LE DIRECTOIRE DESTITUÉ DU
DÉPARTEMENT DE LA MEURTHE A LA CONVENTION NATIONALE.
Les représentans du peuple Saint-Just et
Lebas, envoyés extraordinairement par la convention nationale
aux années du Rhin et de la Mozelle, ont accusé l'administration
du département de la Meurthe de mollesse et de mauvaise foi dans
la fourniture du contingent des subsistances militaires ; ils
ont ajouté qu'il existoit entre quelques départemens une
coalition pour affamer l'armée du Rhin. C'est d'après ces motifs
qu'ils ont cassé l'administration de la Meurthe, et traduit son
directoire au comité de sûreté générale pour y rendre compte de
sa conduite.
Depuis plus d'un mois nous sommes détenus ; sans doute
l'importance et la multiplicité des opérations du comité ne lui
ont pas permis jusqu'à présent de nous entendre.
L'inculpation dirigée contre nous paroît grave, tant par la
nature du délit qu'elle poursuit, que par le caractère et la
réputation des dénonciateurs. On n'a pas encore, il est vrai,
précisé les faits qui ont pu servir de bases à l'arrêté des
représentans Saint-Just et Lebas; et nonobstant cela nous
restons enveloppés dans une mesure sévère et flétrissante, sans
en connoître le principe et la cause : cependant, quelque vague
que soit l'inculpation qui pèse sur nous, nous allons essayer
d'y répondre par l'exposition simple et franche de notre
conduite.
Heureusement nous ne sommes pas réduits à étayer notre
justification sur la subtilité et les efforts du raisonnement ;
nous dirons ce que nous avons fait. Ce sera notre seule défense,
c'est celle qui convient le mieux à la vertu et au patriotisme.
Saint-Just et Lebas ont dû être rigides contre nous, quand ils
croyoient appercevoir des vices ou de la tiédeur dans nos
opérations administratives : mais quand ils sauront que nous
ayons parcouru une carrière orageuse et pénible, avec tout le
zèle et toute la fermeté dont nous étions capables ; quand ils
sauront qu'il n'est peut-être pas d'administration dans la
république qui ait suivi de plus près que nous le char
révolutionnaire dans sa course rapide et majestueuse, alors sans
doute ils seront les premiers à nous venger de l'erreur qu'ils
ont commise envers nous.
Le directoire du département dénoncé par Saint-Just et Lebas,
doit son existence aux représentans du peuple Soubrani, Ehrmann
et Richaud, qu'un décret du 31 juillet avoit chargés de la
recomposition de ce corps administratif ; il succédoit à une
administration provisoire, qui avoit remplacé l'ancienne, suspendue par le décret du 27 juin précèdent. Dans quel état
a-t-il donc trouvé les choses à l'époque de son installation ?
qu'a-t-il fait depuis ? et que lui restoit-il à faire ?
L'approvisionnement des armées en vivres et fourrages étoit
alors encore exclusivement confiée à une administration
particulière, établie pour les subsistances militaires ; elle
ressortissoit immédiatement au conseil exécutif. Les
administrations de département et de district n'étoient chargées
que de la fourniture des voitures nécessaires aux transports et
aux versemens.
Les magasins de la république ne présentoient presque par-tout
qu'un vuide effrayant : les places fortes étoient dépourvues,
les armées ne vivaient qu'au jour la journée. La rareté réelle
ou factice des grains présageoit une détresse générale ; leur
cherté progressive élevoit cette denrée à un taux énorme qui
rompit toute proportion entre la valeur des autres denrées
nécessaires à la vie.
Les abus nombreux qui entravoient le service des subsistances,
abus qui provenoient la plupart du défaut de concert ou de
l'inexpérience de quelques agens subalternes employés dans cette
partie, excitoient toute la sollicitude du département : il
observa, il approfondit cette branche si essentielle de
l'administration publique ; le premier peut-être il souleva le
voile qui couvroit les ressorts de son organisation; le premier
il sonda le gouffre où le ressources en ce genre alloient
quelquefois s'engloutir. Un arrêté du 10 août dernier (vieux
style) fut le résultat de ses recherches et de ses méditations ;
cet arrêté, dont les dispositions sont combinées dans l'intérêt
public et dans l'intérêt particulier des administrés du
département, substitua provisoirement à l'ancien mode
d'approvisionnement un système plus simple, plus économique. La
liberté des achats, sans accélérer l'approvisionnement des
armées, ouvroit une porte trop facile aux déprédations ; elle
entretenoît le prix des denrées dans une cherté désespérante
pour les pauvres et les ouvriers. Enfin, elle occasionnoit
souvent des alarmes et des mouvemens populaires, qui ne
pouvoient que ralentir et même compromettre la subsistance des
armées.
L'arreté du 10 août au contraire assuroit à la fois et avec
moins d'inconvénient l'approvisionnement des armées et
l'approvisionnement des communes de la Meurthe ; chaque arpent
de terre ensemencé de grains ou de légumes, chaque fauchée de
pré devoit fournir dans une proportion donnée un certain
contingent aux magasins de la république.
Cette mesure fut accueillie avec joie dans tout le département.
L'arrêté fut adressé à la convention nationale, à ses comités
militaires, des subsistances et de salut public. Le comité de
salut public en approuva les principes ; et dans une lettre
qu'il écrivit à cette occasion, il annonça qu'il les croyoit
trop utiles pour ne pas en étendre l'application à toute la
république.
Peu de temps après intervint une loi générale dont les
dispositions ont la même base que l'arrêté du département de la
Meurthe. L'administration des vivres fut réduite aux soins et
aux devoirs de la simple manutention et du paiement des
subsistances.
Il est bon de rappeller aussi que, quelque temps avant
l'installation du directoire dénoncé, les représentans du peuple
près l'armée de la Mozelle, Meignet, Soubrani et Levasseur de
Sarrebourg, s'ouvrirent à Harlant, qui remplissoit alors
provisoirement les fonctions de procureur-général- syndic sur
les besoins de cette armée ; ils réclamoient des secours
pressans.
On leur fit connoitre sur le champ l'état des grains qui
existoient dans le département, l'apperçu de ce qu'on pouvoit en
extraire, et les moyens d'en effectuer rapidement la levée et le
transport. Dans l'espace de huit jours, environ 35,000 quintaux
dévoient être versés dans les magasins militaires de la Mozelle.
Les besoins de cette armée étoient si urgens, qu'on fut obligé
de mettre simultanément en réquisition les moulins, les farines
et les fours particuliers dans les districts de Nancy, Toul,
Pont-à-Mousson, Salins-Libre, ci-devant Château-Salins, et
Dieuze. On dépouilla ces districts de subsistances pour en
assurer aux soldats de !a liberté ; mais les administrateurs de
la Meurthe et leurs concitoyens ne savoient calculer ni
regretter aucune privation, quand il s'agissoit du salut des
armées et conséquemment de celui de la patrie. Nous invoquons
ici avec confiance le témoignage des représentans Meignet,
Levasseur et Soubrani, sur les efforts et l'activité que le
département a déployés dans cette occasion.
La moisson n'étoit pas encore ouverte et malgré cela, il falloit
encore pourvoir aux besoins des différentes garnisons qui
existoient dans le département, des dépôts nombreux qui dévoient
s'y organiser, et sur-tout des passages continuels que les
mouvemens des troupes, et la défense des deux importantes
frontières qui l'avoisinent, occasionnoient.
Dans le même temps arriva l'armée de Mayence ; elle n'étoit ni
annoncée, ni attendue ; elle devoit prendre pendant quelques
jours des cantonnemens dans la Meurthe, avant de porter le fer
exterminateur dans l'infâme pays de la Vendée. Les cantonnemens
sont distribués, et nous achevons de nous épuiser pour alimenter
cette armée, pour alimenter une partie de nos frères du
département de la Meuse qui n'avoient pas encore récolté, pour
alimenter ceux des Vosges, dont des députations fréquentes
venoient nous retracer la misère et la pénurie.
Pendant leur séjour à Nancy, les représentans Soubrani, Ehrmann
et Richaud, désirèrent de connoître les ressources en grains du
département, pour fixer d'une manière invariable le contingent
qu'il pourrolt fournir à l'armée de la Mozelle ; ils
provoquèrent à cet effet en leur présence, une conférence entre
le directoire et quelques agens principaux de l'administration
des vivres. Ceux ci témoignoient beaucoup d'embarras sur les
approvisionnemens ; ils en attribuoient la cause à l'arrêté du
10 août. Le directoire n'eut pas de peine à convaincre les
représentans que cet arrêté meme prévenoît les embarras dont on
se plalgnoît, et il annonça que l'apperçu de la récolte faisoit
espérer que le département pourroit fournir 150,000 quintaux de
grains. La possibilité d'une extraction aussi considérable
détermina les représentans à régler leurs requisitions, et le
contingent de la Meurthe pour l'armée de la Mozelle fut arrêté
peu de temps après à 150,000 quintaux de bled, 119,000 sacs
d'avoine et 200,000 quintaux de foin.
Mais les obligations et les efforts du département ne furent pas
bornés à cela : les ressources disponibles, venoient d'être
affectées à l'entretien des troupes de la Mozelle, lorsque les
besoins de l'armée du Rhin l'avoient encore fait comprendre dans
les réquisitions des représentans attachés à cette division,
pour un contingent de 50,000 quintaux de bled, 100,000 sacs
d'avoine, et 100,000 quintaux de foin.
Une quantité aussi prodigieuse de denrées ne pouvoit être puisée
dans le territoire de la Meurthe, sans compromettre la
subsistance d'une partie de ses habitans. Les administrateurs ne
dévoient pas moins veiller sur les besoins de leurs communes,
que sur ceux des armées ; maïs ces derniers ne pouvoient être
ajournés sans crime et sans danger, tandis qu'on pouvoit entamer
l'approvisionnement annuel des citoyens, en le faisant
completter ensuite par des reversemens des départemens de
l'intérieur sur le notre.
Nous nous attachâmes à ce dernier parti, et nous en fîmes la
règle de notre conduite. C'étoit aussi le seul que la prudence
pouvoit autoriser, puisqu'il concilioit tout ce que nous devions
aux armées et à nos concitoyens.
Les premiers états de recensemens que les districts nous
adressèrent, ne pouvoient que déconcerter nos mesures, si
l'expérience ne nous avoit averti que l'égoisme, la crainte et
l'inexactitude exagéroient souvent dans les campagnes les
besoins, et rabaissoient presque toujours le produit des
ressources locales ; ces états ne présentoient pas moins qu'un
déficit de 300,000 quintaux de grains pour la propre subsistance
des communes; mais en réduisant ce tableau au tiers de son
apperçu, c'étoît toujours un vuide énorme qu'il falloit réparer
par les reversemens de l'intérieur : ces reversemens formoient
notre unîque espoir, nous fîmes des démarches près du conseil
exécutif pour le réaliser.
La récolte des bleds fut assez bonne ; celle des avoines n'avoit
pas produit le tiers de l'année précédente ; celle des foins
étoit médiocre ; les longues et brûlantes sécheresses de l'été
avoient détruit les regains, les légumes secs et les pommes de
terre.
Telle étoit la situation de notre département. Nous avions à
nourrir en même temps les armées, les communes, les
établissemens publics, les étapiers, les maîtres de poste.
La récolte étoit à peine achevée, que des cris de disette
frappoient déjà nos oreilles et retentissoient dans nos cœurs :
des pétitions individuelles et innombrables sembloient nous
annoncer l'hideuse perspective de la famine : des députations de
départemens voisins, de districts, de municipalités se
succédoient journellement à nos séances.
La matière des subsistances absorba pendant long-temps toutes
nos idées, toute notre attention ; jour et nuit elle fut l'objet
de notre plus vive sollicitude. Le directoire suffisoit à peine
à tous les soins, à toutes les demandes.
Les réquisitions pour l'approvisionnement des deux armées ne
comportoient pas le moindre délai ; et cependant il falloit
encore garnir les marchés publics.
Les battages des grains étoient devenus quelque temps moins
actifs par la levée en masse, que les représentans du peuple
venoient de requérir.
Le féroce autrichien menaçoit les lignes de Weissembourg ; les
défenseurs de la république soutenoient depuis plusieurs jours
le choc d'une armée supérieure, à qui des trahisons préparoient
le succès momentané qu'elle obtint sur cette frontière. A peine
le cri de la patrie en danger se fait-il entendre sur les bords
de la Meurthe, dix superbes bataillons volent sur les bords du
Rhin ; ces forces sont levées, organisées et rendues à l'armée
avec des pièces d'artillerie dans l'espace de [] jours. Jamais
l'ardeur patriotique et martiale de nos concitoyens ne s'étoit
montrée avec autant d'énergie. Ils avoient été devancés par la
masse entière du district de Sarrebourg.
Ce mouvement sublime venoit d'être précédé par une première
levée de douze cents hommes d'infanterie, destinés à renforcer
l'armée de la Mozelle, et par une autre de trois cents hommes de
cavalerie.
Enfin le departement de la Meurthe comptoit déjà avec gloire dix
autres bataillons qui servoient depuis le commencement de la
guerre dans les armées de la république.
Dans le même temps nous poursuivions vivement les aristocrates
et les malveillans de toute espèce ; nous faisions arrêter les
gens suspects, les prêtres dangereux et turbulens.
Le fanatisme expiroît sous nos coups, et sa chute réparoit aussi
dans notre contrée le triomphe et le culte de la raison.
Le mouvement révolutionnaire fut imprime avec succès à notre
département : des mesures de sûreté générales furent exécutées
avec énergie ; mais sans arbitraire et sans exagération.
Quelques individus patriotiquement contre-révolutionnaires,
selon l'idée profonde et vraie de Roberspierre, voulurent
profiter de cet instant pour agiter la commune de Nancy, pour
avilir les autorités constituées. Nous combattîmes ces intrigans
avec fermeté; les représentans du peuple Lacoste et Faure
achevèrent de les démasquer et d'en purger notre cité.
La consommation excessive des subsistances nous suggéra
différentes mesures économiques. La faciende de la bière fut
interdite, hormis à ceux qui avoient l'entreprise des étapes
militaires ; encore la fabrication ne put elle s'étendre que
jusqu'à concurrence des besoins du service.
Il fut enjoint aux boulangers de ne faire qu'un pain, le pain de
l'égalité : les citoyens furent invités à mêler de l'orge ou du
seigle avec le froment. Il ne fut permis aux meuniers d'extraire
que quinze livres de son par quintal.
Les rations en foin et avoines des troupes de passage et de
garnison furent diminuées, on y suppléa par l'usage du son et de
la paille.
Toute nouvelle plantation de vignes dans la plaine fut
provisoirement prohibée : et le département sollicita de la
convention une loi salutaire, qui restituât à l'agriculture des
terreins que la nature sembloit lui avoir spécialement réservés.
Les représentans du peuple Ruamps, Borie et Milhaud venoient de
créer à Strasbourg une commission centrale de subsistances, qui
devoit être composée de membres pris dans le sein des
dëpartemens affectés à rapprovisionnement de l'armée du Rhin :
sur l'ordre des représentans, nous y déléguâmes l'un de nos
collègues. Cette réunion de commissaires de diférens départemens
auroit-elle induit Saint-Just et Lebas à imaginer, ainsi qu'ils
l'ont fait pressentir, qu'elle a été le germe d'une coalition
formée pour affamer l'armée ? Mais cette commission centrale
étoit l'ouvrage de la sollicitude et de la prévoyance des autres
représentans ; les départemens ont dû respecter les intentions
de ceux ci, et exécuter leurs arrêtés, à peine de rébellion ; et
le département de la Meurthe n'a jamais eu avec aucun autre des
relations, qui puissent élever la moindre conjecture de
coalition.
Il a établi une commission de citoyens éclairés, qui dévoient
s'occuper des moyens de perfectionner l'art de la meunerie et de
la boulangerie.
Les sécheresses trop prolongées qui ont régné l'été dernier,
avoient singuliérement ralenti la mouture et l'expédition, des
farines ; les fortes gelées pouvoient reproduire le même
accident ; cette prévoyance nous détermina à autoriser les
administrations de districts de faire construire des moulins à
vent, qui dans tous les temps et dans tous les cas sont moins
dispendieux que les usines à eau et qui peuvent utilement les
remplacer : le département leur permit de prélever les fonds
nécessaires sur les sols additionnels de leurs districts.
Il éclairoit le peuple sur ses devoirs, par des arrêtés et des
proclamations ; il le prémunissoit contre les effets désastreux
de l'agiotage et des accaparemens : il avoit pressenti la
nécessité d'adopter trois gradations dans la fixation du maximum
des marchandises ; il faisoit exécuter ponctuellement la loi du
11 septembre dernier. Des poids et des balances furent établis
dans tous les moulins : la mouture payée en monnoie courante,
aux prix arrêtés d'après l'avis des districts.
La moitié des impositions de 1792 se payoit par anticipation et
en à-compte de celles de 1793, dont le montant n'étoit pas
encore décrété ; et cet empressement de l'administration et des
citoyens du département de la Meurthe à venir au secours de
l'état, fut honorablement mentionne à la convention nationale.
L'ordre commençoit à s'établir ; des commissaires ëtoient
envoyés dans les communes pour surveiller et presser la
fourniture et le transport des subsistances, lorsque les
représentans Saint-Just et Lebas envoyés extraordinairement à
l'armée du Rhin, nous firent transmettre, le 5 brumaire, leur
arrêté du 3. Par cet arrêté, ils nous ordonnoient de completter,
dans le délai de douze jours, la livraison du contingent qui
nous avoit été demandé pour l'approvisionnement de cette armée.
On a déjà observe que la dernière levée d'hommes, en dépeuplant
subitement les communes et les campagnes, avoit nécessairement
retardé le versement ; les convois multipliés auxquels le
voisinage des deux armées assujettissoit les voituriers et les
cultivateurs du département, ralentissoient d'un autre côté le
battage des grains : enfin, les labours et la semaille
produisirent encore une entrave inévitable pendant plus de
quinze jours.
Ces circonstances font aisément présumer qu'il restoit encore à
fournir par le département une grande partie du contingent qui
lui avoit été assigné dans l'origine.
Ainsi, on ne pouvoit guère, prévoir la possibilité de satisfaire
aux ordres de Saint-Just et Lebas dans un aussi bref délai.
Cependant le conseil général du département, qui étoit alors en
permanence, crut ne devoir pas perdre à délibérer sur cette
possibilité un temps trop précieux pour l'exécution. Il falloit
agir sur le champ ; il falloit donner une impulsion nouvelle aux
communes ; les moyens les plus expéditifs étoient les meilleurs
: le conseil général du département arrêta en conséquence, que
de nouveaux commissaires, pris dans son sein, se rendroient à
l'instant dans les districts, avec des pouvoirs puisés dans
l'arrêté même des représéntans du peuple ; qu'une force armée
les accompagneroit dans leur mission, tant pour en imposer aux
malveillans que pour suppléer au défaut de bras dans les lieux
qui en manqueroient ; qu'enfîn, ces commissaires seroient
autorisés à employer toutes les mesures qu'ils jugeroient
convenables et nécéssaires pour effectuer dans le délai prescrlt
la livraison totale du contingent.
Les commissaires du département se rendirent à leurs différentes
destinations ; tous les ouvriers, toutes les voitures furent mis
en réquisition et en activité, il ne resta pas une grange qui ne
fut convertie en atelier ; le département et ses commissaires
eurent besoin de tout leur zèle et de toute leur fermeté, pour
dissiper les obstacles que l'inertie des propriétaires et les
manœuvres secrettes des ennemis de la révolution leur
suscitèrent quelquefois dans le cours de leur mission. Tantôt il
suffisoit de mouvoir les ressorts de la persuasion ; tantôt il
falloit déployer l'appareil de la sévérité et de l'autorité
publique.
Les chevaux employés dans le département de la Meurthe, sont la
plupart d'une espèce chétive : la levée qu'on y fît pour la
cavalerie, opération grande et salutaire en elle-même, enleva
aux campagnes prés de 500 chevaux; elle occasionna donc encore
du ralentissement dans le transport des subsistances ; beaucoup
de laboureurs avoient monté leur train en bœufs, à cause de
l'extrême cherté des avoines, et l'on sait que la lenteur de ces
animaux les rend moins propres aux convois que les chevaux, et
qu'ils fréquentent les grandes routes bien plus difficilement.
On sait aussi que les battages ne commencent qu'après les
semailles ; qu'ils continuent pendant l'hiver ; que ce travail
procure du pain aux journaliers des campagnes, jusqu'au retour
de la saison printanière ; que la paille du bled battu se gâte
et se perd, et que les cultivateurs qui en font la nourriture de
leurs bestiaux dans cette saison, avoient d'autant plus
d'intérêt à l'économiser, que la récolte en foin avoit été
très-médiocre, et qu'on avoit été totalement privé de la
ressource des regains.
Il a donc fallu faire taire la voix de cet intérêt ; il a fallu
déterminer les cultivateurs à ce sacrifice, et les attacher
exclusivement à l'obligation impérieuse et sacrée d'anticiper,
de hâter leurs battages, pour assurer les approvisionnemens des
armées.
Dans d'autres occasions, nous avons eu à surmonter de nouveaux
obstacles, dans la personne même des agens subalternes de
l'administration des subsistances ; il existoit souvent dans
leurs mesures une telle confusion qu'elle ne pouvoit
qu'augmenter la crise des armées ; ceux qui étoient chargés de
l'approvisionnement de telle armée, entravoient, croisoient,
aneantissoient les espérances et les opérations de leurs
collègues attachés à l'autre armée.
Ils s'arrachoient mutuellement les vivres et les fourrages,
comme s'ils eussent servi des troupes ennemies. Ce qui étoit
destiné, affecté à l'armée du Rhin, étoit enlevé pour l'armée de
la Mozelie.
Ces variations, ces incertitudes, ces déplacemens nous
désespéroient, et pouvoient devenir extrêmement préjudiciables
aux armées.
Nous dénonçâmes cet abus aux agens des subsistances eux-mêmes,
aux représentans du peuple, au comité de salut public, au comité
militaire, et à celui des subsistances.
L administration des subsistances, pénétrée de ces inconvéniens,
fit arrêter, par les représentans du peuple près les deux
armées, un plan de démarcation, d 'après lequel les denrées de
tel ou tel district demeureroient invariablement affectées à
l'approvisionnement de telle ou telle armée.
En conséquence il fut réglé que les districts de Sarrebourg et
de Blamont seuls seroient annexés à la division du Rhin ; et que
les sept autres districts verseroient exclusivement dans les
magasins militaires de la Mozelle.
C'est ici le cas de faire une observation, d'une importance
majeure, qui seule décideroit du sort et du degré de valeur de
l'inculpation qui nous a été faite.
Le contingent primitif en grains demandé au département de la
Meurthe pour l'armée du Rhin, avoit été fixé à 50,000 quintaux :
depuis l'époque de la démarcation dont on vient de parler, il
est incontestable que le contingent primitif devoit faire place
à un contingent indéfini, et que la fourniture à faire
désormais, uniquement par les deux districts de Sarrebourg et de
Blamont, demeureroit subordonnée à la capacité, à la fécondité
de leurs territoires, à la proportion des subsistances qu'ils
pouvoient produire.
La réquisition de Saint Just et Lebas, n'etoit donc plus
exécutable pour le contingent de 50,000 quintaux de grains
imposé originairement sur la totalité du département ; mais
simplement jusqu'à la concurrence de ce qui existoit dans les
districts de Blamont et de Sarrebourg.
Or, il est certain, il est de notoriété que quoique plusieurs
préposés et manutentionnaires des magasins de la république,
nous aient laissé ignorer la quotité et les progrès des
versemens faits sur l'armée du Rhin, il est certain qu'il a été
fourni bien au-delà de ce qui étoit exigible, des arrondissemens
de Sarrebourg et Blamont.
Le district de Sarrebourg, le moins agricole du département de
la Meurthe, ne fournit pas dans les meilleures années, pour six
mois de nourriture à ses habitans. Celui de Blamont plus
fertile, alimentoit de tout temps la partie des Vosges qui
l'avoisine, et le pays de la ci-devant principauté de Salm,
réuni depuis cette année à la république. Dans les deux
districts, la culture se fait principalement avec des bœufs ;
les chevaux y sont rares, et les charrois lents et pénibles, à
cause des montagnes qui couvrent une partie de leurs
territoires.
Comment donc a-t-on pu nous faire un crime de n'avoir pas
completté dans un délai de douze jours la fourniture du
contingent primitif demandé pour l'armée du Rhin, tandis qu'il
est démontré, 1°. qu'il y a voit impossibilité physique et
absolue d'exécuter dans un espace de temps aussi court,
une réquisition aussi forte et aussi étendue ; 2°. que les
entraves et les retards que les versemens avoient éprouvés
antérieurement à cette réquisition n'étoient pas l'effet de
l'apathie ou de la négligence, mais d'une foule de circonstances
impérieuses qu'il n'étoit pas au pouvoir des administrateurs du
département et des districts d'empêcher? Et en effet de
voient-ils paralyser cet élan civique qui, à la voix des
représentans du peuple, précipita une masse de républicains
courageux sur la frontière du Rhin, et leur fit abandonner leurs
foyers, leurs travaux champêtres, pour repousser les hordes
sanguinaires du despotisme qui menaçoient encore une fois de se
déborder sur la terre de la liberté ?
Pouvoient ils entraver le service continuel des oonvois qui
éloignoit sans interruption un grand nombre de cultivateurs de
leur domicile, et privoit la campagne d'un grand nombre de bras
nécessaires au battage ?
Pouvoient-ils reculer ou contrarier les travaux précieux de la
semaille ? Pouvoient-ils toujours suppléer à l'inexpérience de
quelques employés dont, le zèle mal réglé produisoit des
tiraillemens, des contradictions funestes et réitérées ? Certes,
à moins d'être doués d'une intelligence surnaturelle, à moins de
commander aux événemens, les administrateurs de la Meurthe n'ont
pu mettre plus de zèle, ni produire de plus grands efforts, pour
seconder et soutenir un service aussi mal organisé que l'étoit
alors celui des subsistances militaires.
Mais sur-tout comment a-t-on pu leur faire un crime de n'avoir
pas fourni la totalité du premier contingent à l'armée du Rhin ;
tandis que la ligne de démarcation, tracée postérieurement entre
les districts de la Meurthe,ne permettoit plus de faire verser
sur cette armée que les subsistances des deux districts de
Sarrebourg et Blamont ; tandis que loin d'être au-dessous de
cette dernière mesure ils l'ont évidemment outrepassée, en
ajoutant au produit de Sarrebourg et Blâmont, une partie des
grains et fourrage des districts de Lunéville, Salins-Libre et
de Veselize, qu'ils ont fait écouler dans les magasins du Rhin,
pour atteindre avec plus de célérité le terme fatal de la
réquisition de Saint-Just et Lebas ; tandis qu'au moment de
l'arrestation du directoire, tous les magasins militaires du
département, et notamment les plus rapprochés de la frontière du
Rhin, regorgeoient de denrées ; qu'un des inspecteurs principaux
des subsistances écrivoit dans le même moment au directoire une
lettre de félicitation sur l'activité et la promptitude des
versemens; que les arrivages aux magasins étoient si abondans,
que les préposés à leur réception ne savaient où les loger ; que
même plusieurs d'entr'eux annoncèrent aux cultivateurs que les
approvisionnemens étoient supérieurs aux besoins de l'armée ?
Nous venons de tracer avec fidélité le tableau de notre conduite
: nous avons la fierté de croire que nous avons fait tout ce que
l'amour de la patrie, et le cercle de nos lumières ont pu nous
suggérer, pour servir utilement la chose publique. Au moment où
les représentans Saint-Just et Lebas nous frappoîent, le comité
de salut public nous écrivoit une lettre honorable et consolante
pour des administrateurs intègres et dévoués à la république ;
il approuvoit les mesures révolutionnaires que nous avons
employées dans les différentes branches de notre administration.
Enfin, nous avons la douce satisfaction d'apprendre, qu'en
sortant de nos foyers et de nos fonctions, le regret et l'estime
des patriotes de notre département nous ont suivis dans notre
disgrace : heureux les fonctionnaires qui peuvent allier au
témoignage d'une conscience pure et honnête celui de l'opinion
publique !
La convention nationale ne peut voir en nous, que des victimes
de l'erreur de ses commissaires Saint-Just et Lebas : elle nous
doit justice, nous l'attendons avec sécurité.
A Picpus, de la maison d'arrêt, le premier Nivôse, l'an deuxieme
de la république Françoise, une et indivisible.
Signés SAULNIER, HARLAUT, ROLLIN le jeune, BILLECARD, BENARD,
GRANDJEAN, CAROCEL, SONNINI, ROLLIN l'ainé et MOURER.
P.S. A l'instant où ce mémoire alloit être livré à l'impression,
nous reçûmes un arrêté des représentans du peuple Lacoste et
Lemann, qui complette notre justification. Les représentans
reconnoissent dans cet arrêté deux faits importuns à saisir; 1”.
les réquisitions dont notre département avoit été précédemment
touché, n'avoient pas été calculées sur des bases justes et
exactes ; 2°. les événemens survenus depuis l'assiette de ces
réquisitions, en ont dérangé l'exécution. (tels que la levée en
masse, les tiraillemens et les croisemens du service des vivres,
etc.) Cette pièce, dont nous allons rapporter la teneur,
dissipera tous les doutes sur notre conduite ; elle prélude la
décision que nous sollicitons de la sagesse de la convention
nationale. |