GÉNÉRAL KLEIN ET
L'ALLEMAGNE
Hubert Elie
Promotion et Edition, Paris 1967
CHAPITRE PREMIER
BLAMONT AVANT LA REVOLUTION
Vers 1780, la petite ville de Blâmont en
Lorraine, à soixante kilomètres de Nancy, sur la grande route de
Strasbourg, avait bien changé depuis les temps lointains où
Christine de Danemark, régente du duché pendant la minorité de
son fils Charles III, y avait fixé sa résidence. Les guerres
incessantes du XVIIe siècle avaient détruit le château comme la
vieille cité. Mais Léopold, puis Stanislas, la relevèrent de ses
ruines dans la paix et y ranimèrent une certaine prospérité.
De celle-ci découla dans le pays la formation d'une nouvelle
classe sociale que l'on devait appeler du nom générique, mais un
peu étroit, d'hommes de loi - celle là même qui allait fournir
la majorité des futurs Constituants après avoir rédigé les
cahiers de doléances aux Etats Généraux.
Issus de familles de cultivateurs aisés ils s'étaient partagés
dans la petite ville les fonctions publiques d'avocats au
Parlement, de lieutenants particuliers au bailliage, de
commissaires aux saisies réelles, de receveurs des
consignations, procureurs, échevins par commission ou greffiers,
tenant ainsi entre leurs mains toute la judicature du petit pays
(pagus). Mais comme ils entendaient bien continuer à s'enrichir
et que la robe nourrissait mal dans une localité peu importante,
ils cumulaient ces fonctions avec celles, plus lucratives, de
gérants des grands domaines féodaux, civils ou ecclésiastiques,
et des justices privées, espérant en outre accéder ainsi tôt ou
tard à la noblesse en commençant par acquérir des biens
seigneuriaux chaque fois qu'il s'en trouverait à vendre.
Ces familles blâmontaises qui tenaient, nous dirions aujourd'hui
« le haut du pavé » puisque ce qui restait de la noblesse était
absent, atteignait à peine la douzaine vers 1780, mais
généralement unies dans la défense de leurs intérêts communs et
alliées entre elles. Ce sont les Fromental, les Mayeur, les
Klein, les Lallevée (secrétaire de la mairie pendant vingt ans),
les Zimmermann, les Vaultrin (l'un d'eux fut à la fois échevin
par commission, receveur des consignations et commissaire aux
saisies réelles), les Bathelot, les Miller.
Jean-Baptiste Jacques Fromental, né en 1729, maire de Blâmont de
1771 à 1777, occupait la situation la plus importante de la
petite ville comme étant en même temps lieutenant-général du
baillage. Il avait épousé Elisabeth Zimmermann et eut pour fils
ce Théodore dont on a dit que « probablement sceptique, égoïste
mais étonnamment laborieux..., rarement sinon jamais violent,
mais savamment énergique ou résigné, souple et impérieux suivant
les circonstances, il réalisa pendant 30 ans, au milieu de
bouleversements sans précédent le type intéressant du
fonctionnaire avisé et fidèle sous tous les régimes » (1). En
1802, étant à son tour maire de Blâmont, Théodore Fromental fit
éprouver, sous l'impulsion d'un prêtre jureur, tant de vexations
au curé de la paroisse, rentré d'exil, que celui-ci se vit
obligé de se rendre à Nancy pour exposer la situation à
l'évêque.
Les Klein, originaires de Sarrebourg, furent plus éclectiques
dans leurs occupations, ce qui témoignait de leur ingéniosité.
Jean-Jacques géra la commanderie de l'Ordre de Malte à
Saint-Jean de Bassel près de Hesse; il avait épousé une Médicus
dont le frère était curé d'Abreschviller. Jacques-Louis, leur
fils, épousa une fille de Dominique Mayeur, avocat et conseiller
à l'hôtel de ville de Blâmont, ce qui l'amena à fixer sa
résidence dans cette localité, où il exerça des métiers bien
différents. Tantôt alternativement, tantôt conjointement avocat
et gérant de la poste aux chevaux (que son beau-père avait
administrée avant lui) avec l'auberge attenante - sur ce relais
si important entre la France et l'Allemagne - il reçut en outre
du duc de Richelieu, seigneur de Réchicourt-le-Château,
conjointement avec Dominique Mayeur, aux termes d'un contrat de
neuf ans que la Révolution vint interrompre, tous les revenus de
ce comté moyennant une redevance annuelle de 22.000 livres; même
la pêche aux grenouilles était comprise dans cette location.
Tout ce petit monde était imbu de l'esprit philosophique de
l'époque, lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, sans grande
religion ni conviction, parce qu'ils considéraient comme de bon
ton de n'en pas avoir. L'on menait à peu de frais une vie
agréable et tranquille en se recevant souvent les uns les
autres. Les dames s'habillaient à la dernière mode de Paris,
jouaient la comédie, se rendaient à l'office en litière.
Le clergé local était souvent à l'unisson et l'exemple ne lui en
venait pas seulement de France, mais aussi d'Allemagne où, dans
certaines paroisses, le pasteur ne voulait plus revêtir la robe
et prêchait en habit et en cravate ; les sermons avaient depuis
longtemps renoncé à toute allusion au dogme et se bornaient à
développer des lieux communs de morale, quand ce n'étaient pas
des conseils pratiques à l'usage des ruraux.
Bien qu'il faille se garder de généraliser, un exemple assez
typique nous est fourni par l'abbé Stanislas Gautrelle, dont
l'abbé Chatrian, qui a laissé au séminaire de Nancy un si
intéressant Calendrier, nous trace le portrait. Jeune prêtre,
vicaire et « régent d'humanités » en 1785 à Blâmont où il
jouissait d'une vogue considérable, Gautrelle déclara au cours
d'un sermon à l'hôpital de Blâmont que les habitants de ce lieu
avaient tous les vices des grandes villes sans en avoir les
qualités. Mais valait-il lui-même mieux que ses ouailles ? Les
dames et les demoiselles allaient fréquemment chez lui pour
jouer ou pour organiser des fêtes brillantes ; on lui reprochait
de peindre en noir, dans ses sermons, les femmes qui n'étaient
pas de sa coterie. Sur les entrefaites, il fut nommé en 1786
vicaire à Lémonville, annexe de Voinémont, mais continuait sa
vie mondaine à Blâmont. Mme Fromental finit par s'en plaindre à
l'évêque de Nancy qui le fit provisoirement remplacer, le reçut
et l'admonesta avant de lui restituer ses fonctions.
(1) E. Ambroise Les derniers seigneurs du district de Blâmont,
Mém. Acad. Stan., 1913-1914, N° 1, p. 11. |