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L'histoire pourrait commencer sous la forme d'une énigme
:
« quel Blâmontais apparait au centre de deux toiles
d'Edouard Manet ?». |
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En effet, il existe deux versions d'une même scène,
peinte par Manet à partir de décembre 1880 : la plus
petite des deux versions (73x80 cm) est visible au musée
d'Orsay, la seconde (146x116 cm) au musée Kunsthaus de
Zurich. Toutes deux intitulées « L'Évasion de Rochefort
», représentent le journaliste Henri Rochefort (Victor
Henri de Rochefort-Luçay, 1831-1913) s'évadant par la
mer du bagne de Nouvelle-Calédonie. |
Mais ce 19 mars 1874, Henri Rochefort n'est pas
seul dans l'embarcation : parmi les cinq autres
occupants, figure Charles François Bastien.
Né le 14 juillet 1833 à Blâmont, Charles François est le
fils de Charles Stanislas Bastien (1809-1879), marchand,
et d'Anne Fanie Sauffrignon (1812-1879).
Il quitte Blâmont pour Paris avec ses parents, et la
famille habite au 44 avenue de Saint-Mandé.
Devenu inspecteur de police, il épouse à Paris XIIème,
le 9 février 1861, Susanne Granthille (née à Metz le 2
mai 1842, elle est la fille de Damien Granthille,
demeurant à Montigny-les-Metz, qui y avait fondé en 1839
sa fabrique de papiers peints. L'entreprise est dirigée
depuis 1851 par son frère Michel-Victor, que la guerre
de 1870 contraint, avec ses fils Justin et Henry, ainsi
que soixante ménages ouvriers, à quitter Montigny-les-Metz pour s'installer à s'installer à
Châlons-sur-Marne dans une nouvelle usine achevée en
1872).
Demeurant à Paris (49 boulevard de Clichy), marié et
père d'un enfant (20 mai 1862), Charles Bastien est
représentant de commerce en vins.
Ancien sous-officier
au 7ème régiment de hussards (rattaché en 1870 à l'armée
du Rhin, le régiment s'illustre lors des grandes charges
de la bataille de Mars la Tour le 16 août 1870), il
devient
capitaine au 259ème bataillon de la Garde nationale
pendant le premier siège de Paris (septembre 1870), et
commande le même bataillon durant la Commune (18 mars
1871 - 28 mai 1871).
Dès cette époque, Charles Bastien utilise le
pseudonyme de Bastien Grantil (forme du nom "Granthille" de
son épouse), comme on le voit sur l'affiche
ci-contre.
Le 259ème bataillon, réorganisé à
Clichy, comprend quatre compagnies de marche et quatre
compagnies sédentaires ; stationné dans le 17ème
arrondissement (Batignolles), le bataillon est envoyé à
Neuilly, mais bat en retraite le 21 mai. |
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On ignore ce qu'est devenu Bastien durant la guerre de
rue de la semaine sanglante, mais il est finalement fait
prisonnier, puisque le 19ème conseil de guerre à
Versailles le condamne, le 20 décembre 1871, à la
déportation simple en Nouvelle Calédonie pour « avoir exercé un commandement dans des bandes armées »
et « avoir dans un mouvement insurrectionnel porté des
armes apparentes étant revêtu d'un uniforme militaire »,
en lui reconnaissant des circonstances atténuantes (sans
doute pour « Bonne conduite » reconnue avant sa
condamnation).
Son recours en grâce est refusé le 5 juillet 1872.
Il est donc embarqué le 1er octobre 1872 sur le transport à
vapeur Le Var, qui le débarque à l'île des Pins le 9
février 1873. Puis il embarque le 17 octobre 1873 pour
la Grande Terre, et est autorisé à résider à Nouméa le 6
janvier 1874.
Le 19 mars 1874, il s'évade de Nouvelle Calédonie avec
Henri Rochefort (journaliste et homme politique), Paschal Grousset (journaliste et membre de la Commune
délégué aux relations extérieures), François Jourde
(délégué aux finances de la Commune), Achille Ballière
(architecte, capitaine d'état-major au bataillon des
barricadiers), et Olivier Pain (journaliste, chef du
cabinet de Paschal Grousset).
Achille Ballière (1840-1905) raconte en 1875 le
détail de cette évasion dans
« Un voyage de
circumnavigation. Histoire de la déportation par un
évadé de Nouméa » :
« Henri Rochefort avait préparé un projet d'évasion très
hardi, qu'il sut faire réussir. Moyennant une somme de
dix mille francs payables à Melbourne, un capitaine de
vaisseau américain mit le vaisseau qu'il commandait à la
disposition de Jourde et de ses amis, qui en
profitèrent. Dans la nuit du 20 mars 1874, Jourde, Ballière, Bastien-Granthille, partis en canot de Nouméa,
furent rejoints par Henri Rochefort, Olivier Pain et
Paschal Grousset, qui venaient de la presqu'île Ducos.
Les six évadés purent gagner le navire (PCE, Peace
Comfort Ease) et ne tardèrent pas à rentrer en Europe. |
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Discrètement contacté par Ballière qui intervient par
l'entremise d'un jeune badois, Alfred Wallerstein, le
capitaine du P.C.E., David C. Law, accepte d'accueillir
les fugitifs à son bord, moyennant la somme rondelette
de dix mille francs, et à condition de ne pas se
compromettre. Les candidats à l'évasion s'assurent alors
de la complaisance d'un autre déporté simple, Bastien,
qui dispose de l'embarcation de Dusserre, son patron, et
consent à aller chercher ses trois camarades de la
presqu'île Ducos. Le soir du 19 mars 1874, par un temps
exécrable qui gêne mais aussi protège leur fuite,
Jourde, Ballière et Bastien viennent récupérer Rochefort
et ses deux compagnons d'infortune, Grousset et Pain,
qui les attendent en caleçon de bain sur un îlot de la
presqu'île. Après une traversée mouvementée de la rade,
nos six hommes parviennent à se hisser à bord du P.C.E.,
un trois-mâts anglais qui venait de transporter une
cargaison de charbon en Nouvelle-Calédonie. Une longue
attente commence. Le navire lève l'ancre au petit matin
mais, faute de vent, les manœuvres s'éternisent et ce
n'est qu'en milieu d'après-midi qu'il atteint les eaux
internationales, au grand soulagement de ses passagers.
Sept jours plus tard, les côtes australiennes sont en
vue : l'évasion a définitivement réussi. » |
On voit déjà dans ce
récit que Charles François Bastien se fait
toujours surnommer « Granthille », nom de son épouse.
Le conseil de guerre, à Nouméa, le condamne le 26 mai
1874 à deux ans de prison pour évasion, par défaut,
puisqu'on a alors aucune nouvelle de lui depuis son
évasion (le 19 avril 1874, la gendarmerie avait conclu par un
procès-verbal de recherche infructueuse).
Pour savoir ce qu'il est devenu, il faut remonter à
l'organisation de l'évasion : déporté simple, Bastien
est employé chez un négociant du chef-lieu, M. Dusserre,
qui avait établi à la presqu'île Ducos une cantine.
Bastien est chargé de transporter tous les jours entre
Nouméa et la presqu'île, des approvisionnements de
toutes sortes (légumes, vins, liqueurs, tabac, etc) à la
cantine de la déportation, notamment pour le camp
militaire chargé de la garde des prisonniers. Il a pour
ce voyage une barque légère (baleinière) pouvant à peine
contenir six personnes, et un équipage de deux indigènes
chargés de ramer lorsque le vent ne permet plus la
navigation à voile. C'est ainsi qu'il accepte de
participer à l'évasion relatée ci-dessus.
Arrivés en Australie, les
évadés gardent les noms d'emprunt sous lesquels ils se
sont présentés : Henri Rochefort (Henri Luçay), Achille
Ballière (Achille Courvol), Paschal Grousset (Paschal
Périgère), Francis Jourde (Francis Courtenay), Olivier
Pain (Olivier Gargilesse), et Bastien-Granthille
(Bastien Curnieux). Mais il semble que la presse
australienne en ait tiré des appellations encore plus
fantaisistes, puisqu'on retrouve Bastien cité sous le
nom de “Charles Bostiere Grandhille, Commandant
de Bataillon” (Newcastle Chronicle, 28 March 1874)
ou encore “Caven Grant Achille, ex-Commandant of the National Guard” (Sydney Morning Herald, 10 April 1874).
Les amis d'Henri Rochefort restés en Europe, lui font
parvenir par l'Australasia Bank, 25 000 francs qui
permettent de régler les dettes : la note de l'hôtelier
M. Courvoisier (quinze jours de séjour environ) pour
3,750 francs, le paiement au capitaine Law, 8,500
francs, plus 250 francs, attribués à l'équipage, et
250 francs à l'interprète et intermédiaire badois Vallenstein,
.
Le reste est partagé entre les évadés :
- Grousset, 2,500 francs ;
- Jourde, 1,500 francs ;
- Ballière, 1,500 francs ;
- Bastien, 1,000 francs.
Henri Rochefort et Olivier Pain conservent les 5,750
francs restants, dont 3,000 servent au paiement de leur
passage vers New-York (avant de rejoindre Londres par
San-Francisco).
Grousset et Jourde partent pour San
Francisco dans le but de rejoindre New-York (d'où ils
repartiront pour Liverpool puis Londres).
Ballière part pour Melbourne d'où il parviendra à
regagner l'Europe.
Bastien part pour Newcastle, où il traite avec un
voilier américain charbonnier pour son rapatriement à
San-Francisco, prétendument chez un oncle qui y possède
une maison de commerce importante (nous n'avons retrouvé
aucune trace de cet oncle...)
.
On voit cependant Bastien à Ixelles, en Belgique, en
1875, puis en 1876 à Genève, où il continue à se faire
appeler Granthille.
Il rejoint ensuite
Montigny-lès-Metz, qui est désormais ville allemande
(sans doute dans la famille de son épouse ou dans les
immeubles conservés par la famille Granthille après son
départ en 1870), et on perd définitivement sa trace
(hormis son passage à Strasbourg, en tant que négociant
en vins, signalé par
Lucien Descaves,
sans doute après 1876)
Charles-François Bastien est amnistié le 11 mars 1879,
par décret du président de la République Jules Grévy.
On entend encore parler de cette évasion dans la presse
lorsque, le 6 mars 1889, la 1ère chambre civile du
tribunal de la Seine examine la demande de M. Dusserre,
l'ancien cantinier de Nouméa devenu restaurateur à
Sydney, qui réclame 2000 francs à Henri Rochefort, comme
prix de sa baleinière, retrouvée en mauvais état. Le
jugement du 14 mars déboute Dusserre de sa demande.
L'incroyable épopée de Bastien, communard déporté, rendu
célèbre par cette spectaculaire évasion, s'éteint donc
sans que l'on en connaisse la fin, avec l'étonnant paradoxe
que l'envahisseur allemand que Bastien a si fortement combattu,
lui aura finalement permis de se réfugier et de disparaître
dans la Moselle annexée.
Philémon, vieux de la vieille.
Lucien Descaves
1913
Avrial et Langevin, membres de l'Internationale et de la
Commune, avaient rencontré à la brasserie où ils se
réunissaient, un brave et riche Alsacien nommé Gætz, qui
leur procura amplement de quoi fonder à Schiltigheim,
près de Strasbourg, une usine de constructions
mécaniques.
Ils s'adjoignirent Thouvenot, un excellent ajusteur, qui
avait fait partie, avec eux, du syndicat des
mécaniciens, fondé en 68, et Sincholle, un ancien élève
de l'École centrale, à qui la Commune avait confié la
direction des eaux et des égouts.
Les découvertes de Pasteur relatives à la fermentation
avaient bouleversé l'industrie de la bière et obligé les
brasseurs bavarois eux-mêmes, jusque-là sans rivaux, à
transformer leur matériel. La maison Ayrial et Clo reçut
bientôt assez de commandes pour occuper une trentaine
d'ouvriers. Je fus du nombre, avec quelques autres
réfugiés, tels que Quinet, chauffeur, et Boucharrat. En
1874, nous recueillîmes, en qualité de comptable,
l'ancien délégué aux Finances, Francis Jourde, évadé de
la Nouvelle-Calédonie en même temps que Rochefort,
Olivier Pain, Paschal Grousset, Ballière et Granthille.
A noter que tous les cinq vinrent à Strasbourg, mais à
des époques différentes et séparément. Leur affection
mutuelle, inébranlable dans le malheur, avait fléchi
sous le fardeau de la liberté, et fait naufrage aux
premiers brisants de la route. C'est à Strasbourg que
l'architecte Ballière fit imprimer ce qu'il appelait
leur Voyage de Circumnavigation, et ce fut un autre
réfugié, Gaston Save, jeune peintre, élève de Gleyre,
qui illustra le volume. Enfin, nous vîmes passer Bastien
Granthille, courtier en vins, comme le général Crémer,
qui, mis à la réforme, réconfortait les Allemands qu'il
avait vaincus à Nuits, en leur plaçant nos bordeaux. |
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