Le Pays
lorrain
1968 Le fort
de Manonviller en 1914 La
chute du fort de Manonviller, le 27 août 1914, provoqua
en France et en particulier dans nos provinces de l'Est,
une émotion considérable. Parmi toutes les rumeurs
fantaisistes et la plupart du temps incontrôlables qui
furent émises pendant la guerre et surtout à ses débuts,
celles qui concernaient le fort de Manonviller furent
acceptées avec une crédulité avide par une population
sensibilisée à l'extrême. Les plus graves accusations
étaient portées contre la garnison et son commandant.
Disons tout de suite que le conseil d'enquête, réuni
conformément aux prescriptions réglementaires et présidé
par un commandant d'armée, après avoir étudié les
circonstances de la capitulation et interrogé les
principaux témoins et acteurs de ce drame, prononça
l'acquittement du commandant.
En exposant les faits d'après les documents français,
les récits de combattants et d'après également les
documents allemands dont nous avons pu disposer, nous
espérons contribuer à établir la vérité sur une question
qui a donné naissance à tant de polémiques et
d'accusations.
SITUATION DU FORT
Situé sur une crête allongée, d'orientation sud-ouest,
nord-est, le fort de Manonviller se trouve à peu près à
mi-distance entre Lunéville et l'ancienne frontière; il
barre, entre la forêt de Parroy au nord et celle de
Mondon au sud une trouée qu'empruntent la voie ferrée et
la route nationale n° 4 qui mènent de Paris à
Strasbourg, et des pénétrantes qui, par Emberménil et
Domèvre-sur-Vezouse constituent autant de routes
d'invasion. Ses observatoires jouissaient de vues
étendues, dépassant de beaucoup la portée de ses pièces
lourdes; en revanche, de nombreux plis de terrain, des
haies et des bois qui caractérisent le plateau lorrain
échappaient aux vues et laissaient donc à l'assaillant
la plus grande liberté de manœuvre. Les Allemands en
profitèrent largement. La situation dominante du fort
présentait, d'autre part, un inconvénient sérieux : les
organisations en superstructure se découpaient sur
l'horizon; les réglages et l'observation du tir de
l'assiégeant ne pouvaient qu'en être grandement
facilités.
L'ouvrage était complètement isolé. Il dépendait de la
place de Toul dont les forts les plus avancés, Frouard
et Pont-Saint-Vincent se trouvaient à plus de 30 km en
arrière et par conséquent ne pouvaient lui être d'aucun
secours. Il était relié à Toul par une ligne enterrée et
à Pont-Saint-Vincent par liaison optique.
L'ARMEMENT
Son emplacement avait été choisi peu de temps après la
guerre de 1870, et dès 1879, on en avait entrepris la
construction. Il était, comme tous les ouvrages de cette
époque, en maçonnerie. Les progrès de l'armement,
l'augmentation du calibre des pièces d'artillerie et de
la capacité destructive des projectiles constatée lors
des expériences faites sur le fort de la Malmaison,
avaient imposé son renforcement. Dès 1892 on coula du
béton au-dessus et autour des maçonneries existantes.
L'armement fut considérablement renforcé. Aux tourelles
de 155 Mougin en fonte dure, on ajouta deux tourelles à
éclipse pour deux canons de 155, système Galopin, munies
d'une collerette en fonte dure et d'un anneau de béton.
On y joignit deux tourelles à deux pièces de 57 de
marine, destinées au combat rapproché, une tourelle à
mitrailleuse Gattling armée d'un canon revolver à sept
canons de fusil type 1865. Sur le pourtour du fort on
avait réparti sept observatoires blindés, mais dont les
fentes de visée étaient trop près du sol; il y avait, en
outre, plusieurs postes de guet. Les parapets étaient
accessibles par des escaliers protégés par une couche de
béton et desservis par une gaine circulaire intérieure.
Le tout était entouré d'un fossé large de 11 à 12 m et
profond de plusieurs mètres. Ce fossé était battu par
cinq caissons de contre-escarpe, munis de canons
revolvers de douze culasse, agissant en flanquement. Ces
travaux furent terminés en 1895.
Après la guerre russo-japonaise et pour tenir compte de
ses enseignements on compléta l'organisation en plaçant
une grille en fer le long de l'escarpe et des amorces de
contre-mines ; les coffres de contre-escarpe furent
reliés aux casemates par des passages bétonnés
construits sous le fossé; les mitrailleuses furent
munies d'épaulements bétonnés et les guetteurs
trouvèrent place dans des guérites blindées. Deux
projecteurs à éclipse furent conjugués avec deux
cloches-observatoires.
En 1913, l'ouvrage fut muni d'une centrale Diesel qui
produisait le courant électrique ; on prépara
l'évacuation de l'air vicié par refoulement par
cheminées.
FIG. 1. - Vue aérienne du fort. Photographie prise par
les Allemands d'une hauteur de 500 m.
LA MISSION
Son but concrétisé par le plan de défense était :
1) de participer à la couverture de la concentration, de
concert avec les unités d'active;
2) de servir d'appui aux troupes engagées dans les
environs;
3) en cas d'avance ennemie, de retarder pendant un temps
limité la marche de leurs armées, à travers le couloir
séparant les forêts de Parroy et de Mondon.
Certains cependant et parmi eux le général Langlois
pensaient que l'ouvrage était inutile en raison de son
isolement. D'autres avaient émis des doutes sur sa
capacité de résistance; en particulier le général Foch
qui l'avait inspecté, comme commandant du 20e corps au
début de 1914, avait dit, avec le langage direct qui le
caractérisait : « En cas d'attaque, tirez
systématiquement. Ce n'est pas pour les deux ou trois
heures que vous aurez à tenir qu'il faut ménager les
munitions. Votre fort claquera en cinq sec. »
La garnison était sous les ordres d'un chef de bataillon
du 167e R.I.; elle comprenait deux compagnies de ce
régiment, les 9e et 10e, une batterie 1/2 du 6e R. A.
d'artillerie à pied, quelques sapeurs, des commis
d'intendance, un médecin et huit infirmiers, un groupe
de huit forestiers; plus tard, un officier et quelques
hommes du 11e régiment de hussards qui n'avaient pu
regagner nos lignes vinrent s'y réfugier. En tout, 19
officiers et 750 hommes, presque tous d'activé.
Les Allemands avaient mis à l'étude dès 1906, un canon
capable de détruire les organisations particulièrement
solides de Manonviller. Ces travaux qui durèrent plus de
deux ans aboutirent à la création d'un canon court, du
calibre 420, pesant 175 t décomposables en fardeaux d'un
poids maximum de 26 t, dont la mise en batterie se
faisait sur voie ferrée, avec l'aide de grues spéciales.
Cette pièce d'une portée de 14,200 km tirait un obus de
950 kg renfermant 106 kg de tolite. La mise en batterie
prenait 36 heures. Ils prévoyaient également
l'utilisation d'un canon court de côte du calibre de
305, d'une portée de 9,600 km et tirant un obus de 400
kg porteur de 60 kg d'explosifs. En outre, ils avaient
créé un mortier de 210, d'un poids en batterie de 42,600
t, d'une portée de 9 km dont il existait au début de la
guerre 48 exemplaires dont 24 furent engagés contre le
fort.
Tel qu'il était, le fort inquiétait les Allemands; il
constituait un ouvrage extrêmement solide, on disait
même invulnérable; ils recueillaient avec attention tous
les bruits qui couraient et qui souvent dépassaient la
frontière. Ils avaient réussi à se procurer un plan du
fort qui leur donnait des indications précises sur son
armement. Avant guerre, l'attaque de l'ouvrage avait
fait l'objet de nombreux « Kriegspiele » auxquels
avaient assisté naturellement les officiers responsables
de l'attaque. La décision avait été prise, dès le temps
de paix, d'enlever l'ouvrage en 3 jours au maximum.
Le plan fit l'objet de tirages qui furent distribués, le
moment venu, aux états-majors et aux troupes du corps de
siège. Ces tirages étaient accompagnés d'une notice
descriptive très complète qui indiquait la nature du
terrain aux environs du fort, le mode de construction
des localités, signalait la mentalité hostile des
habitants de la région, indiquait l'existence de la
liaison optique avec Pont-Saint-Vincent et d'une ligne
télégraphique enterrée avec Toul, et celle d'un poste de
pigeons voyageurs. Elle précisait qu'il y avait un abri
pour officiers et une caserne de 11 chambres pour la
troupe, tous à l'épreuve, que la caserne d'infanterie du
temps de paix comptait 42 chambres, que le mur d'escarpe
dépassait le glacis de 6 à 7 m, que le mur de
contre-escarpe, haut de 5 m était en béton de 3 m
d'épaisseur autour des coffres de flanquement. Il y
avait un dispositif d'alerte.
Mais n'exagérait-on pas, de chaque côté, la capacité de
résistance du fort ? Du côté français on y avait entassé
des vivres pour trois mois; il y avait même du bétail
sur pied. Quant aux munitions, il y en avait partout. Du
côté allemand, on n'approcha du fort qu'avec la plus
extrême prudence. On évita d'utiliser jusqu'à la fin du
siège les routes qui étaient à portée de son artillerie;
on imposa aux grandes unités des détours pour l'éviter.
LES PREMIERS JOURS DE GUERRE
Le fort fut alerté dans la nuit du 30 au 31 juillet 1914
et le 31 au soir, arriva le télégramme indiquant qu'il
fallait prendre le dispositif de couverture. On procéda
alors aux réquisitions pour compléter les
approvisionnements et la garnison exécuta les quelques
travaux qui avaient été prévus. Le service fut organisé
de la façon suivante : le fort fut divisé en deux
secteurs, tenus chacun par une compagnie, l'une face à
la forêt de Parroy c'est-à-dire face au nord, l'autre
face au sud. Il y avait par compagnie une section de
garde, une section d'alerte; les deux sections au repos
assuraient également les travaux et les patrouilles. Les
artilleurs avaient à leur charge le service des six
tourelles d'artillerie et le ravitaillement en
munitions.
De leur côté, les Allemands préparaient leur attaque.
Dès le 31 juillet, le capitaine Soif, commandant une
batterie de 420 en garnison près de Posen (Poznan) fut
convoqué à Berlin; il lui fut ordonné de se rendre
d'urgence à Deutsch-Avricourt, en civil, pour y
reconnaître une position pour sa batterie et faire
construire l'épi courbe sur lequel ses canons devaient
prendre place. Les travaux commencèrent le 2 août.
Quelques jours plus tard, les canons étaient mis sur
trucs et bâchés et les servants furent consignés pour
garder le secret. Le 10, ils partaient de Posen et
arrivaient le 12 à Sarrebrück. De là, ils furent dirigés
sur Landau. De même la batterie de 305 de côte du
capitaine von Théobald fut mise en route sur Strasbourg.
Le fort continuait à veiller. « Le feu fut ouvert dès le
8 août, dit le sergent Masson du 167e R.I., sur des
groupes ennemis et le 9, une forte colonne allemande
s'avança par la forêt de Grand-Seille, près de Blâmont.
Elle comprenait de la cavalerie et de l'artillerie de
campagne. Cette dernière mit en batterie sur le plateau
au nord de Saint-Martin et commença à bombarder les
positions de la 6e division de cavalerie
Plan des " dessus " du fort.
française; des incendies furent allumés à Buriville,
Reclonville et Hablainville. Le fort, alerté, ouvrit le
feu de ses pièces lourdes; les batteries allemandes
furent détruites ou réduites au silence. Les éléments de
la colonne opérèrent une retraite précipitée (1). »
C'était la 42e brigade de cavalerie allemande (11e et
15e Uhlans de la 7e D. C.). D'un observatoire reconnu
dès le temps de paix vers Domjevin, un officier dirige
le feu sur le 11e Uhlan, masqué derrière une ondulation
de terrain; les Uhlans se replient.
Le 11 août, le fort intervient au profit du 2e bataillon
de chasseurs à pied fortement engagé à la lisière est de
la forêt de Parroy contre des forces supérieures bien
appuyées par l'artillerie.
Du côté allemand, en exécution des ordres de l'O.H.L.
(2), des reconnaissances ont eu lieu en direction du
fort. C'est ainsi que le lieutenant-colonel Mummenhoff,
commandant le 18e R.A. à pied s'avança dans la région de
Gondrexon où il fut témoin d'un engagement entre
cavaliers allemands et un escadron de dragons français.
Mais devant l'offensive des 1re et 2e armées françaises,
que le fort eut l'occasion d'appuyer le 14 août, les
troupes allemandes évacuent la région. Elles abandonnent
les travaux effectués au nord d'Avricourt pour la
batterie de 420. Ces travaux attirèrent l'attention d'un
capitaine de génie français, mais comme on ignorait leur
destination, ils ne firent l'objet d'aucune destruction
et ce n'est pas sans surprise que les Allemands les
retrouvèrent intacts quelques jours plus tard.
Dans le fort, l'euphorie régnait et certains
n'hésitaient pas à penser et à dire qu'il ne servirait à
rien. L'avenir ne tarda pas à les détromper.
LE SIÈGE 23 AOÛT-27 AOÛT
Après la bataille de Morhange-Sarrebourg et la retraite
des troupes françaises qui, dès le 21 août refluèrent
par tous les itinéraires venant de la frontière, les
Allemands purent reprendre leur projet d'attaque. Il
fallait aller vite, on y mettra le paquet.
Le général von Brug, commandant les pionniers de la 6e
armée allemande, fut chargé de l'opération. On mit à sa
disposition un détachement fortement constitué. Il
comprenait la 2e brigade de réserve d'infanterie
bavaroise (3e et 12e régiments), une forte artillerie,
commandée par le général Kreppel et comprenant
initialement trois groupes de mortiers de 210, chaque
groupe à deux batteries de quatre pièces, soit 24
mortiers, trois groupes d'obusiers de 150 à quatre
batteries de quatre pièces, soit 48 pièces, un groupe
d'artillerie de campagne à trois batteries de six
pièces, la batterie de canons lourds de côte de 305 von
Théobald et la batterie de deux canons de 420 Solf; en
outre, deux régiments de pionniers, le 19e et le
régiment de pionniers bavarois à deux bataillons, avec
un équipage de siège transportant outils, échelles
d'assaut et explosifs; des unités diverses, en
particulier un détachement d'aérostiers, l'escadrille de
forteresse de Germersheim, des télégraphistes, sapeurs
de chemins de fer, etc.
L'artillerie fut répartie en deux groupements : au nord
celui du lieutenant-colonel Mummenhoff avec 16 obusiers
de 150, 8 mortiers de 210 et les deux pièces de 420; au
sud, celui du lieutenant-colonel Gastmayer avec 16
obusiers de 150, 16 mortiers de 210 et les deux pièces
de 305. Disons tout de suite que les circonstances
amenèrent le commandement allemand à réduire
progressivement le corps de siège qui à la fin ne
comprenait plus que deux bataillons d'infanterie, les
deux régiments de pionniers, deux groupes de 210 et les
pièces de 305 et de 420, en tout 20 pièces et les unités
diverses.
Le 22 août, les forces françaises continuent à s'écouler
et la garnison du fort les voit disparaître à l'ouest.
On s'attend donc à une attaque prochaine, mais pas avant
plusieurs jours. Certes la liaison avec Toul est
maintenue; mais pour peu de temps; des patrouilles
circulent. Le sentiment d'isolement est ressenti par
tous.
Du côté allemand, le général von Brug prescrit de
réaliser le plus tôt possible l'encerclement du fort.
Tandis que le 3e régiment de réserve bavarois
progressera par le nord sur l'axe Emberménil-Laneuveville-aux-Bois,
et le 12e régiment par la vallée de la Vezouse,
l'artillerie reconnaîtra les positions de batterie,
leurs chemins d'accès et les observatoires. Toutes les
troupes du corps de siège serrent vers l'avant. Ces
mouvements se passent avec la plus grande discipline ;
le passage de la frontière est salué par des
acclamations ; on évitera de se faire voir par les
observateurs
Coupe schématique des « dessous »
français. Les plans et les notices concernant le fort
sont distribués.
Le 23 août, l'investissement se poursuit. Pour garder le
secret, sur l'ordre du commandement allemand, les
habitants sont rassemblés dans les églises et toute
circulation est interdite aux civils sous les peines les
plus sévères. Nos patrouilles continuent à circuler;
l'une d'elles réalise sur la voie ferrée, près de la
gare de Laneuveville-aux-Bois, une coupure. Par contre,
le viaduc de Marainviller pour lequel aucun ordre de
destruction n'est parvenu, restera intact.
Le fort a canonné une colonne ennemie se dirigeant de
Croismare sur Marainviller; c'est le 97e R.I. allemand
qui se repliera sans insister.
Le 24 août, l'encerclement se resserre; une de nos
patrouilles se heurte dans le village de Manonviller à
un groupe ennemi plus important; au cours de
l'engagement, le sergent Beaumont, chef de patrouille,
est blessé, un de ses hommes est tué. L'ennemi subit lui
aussi des pertes. Quelques cavaliers ennemis s'avancent
audacieusement jusque près du fort; ils se retirent
après avoir perdu deux chevaux tués.
Les reconnaissances d'artillerie ont continué leur
travail; l'aménagement des positions de batterie se
poursuit, des lignes téléphoniques sont installées ; les
observatoires sont camouflés, mais les pièces de 305 ne
pourront être prêtes à ouvrir le feu que le 26. Le
déploiement de l'artillerie sera couvert par le groupe
d'artillerie de campagne en position à l'est de la ligne
Leintrey-Reillon-Blémery.
Les batteries lourdes sont rapprochées, mais elles ne
seront amenées que de nuit sur leurs positions. Ce
mouvement ne se fait pas sans heurt ni friction car les
routes utilisées servent également au ravitaillement des
troupes engagées dans le combat plus au sud; mais le
fort n'intervient pas car les préparatifs de l'attaque
échappent aux observateurs. Dans la soirée, un groupe de
150 (1/13e R.A.P.) est remis à la disposition de son
corps d'armée d'origine.
L'ouverture du feu avait été prévue pour le 25, à 6
heures (heure allemande) ; mais les incendies qui
sévissaient à Domèvre retardèrent le ravitaillement en
munitions des groupes du lieutenant-colonel Gastmayer
aussi fut elle reportée à 10 h 30 (heure allemande).
LE 25 AOUT
La nuit avait été calme. Dès 7 heures, le ballon
ascensionne dans une clairière située à 200 m sud du
château de Grand-Seille. Les observateurs sont en place.
Ils aperçoivent des
Coupe schématique à hauteur d'un observatoire et d'un
des deux passages sous fossé.
(Les parties bétonnées sont en noir.)
silhouettes sur les parapets, les Français semblent ne
se douter de rien et leur attention paraît attirée par
les combats qui se livrent dans la région de Luné ville.
A 9 h 30, 68 bouches à feu se déchaînent (12 de 77, 32
de 150, 24 de 210) sans réglage. Les hommes de la
garnison disparaissent et gagnent leurs postes de combat
; un officier a été blessé. Mais les observatoires du
fort ne voient rien dans la fumée et la poussière que
provoquent de nombreux éclatements. Parfois les fentes
de visées, au ras du sol, sont obstruées par la terre ;
on envoie des volontaires munis de pelles pour dégager,
mais c'est pour peu de temps. Des dégâts sont signalés
un peu partout. A 11 heures, la calotte de fonte de la
tourelle Mougin-sud est arrachée; les deux pièces de 155
sont inutilisables; un passage bétonné sous le fossé est
crevé; le poste optique est rendu inutilisable; un obus
éclate sur l'abri à munitions des canons de 80; la
boulangerie est mise hors service ; la deuxième tourelle
Mougin est immobilisée par des blocs de béton, elle sera
dégagée la nuit suivante. Plusieurs effondrements sont
signalés dans la gaine circulaire, l'installation
d'aération est mise hors service. De Pont-Saint-Vincent
où l'on ne reçoit aucun message, on aperçoit la fumée
des éclatements.
Le tir de l'artillerie allemande se poursuit à cadence
rapide. Les mortiers de 210 s'attaquent aux tourelles,
les obusiers de 150 prennent à parti les parapets, les
réseaux de fil de fer, les cloches-observatoires qu'il
s'agit de détruire ou d'aveugler, le 77 tire fusant sur
le fort pour empêcher la garnison de réparer les dégâts.
Le tir est observé par ballon et un avion survole le
fort à plusieurs reprises. L'infanterie se rapproche de
l'ouvrage, mais avec prudence; des isolés progressent
derrière des gerbes, mais en ordre si dilué qu'on juge
vain de les saluer d'un tir d'artillerie. Cependant à 13
h 45, l'artillerie du fort intervient par shrapnels
contre les hauteurs de la région de Vého.
Cependant, des événements importants se produisent le 25
août; de bonne heure le matin, les troupes françaises
ont pris l'offensive. La route Lunéville-Moyenvic par où
passe le ravitaillement de deux corps d'armée est
menacée. La situation est critique. Des unités refluent,
une panique se produit à l'arrière et des convois se
replient à toute allure jusque Château-Salins qui est
mis hâtivement en état de défense. Le Kronprinz de
Bavière est obligé, pour faire face à la situation, de
faire flèche de tout bois. La 2e brigade d'infanterie
doit, en passant par Parroy, envoyer à la bataille le 3e
régiment de réserve et un bataillon du 12e R.I. Deux
groupes de 150 sont retirés. Toutes les troupes font
mouvement de nuit sans avoir pris de repos. Les
fantassins sont relevés au nord par le 19e régiment de
pionniers et au sud par le régiment de pionniers
bavarois. Une compagnie s'approche du fort qui la reçoit
comme il convient et elle doit se replier vers Vého. Au
cours de la nuit, l'artillerie continuera le
bombardement, entrecoupé par des pauses de tir, le fort
tirera aussi quelques coups sans résultat.
LE 26 AOÛT
Les pionniers vont continuer à avancer et à resserrer
l'encerclement, mais toujours avec prudence. Pendant la
nuit, les pièces de 305 ont terminé leur installation.
Elles reçoivent comme mission de battre la partie sud du
fort sur laquelle l'attaque doit se faire. Elles ouvrent
le feu au petit jour. De son côté, le capitaine Soif
avait déployé une grande activité pour hâter
l'intervention de ses 420. Le travail se poursuit de
jour et de nuit, par équipes. Des pionniers sont mis à
sa disposition. Malgré cela, ses prévisions ne se
réalisent pas. Il avait reconnu le 25, un observatoire
approché à la lisière d'un bois; de là il découvrit le
fort, avec ses tourelles cuirassées parfaitement
reconnaissables. Mais parfois le fort disparaît
entièrement sous d'épais nuages de fumée et de
poussière. « Au lever du jour, raconte-t-il, je jetai un
coup d'œil sur la batterie. Il y avait encore beaucoup à
faire, mais un canon au moins devait être prêt au cours
de la matinée, l'autre quelques heures plus tard. » Il
profite de ce répit pour rapprocher son observatoire, à
bout de fil. « Avancer davantage aurait été d'ailleurs
sans grande utilité, car le fort à cette distance
apparaissait dans la binoculaire avec une netteté telle
qu'on ne pouvait mieux désirer. L'officier de batterie
annonça bientôt que le 1er canon était prêt à tirer; en
attendant, les munitions étaient déchargées
fiévreusement en arrière de la batterie et l'on
continuait à travailler au 2e canon. Nous dûmes attendre
fort longtemps avant de recevoir notre objectif et
l'ordre d'ouvrir le feu. » Enfin, le 1er coup part. « A
côté du fort s'élève une énorme colonne de fumée noire.
Augmentez de 10, feu. Le 2e coup était en direction, le
nuage de fumée émergea derrière la tourelle. On
raccourcit la distance. Le nuage suivant masqua la
tourelle, donc court. On s'établit sur la hausse
moyenne. Puis le feu se poursuivit régulièrement, coup
par coup, sur le fort.
Les dégâts ne font que s'accroître dans le fort. A 9
heures la tourelle Mougin-Nord a sa calotte disloquée;
près d'elle, une tourelle de 57 est atteinte et coincée,
une tourelle à éclipse de 155 tire quelques coups, au
jugé. Il n'y a pas d'objectif. Les fumées des
éclatements proches pénètrent dans cette tourelle où
quelques cas d'intoxication par l'oxyde de carbone se
produisent. Le lieutenant Octobon doit être évacué. Le
coffre du fossé de gorge est atteint par un obus de gros
calibre. Le front de gorge est pris d'enfilade et subit
des dégâts considérables. La porte blindée du fort vole
en éclats, vraisemblablement par un obus de 210 venant
de Buriville; le pont levis est disloqué. L'après-midi
une violente explosion se produit dans une casemate
d'officiers heureusement vide. La dernière tourelle de
155 est immobilisée; ses appareils de levage sont
faussés.
Le général von Brug envisage l'assaut pour le 27 au
petit jour. Le ballon l'a renseigné sur les dégâts
commis à l'intérieur. Il prescrit aux pièces de 305 et
de 420 de continuer le tir jusqu'à la tombée de la nuit
pour prendre la partie droite du fort mûre pour
l'assaut. Les mortiers concentreront leur tir sur les
champs de mines et les réseaux de fil de fer. Le tir se
poursuivra de nuit, à cadence réduite, il sera
entrecoupé de pauses de feu au cours desquelles des
reconnaissances d'officiers s'approcheront de l'ouvrage;
des patrouilles commenceront la destruction du réseau.
Le matériel d'assaut sera rapproché pendant la nuit. Les
commandants des secteurs donneront leurs ordres pour
l'assaut. A partir de 3 heures, les mortiers exécuteront
un violent bombardement.
Au cours de la nuit, les reconnaissances furent
accueillies par des feux, en particulier par un tir de
boîtes à mitrailles partant de la tourelle de 57
commandée par le maréchal des logis Perrette. A la suite
de cette intervention, les patrouilles ennemies se
retirent et on conclut que le fort n'est pas mûr pour
l'assaut. Contre-ordre est donné. L'attaque aura lieu le
28 seulement.
LE 27 AOÛT
Les Allemands déterminent au petit jour, la position
d'où partira l'assaut. A 5 heures, le ballon avance et
vient s'établir à 1 200 nord-ouest de Chazelles. A 7
heures la 6e armée
Les Allemands sur une tourelle du fort, après sa
capitulation.
prescrit de mettre un groupe de 210 à la disposition du
2e C.A. bavarois dont la situation au sud de Lunéville
est critique. C'est le 11e groupe du 3e R.A.P. bavarois
qui est désigné. Il se portera dans la région de
Buriville et n'interviendra plus. Il reste donc en tout
et pour tout, les quatre très grosses pièces et deux
groupes de mortiers, soit 20 canons.
A 9 heures, se tient dans le fort un premier conseil de
défense, il constate qu'une sortie est impossible. A la
même heure, le général von Brug réunit ses chefs de
corps à Vého et examine la situation.
A 10 h 20, le 420 doit interrompre son tir à la suite
d'ennuis mécaniques. Une des pièces restera immobilisée
pendant une demi-heure, l'autre pendant trois heures.
Au fort, la situation empire. Les hommes sont écrasés de
fatigue, sans repos, sans sommeil et soumis à un dur
travail; il faut déblayer les décombres, transporter des
munitions, conduire à l'infirmerie les camarades
intoxiqués, de plus en plus nombreux.
A 12 heures, un coup de 420 fait effondrer une casemate
du front de tête et met plusieurs hommes hors de combat.
La casemate doit être évacuée et les hommes refluent;
les abris de rempart sont en grande partie effondrés.
Peu après, un coup sur la contre-escarpe près du coffre
double crève la gaine d'accès. La cloche de la
mitrailleuse Gattling est mise hors service. Il ne reste
qu'une tourelle de 57 en état, mais son champ de tir est
limité.
A 13 h 30, presque toute la garnison a reflué dans la
caserne de gorge; à l'infirmerie, il y a 130 à 150
intoxiqués. Deux évacuations sur trois des moteurs
Diesel sont bouchées. Un peu après, une brèche se
produit au-dessus du magasin à munitions et le tir des
Allemands continue.
A 14 heures, un nouveau conseil de défense se réunit.
Après examen de la situation, il décide, à la majorité,
de hisser le drapeau blanc.
A cette vue, les Allemands se lèvent des positions
toutes proches où ils avaient commencé à s'enterrer. Le
colonel Lehmann, commandant les pionniers bavarois, se
porte à l'entrée du fort où il est reçu par le
commandant.
Pendant ce temps, des destructions s'opèrent à
l'intérieur de l'ouvrage; Les culasses sont noyées, les
appareils de pointage rendus inutilisables; on brûle
drapeau, archives, cartes, codes chiffrés et billets de
banque. Le temps manquera pour mettre les munitions hors
d'usage. Pour les officiers et les hommes la captivité
commence; ils ne quitteront l'ouvrage que le lendemain.
Pour obtenir ce résultat, les Allemands avaient tiré 979
coups de 150, 4 596 de 210, 134 de 305 et 159 de 420.
Les pertes de la garnison s'élevèrent à 3 tués et une
vingtaine de blessés. Celles des Allemands furent
insignifiantes.
Le 12 septembre, les Allemands évacuaient la région et
faisaient sauter le fort ou tout au moins les organes
importants qui auraient pu être remis en état en
utilisant les nombreuses munitions qu'ils avaient
recueillies sur place.
RÉFLEXIONS
La première question qui se pose est de savoir si la
résistance pouvait être prolongée. A première vue, il
semble que oui. La garnison, si l'on tient compte des
intoxications graves mais passagères, avait subi des
pertes très légères, ce qui entre parenthèses prouve
l'excellence de la construction, et le conseil de
défense n'avait pas été unanime dans l'avis donné au
commandant du fort, qui, en définitive restait seul
maître de la décision. Celui-ci connaissait la
situation; certes il disposait de munitions et de vivres
qui lui auraient permis de soutenir un long siège, mais
une partie importante de la garnison était intoxiquée et
nous avons vu que 120 à 150 hommes présentaient des
symptômes d'empoisonnement par l'oxyde de carbone. Le
capitaine Harispe dépeint ainsi cette intoxication : «
L'ensemble de ces gaz toxiques produit de violents maux
de tête, surtout si l'on fait le moindre effort, et
produit comme une sorte de paralysie. Celui qui tombe ne
peut faire un mouvement pour fuir; il conserve toute sa
lucidité d'esprit jusqu'au moment où il s'évanouit.
Ayant subi cette intoxication, je ne pouvais même pas
ouvrir les yeux et j'entendais tout ce qui se passait
autour de moi... Cette intoxication vous plonge dans un
état d'euphorie. Lorsque la paralysie disparaît
lentement, on conserve cet état de bien-être à condition
de ne pas bouger, sans quoi de violents maux de tête
vous saisissent. »
Ce nombre ne pouvait que s'accroître.
D'autre part, la garnison était très fatiguée, à la fois
par les bombardements incessants trois jours et deux
nuits, par le manque de sommeil, par les veilles et les
travaux. Les obus de très gros calibre avaient causé une
surprise. « Les défenseurs, dit le général Benoît, ont
l'impression que l'ouvrage s'enfonce dans le sol pour
revenir après quelques oscillations à son niveau
primitif. A chaque obus, on croit que tout va
s'effondrer. Aussi un tel bombardement a-t-il raison au
bout de très peu de temps du moral même le mieux trempé.
Nombreux sont les cas de démence passagère observés tant
en Belgique qu'en France à la suite de ces
bombardements. » A cet effet moral et matériel du
bombardement, il faut joindre le sentiment d'isolement
qui s'était emparé de la garnison dès le retrait des
troupes françaises et surtout depuis la mise hors
service des moyens de communications dont disposait le
fort, et le sentiment d'impuissance que tous
ressentaient également; de là, à penser que toute
résistance était inutile, il n'y a peut être pas loin.
Le bombardement ennemi avait privé le fort de ses moyens
d'action à longue distance, seule une tourelle de 57 de
défense rapprochée pouvait encore servir. Pièces et
mitrailleuses installées en superstructure étaient
détruites; des gaines avaient été percées, les issues
bouchées par des masses de terre et de béton; les
observatoires dans l'incapacité de fonctionner. Le
réseau de fil de fer présentait des brèches; les murs
d'escarpe et de contre-escarpe étaient partiellement
détruits, seuls les moyens de flanquement des coffres
étaient à peu près intacts.
Il semble donc évident qu'au moment de la reddition, le
fort était incapable d'assurer une de ses missions qui
était d'interdire le passage entre les forêts de Mondon
et de Parroy.
Une deuxième question s'impose également. Combien de
temps le fort pouvait-il encore tenir? Le commandant du
fort ignorait naturellement que l'ennemi avait
l'intention de passer à l'assaut dès les premières
heures du 28 août. Mais les moyens dont les Allemands
disposaient, en particulier des grenades et de fortes
charges d'explosifs, leur permettaient de réduire
relativement facilement les organes de résistance qui
pouvaient se trouver à l'intérieur du fort. Il est donc
fort probable que la prolongation de la lutte, si l'on
peut appeler une lutte ce combat inégal entre un lutteur
bien protégé mais qui ne voit rien, à un autre lutteur
libre de porter ses coups comme il le veut, n'aurait pas
été de longue durée. L'expérience du fort du camp des
Romains le prouva a posteriori.
Enfin, la résistance du fort de Manonviller a-t-elle été
utile? Nous avons vu que certains chefs parmi les plus
considérés de notre armée pensaient que la résistance
d'un fort isolé n'était qu'une question d'heures. Vae
soli, a dit le général Clément Grandcourt, dans son
ouvrages Places fortes, Places faibles, en parlant du
fort de Manonviller. Malgré sa situation aventurée, le
fort de Manonviller a cependant rempli sa mission.
En effet, il a apporté aux Allemands qui n'osèrent pas
s'engager dans le couloir qu'il défendait, une gêne
considérable. C'est ainsi que le 21e corps dut passer
par Lunéville, en même temps que le 2e corps bavarois,
ce qui a provoqué des embouteillages massifs dans les
rues de la ville et naturellement des retards et des
fatigues inutiles. Le 1er C.A. de réserve bavarois dut
passer en 2e échelon derrière le 1er corps jusqu'au
moment où les événements obligèrent à l'engager dans une
autre direction. Par le répit qu'il procura ainsi aux
troupes françaises des 16e et 8e corps, refluant après
la bataille du 20 août, le fort avait déjà rempli une
partie de sa mission.
Le ravitaillement en vivres et en munitions des
Allemands en fut rendu plus difficile et ne s'opéra
qu'avec des retards appréciables.
Enfin des forces allemandes importantes, au moins au
début, furent soustraites à la bataille.
On peut alléguer que le fort infligea peu de pertes à
l'ennemi. Cela est vrai. Toute son action était basée
sur le tir à vues directes; mais l'utilisation par
l'artillerie de positions à grand défilement, la
prudence extrême montrée par les fantassins puis par les
pionniers dans l'encerclement du fort, firent qu'aucun
objectif important ne se présenta.
Le Règlement sur le Service de Place disait :
« Le gouverneur d'une place ne doit pas perdre de vue
qu'en prolongeant la résistance, ne fut-ce que 24
heures, il peut assurer le salut du pays. » Le
commandant d'une place doit donc tenir jusqu'à la limite
extrême de ses moyens. Dans le cas de Manonviller, cette
limite semble avoir été atteinte, et il était de peu
d'importance que le fort se rendit le 27 août à 15
heures ou qu'il fut emporté d'assaut le 28 dès les
premières heures du matin. Il était pratiquement
neutralisé. Sa chute eut une répercussion morale
considérable; en France elle n'entama pas cependant la
volonté de résistance du pays et de l'armée; en
Allemagne, elle put contribuer à renforcer
l'enthousiasme provoqué par la guerre fraîche et
joyeuse, mais à notre avis, il avait joué son rôle et
les rumeurs qui ont circulé à l'époque ne reposaient sur
aucun fondement sérieux.
Paul DENIS
(1) C. MASSON, Le fort de Manonviller dans L'ancien
combattant, journal de l'A. M. C., n° 616, octobre 1963.
(2) Obere Heeresleitung, commandement suprême de l'armée
allemande.
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