Une coutume matrimoniale
Une coutume matrimoniale assez singulière existait il y a cinquante ans en Lorraine et y existe peut-être encore aujourd'hui.
Dans une famille où il y avait plusieurs fils, lorsqu'un frère cadet se mariait avant l'aîné, il lui donnait au repas de noces un joujou représentant une petite chèvre ou une petite chèvre en sucre. J'ai vu le fait à Nancy, il y a environ cinquante ans, au mariage d'un cousin éloigné. Je me rappelle que la plupart des convives riaient et que j'ai demandé une explication. Celle-ci, dont je ne me souviens plus bien, était, je crois, que c'était l'habitude en pareille circonstance.
Cette habitude n'était pas particulière à Nancy, elle existait dans le canton de Blâmont (arrondissement de Lunéville et à l'est de Lunéville). Un de mes cousins, actuellement aumônier au lycée Poincaré, à Nancy, l'y a connue, et il m'a dit qu'à Blâmont, on disait du frère aîné dont le cadet se mariait avant lui « On lui amènera une chèvre ». Il n'a pu me donner aucune explication de cette phrase où il ne voit guère qu'une moquerie à l'égard de l'aîné.
Faut-il lui attribuer un sens obscène C'est possible, mais ce sens serait bien effacé. Le péché de bestialité est un de ceux qui étaient autrefois le plus reprochés aux sorciers et la Lorraine est peut-être la province où il y a eu jadis le plus de personnes brûlées pour sorcellerie. Bien que ce fussent presque toujours des femmes, il est peu probable que même par plaisanterie on y fit allusion à une faute susceptible de faire périr sur le bûcher.
COLONEL CONSTANTIN.
Revue de folklore français
- 1931
La coutume matrimoniale dite « de la chèvre » en Lorraine
libérée
Par Louis SCHELY (de Strasbourg).
A Imling, Héming, Herzing et Niderhoff,
toutes localités de l'arrondissement de Sarrebourg (Moselle),
existe encore aujourd'hui la coutume matrimoniale dite « de la
chèvre », coutume qui remonte à plusieurs générations. Toutefois
cette tradition se différencie un peu des cas relatés par le
colonel Constantin (pour Nancy et le canton de Blâmont,
Meurthe-et-Moselle) et M. Emile Diderrich (pour
Mondorf-les-Bains et le bassin industriel luxembourgeois) (voir
nos 2 et 4 de cette revue).
Lorsqu'un frère ou une soeur cadette se marie avant son aîné
(n'importe de quel sexe), voici comment on opère :
Le jour des noces, au beau milieu du banquet, deux ou trois
convives quittent la table, de connivence, l'un après l'autre et
à intervalles, pour ne pas être trahis, et vont chercher une
chèvre au village.
On tâche toujours de se procurer l'animal aux traits les plus
archaïques et aux formes les plus bizarres. La chèvre,
généralement poussée par les flancs pour la faire avancer, est
amenée par la corde dans la salle du festin et présentée à
l'aîné ou à l'aînée d'un des jeunes mariés en prononçant les
phrases traditionnelles :
A Imling « I fât qué t'sâteuchh lé gays' ! »
A Héming et Herzing « I fât qué t'sâteuchh lé chieuhh ! »
A Niderhoff « II faut qu'tu sautes la chèvre ! »
Jugez de l'effet produit sur les invités étrangers au pays qui
ignorent la coutume Il arrive presque toujours que l'animal
effrayé laisse « sa carte de visite », ce qui ne manque pas de
contribuer à jeter des flots de gaieté dans la société. Avant de
quitter la salle du banquet, on lui donne parfois du vin à boire
dans une assiette ou... dans un vase de nuit. Si la chèvre y
fait honneur, il lui arrive qu'elle s'égaye et se mette à
gambader.
Inutile de dire que, ce jour-là, la chèvre reconduite au bercail
bénéficie d'une double ration de nourriture.
A Loudrefing (Moselle), si un cadet se marie avant son aîné, les
invités d'ordinaire les jeunes gens amènent à l'improviste, une
chèvre en chair et en os (mais pas en sucre) dans la salle du
festin de noces et la présentent à l'aîné avec ces mots «
Maintenant il faut que tu achètes la chèvre » (1).
En réalité ce n'est pas l'aîné qui achète la chèvre pour
l'offrir en cadeau à son cadet, mais ce sont les invités même
qui l'offrent à l'aîné en disant la phrase susdite. L'aîné, de
son côté, remet la bête à son cadet comme s'il en était le vrai
donateur.
Les invités qui ont acheté l'animal payent chacun leur
quote-part du prix d'achat de la bête.
Chez les gros cultivateurs, cette coutume est maintenue à la
lettre. Pour les mariages de moindre importance, la chèvre fait
seulement office de figurante, quoique tout se passe avec les
mêmes cérémonies.
J'ai tout lieu de croire que cette coutume, qui semble
éminemment lorraine, existe dans la plupart des communes de
langue française, de l'arrondissement de Sarrebourg.
(1) C'est la traduction littérale du dialecte allemand lorrain «
Jetzt musst du die Geis kaufen ».
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