleu-foncé du ciel. Sur les côtés de la route ont voit des chevaux déchiquetés par les obus, tués il y a peu de temps. Les enfoncements de l'asphalte sont remplis de flaques de sang. Etait-ce seulement des chevaux qui furent les victimes ici des grenades allemandes ?
Mais nous n'avons pas de temps pour les réflexions.
Les premiers attelages entrent au milieu des bâtiments du village qui surgissent au bout de l'allée d'arbres. Dans le silence nous arrivons à un croisement de chemin.
Stojewski donne l'ordre.
- Halte ! A terre ! Vérifiez les selles !
Presque en même temps surgit d'une rue latérale la colonne des attelages de la 5e batterie du capitaine Hymol et derrière elle la 4e batterie du capitaine Dolinski. Celle-là est la plus éprouvée. Surprise par la brusque rupture du front à la jonction de notre division et de la 52e division française, la 4e batterie, comme celle de l'aile gauche, s'est trouvée en danger d'encerclement et de destruction complète. Sous la couverture de leurs propres mitrailleuses, les canonniers ont à peine réussi à sortir les canons de leur position de tir menacée et ils les ont tirés quelques centaines de mètres à la main - ce n'est qu'à ce moment qu'ils ont pu être accrochés à leurs attelages. Mais deux caissons avec les munitions et quelques avant-trains n'ont pu être sauvés. Attelés d'une manière bizarre avancent maintenant lentement sur la route deux canons attachés directement à la prolonge et soulevés par les poignées de crosse du canon par les canonniers fidèles et dévoués.
Nous échangeons vite des salutations avec le lieutenant Goczyla, Stas Lochman et Zbyszek Piatkowski, qui - comme d'habitude - a beaucoup à raconter, et nous retournons très vite à nos postes auprès des pelotons. Les canonniers sont descendus avec plaisir des chevaux et des bancs durs des avant-trains, fatigués par cette marche au trot qui dura quelques heures. Maintenant ils s'affairent vivement auprès des chevaux et des canons. Cette halte et les occupations apportent une détente visible après ces heures nerveuses d'une retraite incertaine.
Mais apparemment notre halte se prolonge. Le colonel a ordonné de se présenter à Veho où nous devions recevoir des ordres nouveaux. L'attente qui dure outre mesure commence à nous fatiguer. Nous nous apercevons que le commandant ne s'attendait pas à une halte aussi longue et qu'il ignore dans quelle direction nous devons continuer notre route.
Je profite de l'occasion pour informer le commandant des nouveaux symptômes de la crise psychique du canonnier Wolcik qui se sont manifestés au cours de notre retraite de Remoncourt et je le prie de renvoyer le garçon sur les arrières au train.
Stojewski répond sèchement:
- Pourquoi vous apitoyez-vous tellement sur son sort ?
- Il est inapte au combat et son comportement a un effet déprimant sur les autres canonniers.
Le commandant se tait.
- Il n'est d'aucune utilité et il provoque seulement la confusion - j'ajoute pour convaincre le commandant à accepter ma proposition.
Stojewski se tait un instant, puis. il se ranime brusquement et dit d'un voix calme et décidée:
- Je crèverai, vous crèverez, beaucoup d'entre nous crèveront ici, lui aussi il crèvera. Ne vous apitoyez pas sur lui. Ce n'est pas le moment. Compris ? - il a accentué fortement la dernière parole et cela signifie toujours chez lui une décision finale qui ne pouvait plus subir de changement.
- A vos ordres, mon commandant ! - répondis-je en claquant des talons.
Stojewski restait là debout, muet, mordant ses lèvres. Certainement il pensait à la situation dans laquelle nous nous trouvions. Chaque jour des soldats tombaient dans cette lutte héroïque mais inégale. Les rangs de la division s'effritaient, les forces des soldats écrasés par la fatigue s'épuisaient. Qui s'en rendait mieux compte que les chefs des détachements ? Mais malgré tout il fallait être dur, se battre, tenir - vaincre ou périr. Il n'y a pas d'autre choix.
L'arrêt brusque devant nous d'un planton sur une bicyclette interrompt le silence pesant.
Stojewski jette un ordre:
- Le groupe aux chevaux ! Hissez les sous-ventrières !
Un instant plus tard nous démarrons sur la route vers Domjevin., Derrière nous les batteries du capitaine Hymol et plus loin la 4e batterie qui avait accroché deux caissons à chaque avant-train et aux deux avant-trains restant avait attaché les canons. Le temps passe vite. Un vent frais nocturne nous rafraîchit. Du côté droit de la route nous parviennent les échos d'un combat qui se déroule à proximité. Les coups de fusils paraissent s'approcher de nous. On entend clairement non pas seulement le crépitement des mitrailleuses ou la basse aboyante du mortier, mais aussi des coups de fusils isolés. En bas de la colline qui se dresse devant nous Stojewski arrête le groupe. Il monte sur un vélo et revient en arrière de la colonne.
- La distance entre les attelages au-dessus de cinquante mètres ! Aller lentement ! Ne pas parler ! Ne pas crier après les chevaux ! Envoyer les ordres uniquement par les plantons ! Interdiction de fumer sous peine d'une balle dans la tête ! - il nous dit tout cela et il le répète personnellement aux chefs de la 5e et 4e batterie.
Nous grimpons lentement le chemin qui conduit sur la crête de la colline. Du côté droit de la route s'ouvre devant nous l'ombre noire d'une profonde vallée. C'est de là que viennent les échos de la bataille. C'est le front. Nous avançons parallèlement à la ligne du front. Les hitlériens sont donc arrivés jusqu'ici après avoir battu la malheureuse 52e division française. Nous sommes déjà à plus de quinze kilomètres du canal, Cela ne peut pas être le secteur de notre division. Ce sont ou bien les restes de la 52e division, ou bien les réserves du commandant du corps d'armée qui retiennent désespérément l'avance des hitlériens.
La vue de ce combat nocturne qui se déroule sous nos yeux dans la profondeur noire de la vallée interrompt les réflexions. La lutte est intense et acharnée. Les Allemands attaquent du haut des collines les unités françaises qui se défendent du milieu de la vallée. On entend clairement les bruits du combat, parfois le vent apporte I'écho des appels et des cris. L'obscurité dans la vallée est déchirée par les lignes lumineuses des projectiles phosphorescents des mitrailleuses, par des fusées multicolores, les éclairs de feu des mortiers et les explosions de grenades. En avançant par la route qui suit la crête de la colline, nous voyons comme sur la main le champ de bataille qui se déploie devant nous. Les scintillements de petites flammes rouges trahissent les positions des mitrailleuses allemandes parsemées, mais très près les unes à côté des autres. Du côté français il y en a hélas beaucoup moins. De temps en temps s'allume la lueur d'un coup de canon isolé. Les arcs décrits par les projectiles phosphorescents dessinent des formes toujours nouvelles. On pourrait vraiment admirer ce jeu extraordinaire de flammes et de lumières si chacune de ces lueurs, colorées et scintillantes, n'apportaient pas la mort. Hélas, cela n'est pas uni feu d'artifice, ni une illumination, mais une lutte on ne peut plus brutale, dans laquelle des hommes périssent.
L'inquiétude s'empare de moi pour un instant: et si les hitlériens lançaient brusquement une fusée pour éclairer notre colline ? Il suffirait d'une. Cette ligne serpentante du groupe en mouvement pourrait être aperçue même par un aveugle. Ils pourraient nous balayer avec une mitrailleuse. Nous ne sommes protégés que par l'obscurité. Un frisson désagréable me parcourt le dos. Mais cela ne dure qu'un instant. Devant nous explosent des colonnes de feu et les lueurs des incendies qui attirent notre attention et curiosité. Que cette route longeant la crête découverte est longue ! Dans un silence complet nous nous traînons pas à pas. Après plusieurs minutes, quoique aveuglés par les lueurs, nous sommes incapables de nous orienter tant soit peu dans l'obscurité, nous constatons néanmoins que les canons commencent à rouler plus facilement et plus vite et les chevaux tirent visiblement avec moins d'effort. Enfin ! Enfin cette route le long de la crête de la colline s'est donc terminée. Quelques minutes encore pleines d'incertitude, et nous perdons de vue le champ de bataille. Nous sommes heureusement passés. Je regrette un instant le spectacle perdu. Parfois encore on voit clignoter en l'air le panache d'une fumée multicolore. Finalement nous arrivons sur une route bordée d'arbres très près les uns des autres. L'obscurité nous enveloppe de nouveau.
On entend la voix de Stojewski donnant l'ordre:
- Rapprocher les attelages ! Distances normales ! Le danger est donc passé. Nous ne sommes donc pas encore crevés. cette nuit. Je ne sais pas depuis combien de temps dura cette marche cadencée, monotone. Je ne savais pas où et comment nous allions. J'ai du m'endormir et le brave cheval, fatigué et harassé, était cette fois plus clément qu'il y a une semaine et il ne m'a pas porté loin au devant de la batterie.
Quand je me suis réveillé, il faisait déjà jour. Nous avancions sur une route bordée d'arbres. Dans le brouillard du petit matin se dessine un croisement. Nous arrivons. Sur le poteau indicateur on voit l'inscription: «  Baccarat 4 km ».
- Halte ! A terre ! - ordonne Stojewski. Et il ajoute après un instant: - Relâcher les sous-ventrières. Un court repos.
En un clin d'oeil la route fourmille de canonniers qui s'affairent autour des chevaux et de l'équipement. L'air frais du matin a donné à tout le monde un coup de fouet et la possibilité de dégourdir les jambes après une chevauchée aussi longue et ininterrompue a été acceptée par tous avec un réel soulagement.
- Nous avons fait sûrement quarante kilomètres depuis Remoncourt - dit Gorski qui connait d'ailleurs les environs de Baccarat, car il a travaillé dans les parages.

(1) Un partie de la division a reçu l'ordre du commandant du XXe corps d'armée d'organiser la résistance sur la ligne de défense Dieuze - Azoudange pour retarder l'attaque allemande sur la ligne de défense du canal Marne - Rhin. Le commandant de la division a chargé trois bataillons détachés de l'exécution de cette mission: le IIe bataillon du 2e régiment de grenadiers a pris position à l'ouest de Dieuze, le IIIe bataillon du 3e régiment de grenadiers a été placé dans la forêt à l'ouest de Assenoncourt et le Ier bataillon du même régiment dans la région de Azoudange.
(2) Les unités détachées: le III bataillon du 2e régiment des grenadiers, les Ier et IIe bataillons du 1er régiment de grenadiers, l'escadron des motocyclistes du détachement de reconnaissance, le IIIe groupe et la 4e batterie du 1er régiment d'artillerie légère, sur lesquels reposait tout le poids de la bataille durant le 16 juin pour retarder l'avance ennemie, ont dû accomplir leur devoir dans des conditions particulièrement difficiles et dangereuses. Déjà au petit matin, dès le début de l'action, en conséquence du sort malheureux du IIIe bataillon du 291e régiment de l'infanterie française près de Benestroff, l'aile gauche des Polonais se trouva découverte en créant une menace d'encerclement à l'ouest du IIIe bataillon du 2e régiment de grenadiers. Quelques heures durant l'escadron motorisé du capitaine de cavalerie Matuszak en coopération avec la compagnie des cyclistes français du 348e régiment d'infanterie présentait une résistance acharnée aux unités ennemies venant de la direction de Francaltroff, Mais cela n'a pu changer d'une manière décisive la situation critique du IIIe bataillon. Les Allemands s'efforçaient de lui couper la retraite. Après d'âpres combats, en louvoyant et employant différentes voies, le bataillon a pu rejoindre son régiment vers le soir.
Les Ier et IIe bataillons du Ier régiment de grenadiers ainsi que le IIIe groupe du Ier régiment d'artillerie légère qui avaient pour tâche d'engager des combats de retardement dans la région de Guinzeling et Loudrefing, ont eu à faire face à une situation encore plus difficile. Leur aile droite était complètement découverte: les bataillons français du 41e régiment d'infanterie du groupement du colonel Dagnan n'ont pas occupé le rayon d'action prés de Mittersheim qui leur était destiné, mais ont pris position à quelques kilomètres à l'arrière - au sud de cette. localité. La retraite accélérée du IIIe bataillon du 2e régiment (voir plus haut) a découvert également l'aile gauche. Les détachements allemands motorisés, donc plus rapides, coupaient continuellement les voies de retraite du IIIe bataillon du Ier régiment, qui se frayait une route vers les forces principales de la division en menant de durs combats au prix de très lourdes pertes en hommes et en matériel. Une partie infime des détachements engagés aux combats est parvenue à se dégager de l'encerclement le 16 juin. Quelques compagnies ont atteint les forces principales en profitant de l'obscurité nocturne, un certain nombre de pelotons n'est arrivé que le 17 juin à l'aube. Un nombre important de soldats ont péri ou ont été fait prisonniers.
(3) Les servants des canons n'étaient pas équipés en armes portatives. Uniquement l'équipe du commandant (les éclaireurs, les téléphonistes) et les conducteurs des attelages de combat possédaient des carabines.
(4) Les soldats qui arrivaient à notre position appartenaient au ne bataillon du 2e régiment de grenadiers du commandant Wrona, qui sur ordre du commandant du corps d'armée, le général Hubert, ordre donné malgré l'opinion et la persuasion du commandant de la division, le général Duch, est resté au sud de Dieuze dans la forêt de Guéblange, comme l'un des trois bataillons qui devaient servir de couverture aux forces principales de la division. Attaqué de tous côtés depuis les heures matinales (la 52e division n'a pas occupé le secteur le long de la rivière Seille qui lui a été assigné, mais s'est bornée à poster sur cette ligne des faibles patrouilles), le bataillon est parvenu finalement au canal Marne - Rhin dans la région de Lagarde, n'ayant plus la possibilité de se frayer un chemin à travers les détachements ennemis qui lui fermaient la route. Seulement un petit nombre de soldats a pu éviter la mort.
Les autres unités détachées du IIIe bataillon du 3e regiment de grenadiers sous les ordres du commandant Perl, laissées dans la région d'Assenoncourt, et le Ier bataillon de ce régiment sous les ordres du commandant Karolus, laissé dans la région d'Azoudange, ont réussi tout de même - quoique avec de très graves pertes - à se retirer et à empêcher au cours de toute la journée du 17 juin les Allemands d'approcher le canal dans le secteur de défense tenu par le groupement du colonel Dagnan, qui occupait des positions sur l'aile droite de la division. Ces deux bataillons du 3e régiment ont franchi le canal et ont rejoint les forces principales de la division pendant la nuit du 17 au 18 juin.
(5) Au cours de la journée du 17 juin, le secteur polonais sous Lagarde constituait la direction principale de l'attaque allemande sur la ligne de défense du XXe corps. Le 2e régiment de grenadiers qui défendait ce secteur a établi déjà à 10 heures le contact avec l'ennemi qui approchait et a eu à repousser de
nombreux assauts allemands pendant la journée entière. Les Allemands ont commencé à forcer le canal l'après-midi. Cette opération ne présentait pas pour eux de difficultés techniques, car le canal n'était pas large, la formation du terrain était avantageuse pour eux et les voies de passage par le canal n'ayant été détruites que d'une manière incomplète.
A tour de rôle les différents détachements contre-attaquent mais vainement. Le commandant du régiment, le colonel Zietkiewicz, organise cinq contre-attaques au cours de la soirée, en engageant toutes ses réserves et tous les hommes aptes au combat, même les soldats des services auxiliaires et des services des arrières du régiment. Les succès locaux ne changent néanmoins pas la situation qui devient de plus en plus critique.
Les renforts dépêchés par le commandant de la division, composés de trois escadrons du détachement de reconnaissance et d'environ 200 soldats, les restes du Ier et IIe bataillons du 1er régiment éprouvés si durement le jour précédent, ont permis au colonel Zietkiewicz d'organiser à la tombée de la nuit une nouvelle contre-attaque courageuse, qui s'est soldée par un succès complet. A 23 heures tout le terrain au sud du canal a été nettoyé des Allemands. Le colonel Zietkiewicz a personnellement conduit l'action. La force et les résultats de cette contre-attaque peuvent être encore mieux appréciés par le fait que le commandant de la division hitlérienne qui attaquait les Polonais a reçu à la fin de la campagne de France le «  Ritterkreuz » avec mention: «  Pour avoir maîtrisé la situation critique au cours de la bataille près de Lagarde sur le canal Marne--Rhin ». Ainsi la crise polonaise s'est transformée au cours de cette journée en crise hitlérienne.
(6) Le 18 juin vers 10 heures du matin les Allemands ont forcé le canal près de Henaménil dans le secteur de la 52e division et en rompant le front ils se sont infiltrés de plus en plus profondément sur les arrières des unités françaises. Vers midi le canal a été franchi également dans le secteur polonais à l'ouest de Lagarde. Néanmoins pendant plusieurs heures les restes du 2e régiment de grenadiers, appuyés par la 11e compagnie du 3e régiment commandés par le colonel Zitkiewicz freinaient l'avance de l'offensive allemande. La situation s'avéra critique vers 16 heures, quand les Allemands, après un assaut qui dura trois heures, s'emparèrent du bois au nord de Vaucourt, en approfondissant ainsi la tête de pont qu'ils employaient pour faire passer le canal à des détachements supplémentaires. A peu près en même temps le canal venait d'être forcé à l'est du secteur polonais dans la région des lacs de Réchicourt, défendue par le groupement du colonel Dagnan.

Situation au 16 juin 1940
Situation au 16 juin 1940

Situation au 18 juin 1940
Situation au 18 juin 1940

 

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