Académie
Nationale de Metz
2005
Le travail des enfants dans l'industrie en Moselle et en Meurthe
: aux origines de la loi du 22 mars 1841
par Mme Laurette MICHAUX, membre correspondant
[...]
Dans l'arrondissement de Lunéville, le sous-préfet remarqua le
même mouvement, le contingent d'enfants n'ayant pas atteint les
16 ans ne fut pas renouvelé chez Perret, chez Jacquel..., mais
on pouvait « faire travailler 13 à 15 h par jour tout à loisir »
les jeunes de 16 ans (46).
[...]
Le sous-préfet de Lunéville arrivait au même constat en 1845 à
propos des fabriques de coton et de laine Perret & Fils et
Jacquel & Cie qui avaient réussi à dégonfler la masse des
enfants ouvriers. Il ne pouvait que transmettre ce qu'il avait
sous les yeux. « En général tout l'ouvrage qui se faisait par
les enfants dans l'atelier commun avant la promulgation de la
loi, se fait encore aujourd'hui par eux, mais en chambre,
c'est-à-dire sous la surveillance des parents » (48). La
fabrique de draps Lémant de Blâmont fit mieux. Les premiers
repérages firent état de 26 enfants sur 276 ouvriers en 1840. En
1845, la direction a compris qu'elle prenait des risques en
donnant des infirmations, elle ne remplit donc pas les
questionnaires du sous-préfet.
L'aide des enfants était souvent trop précieuse pour pouvoir
être éliminée de la grande industrie et le travail à domicile
n'était pas toujours possible, ce qui conduisit à d'autres
solutions. Le directeur Chevandier de la verrerie de
Cirey-sur-Vezouze tenta de partager en deux groupes la masse des
enfants ouvriers, suivant un fonctionnement qui rappelle celui
des salines. D'un côté, il plaçait ceux qui contribuaient à la
fabrication du verre et qui devaient respecter la loi, et de
l'autre, les autres qui ne remplissaient pas de tâches
régulières. L'occupation qui consistait à relever le bois
fluctuait énormément avec les saisons (49). De plus, le
sous-préfet de Sarrebourg qui se faisait le porte-parole des
maîtres verriers expliquait dans ses rapports que pour être
performant à 16-18 ans, un jeune devait commencer à travailler
très jeune.
[...]
Le sous-préfet de Lunéville tint le préfet au courant de sa
façon de procéder pour constituer les commissions de
surveillance dont l'article 10 de la loi de 1841 stipulait la
création (60). La présence de tels comités ne se justifiait que
dans les cités industrielles de Baccarat, Badonviller et Domèvre,
les seuls endroits à avoir des manufactures. Pour Blâmont, pas
de problème, il tenait une personnalité, l'ancien notaire
Gérard, qui avait précédemment été maire de cette ville, Mais à
Domèvre-sur-Vesouze, il ne vit absolument personne sur place
capable de répondre au profil attendu. Aussi décida-t-il
d'étendre jusqu'à Domèvre le champ d'intervention de
l'inspecteur Gérard. Son embarras était encore plus complet pour
Baccarat. Il savait que la personne retenue aurait beaucoup de
travail et que pour être efficace, elle ne devait pas être
impliquée dans le réseau relationnel de la cristallerie. A
l'opposé, il ne paraissait pas honnête d'envoyer pour surveiller
la cristallerie quelqu'un qui aurait nourri des préjugés
défavorables à l'égard du plus gros employeur du secteur. En
plus, le sous-préfet souhaitait que l'inspecteur retenu ait un
bon niveau d'instruction. Trouver quelqu'un qui réponde à tous
ces critères relevait du défi. Son choix se porta finalement, en
désespoir de cause, sur le receveur de l'enregistrement Guérin,
dont l'honorabilité lui paraissait garantie mais qui avait l'inconvé-
nient de ne pas être sorti de la vie active (61).
[...]
Plus d'un quart de siècle après l'effondrement de la Grande
Armée, les rangs des officiers rescapés continuaient de
s'éclaircir d'année en année. La montée périodique d'épidémies
détournait l'attention des officiers de santé vers d'autres
centres d'intérêt. En 1845, soit finalement très peu de temps
après le lancement de ces missions d'inspections de
manufactures, le sous-préfet de Lunéville ne réussissait
toujours pas à régler le problème, il n'avait plus personne dans
le canton de Blâmont et la situation était peu édifiante.
L'inspecteur Lahalle dont il avait sollicité la collaboration
était décédé depuis deux ans, quant à l'inspecteur Gérard, « Il
est atteint depuis longtemps d'une maladie grave qui le retient
au lit, il lui sera désormais impossible de remplir ses
fonctions. Reste M. Lafrogne père, que son grand âge empêche de
visiter les établissements du canton où il peut y avoir des
enfants soumis au travail ».
(46). Badonviller, le 30 décembre 1845, Archives
départementales de la Meurthe-et-Moselle, 10 M 27.
(48). Badonviller, le 30 décembre 1845, Archives départementales
de la Meurthe-et-Moselle, 10 M 27. La manufacture de tissage de
coton Perret de Badonviller fonctionnait avec 60 hommes
rémunérés avec 1,25 F par jour, 45 femmes payées 0,75 F et 30
enfants qui n'avaient droit qu'à 0,35 F par jour.
(49). M. Chevandier avait évalué à 1500 le nombre de ses
ouvriers dont 50 enfants. Le sous-préfet de Sarrebourg lui fit
expédier des livrets d'enfants ouvriers en englobant dans les
effectifs ces petits travailleurs temporaires. L'entrepreneur
renvoya ceux dont il n'avait plus usage (lettre au sous-préfet
de Sarrebourg du 7 janvier 1843), il en avait reçu 21 de trop,
Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle, 10 M 27.
(60). Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle, 10 M
28. Lunéville, le 20 avril 1841, rapport au préfet.
(61). Ibidem.
Loi du 22 mars
1841
relative au travail des enfants employés dans les manufactures,
usines ou ateliers
Louis-Philippe, Roi des Français,
à tous présents et à venir, salut.
Nous avons proposé, les Chambres ont adopté ;
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1er
Les enfants ne pourront être employés que sous les conditions
déterminées par la présente loi :
1° dans les manufactures, usines et ateliers à moteur mécanique
ou à feu continu, et dans leurs dépendances ;
2° dans toute fabrique occupant plus de vingt ouvriers réunis en
atelier.
Art. 2
Les enfants devront, pour être admis, avoir au moins huit ans.
De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail
effectif plus de huit heures sur vingt-quatre, divisées par un
repos.
De douze à seize ans, ils ne pourront être employés au travail
effectif plus de douze heures sur vingt-quatre, divisées par des
repos.
Ce travail ne pourra avoir lieu que de cinq heures du matin à
neuf heures du soir.
L'âge des enfants sera constaté par un certificat délivré sur
papier non timbré et sans frais, par l'officier de l'état civil.
Art. 3
Tout travail, entre neuf heures du soir et cinq heures du matin,
est considéré comme travail de nuit.
Tout travail de nuit est interdit pour les enfants au-dessous de
treize ans.
Si la conséquence du chômage d'un moteur hydraulique ou des
réparations urgentes l'exigent, les enfants au-dessus de treize
ans pourront travailler la nuit, en comptant deux heures pour
trois, entre neuf heures du soir et cinq heures du matin.
Un travail de nuit des enfants ayant plus de treize ans,
pareillement supputé, sera toléré, s'il est reconnu
indispensable, dans les établissements à feu continu dont la
marche ne peut pas être suspendue pendant le cours des
vingt-quatre heures.
Art. 4
Les enfants au-dessous de seize ans ne pourront être employés
les dimanches et jours de fêtes reconnus par la loi.
Art. 5
Nul enfant âgé de moins de douze ans ne pourra être admis
qu'autant que ses parents ou tuteur justifieront qu'il fréquente
actuellement une des écoles publiques ou privées existant dans
la localité. Tout enfant admis devra, jusqu'à l'âge de douze
ans, suivre une école.
Les enfants âgés de plus de douze ans seront dispensés de suivre
une école, lorsqu'un certificat, donné par le maire de leur
résidence, attestera qu'ils ont reçu l'instruction primaire
élémentaire.
Art. 6
Les maires seront tenus de délivrer au père, à la mère ou au
tuteur, un livret sur lequel seront portés l'âge, le nom, les
prénoms, le lieu de naissance et le domicile de l'enfant, et le
temps pendant lequel il aurait suivi l'enseignement primaire.
Les chefs d'établissement inscriront :
1° sur le livret de chaque enfant, la date de son entrée dans
l'établissement et de sa sortie ;
2° sur un registre spécial, toutes les indications mentionnées
au présent article.
Art. 7
Des règlements d'administration publique pourront :
1° étendre à des manufactures, usines ou ateliers, autres que
ceux qui sont mentionnés dans l'article 1er, l'application des
dispositions de la présente loi ;
2° élever le minimum de l'âge et réduire la durée du travail
déterminés dans les articles deuxième et troisième à l'égard des
genres d'industrie où le labeur des enfants excèderait leurs
forces et compromettrait leur santé ;
3° déterminer les fabriques où, pour cause de danger ou
d'insalubrité, les enfants au-dessous de seize ans ne pourront
point être employés ;
4° interdire aux enfants, dans les ateliers où ils sont admis,
certains genres de travaux dangereux ou nuisibles ;
5° statuer sur les travaux indispensables à tolérer de la part
des enfants, les dimanches et les fêtes, dans les usines à feu
continu ;
6° statuer sur les cas de travail de nuit, prévus par l'article
troisième.
Art. 8
Des règlements d'administration publique devront :
1° pourvoir aux mesures nécessaires à l'exécution de la présente
loi ;
2° assurer le maintien des bonnes mœurs et de la décence
publique dans les ateliers, usines et manufactures ;
3° assurer l'instruction primaire et l'enseignement religieux
des enfants ;
4° empêcher, à l'égard des enfants, tout mauvais traitement et
tout châtiment abusif ;
5° assurer les conditions de salubrité et de sûreté nécessaires
à la vie et à la santé des enfants.
Art. 9
Les chefs des établissements devront faire afficher dans chaque
atelier, avec la présente loi et les règlements d'administration
publique qui y sont relatifs, les règlements intérieurs qu'ils
seront tenus de faire pour en assurer l'exécution.
Art. 10
Le gouvernement établira des inspections pour surveiller et
assurer l'exécution de la présente loi. Les inspecteurs
pourront, dans chaque établissement, se faire représenter les
registres relatifs à l'exécution de la présente loi, les
règlements intérieurs, les livres des enfants et les enfants
eux-mêmes ; ils pourront se faire accompagner par un médecin
commis par le préfet ou le sous-préfet.
Art. 11
En cas de contravention, les inspecteurs dresseront des
procès-verbaux, qui feront foi jusqu'à preuve contraire.
Art. 12
En cas de contravention à la présente loi ou aux règlements
d'administration publique, rendus pour son exécution, les
propriétaires ou exploitants des établissements seront traduits
devant le juge de paix du canton et punis d'une amende de simple
police qui ne pourra excéder quinze francs.
Les contraventions qui résulteront, soit de l'admission
d'enfants au-dessous de l'âge, soit de l'excès de travail,
donneront lieu à autant d'amendes qu'il y aura d'enfants
indûment admis ou employés, sans que ces amendes réunies
puissent s'élever au-dessus de deux cents francs.
S'il y a récidive, les propriétaires ou exploitants des
établissements seront traduits devant le tribunal de police
correctionnelle et condamnés à une amende de seize à cent
francs. Dans les cas prévus par le paragraphe second du présent
article, les amendes réunies ne pourront jamais excéder cinq
cents francs.
Il y aura récidive, lorsqu'il aura été rendu contre le
contrevenant, dans les douze mois précédents, un premier
jugement pour contravention à la présente loi ou aux règlements
d'administration publique qu'elle autorise.
Art. 13
La présente loi ne sera obligatoire que six mois après sa
promulgation.
Fait au palais des Tuileries, le 22ème jour du mois de mars,
l'an 1841
Signé : Louis-Philippe.
Par le Roi :
Le ministre secrétaire d'Etat de l'agriculture et du commerce :
Signe : L. Cunin-Gridain
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