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L'héritage de Scholastique Descharmes - 1838
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C'est principalement la
presse allemande qui s'est fait
l'écho de l'incroyable histoire de Scolastique Descharmes,
reprises par divers journaux (Frankfurter Konversationsblatt,
Der Sammler, Allgemeine Theaterzeitung, Regensburger
Conversations-Blatt...).
La presse française semble n'avoir pas reproduit l'information
que très
tardivement, hormis l'Illustration,
dont la version reproduite ci-dessous dissimule même le vrai
prénom sous celui de « Jeanne ».
Fille d'un charpentier de Blâmont selon la presse allemande,
Scholastique Descharles arrive à Paris en 1810 comme domestique,
et entre au service de Pierre-Auguste Forestier.
Maître bronzier et sculpteur-décorateur français, Pierre-Auguste
Forestier est né à Paris le 25 septembre 1755 au sein d'une
grande famille de joailliers parisiens. Son père, Etienne
Forestier (1712-1768), fondeur et bijoutier, avait créé en 1737
un atelier de fonderie de bronze à Paris. Après son décès, ses
fils Etienne-Jean et Pierre-Auguste, avaient poursuivi
l'entreprise familiale, en fabriquant des vases, des
candélabres, des garnitures de meubles en bronze de style «
néoclassicisme français », avec des commandes du roi Louis XVI
et Marie Antoinette, et dans les années 1778-1780 du Prince de
Condé. Au début du XIXe siècle, Pierre-Auguste Forestier avait
commencé à travailler dans le style Empire, collaboré avec le
sculpteur Pierre-Philippe Tomir (1751-1843), et ouvert à Paris
une grande boutique d'objets en bronze, dont certains réalisés
d'après les dessins des architectes-décorateurs Charles Persier
(1764-1838) et Pierre Fontaine (1762-1853).
Il décède le 3 février 1838. Sur sa tombe dans la 43ème division
du père Lachaise, se dresse une statue de jeune femme d'un mètre
en marbre blanc, réalisée par François-Christophe-Armand
Toussaint en 1839, sur le tombeau est gravée l'inscription :
« À son bienfaiteur. Scholastique Descharmes. »
Car c'est effectivement un héritage
considérable d'une valeur de plus de 700 000 francs que
l'artiste lègue à sa domestique Scholastique Descharmes, restée
à son service pendant 28 ans.
Mais dès 1841 se déroule un
premier jugement,
« M. et Mme d'Aigremont, demandant l'interdiction de
mademoiselle Scholastique Descharmes, leur parente, à raison de
l'existence d'un état d'aliénation mentale durant depuis sept
ans, et rendant cette demoiselle incapable d'administrer ses
biens et de gouverner sa personne ». A en croire cette
demande, Scholastique Descharmes n'aurait plus été en état de
gérer sa vie depuis au moins 1834 (soit au moins quatre années
pendant lesquels elle était encore au service de
Pierre-Auguste-Forestier), mais il n'y aurait eu aucune
nécessité de conseil de famille pour l'assister... jusqu'à ce
qu'elle devienne riche ! (on notera que l'« avide héritier »
qu'évoque l'Illustration, n'est
pas un réclamant de la famille Forestier, mais un futur héritier
de Scholastique Descharmes, puisque « Mme d'Aigremont », ou d'Egremont,
est en effet sa nièce).
Hélas, cet article ne devrait pas figurer sur ce site : car
ainsi que le dit le
Journal de la
Meurthe et des Vosges, des recherches étendues prouvent que
Scholastique n'est pas née à Blâmont ainsi que l'affirmait la
presse allemande, mais à Saint Nicolas de Port, le 8 septembre
1786, fille de Joseph Descharmes, charpentier, et Anne Henry.
Seltsame Fügung.
Décembre 1843
Wie Leute aus Armuth zu großem Reichthum
gelangen können, davon gibt die kürzlich verstorbene Pariser
Kartenschlägerin Lenormand einen Beweis. Sie hinterläßt nicht
weniger als S00,000 Franken, welche reiche Narren ihr nach und
nach haben zufließen lassen. Größer noch ist dass Vermögen,
welches Scholastica Descharmes besitzt, und sonderbar ist der
Zufall, welchem sie mittelbar dies Vermögen verdankt. Sie hatte
an der unrechten Thür geklopft. Jungfer Descharmes, die Tochter
eines Zimmermanns zu Blamont in Lothringen, kam im Jahr 1810
nach Paris und verdingte sich als Magd bei einem Advokaten. Nach
einiger Zeit sah sie sich nach einem andern Dienst um, und
klopfte in einem Haus, welches man ihr bezeichnet hatte, an
einer Thür an. Ein junger Mensch trat heraus und fragte nach
ihrem Begehr. Sie antwortete und ward nach der Thür gegenüber
gewiesen. In demselben Augenblicke trat ein Mann auf den
Vorplatz und fragte, was sie wollte. Sie antwortet, sie suche
einen Dienst als Köchin oder Haushälterin, und entschuldigte
sich wegen ihres Zerthums. „Hat nichts zu sagen," entgegnete der
Mann; „ich brauche gerade Jemand; ich will mich wegen Ihrer
befragen; kommen Sie morgen wieder." Scholastika kam wieder, und
der Maler Forestier - dies war der Mann - nahm sie in Dienst,
zunächst um seiner Haushälterin, einer sechzigjärigen Verwandten,
an die Hand zu gehen. Scholaftica gewann durch, Fleiß und
Sparsamkeit die Liebe der alten Haushälterin, welche nach
einigen Jahren starb, und wurde dann dem bejahrten Maler
unentbehrlich. Im Jahre 1838 starb Forestier und setzte seine
Magd zur Erbin seines Vermögens von über 700,000 Franken ein.
Die 51 jährige Jungfer ist somit seit fünf Jahren im Besitz
eines Vermögens, welches ihr jetzt 21,000 Fr. jährlich einbringt.
Von dieser Summe verbraucht sie nur einen kleinen Theil. Sie
lebt, wie sie bei Forestier gelebt hat, näht und verrichtet
Hausarbeit. „Ich bediene selbst meine Haushälterin," sagt sie; „ich
esse wenn ich Hunger habe - stehend und wie ein Soldat. Daraus
möchte wohl jeder abnehmen, diese Person habe für nichts anderes
Sinn, als für das Geschäft, welches sie an dreißig Jahre lang
getrieben; sie sev mit Leib und Seele eine Magd. Dem ist aber
nicht so. Ihr Haus ist ihrem Vermögen entsprechend eingerichtet;
sie besitzt eine Bibliothek, Gemälde und andere Kunstwerke. Ihre
Verwandten haben sogar gemehnt, sie wäre verrückt, und haben vom
Gericht verlangt, daß ihr ein Curator gesetzt werde. Es wurden
Ärzte zu geschickt, um ihren Zustand zu untersuchen, und aus den
Gesprächen, welche sie mit diesen geführt hat, geht hervor, daß
sie weder stumpf noch wahnfinnig ist. Sie sagte unter anderm :
“Abend arbeite und lese ich ; Ich lese am liebsten
Andachtebücher. Ich habe Marmontel und Telemach gelesen.
Voltaire ist nach meinem Geschmack; er ist revolutionär. Den
Rousseau sind ich zu schwach gegen die Weiber; sein Styl aber
gefällt mir." Bei einer andern Gelegenheit sagt sie: “Ich finde
Voltaire zu trocken und zu spottsüchtig. Rousseau steckt immer
in den Röcken der Weiber und läßt sich von ihnen täuschen." Das
find freilich keine Orakel; allein diese Worte beweisen doch,
daß die Person liest und denkt. Wenn die medicinischen
Inquirenten die Sprache aufs Ausgehen brachten, dann redete sie
abenteuerliches Zeug von bösartigen Wesen, die sie verfolgten,
von Assen, die sle in Wurstbrühe verwandelten, sie auf den
Kirchhof schleppten und Leichen fressen ließen u. f. w." Allein
bei näherer Untersuchung hat ficherklärt, sie habe die Aerzte
zum Besten gehabt; und das Gericht hat entschieden, daß sie
keines Vormundes bedürfe.
L'Illustration
1er juillet 1843
- On s'extasie devant les inventions des
romans et des comédies; comédies et romans n'ont jamais autant
d'imagination que la réalité. Je n'en veux pour preuve qu'une
aventure merveilleuse, dont la vérité vient d'être récemment
certifiée par un double procès en première instance et en Cour
royale; l'héroïne s'appelle mademoiselle Descharmes. Malgré les
allures aristocratiques de son nom, mademoiselle Descharmes est
un enfant du village : son père, simple paysan, vivait à
grand'peine du produit de son labeur. Un jour, la pauvre fille,
voulant soulager cette rude vie, se décide à venir à Paris pour
y chercher du travail et du pain. Elle part seule du fond de sa
Lorraine, en gros jupon, en gros souliers, portant toute sa
fortune sous le bras. Arrivée dans la ville immense, elle va,
vient, cherche, espère, attend et souffre; enfin quelqu'un lui
propose une place de servante ! Quelle fortune ! Je vous demande
si elle accepte avec joie ! La voici parée de son cotillon des
dimanches et de son bonnet le plus blanc gagnant, non sans peur,
la rue habitée par son futur maître, et frappant à la porte de
sa maison. - Au troisième ! lui dit le portier. - Notre Lorraine
monte lentement l'escalier, le trouble dans le cœur, le feu au
visage ; les marches crient sous son pas pesant. Inquiète,
haletante, ahurie, elle rencontre un cordon de sonnette, s'en
empare et sonne à tour de bras. « Que voulez-vous ? lui demande
un homme d'un âge mûr. - N'est-ce pas ici chez M. Valentin?
répond-elle - Non! - Je venais pour être sa servante.- Eh bien !
entrez : j'ai aussi besoin de quelqu'un; vous ou une autre, peu
importe ! »
Elle entra en effet, et ne sortit plus de cette demeure qui
venait de s'ouvrir pour elle si singulièrement. - Son maître
était bon au fond de l'âme, mais exigeant et fantasque : il
l'accablait de soins sans relâche et de travaux pénibles. Cette
sévère autorité pesa sur la servante pendant vingt-huit ans,
sans qu'elle cherchât à s'y soustraire, sans qu'elle fit
entendre une plainte; quelquefois cependant il lui disait : «
Jeanne, tu es une bonne fille ; je ne t'oublierai pas; sois
tranquille, tu auras quelque chose ! »
Au bout de ces vingt-huit années, notre homme meurt vieux garçon
; et collatéraux d'accourir bouche béante. On ouvre le testament
: le testament déclare Jeanne Descharmes légataire universelle !
La pauvre fille, naguère venue à pied de son village, la pauvre
servante si rudement traitée, est transformée tout à coup en
riche héritière. Elle a 800,000 fr. en maisons et en rentes,
item bibliothèque magnifique et magnifique galerie de tableaux.
Voyez ce qu'on gagne en ce monde à sonner plutôt à cette
sonnette-ci qu'à cette sonnette-là !
On l'appelait Jeanne tout court; on l'appelle maintenant
mademoiselle Descharmes gros comme le bras; et les plus huppés
lui ôtent leur chapeau en passant. Mais mademoiselle Descharmes
est restée Jeanne comme devant : en changeant de fortune elle
n'a pu changer de caractère ni d'habitudes. Les débats de
l'audience ont révélé les détails curieux de cette immobilité :
Jeanne est embarrassée des richesses de mademoiselle Descharmes;
à peine lui faut-il par an 1,500 fr. pour vivre. Vous croyez que
mademoiselle Descharmes va se parer et courir par la ville ? non
pas. Jeanne a gardé ses simples vêtements; Jeanne ne sort pas du
logis, pas plus que du temps de son maître qui se fâchait si par
hasard elle mettait le pied dehors. - « Que faites-vous de vos
journées? demande M. le président Séguier à mademoiselle
Descharmes. - Je frotte mes appartements, répond Jeanne, et
souvent je sers ma servante. Enfin, M. le président, je fais ce
que je faisais du vivant de Monsieur; je vis comme s'il n'était
pas mort. »
Un avide héritier a eu l'esprit de trouver matière à procès dans
cette fidélité de mademoiselle Descharmes au passé de Jeanne; il
a intenté contre l'honnête fille une demande en interdiction,
affirmant qu'une femme pourvue de quarante mille livres de
rentes, qui ne sort jamais de chez elle et frotte ellemême son
appartement, est évidemment atteinte d'incapacité et de
monomanie. Les juges ont donné tort à l'héritier, [...] et
mademoiselle Descharmes peut rester Jeanne, puisque tel est son
bon plaisir [...].
Journal de la
Meurthe et des Vosges
16 septembre 1848
- La cour d'appel de Paris vient de
s'occuper d'une affaire qui ressemble à un petit roman. Il
s'agit d'une dame riche, dont la famille demandait
l'interdiction. L'avocat de ladite famille plaidant que c'est
par pur intérêt pour elle qu'il l'accuse de folie, l'avocat de
la partie adverse, plaidant que c'est pour jouir tout de suite
d'un bel héritage qu'on craint d'attendre trop longtemps. Mais
voici l'histoire, qui prend son intérêt à Nancy de ce que
l'héroïne est Lorraine.
Il y a quarante ans environ, une pauvre fille, Scolastique
Descharmes, quitta Saint-Nicolas-de-Port, où elle était née, et
s'en alla à Paris pour être domestique. Elle avait des lettres
de recommandation ; mais perdue dans la grande ville, elle ne
put découvrir les personnes qu'elle cherchait. Elle entra au
hasard chez un marchand de bronzes, M Forestier. Elle plut à la
maîtresse de la maison, qui la garda. Puis sa maîtresse mourut ;
elle resta avec M. Forestier, s'occupa de ses intérêts avec un
soin, un zèle, un dévouement admirables. Après trente ans de
cette belle conduite, Scolastique en fut récompensée : son
maître, en mourant, lui laissa 30,000 fr. de rente.
Mlle Descharmes ne changea rien à la simplicité de sa vie, elle
continua à tenir sa maison comme si son maître existait encore.
Elle fit cependant rechercher ses parens, qui la croyaient
morte, et leur fit du bien ; elle appela même deux nièces près
d'elle ; mais quelques jours après, elle paya leur voyage et les
renvoya. Alors commença l'accusation portée contre la raison de
Mlle Descharmes ; les
rapports des médecins constatèrent qu'elle avait d'étranges
hallucinations : elle vivait isolée, ne recevant personne que
son notaire et un ancien ami de son maître ; elle ne sortait
jamais et prétendait qu'elle ne le pouvait pas, qu'elle était en
butte aux tracasseries d'êtres invisibles,
qu'elle nommait artificiels, des hommes et des singes qui, la
nuit, venaient la tourmenter, la tiraient hors de son lit, la
mettaient dans une bière, la portaient au cimetière et lui
faisaient manger des morts.
Des enquêtes furent ordonnées : on trouva Mlle Descharmes
parfaitement lucide, raisonnant sur toutes choses, et notamment
sur les oeuvres de Voltaire et sur celles de Jean-Jacques, d'une
façon remarquable. Trois fois le tribunal appelé à statuer dut
rendre un arrêt de non lieu. Enfin, sur les demandes de Mme d'Egremont,
nièce de Mlle Descharmes, une nouvelle enquête de médecins ayant
reconnu que la folie existait, mais sans grande intensité et
sans danger pour personne, le tribunal avait déclaré qu'il y
avait lieu à surseoir pendant un an. Mme d'Egremont en a
rappelé. A une nouvelle descente de justice, Mlle Descharmes,
irritée, excitée, a divagué à plaisir ; elle a mêlé ses
artificiels au préfet, à Henri IV et à Voltaire, mais cependant,
sur la plaidoirie de Me Paillet, avocat de
Mlle Descharmes, la cour d'appel a conclu au sursis prononcé par
les premiers juges. |
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Annales médico psychologiques
Juillet 1864
Médecine légale.
QUESTION D'INTERDICTION
RAPPORT
DE M. PARCHAPPE.
En vertu d'un jugement du tribunal civil de première instance du département
de la Seine, en date du 30 juin 1858, qui ordonne :
« Que par le docteur Parchappe, que le tribunal commet à cet effet et qui
prêtera serment entre les mains du président du tribunal, Scholastique
Descharmes sera vue et visitée à plusieurs reprises, à l'effet de rechercher
et constater par tous les moyens qui seront jugés utiles par ledit docteur
Parchappe, quel est actuellement l'état mental de ladite fille Descharmes et
particulièrement si elle se trouve dans un état d'imbécillité, de démence ou
de fureur qui la rende incapable de gouverner sa personne et d'administrer
ses biens; »
Je soussigné Jean-Baptiste-Maximien Parchappe, docteur en médecine,
inspecteur général de première classe des établissements d'aliénés, officier
de l'ordre impérial de la Légion d'honneur, demeurant à Paris, après avoir
prêté serment entre les mains de M. le président du tribunal civil, après
avoir visité mademoiselle Descharmes, les 23 juillet et 12 novembre 1858, et
avoir pris connaissance de divers documents. authentiques ci-dessous
énumérés, ai rédigé, ainsi qu'il suit, mon rapport en réponse aux questions
posées par le tribunal.
Documents.
1° Jugement du tribunal civil du 9 octobre 1841;
2° Interrogatoire de mademoiselle Scholastique Descharmes des 22 et 25
janvier 1842;
3° Certificat de M. le docteur Mitivié du 9 mars 1842;
4° Rapport de M. le docteur Trélat du 4 avril 1842;
5° Rapport de MM. les docteurs Andral, Bleynie et Ferrus du 13 avril 1843;
6° Rapport de M. le docteur Leuret du 17 juillet 1846;
7° Procès-verbal d'enquête du commissaire du 16 juillet 1846;
8° Délibération du conseil de famille du 11 janvier 1848;
9° Interrogatoire de mademoiselle Descharmes du 15 février 1848.
Faits.
Le 9 octobre 1841, sur les conclusions de M. et Mme d'Aigremont, demandant
l'interdiction de mademoiselle Scholastique Descharmes, leur parente, à
raison de l'existence d'un état d'aliénation mentale durant depuis sept ans,
et rendant cette demoiselle incapable d'administrer ses biens et de
gouverner sa personne, le tribunal civil de première instance de la Seine
ordonna que le conseil de famille de mademoiselle Descharmes serait convoqué
et assemblé pour donner son avis sur la situation mentale de cette
demoiselle et qu'elle serait ensuite interrogée en la chambre du conseil.
Dans la délibération du conseil de famille, à la date du 14 décembre 1841, à
la majorité de quatre voix contre trois, il a été conclu à la convenance de
l'interdiction.
De l'interrogatoire subi par mademoiselle Descharmes, le 22 janvier 1842,
devant M. Duret d'Archiac, il résulte que toutes les réponses de cette
demoiselle ont été raisonnables et pertinentes, et qu'elle a expressément
repoussé et nié, comme absurdes et inventés par des fous, les motifs donnés
à sa réclusion volontaire dans sa maison, notamment la crainte de quelque
chose dans l'air qui pourrait lui nuire, d'ennemis surnaturels, tels que
génies, dragons ailés, amour armé de
traits.
La seule réponse qui ait paru s'écarter de la raison, est celle relative à
des membres de sa famille... En rendant compte des relations qu'elle a eues
avec une nièce, qu'elle avait désiré élever chez elle, elle a dit :
« La petite que je désirais avoir est la fille de la paysanne représentée
dans le tableau que je vous désigne, revêtue d'un costume rouge; l'homme à
côté d'elle est Paul Tardif, mon cousin. »
Dans un second interrogatoire, le 25 janvier 1842, elle s'est exprimée à ce
sujet ainsi qu'il suit :
« Je ne puis pas affirmer que le personnage, que je crois représenter ma
nièce dans ce tableau, soit réellement ma nièce... Tous les jours on croit
voir, dans un tableau, qu'on croit ressembler à quelques-uns de nos parents.
C'est pourquoi je n'ose pas affirmer que ce soit réellement le portrait de
ma nièce ; mais je me rappelle parfaitement, que lorsque M. Forestier a
acheté ce tableau, trois mois avant sa mort, il me fit appeler pour me le
montrer, comme il le faisait habituellement. Je m'écriai: Il ressemble
beaucoup à un de mes parents nommé Tardif, et à ma nièce Descharmes. »
Sur la demande de M. et Mme d'Aigremont, MM. les docteurs Mitivié et Trélat,
médecins des aliénées de la Salpêtrière, ont visité mademoiselle Descharmes
en mars et avril 1842.
Dans un certificat du 9 mars 1842, M. le docteur Mitivié, après avoir
constaté que mademoiselle Descharmes lui a dit :
« Qu'elle avait été toute sa vie fort tourmentée par les hommes ; qu'ils lui
avaient, dans toutes les situations, suscité toute sorte de tracas de
maladie; qu'ils lui avaient ravi la liberté ; que depuis quatre ans ils la
tiennent à la chaîne, l'accablent d'un lourd fardeau ; que, par des moyens
secrets, ils lui font éprouver une multitude de sensations, de malaises; ils
influencent tout ce qui l'entoure ; ils maîtrisent toutes ses volontés,
l'obligent à rester isolée, à ne recevoir personne ; l'empêchent de
s'occuper de ses affaires; qu'ils exercent sur elle une machination
diabolique dont elle voudrait bien être débarrassée. On lui fait espérer que
cela finira au mois d'avril, lorsque sera terminée la collection de gravures
des galeries de Versailles... »
Conclut en ces termes :
« Ces préoccupations, ces illusions, cette manière d'être de mademoiselle
Descharmes la tiennent dans une étreinte morale maladive, qui constitue une
véritable aliénation mentale partielle. »
Dans un rapport du 4 avril 1842, M. le docteur Trélat a constaté que, durant
le cours d'un long interrogatoire, mademoiselle Descharmes a fait à
quelques-unes de ses questions les réponses suivantes :
« Il ne dépend pas de moi de sortir, puisque les hommes ne le veulent pas.
Les hommes ont été méchants pour moi. Je sortirai quand cela sera fini. Ma
santé ! oh oui! elle est belle, ma santé ! après toutes les douleurs que
j'ai éprouvées, après vingt-huit ans de martyre et tous les supplices que
j'ai soufferts. »
» On me tirait les membres, on me martyrisait la tête et l'on m'avait fait
devenir, à force de m'empêcher de manger et de dormir, comme un véritable
squelette.
» Eh bien ! oui... les singes! voilà un beau spectacle, que les singes! Ils
m'ont causé assez de mal, pour que je ne cherche pas à les voir, quand ils
venaient me faire continuellement des grimaces et des insultes, quand ils
m'allongeaient les jambes, quand ils m'ouvraient la bouche à me déchirer,
quand ils m'écartaient les os du crâne, quand ils m'écrasaient la tête et
m'adressaient mille injures..
» Je les voyais comme je vous vois.
» Ils me disaient et prétendaient exiger de moi les choses les plus
horribles. Ils voulaient me forcer à me livrer à eux, et, sur mon refus, me
jetaient à bas de mon lit, me réduisaient en eau de boudin, me plaçaient
dans un corbillard, puis me conduisaient au cimetière où ils me faisaient
manger des morts.
» - Entendiez-vous leurs voix ? - Comme je vous entends.
» - Pouviez-vous les voir? - Comme je vous vois.
» - N'avez-vous eu à vous plaindre que des singes? - Des singes et des
hommes, qui ne valent pas mieux et qui m'accablaient de sottises et
d'injures.
» Dominée par des influences physiques et magnétiques, elle ne peut s'y
soustraire.
» - Pour qui conservez-vous donc ? - Moi, je ne conserve rien, je n'ai rien,
je donne tout parce que je n'ai besoin de rien.
» - A qui donnez-vous donc ? - Je donne à M. ... pour qu'il en fasse un bon
usage.» (M. le docteur Trélat a oublié le nom.)
M. le docteur Trélat a résumé son rapport en ces termes :
« Séquestration absolue, bizarrerie de faire tout elle-même dans son grand
appartement et de n'avoir, pour les commissions du dehors seulement, qu'une
femme de ménage dont la présence n'est pas constante; abandon presque
complet de ses affaires, de la surveillance qu'exige la propriété des biens
et du bon ordre auquel l'ont toujours disposée ses goûts et ses habitudes;
idées tout à fait déraisonnables; éloignement prononcé pour les liens qui
ont le plus de force au fond du cœur de l'homme, ceux de la famille ;
illusions et hallucination des sens tels sont les signes certains auxquels
il n'est pas permis de méconnaître l'état d'aliénation de mademoiselle
Descharmes. »
Un jugement du tribunal de première instance, à la date du 29 avril 1842,
repoussa purement et simplement la demande en interdiction.
Sur l'appel, la cour ayant ordonné, par arrêt du 25 juilet 1842, que
mademoiselle Descharmes serait examinée par trois médecins. MM. les docteurs
Andral, Bleynie et Ferrus, désignés par la cour, ont consigné, dans un
rapport du 13 avril 1843, leurs conclusions sous la forme de réponses à
plusieurs questions qu'ils se sont posées.
A cette première question: Mademoiselle Descharmes est-elle atteinte d'une
aliénation mentale parfaitement caractérisée et cette maladie est-elle de
nature à enlever nécessairement à cette demoiselle le libre exercice de ses
facultés intellectuelles? les experts ont donné la réponse suivante :
« Mademoiselle Descharmes, âgée de cinquante-six ans, est d'une constitution
forte et robuste même; mais elle est plus irritable que ne le sont pour
l'ordinaire les gens de sa profession. Son esprit, d'une portée ordinaire,
paraît naturellement droit, mais enclin à l'exaltation. Son caractère est
honorable, juste, mais un peu bizarre. Sa conduite semble avoir été
irréprochable, mais nous ne pensons pas que ce ne sera pas sans avoir
éprouvé des combats assez vifs. Les soussignés ont reconnu, chez
mademoiselle Descharmes, l'existence de quelques hallucinations qui datent
de fort loin; peut-être même, ainsi que les discours de cette demoiselle
pourraient le faire croire, ces hallucinations remontent-elles à la plus
grande jeunesse de la malade. Mademoiselle Descharmes est persuadée que des
individus malveillants, des enchanteurs même, agissent sur elle au moyen de
l'électricité, quand elle quitte son domicile, et qu'ils apostent des gens
pour lui faire des grimaces ou lui adresser des propositions déshonnêtes.
Elle dit que, lorsqu'elle pense à sortir, elle éprouve à l'estomac un
malaise, une sensation bien pénible, qui lui donne mal à la tête et qui fait
disparaître sa résolution.
» Les hallucinations peuvent être considérées sans doute comme l'un des
phénomènes les plus saillants et les plus caractéristiques de l'aliénation
mentale; mais elles ne constituent pas par elles-mêmes une aliénation
mentale incontestable et n'entraînent pas toujours le délire. Parfois, au
contraire, les malades qui en sont atteints, conservent la conscience de
leur état et reconnaissent eux-mêmes leur erreur. Ils ne sont pas tous
dominés par leurs fausses impressions, au point d'agir conséquemment aux
hallucinations qu'ils éprouvent, et quand d'autre part les déterminations
auxquelles ils s'abandonnent ne nuisent à personne et ne les poussent à
aucun acte nuisible, ils ne doivent pas, suivant les soussignés, être
considérés comme de véritables aliénés, c'est-à-dire comme des individus qui
ont perdu toute liberté morale et qui ne peuvent manquer de nuire à eux ou à
la société. »
C'est en s'appuyant sur les faits par eux constatés et en leur appliquant
cette doctrine sur les hallucinations, que les experts ont été conduits à
conclure, en réponse aux autres questions par eux posées :
2° Qu'ils n'y avait pas lieu de considérer mademoiselle Descharmes « comme
une aliénée envers laquelle la société a des précautions à prendre ; »
3° Qu'ils ne pensent pas que la maladie de mademoiselle Descharmes puisse la
porter à troubler la tranquillité publique ;
4° Qu'ils regardent la séquestration, ayant pour but le traitement de la
maladie, comme inutile, à raison de son incurabilité, et comme pouvant être
nuisible à la malade;
5° Qu'ils ne pensent pas que mademoiselle Descharmes « puisse compromettre
sa fortune par des prodigalités ou céder à des tentatives de captation; mais
qu'ils conçoivent toutefois qu'un état semblable à celui dans lequel elle se
trouve puisse inspirer, sous ce rapport, des inquiétudes; »
Enfin 6° qu'ils pensent « que l'interdiction serait une mesure complètement
superflue et dès lors beaucoup trop rigoureuse, qu'elle pourrait même
entraîner des inconvénients graves par
l'affliction qu'elle causerait à mademoiselle Descharmes, et que la seule
mesure qu'ils puissent regarder comme applicable serait la nomination d'un
conseil judiciaire. »
Le jugement de première instance, repoussant l'interdiction, fut confirmé
par un arrêt de la cour d'appel à la date du 26 juin 1843.
En exécution d'un réquisitoire du procureur du roi à la date du 26 juin
1846, le commissaire de police du quartier du Mont-de-Piété et M. le docteur
Leuret, médecin de la Salpêtrière, ont dû visiter mademoiselle Descharmes et
rechercher les causes de l'état de séquestration dans lequel se trouvait
cette demoiselle.
Dans un rapport à la date du 17 juillet 1846, M. le docteur Leuret a
constaté, en ce qui concerne l'état mental de mademoiselle Descharmes, les
faits suivants, qui se trouvent aussi attestés par le procès-verbal
d'enquête du commissaire de police, à la date du 16 juillet 1846:
« La demoiselle Descharmes est une personne forte, bien » constituée,
physiquement bien portante; elle est âgée de cinquante-huit ans et paraît en
avoir au plus quarante-cinq... Elle n'a pour l'aider qu'une femme chargée
seulement de quelques gros ouvrages et de commissions.
» C'est presque à regret qu'elle a cette femme et elle voudrait bien faire
elle-même ses commissions, mais on l'en empêche.
» Interrogée sur cet empêchement, elle répond avec un calme parfait, mais
d'une manière tout à fait déraisonnable. Elle serait heureuse de sortir,
mais elle n'ose pas. Depuis l'âge de huit ans, elle est persécutée. Ce sont
des mystères du gouvernement. Elle aime beaucoup le monde; elle aurait voulu
être mariée, mais on a détourné d'elle tous ceux qui auraient pu se
présenter. On a beau faire, on ne la lassera qu'en l'égorgeant. Ceux qui la
tourmentent ne sont pas des » personnes déterminées, c'est tout un peuple.
» A l'âge de seize ans, persécutée comme elle l'est encore aujourd'hui, elle
s'est jetée à l'eau. Alors elle était déjà et n'a pas cessé d'être la reine
martyre.
» La maison qu'elle habite est remplie de gens artificiels et invisibles qui
lui disent des horreurs. Quand quelqu'un vient la voir, les artificiels
entendent tout ce qui se dit chez elle, dénaturent tout, et, quand ensuite
elle est seule, ils lui reprochent tant d'horreurs qu'elle n'ose plus
recevoir personne.
» On lui donne de l'insouciance, du dégoût, de l'ennui; on l'oblige à crier.
Quand elle se met à la croisée, on lui fait des signes et on siffle pour la
forcer à rentrer. Si elle sort pour acheter quelque chose, les invisibles la
suivent et la persécutent.
» Pendant le récit de ses peines, elle s'interrompt à différentes reprises
pour répondre aux invisibles qui, malgré notre » présence, l'interrogent,
l'insultent. »
Les conclusions du rapport de M. le docteur Leuret sont les suivantes :
« Oui, la demoiselle Descharmes est atteinte d'aliénation mentale.
» Non, elle n'a pas l'intelligence complète de sa position; mais cette
position lui est imposée seulement par la maladie. »
Et il ajoute :
« Je devrais m'arrêter ici; mais, dans le cours de mon rapport, j'ai parlé de
la possibilité d'un homicide, d'un incendie. J'ai parlé d'une maladie pour
le traitement de laquelle le placement dans un établissement spécial est
ordinairement recommandé. Que faire contre la maladie? que faire pour
prévenir des malheurs reconnus possibles?
» Contre la maladie, rien; elle est très-ancienne, elle est incurable.
» Contre les malheurs reconnus possibles, une surveillance affectueuse et
éclairée. La folie, longtemps stationnaire, peut tout à coup prendre de
l'intensité. Si cela arrivait, c'est alors seulement qu'il faudrait y
pourvoir.
Le 26 novembre 1847, sur une nouvelle demande en interdiction, le tribunal
civil a ordonné que le conseil de famille serait appelé à donner son avis
sur l'état mental de mademoiselle Descharmes, et qu'il serait procédé à
l'interrogatoire de cette demoiselle.
Le conseil de famille, convoqué le 11 janvier 1848, a été d'avis, à la
majorité de quatre voix contre trois, « qu'il n'y a pas lieu de prononcer
l'interdiction de la demoiselle Descharmes, et, aussi à la majorité de
quatre voix contre trois, qu'il y aurait lieu au moins de lui nommer un
conseil judiciaire. »
L'interrogatoire, subi le 15 février 1848 par mademoiselle Descharmes devant
M. Louis Pasquier, juge, et M. Asse, substitut du procureur du roi, constate
les faits suivants :
« D. Quels sont vos nom, prénoms, âge, profession et domicile ?
» R. Demoiselle Descharmes Scolastique.. Juste ciel ! qu'il est difficile de
sortir de la plume volante... M. Denormandie avait bien raison de le dire:
Il est plus facile de gagner son bien que de le garder... Quant à mon âge,
je n'en sais rien. Donnez plus qu'il y a ; mon extrait de baptême, je n'ai
pas pu le lire.
» D. Êtes-vous seule ici ?
» R. Pourquoi aurais-je quelqu'un avec moi ? A l'âge de dix-neuf ou vingt
ans, j'aurais pu me marier; mais des esprits invisibles m'en ont empêchée.
» D. Connaissez-vous M. de Bénazé ?
» R. Je ne sais ce que vous voulez me dire. C'est un beau protecteur, sacré
matin !... Je mourrais bien de faim avec ces messieurs. Je suis une grande
bête. Je voudrais que les procès se jugeassent en place publique, en
présence de l'univers. Vous venez pour me tâter. Oh! justice divine! peux-tu
laisser de pareils crimes s'accomplir sur la terre. Il y a dix ans que M.
Forestier est mort, le 3 février. Ce mois-ci, nous allons entrer dans le
printemps. Il y a longtemps que l'on me chantait Joli mois de mai, quand
reviendras-tu, pour torcher le ... Et l'on ne m'a jamais rien torché.
» M. le préfet, en passant, m'a dit : Voilà une jolie affaire. Ce sont des
escamoteurs. Une voix me disait : Pauvre innocente! il faut chasser tout
cela. Henri IV qui tient l'épée de la paix dans les mains. Il y a trois ans
que je suis seule, par économie pour mes bourreaux. Je sors avec une fille
dont je suis la servante. La plus belle sainteté, ce sont les mœurs. Ce
n'est pas le tout de faire des images, il faut être honnête homme.
» Il y a deux bourreaux qu'on ne voit pas. Ils sont mis là par le
gouvernement. Et, comme dit M. Fontaine, tout ce qui est mystérieux est
mauvais. La nuit, mes bourreaux me poursuivent encore. Je ne peux pas
trouver un coin. J'ai traîné mon lit partout. C'est un mystère du
gouvernement pour nous enrichir tous. C'est un nouvel arrachement de cœur
pour enrichir les bourreaux.
» Si ma fortune était bien administrée, j'aurais 30 000 livres de rente.
J'ai 5000 francs sur le grand livre, une maison rue de Richelieu. Je
n'amasse rien, parce qu'il y a des escamoteurs.
» Quand je vois des hommes, je crains toujours de les offenser, parce qu'il
ne faut pas donner la main à personne.
» Partout où j'ai été, j'ai eu la confiance de tout le monde. Je ne tiens
pas d'écritures. On ne veut pas me laisser de plumes. Dès l'âge de six ans,
on m'enlevait toutes les bonnes.
» On a mis mon père en prison. On a fait engager mon frère avant qu'il n'ait
l'âge, et on l'a fait insulter par le curé.
» J'ai entendu dire qu'il y avait eu dans la noblesse des gens qui nous
avaient pris notre bien.
» L'hôpital, les pensions, les couvents: je ne puis supporter tout cela.
J'aime la liberté.
» Nous devons constater que, pendant toute la durée de l'interrogatoire, la
demoiselle Descharmes a montré une grande exaltation. A chaque instant, elle
se levait et se promenait dans son appartement. Elle parlait très-haut, et
quelquefois semblait excitée par la colère. Quand nous sommes arrivés, elle
nous a dit que nous étions des voleurs. Et ce n'est qu'après des
explications assez longues que nous sommes parvenus à lui faire entendre que
nous étions délégués par la justice et qu'elle devait nous répondre. Sa
conversation est très-décousue : elle passe d'une idée à l'autre sans
transition. Ce qui paraît la dominer, c'est la crainte des esprits
invisibles et des bourreaux, qui la tourmentent continuellement. Elle parle
aussi d'artificiels et nous a même donné ce nom à plusieurs reprises, et
nous a dit aussi que, s'il y avait une justice, nous serions tous pendus; et
a répété aussi plusieurs fois qu'elle aurait bien voulu se marier, mais que
ses bourreaux ne le lui ont jamais permis; que ce sont des arrachements de
cœur. Comme aussi, qu'on lui faisait dire, malgré elle, une foule de
cochonneries; qu'elle est très-bonne, mais que d'un agneau on fait souvent
un tigre. »
Par jugement du 5 mai 1848, le tribunal de première instance a sursis à
statuer pendant un an sur la demande en interdiction, et a nommé le sieur
Debiche administrateur des biens et affaires de ladite demoiselle.
Enfin, c'est par suite d'un jugement du 30 juin 1858 que j'ai dû visiter
mademoiselle Descharmes, et constater son état mental actuel.
Voici en fait les résultats de l'examen que j'ai fait de cette demoiselle, à
deux reprises et à un intervalle suffisamment considérable, le 23 juillet et
le 12 novembre 1858.
Le 23 juillet 1858, j'ai visité, pour la première fois, mademoiselle
Descharmes à son domicile, rue Vieille-du-Temple, n° 75.
Je l'ai trouvée tenant à la main un plumeau dont elle ne s'est pas dessaisie
pendant toute la durée de ma visite, et dont elle se servait, en passant
d'un appartement à un autre, pour épousseter, tout en causant, ses meubles
ou ses tableaux.
J'étais accompagné de M. Debiche, son administrateur provisoire.
Elle ne s'est nullement enquise de l'objet de notre visite. Et, sans qu'il
ait été nécessaire de la provoquer, elle s'est mise à parler presque sans
interruption. A peine était-il nécessaire de placer de temps en temps un mot
dans la conversation, pour entretenir ce qui était chez elle plutôt un
monologue qu'une causerie.
Il y a généralement très-peu de suite dans les discours de mademoiselle
Descharmes. Elle passe sans transition d'un sujet à un autre. Constamment
ses paroles se rapportent à elle-même, à ses intérêts, aux événements de sa
vie passée et présente.
Ce qui domine dans ses idées et dans ses paroles, c'est la préoccupation
incessante d'une action fâcheuse exercée sur elle par un invisible, qui
habite en haut le troisième étage. Cet invisible dont elle ne sait pas le
nom, les occupations, et dont elle ne comprend pas les motifs, lui parle
surtout par le tuyau de la cheminée et agit sur elle à chaque instant du
jour et de la nuit.
Cet invisible lui dit et lui fait des saletés, des cochonneries. La nuit, il
lui introduit dans les parties des instruments comme ceux dont se servent
les médecins.
Mais ce n'est pas seulement la nuit que l'invisible agit ainsi sur elle; au
moment même où elle me parle, elle sent qu'il est là.
Sur la demande que je lui fais de m'indiquer comment elle s'aperçoit de sa
présence, si elle le sent par l'odorat, ou par le toucher, elle me répond
brusquement: « Faut-il donc vous dire comment je le sens. Eh bien! il me
déchire le cul. » Elle n'a jamais pu parvenir à le voir. Souvent elle l'a
poursuivi sans pouvoir l'atteindre.
Elle ne sait pas qui il est. C'est sans doute un Normand, un Dauphinois ou
un juif. Peut-être bien aussi est-ce un Auvergnat ou un frère coupe-choux.
Il y a bien longtemps que cet invisible la persécute. Il agissait sur elle
déjà avant d'entrer dans la maison où elle est. C'est lui qui a fait mourir
toutes les personnes qu'elle a connues ; la parente de M. Forestier, M.
Forestier lui-même et beaucoup d'autres personnes dont elle cite les noms.
C'est à son action que sont dus les arrachements de cœur qu'elle a plusieurs
fois éprouvés.
C'est lui qui lui a donné sa maladie du mois de janvier dernier. Elle a été
prise, dans le voisinage des lieux d'aisance, par un frisson qui revenait
sans cesse. Elle souffrait dans le corps. Elle ne pouvait plus manger.
L'invisible la dégraissait. C'est ainsi qu'il agit pour rendre malade : il
dégraisse.
Si elle ne sort pas de sa maison, c'est à cause de l'invisible qui la cerne.
Ce n'est pas la crainte d'être volée pendant son absence. On la vole
très-bien malgré qu'elle soit présente.
Elle n'est pas heureuse. On la vole de tous les côtés. Elle n'a pu jouir de
sa fortune, ni se marier. C'est l'invisible qui l'en a empêchée.
Tous ses tableaux, qu'on vante tant, ne valent pas la peine qu'ils lui
donnent pour les tenir propres. Au reste, ces tableaux sont une comédie. Il
y en a un, qu'elle montre, et dont le sujet est une présentation d'enfants
de paysans par leurs parents à un vieillard assis, qui est une vraie
plaisanterie. On prétend que ce sont les portraits de ses parents.
Du reste, elle se porte assez bien maintenant; elle mange avec appétit et ne
dort pas trop mal, quand l'invisible cesse de la tourmenter.
Le 12 novembre 1858, j'ai visité, pour la seconde fois, mademoiselle
Descharmes. MM. Debiche, notaire, et Quillet, avoué, étaient présents.
Je l'ai trouvée occupée à essuyer ses meubles avec un torchon qu'elle n'a
pas abandonné, et dont elle a continué à se servir de temps en temps,
pendant toute la durée de ma visite.
Elle a paru soupçonner de m'avoir vu précédemmment, sans pouvoir préciser
l'époque. Elle m'a demandé si je venais la délivrer. Elle a prétendu que
j'étais un de ceux qui l'empêchaient de sortir, de concert avec l'homme de
là-haut. L'homme de là-haut se dit mouchard et voleur. Il est mouchard du
gouvernement. C'est un Auvergnat, un Normand et un juif. Ils sont plusieurs.
C'est lui qui la tourmente. Il lui parle par la cheminée. Il lui introduit
des instruments dans les parties. C'est ainsi qu'on l'a dégraissée, en lui
mettant quelque chose dans le derrière, comme le font les tortues.
Elle voudrait bien sortir et s'amuser comme les autres, aller à l'Opéra.
Mais on lui a fait perdre ses charmes. On la tourmente et on la vole. Si on
faisait bonne justice, on pendrait tout ce monde-là, et nous-mêmes qui la
tourmentons, elle ne sait pourquoi.
Je trouve mademoiselle Decharmes plus excitée et plus continuellement
délirante que dans ma visite précédente. Ses mouvements sont plus brusques,
sa parole plus saccadée, ses pommettes sont sensiblement colorées. Elle ne
cesse de parler, même sans qu'on la provoque. Sa conversation fort décousue,
fort incohérente, tourne néanmoins toujours autour du même sujet principal,
les tourments que l'homme de là-haut lui fait subir. Je lui demande si elle
a vu quelquefois cet homme; elle me répond que non ; qu'on ne veut pas
qu'elle puisse le voir; que c'est pour elle seule qu'il est invisible. Elle
prétend que je pourrais le voir, puisque je pourrais aller là-haut.
Je lui rappelle qu'elle m'a dit avoir cherché à voir cet homme et l'avoir
même poursuivi. « Oui, dit-elle, j'ai été frapper deux fois à sa porte et je
lui ai offert toute une fortune, s'il voulait me laisser en repos. »
Je lui demande comment elle conçoit que cet homme qu'elle ne voit pas puisse
agir sur elle; elle me répond : « Ne le savez vous pas, c'est par le
magnatisme. Tous ces médecins ne magnatisent-ils pas leurs malades, ceux des
hôpitaux surtout; il en est venu un chez moi. »
Je lui demande s'il est vrai qu'on l'ait volée : « Mais oui, on me vole sans
cesse »; si on n'a pas réclamé d'elle une somme importante qu'elle a
consenti à donner: « Oui, on a voulu mon argent, et je l'ai donné »; à
combien s'élevait cette somme « Est-ce que je sais, de 40 à 50 000 francs. »
En définitive, pendant toute la durée de ma visite, mademoiselle Descharmes
n'a pas cessé de manifester le trouble le plus complet de la raison, offrant
principalement et d'une manière spéciale les symptômes suivants :
hallucinations de l'ouïe et de la vue, illusions des sens, conceptions
délirantes, instabilité dans les idées, associations bizarres d'idées
hétérogènes, incohérence dans les discours, affaiblissement des facultés
intellectuelles, notamment de l'attention et du jugement.
Discussion.
De l'ensemble de ces faits il résulte évidemment non pas seulement que
mademoiselle Descharmes est actuellement atteinte d'aliénation mentale, mais
encore que cette maladie remonte, dans son existence certaine, au moins
jusqu'à l'époque où elle a été positivement constatée et parfaitement
caractérisée, pour la première fois, en mars et avril 1842, par MM. les
docteurs Mitivié et Trélat, qui ont signalé, comme symptômes dominants, des
conceptions délirantes relatives à des persécutions, à des tourments
imaginaires, appuyées sur des illusions et des hallucinations.
En effet, les éléments les plus saillants du délire constaté par ces
médecins se retrouvent dans la mention succincte faite par MM. les docteurs
Andral, Bleynie et Ferrus, de ce fait par eux constaté en avril 1843, que
mademoiselle Descharmes, qui a des hallucinations, est persuadée que des
individus malveillants, des enchanteurs même, agissent sur elle au moyen de
l'électricité quand elle quitte son domicile et qu'ils apostent des gens
pour lui faire des grimaces ou lui adresser des propositions déshonnêtes.
Les mêmes éléments de délire ont été signalés, avec des détails
caractéristiques, en 1846, par le docteur Leuret, qui s'est appuyé sur leur
existence pour conclure positivement à l'existence de l'aliénation mentale.
Ils se retrouvent associés à un trouble plus étendu de la raison, dans les
paroles recueillies et les faits constatés par l'interrogatoire du 15
février 1848.
Enfin, ce sont encore les mêmes symptômes, aggravés par leur association à
l'affaiblissement de l'intelligence et à l'incohérence, qui constituent la
partie active du délire par moi-même constaté dans mes visites du 23 juillet
et du 12 novembre 1858.
Il résulte aussi de l'ensemble de ces faits que l'aliénation mentale, dont
mademoiselle Descharmes était atteinte dès 1842, s'est graduellement
aggravée depuis cette époque jusqu'à l'époque actuelle, et qu'elle avait
déjà, dès le 15 février 1848, pris en étendue et en intensité les caractères
qui appartiennent à la démence confirmée.
En effet, en janvier 1842, mademoiselle Descharmes pouvait soutenir un
interrogatoire sans laisser percer les symptômes de la maladie dont elle
était atteinte, et elle était encore capable de dissimuler ses conceptions
délirantes et même de les nier.
En mars 1842, M. Mitivié signale seulement des préoccupations et des
illusions, et ne conclut qu'à une aliénation mentale partielle.
En avril 1842, M. le docteur Trélat ne parvient qu'à l'aide d'un long
interrogatoire à obtenir de mademoiselle Descharmes des détails
circonstanciés sur les données de son délire.
En avril 1843, MM. Andral, Bleynie et Ferrus constatent que mademoiselle
Descharmes raisonne parfaitement juste sur tout autre sujet que celui de ses
hallucinations, que ses habitudes ainsi que son maintien sont celles d'une
personne pleine de sens et de convenance..., qu'elle montre des égards et de
la politesse envers les personnes avec lesquelles elle conserve des
rapports...
Dans le procès-verbal d'enquête du commissaire de police, à la date du 16
juillet 1848, ce fonctionnaire constate qu'en ce qui se rapporte à sa
fortune, mademoiselle Descharmes est entrée dans des détails fort
explicites, qu'elle s'est expliquée d'une manière fort claire et fort
précise, et comme quelqu'un qui aurait joui de toute la plénitude de sa
raison.
Néanmoins, dès les premières questions, contrairement à ce qui a été observé
en 1842 par M. le docteur Trélat, mademoiselle Descharmes a manifesté avec
la plus entière évidence les conceptions délirantes qui troublent sa raison.
Et M. Leuret a reconnu qu'interrogée sur l'empêchement qui existe à ses
sorties, elle répond avec un calme parfait, mais d'une manière tout à fait
déraisonnable.
En 1848, l'interrogatoire de mademoiselle Descharmes la montre dominée par
ses conceptions délirantes au point d'en faire le sujet unique et continuel
de ses conversations, et de plus incapable de lier entre elles ses idées
dans des raisonnements suivis, et de réprimer ses tendances à la grossièreté
dans les propos et à l'injustice injurieuse dans ses accusations. Ainsi elle
traite de voleurs les magistrats qui se présentent chez elle pour
l'interroger, et dit que si l'on faisait bonne justice ils seraient pendus.
A un intervalle de dix ans, je retrouve mademoiselle Descharmes dans le même
état. Il n'est pas besoin de la presser pour obtenir par la parole les
manifestations de son délire. Au premier mot qu'on lui adresse, elle se met
d'elle-même à délirer et déraisonner. Les questions qu'on lui fait ne sont
qu'un prétexte pour des monologues sans fin, dans lesquels dominent toujours
des conceptions délirantes sur ses persécuteurs invisibles et sur les
horribles effets de leur action surnaturelle, mais dans lesquels se trouvent
rapprochées, sans suite et sans liaison, les idées les plus disparates, les
propositions les plus bizarres. Au milieu des divagations incohérentes de
mademoiselle Descharmes, j'ai retrouvé aussi la grossièreté des propos,
l'exaltation et la brusquerie allant jusqu'à la colère et les accusations
injurieuses dirigées contre les personnes présentes.
Ainsi, nous avons été rangés par elle, comme elle l'avait fait pour les
magistrats de 1848, au nombre de ces persécuteurs qui mériteraient d'être
pendus s'il y avait de la justice.
C'est sans doute parce que la maladie n'avait pas atteint dès 1842 et 1843,
en étendue et en intensité, toute la gravité qui s'est révélée depuis, dès
1846 et surtout en 1848, que les experts désignés en 1842 par la cour
d'appel pour apprécier l'état de mademoiselle Descharmes, se rencontrant
d'ailleurs très-probablement, au moment de leur examen, avec une de ces
périodes de rémission qui ne sont pas rares dans le cours de la folie, n'ont
pas reconnu, dans la maladie dont ils ont trouvé mademoiselle Descharmes
atteinte, une aliénation mentale parfaitement caractérisée.
Mais si ces experts, malgré leur savante expérience et leur incontestable
compétence, ont pu se trouver conduits à une appréciation évidemment
erronée, et s'ils ont été surtout amenés à formuler les conclusions qui ont
déterminé chez les magistrats la conviction qui a motivé le rejet absolu de
la demande d'interdiction par l'arrêt de 1843, et le doute qui a motivé
l'ordre d'un sursis d'un an dans le jugement de 1848, c'est principalement
parce que les experts ont étudié, apprécié et interprété les faits offerts à
leur observation par mademoiselle Descharmes, à l'aide d'une doctrine sur
les hallucinations qui, manquant de précision et d'exactitude, rend l'erreur
possible et même facile.
Bien que l'état actuel de mademoiselle Descharmes, à cause de l'intensité et
de l'étendue du trouble de sa raison et de l'existence incontestable de tous
les symptômes caractéristiques de la démence, rende désormais inutile, en ce
qui la concerne, toute appréciation qui se fonderait exclusivement sur la
valeur des hallucinations qu'elle éprouve, considérées comme signes absolus
de l'existence de l'aliénation mentale, je pense qu'il est de mon devoir,
dans l'intérêt des principes qui doivent assurer une bonne administration de
la justice, de substituer ici à la doctrine inexacte et incomplète,
impliquée dans les propositions formulées par les experts sur les
hallucinations, une doctrine qui, fondée sur l'observation et sur une
interprétation saine des faits qu'elle révèle, me paraît destinée à
prévaloir dans la jurisprudence aussi bien que dans la science.
Il est vrai, comme l'ont fort instamment dit les experts, que les
hallucinations ne constituent pas par elles-mêmes une aliénation mentale
incontestable et n'entraînent pas toujours le délire. C'est précisément pour
cela qu'il est nécessaire de déterminer rigoureusement à quels caractères on
peut distinguer l'hallucination, qui est un symptôme d'aliénation mentale,
de celle qui est compatible avec la santé d'esprit.
« Parfois, ajoutent les experts, au contraire, les malades qui en sont
atteints conservent la conscience de leur état et reconnaissent eux-mêmes
leur erreur. Ils ne sont pas tous dominés par leurs fausses impressions au
point d'agir conséquemment aux hallucinations qu'ils éprouvent; et quand,
d'autre part, les déterminations auxquelles ils s'abandonnent ne nuisent à
personne et ne les poussent à aucun acte nuisible, ils ne doivent pas,
suivant les soussignés, être considérés comme de véritables aliénés,
c'est-à-dire comme des individus qui ont perdu toute liberté morale et qui
ne peuvent manquer de nuire à eux ou à la société. »
Aucune des circonstances auxquelles il est fait allusion dans ces
propositions, ne peut être légitimement considérée comme fournissant un
caractère certain de la nature délirante ou non délirante des hallucinations
et de leur dépendance ou de leur indépendance, par rapport à l'existence de
l'aliénation mentale. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de constater, dans
ma pratique, que des individus atteints d'aliénation mentale hésitaient à
ajouter foi pleine et entière aux hallucinations qui faisaient partie de
leur délire, et se montraient même disposés à reconnaître leur erreur. Ils
n'en étaient pas moins parfaitement aliénés au moment même où ils
reconnaissaient cette erreur, ainsi que le prouvait la persistance d'autres
symptômes positifs de folie. C'est surtout au début de l'aliénation mentale
que j'ai observé ce fait.
Chez beaucoup d'aliénés, les hallucinations qu'ils éprouvent ne sont les
motifs d'aucune action qui puisse être considérée comme la conséquence
immédiate et certaine de leurs hallucinations. La nature inoffensive des
actions auxquelles les aliénés sont déterminés par leurs hallucinations, ne
prouve rien en faveur de l'intégrité de leur raison et de la conservation de
leur liberté morale.
Il doit être très-rare, et il est pour moi sans exemple, que dans
l'aliénation mentale le phénomène auquel on a donné le nom d'hallucination
se produise seul et sans qu'il soit possible, à l'aide d'un examen
approfondi, de saisir d'autres troubles caractéristiques de l'existence de
l'aliénation mentale.
Mais, quand il arrive qu'on soit obligé de se prononcer absolument et
exclusivement sur la valeur à attribuer, comme signe de l'existence de
l'aliénation mentale, à un fait d'hallucination positivement constaté et
suffisamment circonstancié, voici à quels caractères il est permis et
nécessaire de reconnaître, dans les hallucinations, un symptôme positif et
certain d'aliénation mentale.
Si les hallucinations impliquent des faits et entraînent, quand il y est
ajouté foi, des conceptions et des croyances contraires à ce qui constitue
le sens commun, la raison commune, dans le temps et dans le pays où vit
l'halluciné, et à plus forte raison si ces faits, ces conceptions et ces
croyances ont, pour tous les temps et pour tous les pays, les caractères
d'absurdité qui n'appartiennent qu'au rêve ou au délire, l'hallucination a,
dans ce cas, l'un des caractères essentiels qui autorisent à la rapporter
comme symptôme à un trouble actuel de la raison, elle est une hallucination
délirante.
Si les hallucinations qui impliquent ainsi des conceptions délirantes,
entraînent, chez celui qui en est atteint, une croyance ferme et
persévérante à la réalité des faits impossibles et absurdes, suivant la
raison commune, que ces hallucinations supposent, la croyance ferme et
persévérante, prêtée à la réalité des objets d'une hallucination délirante,
exprime un trouble absolu et persévérant de la raison, et est un symptôme
absolu d'aliénation mentale chez tout individu qui n'est pas actuellement
dans un état accidentel de fièvre ou d'intoxication alcoolique ou
narcotique.
Le plus ordinairement, dans ces cas d'hallucinations délirantes avec
croyance à la réalité de leurs objets impossibles et absurdes, les aliénés
qui en sont atteints, admettent les données insensées de ces hallucinations
comme mobiles et comme motifs dans leurs actions, et cette subordination des
habitudes et des actions de la vie aux données impossibles et absurdes
d'hallucinations délirantes, auxquelles on ajoute foi, est un troisième
caractère des hallucinations de la folie qui renforce et corrobore les deux
caractères essentiels qui suffisent à la constituer.
Dans l'espèce, les hallucinations chez mademoiselle Descharmes ont offert à
toutes les époques ces trois caractères.
Ainsi ces hallucinations impliquaient, d'après les observations de MM.
Trélat, Leuret, Andral, Bleynie et Ferrus, d'après l'enquête du commissaire
de police et l'interrogatoire de 1848, et d'après mes propres observations,
des actions impossibles et absurdes, attribuées à des agents imaginaires ou
surnaturels, des singes, des invisibles, des artificiels, des enchanteurs,
et expliquées, contrairement au sens commun, par des influences incapables
de les produire.
Mademoiselle Descharmes a eu constamment des hallucinations délirantes.
D'après tous les documents qui me sont connus à partir du 9 mars 1842
jusqu'à ce jour, elle a constamment ajouté foi pleine et entière à la
réalité des faits impliqués par ses hallucinations et les conceptions
délirantes qui s'y rattachent.
Constamment aussi, depuis cette époque, ces hallucinations et les
conceptions délirantes, qui y sont inhérentes, ont influencé comme mobiles
et comme motifs ses habitudes et ses actions.
C'est dans ces hallucinations et les conceptions délirantes, qui en font
partie, qu'elle a trouvé les motifs de son isolement et de sa séquestration
volontaires pendant un si grand nombre d'années. C'est au moyen des
conceptions délirantes, entées sur ces hallucinations, qu'elle explique tous
les faits de sa vie privée.
Il est difficile de croire que ces conceptions délirantes aient pu
constamment demeurer sans influence sur beaucoup de faits de sa vie, qui ne
sont pas exactement connus, et notamment sur ceux qui se rapportent à
l'emploi de ses revenus.
Elle m'a dit avoir offert toute sa fortune, au travers de la porte de
l'appartement où elle allait le chercher, à l'invisible qui la persécute,
pour obtenir qu'il cessât de la tourmenter.
Les hallucinations auxquelles mademoiselle Descharmes est habituellement
sujette depuis 1842, ont offert constamment, depuis cette époque jusqu'à ce
moment, les caractères de symptômes positifs et évidents d'un état maladif
appartenant à l'aliénation mentale.
Conclusions.
De l'ensemble des faits que j'ai exposés et discutés dans ce rapport, je me
crois en droit de conclure d'abord et d'une manière générale :
1° Que mademoiselle Descharmes est actuellement atteinte d'une aliénation
mentale, qui remonte, dans son existence continue, d'après des constatations
certaines, au moins jusqu'au 9 mars 1842;
2° Que cette maladie, qui n'a pas cessé d'être principalement caractérisée
par des illusions, des hallucinations et des conceptions délirantes, s'est
graduellement aggravée, et avait pris,
dès le mois de février 1848, tous les caractères qui appartiennent à la
démence confirmée.
Puis et d'une manière spéciale, en ce qui concerne l'état actuel de
mademoiselle Descharmes :
3° Que l'état, dans lequel j'ai trouvé mademoiselle Descharmes, les 23
juillet et 12 novembre 1858, offre avec la plus entière évidence tous les
symptômes d'une folie mélancolique avec illusions, hallucinations et
conceptions délirantes, parvenue, après une longue durée, à l'état
chronique, et ayant revêtu, pour ne plus les perdre, à raison de
l'association à ces symptômes de l'instabilité dans les idées, de
l'incohérence dans les raisonnements, et de l'affaiblissement des facultés
intellectuelles, surtout du jugement, les traits qui caractérisent
essentiellement la démence ;
4° Que cet état de démence constitue une maladie incurable, qui a pour effet
d'entraîner nécessairement d'une manière permanente, chez mademoiselle
Descharmes, la perte de la liberté morale et l'incapacité absolue
d'administrer sa fortune et de gouverner sa personne.
Rédaction :
Thierry Meurant |
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