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Jiorné Viard (1823-1885)
Voir aussi Notes sur Giorné Viard



Nancy artiste
17 mai 1885

JIORNÉ VIARD

Dans son numéro du mardi 12 mai 1885, le Journal de la Meurthe a consacré à la mémoire de Jiorné Viard, sculpteur nanceien, mort à l'hospice Saint-Julien, les lignes suivantes :
L'hospice Saint-Julien de Nancy a vu s'éteindre mardi matin un de ses pensionnaires les plus pauvres et les plus dignes d'intérêt, le sculpteur Jiorné Viard, dont le nom eut, comme celui de tant d'autres artistes, son heure de célébrité et d'estime. Le talent de Jiorné Viard est un de ceux qui ont concouru le plus largement à la décoration de nos édifices publics. Perdues quelquefois dans une oeuvre architecturale dont on est habitué à n'envisager que l'ensemble, ses oeuvres sont pourtant de celles qui méritent le respect des artistes, l'attention des connaisseurs. Les lignes que nous lui consacrons ici ont principalement pour but de sauver de l'oubli son nom bien méconnu de la génération présente, depuis que la maladie et la misère avaient condamné l'infortuné sculpteur à l'inaction la plus douloureuse.
Jiorné Viard était né à St-Clément, le 23 janvier 1823. C'est à l'école de cette petite commune qu'il apprit à lire et à écrire, juste ce qu'il fallait pour tenir imparfaitement ses comptes. Employé à la faïencerie, il manifesta de bonne heure un goût pour le modelage et fut employé promptement aux ateliers de sculpture. Il acquit bientôt assez d'habileté pour parfaire les reproductions de Cyfflée au sortir du moule. C'est dans ce travail délicat de la retouche qu'il conçut le sentiment de la forme et l'amour de la statuaire. Distingué par Alexandre Gény, l'éminent collectionneur, il fut envoyé aux Beaux-Arts à Paris, où il apprit, dans l'atelier de Bonassieux, ce que le travail de la manufacture ne pouvait lui donner, les doctrines et les traditions générales de l'art.
A son retour, au bout de quelques années, sa première oeuvre fut inspirée par la reconnaissance. Il prit pour modèle une petite fille de son bienfaiteur, aujourd'hui dominicaine, dont il sculpta un buste charmant.
Ses aptitudes le portaient d'ailleurs à traiter plus spécialement la figure, tandis que celles de son frère penchaient vers l'étude et la pratique de l'ornementation.
Ses premiers essais à Nancy furent remarqués et lui attirèrent de promptes.commandes. Depuis de longues années, la ville décorée par les chefs-d'oeuvre des Cyfflée, des Guibal et des Clodion n'avait vu fleurir d'autres talents de sculpteurs que ceux bien prosaïques de Jacquot - auquel on doit la statue de Stanislas et dont le nom resterait peut-être ignoré sans la rue qui en perpétue la mémoire - et des frères Lépy, dont le René II heureusement déchu de son piédestal a fait place à une oeuvre excellente et beaucoup plus digne de la vieille cité des ducs.
Jiorné Viard revenait à Nancy au moment opportun, secondé par la bienveillance d'amateurs et d'artistes délicats tels que Geny et Châtelain, sous les auspices desquels il produisit ses premières oeuvres.
Ce fut donc à lui qu'on songea lorsqu'il fut question de rétablir la statue équestre du duc Antoine, au-dessus de la porte du musée Lorrain. L'oeuvre capitale de Jiorné Viard eut un succès mérité auprès de tous les connaisseurs.
Ce succès relatif, et dont il ne faudrait pas exagérer l'importance, lui mérita des commandes beaucoup plus sérieuses.
On sait que David d'Angers, devenu aveugle, n'avait pu achever la figure de Drouot, l'une des gloires les plus pures de la Lorraine. Cette lacune mettait seule obstacle à l'érection de sa statue sur une place de Nancy. Il restait à compléter la tête de ce grand général homme de bien. Jorné Viard assuma cette tâche, et le seul éloge que les artistes accordent aujourd'hui à ce monument d'une valeur discutable revient justement, toute critique faite du défaut d'équilibre dans les proportions, au modeste artiste nancéien qui a modelé la figure.
Au mérite artistique de cette oeuvre s'ajoutait celui de la difficulté vaincue. On sait que Drouot, par un excès de modestie, avait toujours refusé de laisser modeler ou sculpter son buste. Devenu, lui aussi, aveugle sur ses vieux jours, il dut subir à son insu, par surprise, une pieuse supercherie de sa famille, et Viard qui fut choisi pour le représenter, dut achever, sans laisser concevoir au modèle un soupçon, son oeuvre, qui fut adressée, sitôt finie, à David d'Angers, pour parfaire la statue inachevée.
Jiorné Viard, auquel les critiques ne faisaient point défaut, se signala bientôt par de nouvelles oeuvres, notamment par un buste de M. Le Forestier, ancien commandant des lanciers de la garde, amateur délicat et dont la collection, aujourd'hui perdue pour Nancy, est retournée malheureusement à Metz ; par la réfection du beau rétable de Florent Drouin, anciennement au vieux Saint-Epvre, et aujourd'hui au musée Lorrain ; par les belles cariatides du monument de la comtesse de Landreville au cimetière de Préville.
Lorsque s'élevèrent les premiers contreforts de l'église Saint-Epvre. M. Morey, toujours heureux d'encourager le talent, l'associa à la décoration de son oeuvre à laquelle il eut la plus grande part. C'est à son ciseau qu'on doit la statue bénissant qui couronne le gable du portail central, au-dessus du tympan, sculpté par M. Pètre.
Il accepta et mena à bonne fin l'entreprise considérable des diverses statues aériennes qui animent les grandes lignes de l'édifice.
Peu après, toujours associé aux travaux de M. Morey, il sculpta pour la ville de Nancy de nombreuses statues ou médaillons du palais des Facultés, les quatre bustes du passage de Haldat, la statue de Charles III malencontreusement située à la Citadelle, les médaillons de la partie moderne du Palais ducal, ceux de la cour intérieure de l'hôtel-de-ville de Nancy sur la rue de la Constitution, etc.
Parmi les bustes de notoriétés lorraines dus à son ciseau, nous citerons notamment ceux de Digot, de de Haldat, de de Lassalle, de Parade, des deux généraux Thiry, de de Lambel (au musée de Bar), de Dom Calmet (détruit dans l'incendie du musée lorrain), de Gastaldy, du curé Trouillet, d'Alexandre Gény et de son père, de Mathieu de Dombasle (chez M. de Meixmoron), de Lacordaire, de l'abbé Michel (du Séminaire), le médaillon de l'abbé Gridel (des Jeunes-Aveugles), de l'abbé Firbach, curé de Saint-Clément.
Il est également l'auteur du colossal saint Maurice, commandé et sculpté pour l'église de Blâmont.
Son talent fut utilisé souvent par un grand nombre d'entrepreneurs et d'architectes pour la décoration de diverses églises du département ou de l'Alsace-Lorraine. Sa dernière oeuvre religieuse fut le Saint Nicolas qui couronne la nouvelle paroisse de Nancy. Lorsqu'il assista au transport et à l'érection de cette statue, il était déjà atteint du mal qui le minait lentement et qui devait le mettre rapidement au tombeau.
Ce mal terrible, il faut bien l'avouer - c'était la misère. Malgré de si nombreuses oeuvres, Viard n'avait pu obtenir de ses efforts le bénéfice d'une modeste aisance.
Pour ne donner qu'une idée de l'insuffisante rémunération de ses oeuvres il dut accepter la somme dérisoire de 1,300 francs pour son duc Antoine équestre. L'œuvre lui avait coûté 1,400 francs de mise au point, 300 francs de pierre et deux années d'études et de travail !
L'érection donna lieu à une solennité suivie le soir d'une réception. Viard avait emprunté 3 francs à un de ses amis pour acheter des gants blancs, il ne fut point invité.
Sa vie tut une succession de déconvenues cruelles. Sans instruction et sans éducation première, honoré de l'amitié et de l'affection d'un grand nombre d'hommes de goût, Viard n'avait pu atteindre dans la société nancéienne, le rang auquel son talent et son amour de l'art auraient dû lui donner droit. Une des amitiés dont les apparences lui furent le plus funestes fut celle d'un poète nancéien, dont la tempérance n'était pas la vertu native et qui bientôt finit par faire rejaillir injustement sur le sculpteur une partie des soupçons qui n'auraient dû atteindre que son camarade. On accusa la sobriété des deux, tandis qu'un seul était coupable. Les plus intimes amis de Viard assurent que jamais il ne donna réellement lieu à ces critiques sévères qui l'attristèrent d'autant plus vivement qu'elles étaient plus injustes.
Sourdement miné par un mal héréditaire dont les crises obscurcissaient par moment sa volonté et son intelligence, Viard resté simple praticien, avec un idéal supérieur, souffrait à la fois de l'infériorité de sa situation, et du silence qui se faisait peu à peu autour de son nom, du vide qui s'élargissait en face de lui, à mesure que ses forces devenaient moindres. Le mal s'aggrava lorsque de cruelles déconvenues d'argent vinrent l'atteindre. D'un coeur excellent, la bourse toujours ouverte, obligeant sans mesure, il ne comprenait pas que toutes les mains ne fussent pas tendues vers la sienne, lui qui, dans ses élans de camaraderie, avait donné, prêté, dépensé suivant les instincts de son coeur, insouciant de l'avenir, c'est-à-dire de la maladie et de la vieillesse.
L'une et l'autre frappèrent simultanément et prématurément à sa porte. A soixante ans, l'habile imagier, dont les oeuvres décorent tant de monuments nancéiens, Jorné Viard, sans famille, sans ressources, envahi par un commencement de paralysie générale, était réduit à solliciter son inscription comme indigent sur les listes municipales, et le triste bénéfice d'un lit à l'hôpital Saint-Julien. La municipalité s'empressa de faire droit à sa demande et l'y fit admettre avec la faveur d'une double pension, s'élevant à la somme de 650 francs dans cet asile où il était sinon protégé contre le terrible assaut de ses pensées et de ses regrets, du moins à l'abri de la noire et dégradante mendicité.
Depuis 1880, nous rencontrions parfois le pauvre homme donnant carrière dans les rues de Nancy à sa dernière passion, - l'amour du soleil. Il allait, le chef branlant, la démarche lourde, promenant sa tristesse de paralytique et fumant une grosse pipe qui fût restée vide sans la libéralité d'un de ses vieux amis. Nous lui adressions la parole affectueusement et il nous répondait par une poignée de main, un sourire navrant, où on lisait toutes les amertumes de son ambition déçue, car ses perceptions cérébrales étaient restées nettes. Puis il essayait un bégaiement auquel sa langue se refusait et plus tristement encore, sans avoir pu articuler un mot, il s'éloignait, une larme dans les yeux. C'était tout ce qui restait de Jiorné Viard, l'auteur du duc Antoine - terrifiante leçon pour les artistes.
C'est de ce modeste hospice de Saint-Julien où il s'est éteint chrétiennement, le mardi 12 mai 1885, dans la paix de Dieu, que son cercueil a été transporté jeudi au cimetière du Sud. M. le maire, que nous avons sollicité mercredi matin, a bien voulu nous laisser espérer - et nous l'en remercions - que la ville accorderait la concession définitive du terrain où les restes du pauvre artiste trouveront du moins le repos perpétuel, dernier hommage dû à son talent et à sa laborieuse carrière.
Nous espérons que quelques amis s'uniront à nous - nous acceptons d'avance toute offrande - pour assurer à Jiorné Viard une dernière protection contre l'oubli, la simple pierre tombale sur laquelle seront écrits son nom, la date de sa naissance et celle de sa mort. C'est la seule marque de sympathie que nous sollicitons pour le modeste artiste, vaillant, désintéressé, imprudemment généreux, mort oublié ou méconnu par une génération de citoyens dont il méritait assurément d'être plus apprécié.
Le Journal de la Meurthe du 16 mai complète cet article biographique par la note suivante, où il rend compte des obsèques de Jiorné Viard :
«  Hier, ont eu lieu, à la chapelle de l'hospice Saint-Julien, les obsèques de Jiorné Viard, au talent duquel nous avons consacré quelques lignes biographiques, dans un de nos précédents numéros. Mgr Trouillet qui, à Saint-Epvre, avait déjà prononcé en chaire l'éloge du regretté sculpteur, avait voulu honorer la mémoire de l'artiste associé à la construction de la basilique et de la paroisse Saint-Nicolas en donnant lui-même l'absoute.
«  Un certain nombre de notabilités nancéiennes, appartenant à la Société d'Archéologie, à la génération des Nancéiens qui a plus particulièrement connu Viard, aux divers ateliers de sculpteurs où la mémoire du défunt ne laisse que des regrets, remplissaient la petite chapelle de l'hospice et ont tenu, malgré le mauvais temps, à reconduire le cercueil jusqu'au cimetière du Sud, où M. le maire avait autorisé provisoirement l'ouverture d'une concession.
«  Dans la chapelle même et devant la dépouille mortelle de Viard, Mgr Trouillet, très ému, avait expliqué que l'usage interdisait toute parole d'éloge ; qu'empêché d'ailleurs par ses obligations paroissiales un jour de grande fête, il avait prié M. Albert Cuny d'être son interprète au cimetière.
«  Sur la tombe, M. Albert Cuny, qui avait particulièrement connu le défunt, a pris la parole et exprimé avec une éloquence émue, non seulement les sentiments de M. le curé Trouillet, mais ceux de ses fidèles amis qui honoraient en Viard la bonté, la modestie et le talent. Voici ses paroles :
Monseigneur le curé Trouillet, empêché en ce jour férié, d'accompagner jusqu'à sa dernière demeure l'artiste statuaire dont les oeuvres couronnent tous les gables de sa basilique, m'a fait l'honneur de me prendre pour son interprète, et d'exprimer ici publiquement toute sa reconnaissance et son affection.
En effet, les statues dues au ciseau de Jiorné Viard sont toutes traitées d'une manière franche et magistrale. On ne saurait mieux les comparer qu'à la statuaire du moyen-âge, qui a été son inspiration, moins les naïvetés ; comme ces habiles imagiers, Jiorné Viard leur a donné l'expression morale, sans mouvement, sans attitude en désaccord avec les lignes architecturales. Il a rendu ses personnages avec leur tranquillité, leur simplicité, ce qui en fait la grandeur.
Il est resté scrupuleusement fidèle aux vrais principes de l'art chrétien. Monseigneur Trouillet, par ma bouche, l'en remercie du plus profond de son coeur.
Messieurs,
L'honnête et modeste artiste lorrain, que nous accompagnons au champ du repos, a eu son heure de gloire et de triomphe ; mais trop timide, trop humble dans sa droiture native, il n'a pas su en profiter.
Il est mort ; ignoré déjà de tous les jeunes, c'est à ses contemporains qu'il appartient de venir lui apporter le dernier adieu ! l'espérance du ressouvenir.
Ses oeuvres s'affirment dans la plus grande partie de nos monuments modernes, civils ou religieux.
Son nom est associé à toutes les entreprises artistiques et monumentales de Nancy.
Il a retracé les traits et le caractère de tous les hommes éminents qui ont illustré notre cité ; toujours avec l'accent de la vérité et de la sincérité dans l'art.
Il a produit, il a créé, donc il est et sera toujours.
L'histoire des arts du pays lorrain a déjà enregistré son nom au livre d'or.
Interprète des sentiments de tous ceux qui t'ont vu et connu intimement, cher Jiorné Viard, je t'apporte le suprême et dernier adieu.
Encore adieu au nom des vénérés artistes protecteurs de ta jeunesse, de ceux que ton premier biographe a rappelés avec tant de bonheur, et que tu viens de rejoindre dans l'éternité.

Souscription
Comme son confrère le Journal de la Meurthe, le Nancy-Artiste recevra toutes les offrandes - même ies plus modestes - destinées à honorer par une inscription tombale la mémoire de Jiorné Viard.
Nous devons adresser dès aujourd'hui nos remerciements aux fidèles amis du défunt qui, dès la première heure, ont répondu à notre appel en nous demandant de les inscrire sur la liste de souscription.

 

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