Le Temps
19 décembre 1915
RAPPORT présenté à M. le président du conseil par là commission instituée en vue de constater les actes commis par l'ennemi en violation du droit des gens.
[...]
La ville de Blamont, arrondissement de Lunéville, est depuis de longs mois sous la domination ennemie. Nous ignorons ce qui s'y est passé postérieurement au 15 août 1914; mais sur les événements qui ont marqué le début de l'occupation dans cet important chef-lieu de canton, nous avons pu recueillir des renseignements auxquels la personnalité de leurs auteurs donne une autorité particulière. Ils émanent, en effet, de M. Bentz, maire, conseiller général, et de M. Colin, professeur au lycée Louis-le-Grand.
Les Allemands sont venus en patrouille à Blamont dès le début de la guerre et y sont arrivés en force vers le 8 août. Ce jour même, une jeune fille, Mlle Cuny, a été tuée par un de leurs hommes. Elle était occupée à moissonner dans les champs avec son père; ayant entendu une fusillade, elle courut se cacher dans un fossé de bois. Comme un soldat s'avançait, elle se releva en criant
« Ne tirez pas.» Aussitôt l'Allemand lui fracassa la poitrine d'un coup de fusil à bout portant.
Dans la soirée du 12, M. Barthélemy, ancien maire, âgé de quatre-vingt-deux ou de quatre-vingt-trois ans, a été tué par une salve tirée de la rue au moment où il s'approchait de sa fenêtre.
Le 13, vers huit ou neuf heures du soir, un détachement de douze hommes vint chercher M. Bentz à son domicile et l'emmena, menottes aux mains. En arrivant près de la place Carnot, devant la maison de la dame Brèce, les soldats lui montrèrent une ouverture de grenier, de laquelle, assuraient- ils, on avait tiré sur eux; puis on le conduisit sur la place de l'Hôtel-de- Ville, où il trouva le sieur Foëll, cafetier, placé contre un mur, devant un peloton d'exécution
Le commandant de place, pour prolonger l'angoisse du condamné à mort, fit aux troupes une allocution qui dura dix minutes ou un quart d'heure, pendant que des. soldats brutalisaient le maire, lui crachant au visage et le frappant à coups de pied et à coups de poing. Enfin le cafetier fut exécuté. M. Bentz, quand il l'eut vu tomber, pensa que son tour était venu de mourir; mais le commandant le fit emmener à la mairie en lui disant:
« Vous allez monter à votre cabinet et vous y rédigerez une proclamation informant la population que si le moindre incident se produit vous serez fusillé avec un certain nombre d'habitants et la ville sera mise à feu et à sang. »
Le 15 août, après avoir été arrêté plusieurs fois encore et avoir eu continuellement deux sentinelles auprès de lui, le maire de Blamont est parvenu à gagner Nancy; c'est là que nous l'avons entendu,
le 22 septembre dernier. Pendant les
soirées qui ont précédé son départ, les Allemands, qui dévalisaient les caves, tiraient sans raison des coups de fusil dans les rues. Le lendemain de leur arrivée en masse ils avaient brûlé, après l'avoir pillée, la chocolaterie Burrus.
M. Colin était en vacances à Blamont depuis la fin du mois de juillet, quand il fut surpris par l'invasion. Le 13 août, des balles ayant traversé ses fenêtres, il rassembla auprès de lui sa femme, ses trois filles, sa belle-mère et ses deux bonnes dans une chambre où il espérait les mettre à l'abri. A ce moment, des Bavarois, conduits par un officier, pénétrèrent dans l'appartement, criant que la plus jeune des demoiselles Colin, âgée de treize ans, avait tiré sur eux par une fenêtre. On leur démontra l'absurdité dé cette allégation et ils se retirèrent en engageant la famille à aller se coucher.
Quelques instants après survint une autre bande dont le chef paraissait très surexcité. Cette fois, ce fut au professeur qu'on reprocha d'avoir tiré. Sa fille aînée voulut protester et voyant son père menacé lui entoura le cou de ses bras; elle reçut à la tempe et à
l'oeil un coup de crosse qui la jeta tout ensanglantée sur le plancher.
Brutalement frappé à son tour, M. Colin fut traîné dehors et grossièrement injurié par l'officier qui lui cracha au visage à plusieurs reprises. Pendant ce temps, sa belle-mère, sa femme et ses trois filles étaient contraintes de se coucher sur le parquet de la salle à manger, tandis que les Allemands défonçaient le buffet, brisaient la vaisselle et portaient à Mme Colin, ainsi qu'à sa mère et à l'une des domestiques, de violents coups de crosse.
Comme le père de famille, déchiré par les cris venant de sa maison, disait à l'officier qui l'insultait
« Vous n'avez donc ni mère ni soeur pour traiter ainsi des femmes ? », le Bavarois lui répondit
« Ma mère n'a jamais fait un cochon comme toi ! » (1).
Après ces incidents révoltants, M. Colin fut conduit à la mairie. Quand on l'en fit sortir, il vit, en passant à l'endroit où Foëll avait été fusillé, du sang répandu et des débris de cervelle. Enfin, le 14, il fut emmené avec d'autres prisonniers jusqu'à la frontière, et le 15, on le remit en liberté.
(1) Textuel
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