Tableau de
l'instruction primaire en France : d'après des documents
authentiques... à la fin de 1833
Paul Lorain
Ed. Hachette, Paris, 1837
Des Patois
[...]
Un inspecteur se présente dans le canton de ..., ou de ..., sur
le territoire français, et, comme préliminaires d'examen, il
demande quelques renseignements. On s'attroupe autour de
l'étranger qui parle une langue inconnue ; le maire est appelé
et finit par s'aboucher avec lui à l'aide d'un trucheman.
L'inspecteur se transporte chez l'instituteur, le voilà en pays
de connaissance, et déjà, bien que sentant ses habitudes de
patois (126), la lecture des bambins de l'école réjouit son
oreille par des sons français. Il parle, mais personne ne lui
répond: il est inutile de dire que les élèves ignorent la
langue, quand nous saurons que le maître qui doit la leur
enseigner ne la connaît pas lui-même ; ou bien si, par un
heureux hasard, il est en état de la montrer, tout s'oppose
autour de lui à ce qu'il réussisse. Les enfants, de retour dans
leur cabane, quelquefois même au sein des villes, vivent dans le
patois : ils le retrouvent à l'école dans la conversation
familière et dans les questions de l'instituteur ou de sa
famille. Les livres français, à commencer par la grammaire, sont
pour eux des livres de lecture comme le psautier latin dans nos
écoles; aussi, pour les choses qu'ils doivent comprendre, le
catéchisme, par exemple, les ecclésiastiques exigent que
l'instituteur le fasse réciter en patois, et refusent la porte à
l'enfant qui ne le saurait dire qu'en français. En un mot les
rôles sont changés : le français est pour eux ce qu'est pour
nous leur idiome, une langue morte, une ruine, ou, si vous
voulez, un luxe dont ils n'ont que faire. Le patois est la vraie
langue du pays : elle se mêle à tout, aux conversations, aux
plaisirs, aux affaires : elle règne dans l'école comme dans
l'église où le prêtre n'emploie pas d'autre langue pour prêcher
ses ouailles. « Parlez la langue de vos pères, dit le « bon curé
aux enfants ; ils n'ont pas besoin de « parler comme des
bourgeois, disent aux instituteurs « les pères de famille. »
[...]
Il est surtout important d'abolir un usage funeste adopté dans
un grand nombre de provinces. L'instituteur a plusieurs prix
différents. La lecture, forme la rétribution la plus modeste sur
son tarif, mais l'écriture élève déjà le prix d'écolage : quand
il s'agit du calcul et de la grammaire, c'est un nouveau marché
à conclure- Qu'arrive-t-il de là ? Les familles se disent, en
envoyant leur enfanta l'école: qu'il apprenne à lire, nous
verrons plus tard pour l'écriture (347). Tous ces petits
malheureux sont donc obligés de passer, le nez collé sur leur
croix de Jésus, les six heures de classe de la journée, sans
aucun profit pour leur instruction ; et il eût bien mieux valu
employer à leur faire tracer quelques lettres le temps qu'ils
ont perdu à faire semblant de préparer la leçon de lecture. On
sent d'ailleurs combien ce retard est préjudiciable à leurs
études, en même temps qu'il les accoutume à une inertie d'esprit
vraiment fatale. Ajoutez que cette distinction en lecteurs et en
écrivains rend encore plus difficile l'emploi de la méthode
simultanée.
Je suis étonné de voir, qu'aujourd'hui, lorsqu'il est devenu
palpable pour les esprits les plus sceptiques qu'un enfant n a
qu'à gagner à faire marcher de front ces deux branches
d'instruction, tant de conseils municipaux aient encore
consacré, par une différence de prix, cette singulière
hiérarchie. Il semble qu'il faille commencer par apprendre à
lire avant d'oser aspirer à prendre la plume, comme il faut être
soldat avant de porter l'épaulette [...]
[...]
126. [...]
Meurthe ; arr. de Lunéville, cant. de Blamont. - La lecture des
imprimés est passable ; mais elle se ressent partout de l'accent
et du patois du pays.
[...]
347. [...]
Meurthe; arr. de Lunéville, cant. de Blamont. - Dans presque
toutes les communes rurales, les parents ne veulent pas que
leurs enfants apprennent d'abord à écrire et à chiffrer, parce
que la rétribution est de 4 ou 5 sous de plus par hiver, pour la
classe de ceux qui écrivent, et encore parce qu'il faudrait user
des plumes et du papier. |