Revue Forestière Française -
Numéro 4 - 1979
LES FORETS MITRAILLÉES SOIXANTE ANS APRÈS
P. GOUTTIN
NOTE DE LA
REDACTION
M. Gouttin nous avait adressé ce texte fin octobre 1978 et, dans
sa lettre d'envoi, il écrivait : En pratique, on peut rapprocher
l'état de chose actuel de celui d'un malade de longue date dont
on s'aperçoit qu'il eut dû être soigné d'une toute autre manière
que celle mise en oeuvre. Partiellement soigné, le malade n'est
que partiellement guéri, sans qu'une intervention facile puisse
être tentée.
Deux générations de forestiers ont fait ce qu'ils ont pu, sans
qu'un effort soit tenté dans l'orientation sur ce sujet de la
politique à mener en forêt mitraillée.
Le problème n'est pas facile, vous en conviendrez, et nous
sommes sur un terrain délicat.
Au cours de cet hiver, Pierre Gouttin, reboiseur, créateur de
groupements forestiers, praticien éclairé et dynamique, est
décédé. Nous publions cet article en mémoire de son inlassable
action pour la forêt.
La surface de forêts françaises - domaniales, communales ou
privées - gravement endommagées par la guerre de 1914-1918, et
aussi, mais à un degré moindre, lors du conflit 1939-1945, est
très importante même si elle est difficile à évaluer. Et ces
dégâts subsistent encore et risquent d'être plus durables qu'on
ne le pense généralement. C'est le cas en particulier des forêts
touchées durement par la Première Guerre mondiale où deux types
de préjudices - l'un aux arbres, l'autre aux sols - peuvent
avoir été créés simultanément. Aussi, je crois qu'il faut bien
considérer deux catégories de forêts mitraillées : d'une part,
les futaies partiellement endommagées, d'autre part les zones
entièrement saccagées et dont le sol a été très fortement
bouleversé : abris, tranchées, trous d'obus, entonnoirs de mine.
LES FUTAIES MITRAILLÉES
Prenons l'exemple du Hêtre dans les forêts de l'Est dans
lesquelles on trouve des peuplements de dimensions diverses et
dans les parcelles des arbres en diamètres assortis de toutes
dimensions. En considérant que l'accroissement annuel moyen sur
le diamètre est de 0,5 cm, les tiges de 60 ans ont 0,30 m de
diamètre. Celles qui ont un diamètre inférieur seraient donc
nées après l'armistice de 1918 et seraient par conséquent
indemnes de mitraille.
Pour le Chêne, ce sera environ le même diamètre et pour le Sapin
qui pousse plus vite, le diamètre de tiges non mitraillées
serait inférieur à 0,40-0,50 m.
En fonction de ceci, si on veut supprimer le handicap très lourd
des bois mitraillés, ou même de la simple présomption de
mitraille, il faut éliminer le plus rapidement possible les
sujets d'un diamètre supérieur à 0,30 m pour le Hêtre, 0,40 m
pour le Sapin.
Certes, on a déjà, dans la plupart des cas, bien purgé en
éliminant les arbres visiblement atteints mais on ne les a pas
tous vus. L'accroissement a recouvert les plaies plus rapidement
qu'on ne pouvait alors le penser. Et les coupes ne sont souvent
intervenues qu'à périodicité décennale. Or, un arbre visiblement
mitraillé en 1928, était beaucoup moins décelable en 1938 et
n'était souvent plus décelable en 1948.
Quand le problème a été résolu à temps et avec les moyens
suffisants, la question ne se pose plus. Par exemple, la forêt
J. Geny à la Chapelotte à l'est de Badonviller
(Meurthe-et-Moselle) versant nord ; en 1920, furent exploités
sur 100 hectares environ les quelques sapins encore
exploitables. L'ensemble fut reboisé en épicéa. Cette forêt
ainsi complètement refaite porte actuellement 500 à 600 m 3 à
l'hectare en moyenne. Il y a déjà eu des coupes d'éclaircies
mais le sol reste bouleversé comme il l'était en 1918.
Voisin du bois Geny, mais un peu plus éloigné du front (à 500
m), le bois Muller très fortement mitraillé a été exploité à
temps de tous les gros bois restants ; acquis par les voisins,
il se présente maintenant comme une magnifique sapinière de haut
perchis passant à la futaie.
Lors d'une visite de l'Association des communes forestières aux
Douglas de la parcelle 2, IVe série de la forêt des Elieux, un
assistant dit : « II aurait fallu tout raser et planter des
Douglas ». C'est triste, mais c'était à l'époque impossible ;
tout manquait : le personnel, le matériel, les crédits. Et qui
connaissait alors les performances possibles avec la magnifique
essence qu'est le Douglas ?
Pour résoudre le grave problème encore posé soixante ans après
la Première Guerre mondiale, il faut agir fort et bien et je
suggère la technique nouvelle à mettre en oeuvre pour extraire
en une dizaine d'années les produits indésirables. C'est une
politique d'élimination systématique et progressive dans toutes
les parcelles intéressées en commençant par les plus suspectes,
ou connues pour être encore mitraillées, à charge de remédier à
quelques trouées par la régénération artificielle, encore que,
dans la plupart de ces forêts, ne manque pas la régénération
naturelle.
Le plus grand bien serait ainsi fait à la forêt car si rien de
systématique n'est entrepris, ou si on continue au rythme
actuel, on parlera encore dans soixante ans de la mitraille
1914-1918 dans nos forêts. Or, l'hypothèse mitraille pèse
lourdement, car la seule présence d'un éclat dans un arbre ici
ou là se répétant régulièrement continue à handicaper les
peuplements en cause. Elle écarte certains acheteurs et elle
incite les autres à une forte réduction des prix d'achat. Il ne
faut pas dire qu'un arbre n'est pas touché parce qu' on ne voit
rien tout au moins dans un secteur à délimiter. Dans nos Basses
Vosges, ce serait une bande de 1 à 2 km de chaque côté des
lignes de front. Ne faut-il pas bien et rapidement délimiter ces
secteurs tant qu'il nous reste des plans.. et des souvenirs ?
LES SOLS BOULEVERSÉS
Souvent, les produits subsistant ont été détruits ou réalisés
mais les sols sont encore dans un état effroyable. Je me
souviens d'une visite vers 1920 dans le canton du Gros Hêtre,
IVe série des Elieux (Meurthe-et-Moselle) avec le brigadier et
l'inspecteur de l'époque. L'offre faite à mon beau-père
exploitant forestier était la suivante : vous exploitez tout
gratuitement, à charge pour vous de couper les barbelés, de
faire les chemins. Malgré l'esprit d'entreprise et d'audace de
mon beau-père Paul Cadix, il renonça devant l'état du terrain,
les risques, la difficulté d'y faire travailler du personnel,
bûcherons ou voituriers.
Un autre exemple est celui du secteur des entonnoirs de Leintrey
(Meurthe-et-Moselle) reboisé entre 1920 et 1939 par la Société
forestière lorraine. Le terrain et son relief bouleversé a été
si parfaitement protégé qu'il est toujours impraticable. On a
dû, ces dernières années, ouvrir et niveler les lignes au
bouteur pour créer des voies de vidange. Des exemples analogues
sont bien connus pour le front de Verdun.
Dans ces terrains avec la régénération naturelle, parfois avec
des plantations résineuses, la forêt s'est bien refaite mais
sans remise en état du sol. Il ne pouvait guère en être
autrement, nous n'avions alors ni les moyens financiers, ni les
engins mécaniques (tracteurs, bouteurs) dont nous disposons
actuellement. La forêt s'est reconstituée mais le terrain est
resté ce qu'il était : les premières lignes et leurs aspects
chaotiques.
Nous avons encore actuellement sur ces sols l'état des zones du
no man's land et des points chauds du front 14-18. La partie
nord de la IVe série de la forêt des Elieux (Meurthe-et-Moselle)
en est un exemple ; c'est un taillis passant à la futaie ou de
beaux perchis de sapins bientôt exploitables en éclaircie.
L'état du terrain va déprécier considérablement la valeur des
produits et cela pendant encore très longtemps.
Il semble que l'on doive transformer ces forêts suivant une
technique à définir et à appliquer rapidement, qui serait la
suivante. Il est nécessaire d'abord de créer un réseau dense de
voies de vidange puis, entre ces voies, de procéder à de fortes
éclaircies voire à de petites coupes à blanc étoc, puis après
nivellement des sols à replanter ces vides en sapin pectiné ou,
de préférence, en épicéa. En procédant par canton, ou par
parcelle, on se trouvera chaque fois devant un cas particulier ;
l'initiative devra être laissée au technicien sur le terrain. Le
but essentiel est de mener simultanément la remise en état du
terrain et la conduite des peuplements. Tâche délicate et de
longue haleine.
A noter que si on décide qu'écologiquement les résineux sont
bien à leur place, cette opération devrait facilement pouvoir
être étalée sur cinquante ans. Et dans cinquante ans, la
production serait avec les résineux au moins égale à celle des
feuillus, même si ceux-ci ont près de soixante ans d'avance. On
peut voir un exemple frappant dans la IV e série des Elieux dont
j'ai déjà parlé (au-dessus du monument des démineurs - parcelle
L, lieu-dit le Gros Hêtre) où des Douglas ont été plantés dans
le taillis en 1922-23.
L'action à mener dans les forêts de la première catégorie -
futaies partiellement épargnées, déjà purgées d'une fraction des
arbres soupçonnés de mitraille, sol peu bouleversé - doit être
programmée et conduite énergiquement et le plus rapidement
possible. Il faut que l'hypothèse de la mitraille soit
totalement levée dans quelques années, ceci peut se faire
apparemment sans grande perturbation sur les récoltes
régionales.
Dans les forêts de la deuxième catégorie, l'action sera
obligatoirement plus lente et plus longue avec. cependant un
délai maximal de cinquante ans, si on a recours aux résineux. La
production ne peut qu'en être améliorée.
Pour les forêts touchées seulement lors du deuxième conflit
(1939-1945), l'action a été souvent plus vigoureuse. Certains
secteurs très mitraillés ont été radicalement exploités à blanc.
Le sol n'a pas été aussi bouleversé et les reboisements ayant
suivi, la situation a été rétablie. Néanmoins, il faut agir dans
les futaies mitraillées qui n'ont pas été aussi transformées de
la même manière que celle préconisée pour celles touchées par la
Première Guerre mondiale, afin de ne pas en être encore encombré
dans trente ou cinquante ans.
En somme, les aménagements en cours des forêts mitraillées
devraient être globalement revus pour un redressement à brève
échéance. Le retard acquis pendant soixante ou pendant trente
cinq ans devrait être rapidement comblé dans les futaies. Pour
les autres, celles de l'ancien no man's land au sol profondément
bouleversé, la politique à mener est plus complexe mais un
aménagement de circonstance doit être entrepris sur une période
nouvelle. De nombreux exemples sont là pour assurer le succès
d'une action dans le sens de ces deux suggestions.
Pierre GOUTTIN
Administrateur de sociétés forestières
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