Le Courrier
des tribunaux
17 mai 1829
ASS. DE LA MEURTRE. (Nancy.)
(Correspondance particulière.)
Accusation de fratricide.
La Cour d'assises du
département de la Meurthe s'est ouverte le 4 du présent mois.
Plusieurs causes peu intéressantes y ont été jugées. Mais il en
est une dont les débats se sont prolongés pendant trois jours.
Elle a mérité de fixer l'attention par l'importance et la
gravité de l'accusation, ainsi que par les circonstances
extraordinaires dont elle était accompagnée.
Si l'on en croit l'accusation, un intérêt sordide et une basse
cupidité auraient été les seules causes d'un fratricide dont la
justice poursuivait le châtiment.
Voici les faits tels qu'ils résultent de l'exposé qui en a été
fait à l'audience par le ministère public.
Joseph Albert, accusé, résidait dans la commune d'Attigny; il
possédait une fortune assez importante pour un habitant de la
campagne.
Il avait fait avec son beau-frère, François Verrier, une
convention par laquelle celui-ci lui abandonnait la jouissance
de quelques héritages qu'il possédait, à charge de lui fournir
l'entretien, la nourriture et logement.
Verrier non seulement était disgracié de la nature sous les
rapports physiques, mais son intelligence avait reçu peu de
développement. Il était dans un état voisin de l'imbécillité. II
avait déjà atteint plus de moitié de sa carrière; ainsi l'un
avait de justes motifs de croire qu'il ne s'engagerait jamais
dans les liens du mariage. Sa succession devait donc un jour
appartenir à sa sœur (la femme d'Albert), sa seule héritière
présomptive.
Cependant il était à craindre que Verrier, dans la position où
il se trouvait, ne cédât à quelque conseils pernicieu, et qu'il
disposât de sa fortune en faveur de personnes étrangères. Pour
éloigner ce danger, l'accusé se fit vendre, par deux contrats
successifs, les immeubles dont Verrier était propriétaire, avec
stipulation que le prix en avait été payé comptant, quoiqu'il
n'ait rien été délivré lors de la passation des actes.
Cependant, à raison du second contrat, portant un capital de 400
fr., l'accusé avait fait un billet de pareille somme. Verrier
l'avait déposé en main tierce, sans doute dans la crainte qu'il
ne lui fût enlevé.
Mais bientôt l'accusé parvint à se faire remettre ce titre par
le dépositaire, en lui montrant une procuration générale qu'il
avait reçue de Verrier, pour gérer et administrer ses affaires.
Il obtint de la même manière 180 fr. que Verrier avait aussi
confiés à un tiers pour les lui conserver.
Albert exécutait mal, ou plutôt il violait ouvertement les
obligations qu'il avait contractées vis-à-vis de son beau-frère.
Au lieu de lui donner la nourriture et le logement d'une manière
convenable, il lui refusait souvent les alimens; il l'avait
placé dans un lieu humide et souterrain ; enfin il se portait
souvent à des actes de violences vis-à-vis de cet être
malheureux, dont il aurait dû être l'appui et le protecteur.
Pour se soustraire aux mauvais procédés qu'il éprouvait, Verrier
quittait souvent le domicile d'Albert, et particulièrement
pendant toute la belle saison ; il se plaçait en service chez
des étrangers, soit dans la commune d'Attigny, soit dans lieux
circonvoisins. Il économisait avec le plus grand soin les
salaires qu'il recevait pour son travail, et aux approches de
l'hiver il venait résider chez son beau-frère.
En 1828, il y était rentré au commencement de septembre, ayant
en sa possession une somme d'environ 165 francs en pièces de
cinq francs. Il en avait placé une partie dans un coffre dont il
conservait toujours la clef sur lui; elle était attachée à une
ficelle qu'il avait fixée à l'une de ses boutonnières. Le reste
de cette somme, il l'avait mis dans une ceinture qu'il portait
ordinairement sur lui.
A cette époque, Verrier se plaignait amèrement de sa sœur et de
son beau-frère. Il disait qu'on lui refusait des alimens, qu'on
le frappait sans motif, que « sa sœur était méchante comme une
louve qui a des petits. Si je suis tué, ajoutait-il, vous saurez
que c'est par lui ; cela n'ira pas loin. »
Le 7 décembre, Verrier avait voulu acheter des pistolets, en
disant : « On m'attaque, il faut bien que je me défende. »
D'un autre côté, des menaces alarmantes étaient sorties de la
bouche de l'accusé ; « Si ma femme m'avait laissé faire,
disait-il, il y passerait ou moi. »
Trois semaines avant l'assassinat, il battait à la grange avec
une fille à laquelle il disait : « Je ferai un malheur; le bon
Dieu n'est pas juste; il laisse vivre un homme comme cela; il y
passera ou moi ; je me f... de ma vie. »
Le 10 décembre, le jour où le crime a été commis, Verrier était
allé dans un cabaret voisin ; il y avait acheté une petite
bouteille d'eau-de-vie, dont il avait bu une partie. En payant
ce qu'il devait il avait montré la clef de son coffre, disant
que c'était là celle de sa bourse. Il rentra chez son beau-frère
pour dîner, et immédiatement après il revint dans le cabaret en
se plaignant de ce qu'on voulait le faire aller travailler au
bois, qu'il désirerait pouvoir s'en abstenir, mais qu'il s'y
rendrait, ayant peur d'être grondé.
Effectivement, Verrier se dirige vers la forêt de Blamont où il
est aperçu par plusieurs individus qui lui parlent; il était
alors occupé à faire un fagot. Deux ouvriers qui travaillaient à
proximité entendent Verrier couper du bois, et causer
familièrement avec quelqu'un qui se trouvait alors avec lui.
Le soir, Albert est aperçu rentrant au village, précisément par
la route qui conduisait à l'endroit où Verrier s'était arrêté
pour travailler.
Albert soutient qu'il n'est pas allé dans la forêt de Blamont,
mais qu'il s'est rendu dans celle de La Blanche, et qu'en
revenant, voulant visiter une de ses propriétés, il avait été
obligé de faire un détour qui l'avait naturellement conduit sur
le chemin par lequel il était rentré au village.
Cependant le lendemain matin 11 décembre, un témoin aperçoit,
sans le reconnaître, le corps inanimé de Verrier, gisant dans la
forêt; ce malheureux avait reçu sur la tête un coup si violent
que le crâne était entièrement brisé. Le sang avait jailli avec
une telle abondance que tous les arbres qui environnaient le
cadavre en étaient couverts.
La ficelle à laquelle était attachée la clef du coffre était
coupée, ainsi que la ceinture dans laquelle Verrier avait mis
une partie de l'argent qu'il avait économisé.
Verrier était tombé mort du premier coup, puisque ses habits
n'étaient pas en désordre, qu'ils n'étaient ni souillés ni
déchirés, et que surtout le reste de son corps il n'y avait
aucune contusion ni aucune trace de violences.
Le maire d'Attigny, averti seulement dans la soirée du 11, qu'un
assassinat avait été commis dans la forêt de Blamont, donna
ordre à plusieurs habitans de la commune, du nombre desquels
était l'accusé, de veiller à la garde du cadavre pendant la
nuit, et de ne toucher à aucun des objets qui pouvaient
l'environner.
Arrivés sur le lieu de la scène, plusieurs des gardiens, à
l'aide des lanternes dont ils étaient porteurs, cherchèrent à
savoir quel était le nom de celui qui avait été homicidé avec
tant de barbarie. L'un d'eux crut reconnaître Verrier : l'accusé
seul était indifférent; il ne mettait aucun empressement à
découvrir quelle était la victime d'un si horrible attentat. Ce
fut seulement le lendemain qu'il parut ne plus douter que
c'était son beau-frère, qui avait expiré sous les coups d'un
lâche assassin.
Le même jour, 11 décembre, vers trois heures du soir, le juge
d'instruction accompagné du maire vinrent pour opérer la levée
du cadavre, ils ne trouvèrent sur lui qu'un couteau, et malgré
les recherches les plus minutieuses, ils ne virent aucune trace
de la serpe dont Verrier s'était servi pour abattre le bois,
dont était composé le fagot qu'il faisait, au moment où il reçut
le coup mortel.
Un des individus présens fit observer au juge d'instruction que
la serpe avec laquelle on avait coupé le morceau de bois dont
Verrier avait été frappé était nécessairement ébréchée, puisque
l'on apercevait les traces des dents qu'elle portait. La même
remarque s'appliquait aux brins dont le fagot était formé.
Ces réflexions sont faites en présence de l'accusé. De retour
chez lui, il prend sa serpe et va l'aiguiser sur la meule d'un
maréchal-ferrant, demeurant à proximité.
L'accusé parait avoir craint que l'on ne vit dans quelle
situation était sa serpe, car quoiqu'il y eût là plusieurs
personnes et des enfans par lesquels il aurait pu se faire
aider, il tourne lui-même la meule d'une main et de l'autre
tenait la serpe.
Le juge d'instruction ayant demandé à l'accusé la représentation
de sa serpe aperçut qu'elle avait été aiguisée : il l'interroge
sur cette circonstance, et il répond qu'il s'est servi pour
cette opération d'une petite pierre ; mais bientôt voyant que
l'on va prendre des informations près du maréchal-ferrant, il
convient que c'est sur une meule que la serpe a été émoulée, et
que s'il ne l'avait pas déclaré d'abord, c'est qu'étant affecté
de surdité, il a mal saisi les questions qui lui ont été
adressées.
Le juge d'instruction se fait représenter la blouse dont
l'accusé était vêtu le jour de l'assassinat, et l'on ne tarde
pas à voir qu'elle porte l'empreinte de nombreuses taches de
sang.
L'accusé prétend qu'elles proviennent de ce qu'il a aidé à
placer le cadavre dans le cercueil ; mais on lui répond que
depuis quarante-huit heures Verrier était mort ; que le sang
étant coagulé ne coulait plus ; que d'ailleurs il n'y en avait
pas sur les parties inférieures du corps, et c'était de ce côte
qu'était placé l'accusé lorsqu'on avait enseveli Verrier.
L'accusé soutient encore que quand on a descendu le cercueil de
la voiture il a reçu une blessure à la main; mais on lui
démontre que les taches ne peuvent provenir de là, puisqu'un
grand nombre de témoins déposent qu'il n'était pas alors vêtu de
sa blouse.
Enfin l'accusé dit qu'il a été chargé de ramasser tous les
petits morceaux de bois et les branches coupées qui
environnaient le cadavre; qu'ils étaient ensanglantés ; que les
ayant placés dans sa blouse, elle a pu être tachée de sang; mais
on lui répond que les taches ont une forme ronde, et qu'elles ne
peuvent avoir l'origine qu'il leur assigne.
La clef du coffre de Verrier avait été l'objet de recherches
inutiles. L'accusé la remet au maire, disant qu'il l'a trouvée
dans la forêt, cachée sous des feuilles. On ouvre le coffre, et
l'on n'y trouve pas d'argent; il ne renfermait plus que des
vêtemens déchirés.
Aux charges qui résultaient de ces différentes circonstances
s'en joignaient d'autres que l'accusation considérait comme
accablantes.
Une femme avait déposé, un mois après l'instruction commencée,
que le lendemain de l'assassinat, mais avant que l'on en eût
connaissance, elle se réfugia dans l'allée de la maison de
l'accusé pour laisser passer lu troupeau du village, et que là
elle entendit l'accusé dire : Du premier coup il est tombe ;
qu'aussitôt sa femme lui répondit : Malheureux, qu'as-tu fait?
Nous sommes perdus.
L'accusation s'étayait ensuite de quelques propos échappés de la
bouche de la femme de l'accusé. Elle éprouvait les inquiétudes
les plus cruelles sur le sort de son mari; mais elle se
rassurait lorsqu'elle pensait qu'il avait montré beaucoup de
fermeté et de persévérance dans les interrogatoires qu'il avait
subis.
De toutes ces circonstances le ministère public concluait que la
culpabilité était complètement démontrée, et que si ces preuves
ne suffisaient pas, il fallait renoncer à poursuivre les
assassins, parce que l'ou trouverait difficilement un aussi
grand concours d'indices et de présomptions accumulés sur la
tête d'un accusé.
Me Fabvier, chargé de présenter la défense de Verrier, a su
employer toutes les ressources d'une éloquence douce et
persuasive pour combattre ou du moins atténuer les charges qui
pesaient sur so client.
Après le résumé du président, les jurés sont entrés dans la
salle de leurs délibérations. Une demi-heure après, ils en sont
sortis pour faire connaître leur déclaration portant que
l'accusé était coupable, et que cette décision n'avait été
rendue qu'à la majorité simple. La Cour en conséquence en a
délibéré : elle a déclaré adopter l'opinion de la minorité du
jury.
L'accusé est alors reconduit sur son banc. Il verse des larmes
abondantes lorsque le greffier donne lecture de la déclaration
du jury; mais bientôt les sentimens douloureux auxquels il était
en proie se dissipent lorsqu'il entend prononcer son
acquittement.
Gazette des
Tribunaux
26 mai 1829
JUSTICE CRIMINELLE
COUR D'ASSISES DE LA MEURTHE ( Nanci ).
(Correspondance particulière.)
PRÉSIDENCE DE M. MOIJROT. - Audiences des 8, 9 et 10 mai.
Accusation d'assassinat. -
Témoin frappé de mutisme au moment de déposer.
Cette cause importante a
occupé la Cour d'assises pendant trois jours entiers. A
l'ouverture de la première séance, la foule remplit en un
instant la vaste enceinte de la salle criminelle, et les regards
se portent aussitôt sur le volumineux étalage des pièces de
conviction. Le plancher du parquet, le bureau du greffier, la
table des huissiers en sont encombrés. On voit deux trousseaux
de vétemens, ceux de la victime et ceux de l'accusé, un fardeau
de bois, un tricot ensanglanté, une serpe, une ceinture en Cuir
coupée par le milieu, etc.
L'accusé est introduit : c'est un homme brun, de grande taille
et dans la force de l'âge. Ses cheveux noirs et plats, qui lui
tombent jusque sur les yeux, paraissent ainsi disposés pour
masquer deux fortes saillies frontales que les cranologistes
regardent comme le signe d'un caractère violent et emporté. Sur
les questions de M. le président, il déclare se nommer
Jean-Louis Albeher, âgé de 40 ans, journalier à Hattigny,
arrondissement de Sarrebourg. Cet homme, qui a de l'assurance et
beaucoup d'adresse, s'exprime cependant avec embarras et paraît
dépourvu de toute instruction.
Les témoins sont au nombre de soixante-dix; à l'appel qu'en fait
le greffier, un seul ne répond pas: c'est Marguerite-André,
femme Henry. Son mari s'avance et explique à la Cour que,
parente de l'accusée au degré de cousine-germaine, sa femme
s'était enfuie de Nanci au moment même de se rendre au Palais ;
que la frayeur de déposer lui avait tout à coup fait perdre la
raison et qu'elle était partie seule pour retourner à son
village. La Cour, sur la réquisition de M. Masson, substitut du
procureur- général, condamne Marguerite André à 25 fr. d'amende
et ordonne qu'elle sera contrainte par corps à venir donner son
témoignage.
A l'instant un huissier audiencier, accompagné d'un Maréchal des
logis de gendarmerie, part en cabriolet, va sur les traces de
cette femme, et l'atteint à deux deues de Nanci : elle s'en
retournait à son village avec la femme de l'accusé. Lorsqu'on
lui fit connaître l'arrêt de la Cour, et qu'on lui proposa de
revenir sur ses pas, elle entra dans un tel accès de fureur
qu'elle déchira la figure de sa compagne, porta la main sur le
maréchal des logis, et lui arracha ses aiguillettes. Mais enfin,
obligée de céder à la force, il lui fallut monter en voiture, et
revenir devant la Cour d'assises : cet incident n'était pas le
dernier auquel cette femme devait donner lieu.
Mais voici d abord les faits de la cause, tels qu'ils sont
résultés des débats : Le 11 décembre 1828, à neuf heures du
matin, un cuvelier- du village de Hattigny, traversant la forêt
de Blamont pour se rendre dans un atelier de bûcheron, aperçoit
tout-à-coup devant lui le cadavre d'un homme dont la tête était
ensanglantée. C'était celui de Jean-Joseph Verrier habitant de
la commune de Hattigny, et beau-frère d'Albeher. Ce malheureux
avait été assassiné d'un coup de bâton qui lui avait brisé ou
pour mieux dire broyé tout le côté gauche de la tête. Auprès de
lui étaient l'instrument homicide encore ensanglanté, et
plusieurs éclats que la violence du coup en avait détachés. Le
sang avait jailli avec tant de force que les branches de
plusieurs arbustes placés à quatre pas de distance, en étaient
empruntes. Une ceinture en cuir, dans laquelle Verrier avait
coutume de porter sur lui une partie de son argent, était à un
pied de lui, vide et coupée en deux par le milieu avec un
instrument tranchant. Enfin à vingt pas de là, se trouvait un
fagot de bois vert que le défunt avait coupé et façonné pour le
rapporter au village.
Dans les premiers jours on ne sut qui soupçonner de ce crime :
mais bientôt les charges les plus graves s'élevèrent contre
Albeher, dont la femme était la sœur de Verrier. Depuis
long-temps la mésintelligence la plus prononcée existait entre
les deux beaux frères, et des menaces violentes étaient sorties
de la bouche de l'accusé.
Verrier, âgé de 54 ans, était faible d'esprit : on l'appelait le
fou dans son village. Vraisemblablement il devait rester
célibataire, et sa succession revenait de droit à sa sœur, qui
était son unique héritière. Depuis douze ans il avait laissé la
jouissance de ses biens à sou beau-frère, sous la condition
qu'il serait nourri, logé e t entretenu aux frais de celui-ci.
Mais Albeher, au mépris de cette convention, excéda Verrier de
tant de mauvais traitemens, que. ce malheureux, n'y pouvant plus
tenir, fut réduit à prendre du service dans les villages
voisins, laissant à son persécuteur l'usufruit de ses héritages
sans aucune compensation. Cependant Verrier n'ayant d'aptitude
que pour les travaux de la campagne, rentrait chez son
beau-frère aux approches de chaque hiver, pour attendre que le
retour de la belle saison lui permît de s'engager de nouveau
chez les cultivateurs des environs. En 1825, Albeher, profitant
de la position critique de Verrier, eu butte alors à une
accusation qui depuis avait été abandonnée, lui fit souscrire
une vente simulée de tous ses biens et une procuration générale,
le tout à son profit et avec clause de payé comptant. Après la
mise en liberté de Verrier, Albeher ne s'obstina pas moins à
maintenir ces actes, qui étaient évidemment mensongers, et il
poussa l'indélicatesse au point de se prévaloir de sa
procuration pour faire rentrer dans ses mains un billet de 490
fr. qu'il avait souscrit au profit de sou beau-frère, et que
celui ci avait confié en mains tierces. Il essaya d'en agir de
même pour s'emparer d'une somme d'environ 200 fr. que Verrier
avait amassée par ses économies, et qu'il avait confiée à un de
ses amis pour la lui garder; car il se méfiait tellement de son
beau-frère, qu'il préférait s'en remettre à la probité des
étrangers.
Depuis le 4 novembre 1828, Verrier était revenu habiter chez
Albeher qui, en maintes circonstances, avait manifesté la haine
qu'il lui portait, et l'ardent désir de s'en voir débarrassé. Un
jour il dit à un témoin : Si seulement il était tué: il faut
qu'il y passe ou moi; je ferai un malheur; je me f... de ma vie.
Sa femme qui l'entendit lui dit : Oh non, tu le paierais pour un
bon, et pense que lu as des enfans. Une autre fois il lui
échappa de dire : Le bon Dieu n'est pas juste de laisser vivre
un homme comme ça : pour moi je ne crains pas de ma vie, je
ferai un malheur, il faut qu'il y saute ou moi. De son côté
Verrier n'était pas tranquille sur les dispositions de son beau
- frère. Dans les derniers temps surtout, il s'était aperçu
qu'elles devenaient de plus en plus hostiles. En novembre
dernier, rencontrant un de ses anciens maîtres à qui il
racontait volontiers ses doléances, il lui avait dit : Si jamais
on me trouve tué, vous saurez que c'est par lui. Un peu plus
tard, il dit à la même personne : ça n'ira pas loin : tous les
jours c'est de pis en pis. Enfin le 7 septembre, trois jours
avant l'assassinat, il s'était rendu chez un armurier d'un bourg
voisin pour y acheter une paire de pistolets, en disant : On me
menace, il faut que je me défende.
Le 10 décembre dernier, vers une heure après midi, Verrier se
plaignit à un de ses voisins, que pour la première fois de
l'année Albeher exigeait qu'il se rendît à la forêt pour en
rapporter un fagot. Je suis bien paresseux aujourd'hui, avait-il
ajouté, mais j'irai pourtant dans la crainte d'être grondé. Il
était parti vers deux à trois heures, se dirigeant sur la forêt
de Blamont, d'où il n'était plus revenu. Une heure après, un
fermier qui habite une cense sur le bord de cette forêt, avait
entendu deux hommes qui coupaient du bois et causaient
familièrement ensemble vers le lieu où le lendemain le corps de
Verrier avait été vu gisant sur un sentier. A quatre heures et
demie du soir, deux habitans d'un village voisin, passant dans
ce canton de la forêt, y avaient vu Verrier, façonnant un fagot
avec une serpe. A quatre-vingts pas de lui, ils avaient aperçu
un autre homme, vêtu de bleu, qui paraissait occupé à faire
aussi un fagot, sans pouvoir le reconnaître, à raison de la
distance qui les en séparait. Enfin, à la nuit tombante, Albeher
qui s'était rendu en secret et même à l'insu de sa femme, dans
cette même forêt de Blamont, fut rencontré lorsqu'il en
revenait, portant un fardeau de bois, à huit cent pas du
village, sur le chemin qui conduisait en ligne directe au lieu
où le cadavre de son beau-frère a été trouvé.
Plusieurs circonstances graves se réunissaient contre l'accusé,
et à ces charges principales venaient s'en joindre
d'accessoires. En présence du cadavre de son beau-frère, il
feignit de pleurer, mais sans verser une seule larme, et le
premier mot qui lui échappa fut un cri de convoitise : Babi,
dit-il, si j'aurai son bien. Durant tout le cours de cette
journée, il ne manifesta d'autre sentiment que la satisfaction
d'hériter du patrimoine de Verrier, il s'y mêla aussi la crainte
que le fisc ne s'emparât de cette succession, crainte qui
s'explique par l'opinion encore enracinée, dans les campagnes,
que les biens de ceux qui périssent de mort violente
appartiennent de droit à l'Etat. Il dit à un gendarme : Le bon
Dieu a fait une belle grâce à Verrier. Sa mort nous fera du
bien; au moins je pourrai faire honneur à mes affaires ; d'un
mal il résultera un bien pour nous, mais pourvu que la justice
ne s'empare pas de ce qu'il a. Un instant après il dit au même
gendarme : Nous sommes perdus, M. le gendarme : la justice va
nous manger en frais. En vain on cherchait à le rassurer sur
cette inquiétude, il y revenait sans cesse, et répéta plusieurs
fois : Etes-vous bien sûr, M. le gendarme, que la justice ne
nous prendra pas sa succession? Albeher ne sut pas mieux
dissimuler la haine qu'il portait à son beau-frère, que la joie
qu'il éprouvait d'être héritier : lorsqu'il s'est agi de placer
le corps dans un cercueil, quelqu'un ayant proposé d'appuyer la
tête sur un peu de paille, pour adoucir les secousses de la
voiture, il répondit aussitôt : Il n'en a pas besoin, le cochon;
nous le f... bien dedans comme cela.
Venait ensuite la déposition d'un témoin d'une haute importance.
Catherine Leblanc, femme de Nicolas Frische, passant, le jeudi
11 décembre, devant la maison d'Albeher, s'était vue obligée,
pour éviter des vaches qui se battaient, de se réfugier dans le
corridor de cette maison. De là elle avait entendu l'accusé dire
à sa femme ces mots remarquables : S.... n.. d'un D..., du
premier coup de pal il n'a pas bougé, et la femme Albeher
répondre à son mari : Malheureux ! tu aurais bien du encore le
laisser. Ce témoignage avait cela de remarquable, qu'il
coïncidait avec l'opinion du médecin qui avait assisté à la
levée du cadavre, opinion qu'il n'a manifestée qu'aux débats,
savoir, que, d'après la nature; de la blessure faite à la tête
de Verrier, il n'avait dû lui être porté qu'un seul coup.
Albeher a nié ce propos.
Plusieurs témoins rapportaient aussi diverses autres paroles
échappées à la femme Albeher, et qui semblaient équivaloir à un
aveu indirect de la culpabilité de son mari. Aux uns, elle avait
dit, en le voyant arrêter et emmener par les gendarmes : Le
malheureux ! ils vont le faire boire, et il jasera. Aux autres :
Mon mari ne s'est pas encore découpé depuis qu'il est en prison.
Enfin, elle était allée jusqu'à dire, en parlant de l'assassinat
de son frère : Ce n'est pas moi, la guillotine serait là, ce
n'est pas moi ; quant à lui (son mari), je ne sais pas si c'est
lui; je n'étais pas avec lui. Un autre jour, se trouvant chez
elle avec les époux Henry, ses cousins-germains, on était venu à
parler de la déposition de Catherine Leblanc. Un enfant de 14
ans, qui jouait avec ceux de la maison, et auquel on n'avait pas
pris garde, entendit la femme Henry dire à l'épouse de s
l'accusé : Si tu avais payé la journée à la femme Frische, tu
aurais fait une bonne journée. La femme Albeher avait répondu :
Oui, elle va nous faire couper le cou à tous les deux. Henry,
apercevant le témoin, avait ajouté : Prenez garde à ce que vous
dites, on vous écoute ; si vous ne pouvez pas vous taire, ouvrez
les yeux. Henry, à l'audience, avait nié ce colloque ; mais
l'enfant qui le rapportait lui tint tête avec une telle fermeté,
que l'autre en fut entièrement déconcerté, et ne sut plus
répondre qu'en balbutiant.
En ce moment on appelle Marguerite André, femme Henry: c'est le
témoin qui s'était enfui de Nanci à l'ouverture de la première
séance, et que la gendarmerie avait ramené aux débats en vertu
d'un arrêt de la Cour. L'apparition de cette femme produit une
agitation marquée dans l'auditoire ; chacun se presse pour mieux
l'entendre. Mais, au grand désappointement de tout le monde,
elle s'obstine à ne pas proférer une seule parole. On doute
pendant quelques instans si ce n'est pas un mutisme affecté ;
mais l'altération de tous ses traits, son œil hagard, le
tremblement de tout son corps, indiquent suffisamment que cette
femme est hors d'elle-même, et que l'émotion qu'elle éprouve la
prive de ses sens. Immobile et fixe comme un automate, devant M.
le président qui l'a fait approcher près de lui, elle paraît ne
rien entendre de ce qu'on lui dit. Vingt fois on l'invite à
lever la main et à prêter serment, elle ne bouge pas. Son mari,
son frère, qui sont présens, viennent à elle et la supplient de
répondre ; elle ne semble seulement pas s'apercevoir qu'ils sont
là. De temps à autre ses regards se portent sur l'accusé qui est
son cousin germain, et alors on remarque qu'ils expriment une
teinte profonde de tristesse et de terreur. On lui représente à
plusieurs reprises que son silence opiniâtre peut nuire beaucoup
plus à l'accusé que ce qu'elle pourrait dire. Albeher lui-même
quitte son banc et joint ses instances à celles de toute la
famille du témoin; mais tout est inutile ; Marguerite André ne
profère pas un seul mot. On la renvoie dans la salle des témoins
pour réfléchir sur les conséquences d'un refus de déposer, qui
l'exposait à une seconde amende. Deux heures après, elle revient
devant la Cour, et déclare qu'elle va donner son témoignage.
Cette fois elle prête serment sans difficulté ; mais lorsqu'on
lui demande ce qu'elle sait du colloque qui a eu lieu entre
elle, son mari et la femme d'Albeher, relativement à la femme
Frische, elle s'arrête, hésite, balbutie des mots
inintelligibles, et après une demi-heure de représentations,
tout ce qu'on peut en obtenir, c'est que si elle a dit les mots
qu'on rapporte, elle retire sa parole.
La troisième séance a été consacrée tout entière aux
plaidoiries. A neuf heures et demie du matin, M. Masson
substitut du procureur-général, a pris la parole : il était deux
heures après midi quand ce magistrat a terminé son réquisitoire,
dans lequel il a dû reproduire, sans en rien omettre, toutes les
charges d'une accusation immense dans ses détails
Me Eabvier a combattu l'accusation dans une plaidoirie qui a
duré deux heures, et qui a fait briller d'un nouvel éclat le
beau talent qu'on lui connaît.
Le résumé impartial de M. le président, malgré sa concision et
sa lucidité, n'a fini que fort avant dans la nuit.
Après une heure et demie de délibération, le chef du jury
prononce en ces termes : Oui l'accusé est coupable.... Des cris
lamentables poussés par des femmes retentissent dans
l'auditoire. Le chef du jury, interrompu d'abord par ces
clameurs, ajoute ensuite : Cette déclaration a été résolue à la
majorité de sept contre cinq.
La Cour se retire dans la chambre du conseil pour délibérer. A
une heure du matin, elle rentre en séance, et déclare adopter
l'avis de la minorité du jury. En conséquence, Albeher a été
acquitté. Aussitôt la foule s'écoule au milieu des ténèbres et
dans un moine silence. |