Soleil
Québec, 15 avril 1972
Marthe Richard au Québec:
une époque revit
par Paule FRANCE-DUFAUX
"Depuis la fermeture en
France des maisons de tolérance - dites également maisons
closes, maisons de rendez-vous, lupanars, bordels, etc. - en
1946 sous le coup de la loi dite "Loi Marthe Richard" et la
suppression du fichier sanitaire (ordonnance du 25 novembre
1960) - la syphilis a progressé de 40% dans les cinq années
suivantes - l'amour vénal a cessé d'être réglementé.''
Et d'un!
Radio - Canada n'a pas annoncé la bonne nouvelle et pour cause!
Par contre radios et télévisions privées nous ont, en fin de
semaine (8 et 9 avril), fait part de la rencontre qu'a eue avec
la vieille dame rangée (Marthe Richard, 83 ans) l'avocat de
Martha Adams (affaire Saulnier - Police - Montréal) Me Auguste
Choquette. Qui plus est, il nous l'a dit lui-méme: Marthe
Richard doit venir le 15 mai au Québec. Nous allons donc l'avoir
et la voir prochainement. Peut-être fera-t-elle comme elle
l'avait fait à Paris, un "fameux" discours sur la prostitution,
ce qui avait entraîné la promulgation de LA-SA loi. Donc,
prochainement au Québec, Mme Marthe Richard.
Et de deux!
D'autre part. Me Auguste Choquette fait appel pour témoigner en
défense au procès de sa cliente accusée de proxénétisme à celle
qui, en 1946, a fait fermer les maisons de tolérance en France.
Que Me Choquette fasse appel à l'ex agent double français - qui
connut en son temps son heure de gloire avec le livre ''Marthe
Richard" du capitaine Ladoux et le film qui en fut tiré quelques
années plus tard avec Edwige Feuillère dans le rôle de l'héroïne
- et que Marthe Richard se rende à son invitation
signifierait-il que cette dernière a depuis 1946 changé quelque
peu d'opinion, pour ne pas dire son fusil d'épaule? Comme tout
un chacun sait en France en 1972 - et Marthe Richard ne peut
l'ignorer - SA loi n'a pas sonné le glas du plus vieux métier du
monde. Elle l'aurait plutôt... décuplé.
Et de trois!
UN ARTISANAT DEBORDANT
D'IMAGINATION A FLEURI
La loi d'abolition des maisons de tolérance en France dite "Loi
Marthe Richard" a fait, c'est certain, fermer ces maisons -
cossues ou bouges. Ce sont aujourd'hui d'honnêtes maisons
bourgeoises louées par appartement pour les unes... pour les
autres, des taudis allant à vau l'eau.
Aujourd'hui dans les rues des grands axes de la prostitution
française, ces "dames" sont parquées derrière les vitres des
hôtels qui ont remplacé les "Maisons". La célèbre rue Godot de
Mauroy est vide (ou presque) ainsi que les alentours de la
Madeleine. "C'est, - comme l'écrivait Bernard Gridaine en 1967
dans la revue française "L'Evénement" - "la victoire vérolée du
moralisme".
Mais que sont devenues les "pensionnaires" de ces maisons? Elles
ne peuvent toutes s'encaquer derrière les vitres des hôtels ou
dans les entrées de couloirs, voire de porches Et les tenanciers
et tenancières, c'est-à-dire les proxénètes de ces "maisons de
rapport", que font-ils, que font-elles aujourd'hui ?
Dans la majorité des cas tout ce monde et suivant le rang dans
la hiérarchie complexe du milieu, s'est... recyclé. Un artisanat
débordant d'imagination a fleuri et dans nombre de cas et
toujours bien sûr dans la prostitution, a créé, si l'on peut
dire des milliers d'emplois.
Si un fichier de trente-deux mille noms (relevé de 1968) sans
cesse remis à jour est toujours en service, il ne comprend guère
que les noms des prostituées qui, parce qu'elles se font
"piquer" par la police, sont amenées au dépôt de Saint-Lazare
(Paris). En général ce sont les "arpenteuses". Statistiques à
l'appui, nombre d'entre elles ont depuis 1946, "vingt berges de
ruban à dix michetons par jour" - (Traduction: Vingt ans de
trottoir à dix clients par jour), ce qui signifie qu'elles ont
fait connaissance, individuellement, avec environ 65 mille
hommes. Il est vrai que, selon les statistiques des services
spécialisés de la préfecture de police, les "usagers" de
prostituées représentent 69% de la population mâle de Paris.
Dans l'ensemble ce négoce rapporte annuellement un milliard et
demi de francs lourds (300 millions de dollars) aux prostituées
en exercice de la capitale - non compris le millier de
call-girls qui exercent en studio dans les beaux quartiers,
ainsi que les 25,000 occasionnelles, "amatrices" ou "étoiles
filantes" (bourgeoises fauchées qui "font une passe"), sans
oublier les "fins de mois" (produits des HLM qui se prostituent
les fins de mois pour payer les traites de la voiture, du
réfrigérateur, de la TV couleur, etc), deux catégories dont la
prolifération, dit-on "casse le métier". Ces catégories mises à
part, 90% des prostituées de Paris conduisent leurs clients à
l'hôtel. Une chambre de passe rapporte en moyenne - hôtel de
luxe et grand standing mis à part - 20.000 francs lourds
($4.000) par an à son propriétaire qui, "soit qu'il paye, soit
qu'il soit protégé, est peu inquiété par la police", rapporte
Bernard Gridaine.
INSCRITES A LA SECURITE SOCIALE
La loi Marthe Richard, comme on le voit, n'a fait abandonner la
partie ni aux prostituées ni aux proxénètes. Proxénètes qui,
eux, ont reconstitué de véritables bordels clandestins tels que:
bars employant des serveuses qui "montent"; restaurants qui
fournissent en plus des crêpes flambées et de la vodka quelques
"frivolités" vivantes chargées d'animer une soirée entre hommes;
auberges de campagne accueillant des pensionnaires inscrites sur
les fiches de police comme simples touristes, mais qui "montent"
elles aussi avec le client; établissements de bains, salons
d'esthétique, maisons de couture, arrière-boutiques
d'antiquaires, dont les masseuses, esthéticiennes, mannequins et
vendeuses exercent leurs talents particuliers avec les clients,
en ristournant au patron une partie de leurs gains. La majorité
de ce "personnel" est régulièrement inscrit à... la Sécurité
sociale!
A ce jour tous ceux qui se sont penchés sur le sujet depuis
1946, qu'ils soient sociologues, avocats, docteurs, journalistes
ou écrivains, en arrivent à une conclusion quasi unanime: "Les
nouvelles bastilles de la prostitution sont aussi inexpugnables
que les anciennes "maisons de tolérance".
Nombre de personnes savent, et Mme Marthe Richard ne peut
l'ignorer, que jamais la prostitution à Paris, tout comme dans
les grandes capitales européennes d'ailleurs, n'a été aussi
florissante et rentable pour tous les gens du milieu et plus
spécialement dans tous les pays capitalistes; que les nouveaux
"tauliers" sont rarement inquiétés parce que "la répression (par
la police) du proxénétisme se heurte à la difficulté de faire la
preuve du "délit d'habitude", parce que peut-être la loi Marthe
Richard n'a été qu'un accident de parcours de plus, un faux
semblant institutionnalisé.
"On n'interdit pas: on tolère. On ne surveille rien: on balaie
quelques fois la rue. (...) Les femmes de plaisir devraient
écrire leurs mémoires: on s'apercevrait que c'est la Société qui
fait le trottoir".
Madame Marthe Richard a, certes, une expérience en matière de
fermeture des maisons closes. Mais pour que son expérience,
valable ou non, puisse servir au pays du Québec encore faut-il
qu'elle ait quelque chose à fermer. Or, à ce qu'on sache, nul
lieu dit "de plaisir" n'y a jamais bénéficié officiellement et
légalement de ... tolérance.
Mais il est vrai que demain, bientôt (15 mai). Marthe Richard ne
sera pas au Québec pour défendre SA loi mais bel et bien, si
l'on s en réfère aux déclarations de Me Auguste Choquette, pour
venir à la défense de Martha Adams accusée de... proxénétisme.
Au grand jour, à Montréal cette fois, Marthe Richard, ex-agent
double, à plus de 50 ans de distance, rempile!
Depuis 26 ans, depuis la promulgation de SA loi, la prostitution
a quasi décuplé en France. Dossier à suivre...
Sources de renseignements:
"Histoire et dossier de la prostitution"- Edit CAL. Paris.
"Dossier prostitution" - Edit. Robert Laffont. Paris. "Le Nouvel
Observateur" - Etude par Mariella Righini. "L'Evénement" - Revue
mensuelle. No 16. Paris. "L'Express" - Prostitution, par Jacques
Derogy. "Le Crapouillot" - 1955. Paris.
Loi d'abolition dite loi
Marthe Richard
1° - Article 335 de la loi du
13 avril 1946
"Sera puni ... tout individu qui détient, directement ou par
personne interposée, qui gère, qui dirige ou fait fonctionner un
établissement de prostitution ou qui tolère habituellement la
présence d'une ou plusieurs personnes se livrant à la
prostitution à l'intérieur d'un hôtel, maison meublée, pension,
débit de boissons, club, cercle, dancing ou lieu de spectacles
ou leurs annexes, ou lieu quelconque ouvert au public, et dont
il est le détenteur, le gérant ou le préposé. Les mêmes peines
sont applicables à toute personne qui assiste lesdits
détenteurs, gérants ou préposés. En cas de nouvelle infraction
dans un délai de dix ans, les peines seront portées au double."
2° - Article 335 de la même loi (5e alinéa):
"Sont abrogées toutes dispositions réglementaires prévoyant
l'inscription des prostituées sur des registres spéciaux de
police ou l'obligation pour elles de se présenter périodiquement
aux services de police. Les registres et fiches existants seront
détruits au fur et à mesure qu'un fichier national sanitaire et
social aura été établi."
3° - Sera considéré comme proxénète et puni d un emprisonnement
de six mois à deux ans et dune amende de 20.000 a 200 000 francs
(anciens) - 40 à $400 -, sans préjudice de peines plus fortes
s'il y échet, celui ou celle:
1- "qui, d'une manière quelconque, aide, assiste ou protège
sciemment la prostitution d'autrui ou le racolage en vue de la
prostitution;
2- "qui, sous une forme quelconque, partage les produits de la
prostitution d'autrui ou reçoit des subsides d une personne se
livrant habituellement à la prostitution;
3- "qui, vivant sciemment avec une personne se livrant à la
prostitution, ne peut justifier de ressources suffisantes pour
lui permettre de subvenir à sa propre existence.
4- "qui embauche ou entraine;
5- "qui fait office d'intermédiaire."
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