BLAMONT.INFO

Documents sur Blâmont (54) et le Blâmontois

 Présentation

 Documents

 Recherche

 Contact

 
 Plan du site
 Historique du site
 
Texte précédent (dans l'ordre de mise en ligne)

Retour à la liste des textes - Classement chronologique et thématique

Texte suivant (dans l'ordre de mise en ligne)


Les cristalleries de Baccarat - 1866
(Notes renumérotées)
 


Le Correspondant - Recueil périodique
Ed. Paris, Charles Douniol
Août 1866


LES CRISTALLERIES DE BACCARAT
LEUR HISTOIRE - LEURS PROCÉDÉS DE FABRICATION - LEUR ORGANISATION ÉCONOMIQUE ET LEURS INSTITUTIONS OUVRIÈRES.

I

La petite ville de Baccarat est située dans une délicieuse vallée, arrosée par la Meurthe et bornée dans le fond par la chaîne des Vosges. A cheval sur la rivière, elle jette à droite sa cristallerie et quelques habitations, maintient à gauche sa partie principale, et relie le tout par un grand pont de pierre. Son nom apparaît pour la première fois vers la fin du treizième siècle, dans un acte de partage de 1292. Ce n'était alors qu'un assemblage de masures s'élevant sur la rive droite de la Meurthe, qu'elles ne franchissaient pas, et confondues avec Deneuvre (Danubrium) dans une seule cité. Il est cependant probable que, malgré cette intime union, Baccarat était déjà désigné dans la langue usuelle sous le nom qu'il a porté depuis. Il formait, en effet, un quartier à part, naturellement séparé du corps de la ville, qui s'étageait sur la côte voisine, par le ruisseau du Rupt. Ce ruisseau déchargeait à travers la vallée l'étang des Moines de Mamet, dont le trop-plein allait se perdre plus bas dans la Meurthe. L'acte de partage de 1292 stipulait cession, par l'évêque Bouchard d'Avesnes à Henri de Blâmont, de tout ce qui était au delà de ce petit cours d'eau, sur la gauche; la rive droite était conservée sous la régale des évêques de Metz. Deneuvre cessait d'appartenir à ces prélats; Baccarat leur restait. C'était garder bien peu. Mais ce petit groupe de maisons, grâce à la domination ecclésiastique, infiniment plus intelligente et soigneuse que celle de la plupart des seigneurs de cette époque, ne tarda pas à prendre une réelle importance. Abrité par le château des évêques, il parut bientôt, même à Deneuvre, d'une rivalité menaçante, et le sire de Blâmont, voué de l'évêché de Metz à cause des grands biens qu'il possédait dans le pays, jugea prudent de se précautionner en construisant, de 1500 à 1320, une grosse tour dont les restes subsistent, et dont la dénomination de tour des Voués, qui ne s'est point perdue, atteste encore l'origine. L'évêque Adémare de Montil répondit à cette démonstration en entourant Baccarat d'une forte muraille (1330). Vainqueur dans une guerre contre la régente de Lorraine au sujet de Château-Salins, qu'il prit et réunit avec d'autres bourgs de la province à ses domaines, il profita enfin de l'ascendant que lui donnait la victoire pour acheter la tour des Vonés et la relier à l'enceinte qu'il avait établie.
Tel fut le berceau de Baccarat. Telle était sa naissante prospérité, lorsqu'un changement de maîtres vint lui en faire apprécier encore mieux les auteurs. L'année 1396 le vit passer, par un échange, entre les mains des ducs de Lorraine. Mais cette séparation ne devait pas être de longue durée. Revendue aux évêques de Metz, la ville qu'ils avaient créée ne cessa plus, jusqu'à la veille de la Révolution, de recevoir leurs bienfaits.
L'un d'eux, Thiéry Bayer de Boppart, la dota en 1431 d'une maison de carmes. Conrad Bayer, son successeur au trône épiscopal, releva dix ans après d'une ruine précoce l'église et le couvent, que les bourgeois de Deneuvre avaient renversés, à peine bâtis, en haine soit du vénérable fondateur, soit de la fondation elle-même, dans laquelle ils pouvaient voir un nouvel élément de fortune pour Baccarat. On n'ignore pas, en effet, de quelle bénédiction de pinguedine terræ et de rore cæli étaient les monastères. Celui-ci ne fut point infidèle à cette double mission, et, sans doute pour qu'il l'accomplit avec plus d'efficacité, Dieu lui donna par surcroît le don de l'éloquence et de la sainteté. Plus d'un prédicateur en sortit qui, par l'éclat de ses vertus et de sa parole, attira les regards des contemporains vers un lieu qui devait fixer les nôtres par une célébrité d'un autre genre et par d'autres exemples.
Pour qui envisage dans son ensemble le plan providentiel, les plus cruels événements ne sont point, à proprement parler des désastres. Le mal physique est toujours subordonné à un bien. C'est un avertissement, une invitation qui va quelquefois jusqu'au compelle intrare, et, s'il ne laisse qu'une trace stérile et désolée, c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre qu'à ceux qui n'ont point su prêter l'oreille et marcher. Le seizième siècle s'ouvrit sur cette contrée par une des plus affreuses famines dont l'histoire nous ait transmis le souvenir. Ce fut comme la force de propulsion qui poussa le pays dans sa voie véritable. De la nécessité naquit l'industrie, et la hache entra résolûment dans les belles forêts qui jusqu'alors la connaissaient à peine. Le premier radeau de planches de sapin qui descendit des Vosges passa devant Baccarat en 1507. Mais Baccarat n'était encore que spectateur du mouvement; il ne s'y mêlait point, du moins, d'une manière notable. Selon qu'il est ordinaire à ces fortes natures, capables des plus grandes choses, mais qui ne se décident que lorsque leur patience est à bout, d'autres vicissitudes allaient lui imposer, comme un noviciat de sa glorieuse prospérité d'aujourd'hui, de longs retards et de longues préparations. A plusieurs reprises occupé par les Bourguignons d'abord, par les calvinistes ensuite, il éprouva les horreurs du pillage et de l'incendie, toutes les calamités de la guerre. En 1665, Louis XIII en fit raser le château, que M. de Bassompierre avait pris. La tour construite par les comtes de Blâmont, la tour des Voués, échappa seule à une entière destruction. Ses débris dressent encore sur la colline leur silhouette comme un triste témoin de ces dévastations, et l'on dirait que le vent murmure à l'entour ce verset de l'Évangile : Quiconque tirera l'épée périra par l'épée. Cette sentence devait, en effet, s'accomplir sur tout ce que Baccarat possédait de guerrier. Lorsque Charles IV de Lorraine, cédant à ses revers, chercha un refuge à Cologne, et que Louis XIV, sous prétexte de protéger ces malheureuses provinces, s'en fut emparé, le maréchal de Créqui, afin d'assurer une possession provisoire qu'on comptait rendre définitive, donna ordre, au nom du roi de France, de démanteler toutes les petites localités (vers 1670). Nul n'osa résister, et, bien que Baccarat ne fit point partie du duché de Lorraine, mais y fût seulement une enclave dépendant de l'évêché de Metz, ses vieilles murailles eurent le sort commun.
Ces violentes et injustes rigueurs menaient avec elles un cortège qui n'était pas précisément de nature à accroître la richesse du pays. Il fallut à Baccarat près d'un siècle pour cicatriser ses blessures et recueillir ses forces. Mais gardons-nous d'envelopper dans la même réprobation, avec l'iniquité des causes humaines et de leurs effets immédiatement voulus, tous les résultats qui en découlent. La féodalité, qui avait eu sa raison d'être (car rien n'existe qui n'ait, ou qui du moins n'ait eu une raison d'être), touchait à son dernier moment. La Providence par tous les actes, légitimes ou non, du pouvoir absolu déblayait le terrain sur lequel devait s'épanouir l'âge moderne, avec cette force d'unité politique et de liberté commune et expansive qui est son vrai caractère. L'heure était venue où devait cesser le morcellement armé du territoire, où les villes devaient enfin déposer cette attitude réciproquement défiante et hostile au sein d'une même patrie, où elles ne devaient plus avoir pour enceinte que de libres abords sous la garde des frontières, en attendant que celles-ci mêmes, si jamais un jour si fortuné doit briller, n'aient plus besoin de remparts. Ces coups de marteau des démolisseurs renversaient toutes les barrières devant l'unité nationale; ils aplanissaient les voies à la liberté, qui ne serait plus bientôt le privilège trop souvent anarchique de quelques-uns, fondé sur la puissance, mais le patrimoine de tous, fondé sur un droit universel irrévocablement reconnu; ils ouvraient au commerce et à l'industrie l'espace qui leur est nécessaire pour que le peuple grandisse à la hauteur de ses destins. Baccarat, reposé de ces secousses, en recueillit les fruits. On ne le vit plus se pencher avec inquiétude par-dessus le petit ruisseau du Rupt pour surveiller Deneuvre, si longtemps sa rivale jalouse. Mais se tournant vers les eaux plus larges et plus profondes de la Meurthe, et les franchissant d'un bond pacifique, il jeta sur leur rive droite les assises d'un établissement qui devait faire sa richesse et sa gloire.
Le gouvernement de Louis XV ayant supprimé, par édit du 22 mars 1760, les salines de Rosières, qui s'alimentaient de combustible dans la châtellenie de Baccarat et de Rambervillers, Mgr de Montmorency-Laval résolut d'utiliser lui-même les produits de ses vastes forêts et obtint à cet effet, en date du 13 février 1765, l'autorisation royale nécessaire (1). Une verrerie fut créée à l'emplacement même où l'usine actuelle fonctionne. La construction se fit sur des bases très-larges, et la dépense totale s'éleva à la somme de 535,667 livres. Cette entreprise demandant les soins d'un homme intelligent et actif, l'évêque s'associa, par un contrat du 11 juin 1766, M. Antoine Renaut, avocat en la cour souveraine de Lorraine et de Bar. Dès 1775, le nombre des ouvriers était déjà si considérable que l'évêque de Toul, de qui Baccarat dépendait au spirituel, érigea la chapelle de l'usine en paroisse sous le nom de paroisse Sainte-Anne (2).
Deux ans auparavant, le 9 juillet 1773, l'évêque de Metz avait vendu à M. Renaut, son cointéressé, tous ses droits dans la propriété de la verrerie.
Devenu seul propriétaire, M. Renaut maintint l'entreprise florissante jusqu'au commencement de la Révolution. Mais il ne put tenir tête à la crise : il s'endetta, finit par mourir dans la misère, et l'usine, mise en adjudication devant le tribunal civil de Lunéville par expropriation forcée, échut en 1806 à M. Lipmann. Elle se soutint assez péniblement pendant les dix années qui suivirent; car, comme la liberté, l'industrie de Baccarat ne devait refleurir qu'au prix de nos malheurs. Un riche industriel, M. Dartigues, possédait à Vonèche, en Belgique, une cristallerie dont les produits se trouvèrent prohibés en France par suite du démembrement de l'Empire. Il sollicita et obtint du gouvernement de la Restauration la libre entrée de ses cristaux pour deux ans, à condition d'ouvrir au bout de ce délai une cristallerie sur notre territoire. Le contrat fut religieusement tenu, et l'usine de Baccarat, acquise par M. Dartigues dès le mois de juillet 1816, signalait en 1819 son retour à la vie par l'apparition de ses premiers cristaux. Désignée, depuis la fondation de la paroisse SainteAnne, sous le nom de verrerie de Sainte-Anne-Baccarat, elle prit alors celui de verrerie de Vonèche-Baccarat, qui lui fut confirmé par l'ordonnance royale du 3 mars 1824, en vertu de laquelle la Compagnie actuelle fut érigée en société anonyme. Cette Compagnie avait acheté, l'année précédente, l'établissement de M. Dartigues déjà réorganisé par les soins d'un jeune directeur dont le nom jeta depuis beaucoup d'éclat dans l'industrie du cristal, M. Toussaint. Ce fut à dater de cette époque, sous cette habile direction continuée et sous l'administration de M. Godard, que la cristallerie de Baccarat prit son entier développement. Elle est aujourd'hui la première de France, et peut soutenir avec succès la concurrence des cristaux anglais et des verres de Bohême.

II

« Au point de vue scientifique, artistique, économique, dit M. Turgan dans Les Grandes Usines, la cristallerie de Baccarat est un véritable modèle où l'on retrouve, unies aux dernières découvertes contemporaines, les traditions les meilleures du passé. » Le point de vue scientifique ou plutôt technique est le premier qui doive nous arrêter. Sans vouloir nier l'influence très-réelle qu'exerce sur la bonté des produits l'état moral des ouvriers, les procédés et les soins de fabrication en sont, en effet, la cause immédiatement efficiente, ou pour parler comme la scolastique, la cause prochaine et physique. J'essayerai donc d'en dire quelque chose, malgré mon peu de compétence personnelle, en m'aidant de mes propres souvenirs, mais surtout du savant travail de l'auteur que je viens de citer. Et tout d'abord je lui cède la parole pour rappeler au lecteur ce que c'est que le cristal.
« C'est une matière solide, transparente, d'un beau poli naturel, susceptible d'être taillée, résistant aux acides, excepté à l'acide fluorhydrique, et servant principalement à fabriquer soit des vases pour contenir le liquide destiné à l'alimentation de l'homme, soit des ornements pour son habitation. Ce que l'on recherche dans le cristal, c'est son poli qui lui permet d'être facilement lavé, sa transparence et sa faculté réfractrice qui lui permettent d'envelopper, en leur donnant de l'éclat, les diverses flammes dont aujourd'hui on se sert pour éclairer les appartements. La composition du cristal doit donc différer de celle du verre à glace. Il doit être fusible à une température moindre et se conserver plus longtemps malléable. Il doit surtout être d'un blanc parfait, car il est vu presque toujours en transparence, le plus souvent devant des nappes blanches, ce qui arrive plus rarement aux glaces. Il a cependant une base commune à tous les verres, c'est la silice; mais, au lieu de soude et de chaux, c'est la potasse qu'on y ajoute; enfin il entre dans le cristal un élément tout à fait différent, c'est le minium ou oxyde de plomb (3). »
C'est en Angleterre, et autant qu'il est possible de fixer une date, vers la fin du dix-septième siècle que le cristal a pris naissance. La substitution de la houille au bois, comme combustible, fut l'occasion de cette importante découverte. On remarqua que le verre, formé de silice et de potasse, prenait sous l'action de la houille une teinte plus colorée que celui qui était précédemment fondu avec du bois. Aux creusets ouverts dont on se servait jusque-là on ajouta un dôme pour protéger contre la fumée la matière en fusion, et comme cette matière ne subissait plus une température aussi élevée, on prolongea la fonte en augmentant la dose du fondant qui était l'alcali. C'était une autre cause de coloration, et le verre obtenu était de moindre qualité. On essaya alors d'obvier aux inconvénients de la houille et du pot couvert en remplaçant l'alcali par un fondant métallique, l'oxyde de plomb, et l'on y réussit. Mais ce n'est que lentement et grâce aux perfectionnements successifs introduits par les progrès de la chimie dans la purification de la potasse, le choix du sable et surtout la fabrication du minium, que les cristaux anglais et français ont acquis la supériorité qui les distingue aujourd'hui. Aussi les matières premières sont-elles, à Baccarat, l'objet de la plus vive et de la plus constante sollicitude; on y tient, autant que possible, à les préparer et à les purifier soi-même. J'emprunte à M. Turgan le récit de ces opérations.
« Au lieu d'employer le minium tout fait dans les fabriques de produits chimiques, les directeurs de Baccarat achètent le métal directement en Espagne; ils tiennent beaucoup à ce que le plomb qu'ils emploient soit de première fusion, et n'ait pas été soumis au pattinsonage pratiqué maintenant à Marseille sur une si grande échelle. Ce plomb est fondu sur la sole d'un four à réverbère par masses de sept ou huit saumons à la fois (450 kilogrammes environ); une fois le métal liquéfié, l'ouvrier, armé d'une longue pelle crochue, brasse constamment la matière pour en renouveler les surfaces et oxyder le plomb le plus rapidement possible. Au bout de huit heures, une quantité considérable d'oxygène s'unit au métal et produit du massicot, protoxyde jaune de plomb, dans lequel il reste encore une assez grande quantité de métal non oxydé. Pour retirer le métal de cette masse pulvérulente, on la fait passer dans un appareil séparateur à eau, composé d'une trémie, d'un tonneau dans lequel un agitateur à palette maintient à la surface l'oxyde plus léger, de deux autres tonneaux analogues, puis d'un baquet à huit séparations. Le plomb métallique retombe toujours au fond de chacun des récipients, est séché et remis au four. Le massicot, entraîné par l'eau, est recueilli à l'état de bouillie jaunâtre, mis dans des cuvettes carrées en tôle, qu'un monte-charge enlève et porte à la partie supérieure des fours à réverbère. Là, dans un four maintenu au rouge sombre par la chaleur perdue de l'étage inférieur, le massicot reste de vingt-quatre à trente heures, absorbe une nouvelle partie d'oxygène et se transforme entièrement en minium. Ce minium, d'un beau rouge, naturellement pulvérulent, est immédiatement employé dans la salle des mélanges où nous le retrouverons tout à l'heure.
« L'autre matière, dont la pureté exerce une grande influence sur la beauté du cristal, est la potasse. Elle a donc besoin d'être raffinée avec la plus grande attention, soit qu'elle ait été recueillie dans les cendres mêmes de l'usine, soit qu'elle ait été achetée dans le Nord, où la combustion des résidus de raffineries en produit de grandes quantités. Pour opérer ce raffinage, on la calcine à blanc dans un four à réverbère, et par cette opération on détruit toutes les matières organiques et principalement l'acide ulmique qu'elle contient presque toujours, et dont la présence au creuset réduirait les sels métalliques, ce qui colorerait le verre. Après cette calcination à blanc, on la dissout dans l'eau, et on fait évaporer dans des bassines étagées pour utiliser toute la chaleur du foyer. Cette opération de raffinage, très-importante autrefois, devient de moins en moins urgente à cause du plus grand état de pureté dans lequel se présentent aujourd'hui les potasses livrées par le commerce.
« Les sables, base essentielle de tout verre, viennent à Baccarat des environs d'Épernay en Champagne. Quoiqu'ils aient subi sur le lieu même d'extraction un premier lavage, ils ne sont cependant pas assez purs pour être employés. On les passe sur un plan incliné, au travers d'un courant d'eau qui emporte toutes les parties légères, tandis que le sable plus lourd se trouve ainsi débarrassé des matières étrangères. La plupart du temps ce sont des débris de matières végétales dont la présence dans la coulée décomposerait le minium (4). »
Un autre élément qu'il convient de ranger parmi les matières premières, ce sont tous les morceaux de verre cassés dont la perte causerait à l'usine un dommage considérable, et qui aident à la fusion des matières neuves. Ces débris, connus sous le nom de groisillons, grésillons, graisins, cassons, sont ramassés dans tous les ateliers et minutieusement triés. Tous ceux qui sont imprégnés de matières étrangères sont rejetés. Quant à ceux qui resserviront, il importe de les débarrasser des substances animales et végétales et des fragments métalliques qui peuvent adhérer à leurs surfaces. Les fragments ferrugineux sont surtout redoutables, parce que tous les outils avec lesquels on manie le verre sont en fer et que la moindre quantité de ce métal dans un pot en fusion colorerait en vert sale toute la masse. On soumet donc les graisins, dans de grandes cuves en plomb, à des bains contenant une petite dose d'acide sulfurique qui détruit les matières animales et végétales et transforme les parties métalliques en sulfate soluble. A ce lavage en succède un second à l'eau pure, suivi d'un séchage à l'étuve.
Ces quatre éléments sont mêlés à la pelle dans des caisses carrées dans les proportions que voici : sable, 600; - minium, 400; - potasse, 200; - cassons, quantité variable. Le mélange est mis dans des pots, fabriqués à Baccarat même avec des terres réfractaires de Forges-les-Eaux, que l'on pétrit avec 50 pour 100 de ciment provenant des poteries cassées et broyées sous la meule. Les briques et les pièces du four sont également faites dans l'établissement. Ilya toujours huit ou dix pots dans la chambre du four dont la construction résiste d'un an à quinze mois à la chaleur intense qu'elle supporte jour et nuit. La nuit est, en effet, consacrée à la fonte des matières mélangées qui dure environ huit heures. On les ramène et les maintient ensuite, en tempérant convenablement la chaleur, à un état de consistance pâteuse nécessaire au travail.
Partout ailleurs le combustible en usage est la houille. Nous avons vu plus haut par quel enchaînement d'inconvénients inattendus et de remèdes cherchés elle a conduit à l'emploi du minium dans la composition du cristal. Malgré ce titre, Baccarat n’a point déserté pour elle sa tradition primitive, il est demeuré fidèle au bois. La forêt vierge, que Mgr de Montmorency-Laval se proposait d'utiliser par la création de l'usine, n'existe plus. C'est aux forêts de l'État, sur les versants escarpés des Vosges, qu'on est réduit à demander le combustible nécessaire. A part le trajet qui est plus long, tout se passe comme autrefois. Les cours d'eau qui se jettent dans la Meurthe et la Meurthe elle-même servent de véhicule. Deux fois par an, à l'époque des grandes crues, l'immense provision (40,000 stères environ) arrive comme une véritable débâcle. Quinze jours durant, tous les six mois, cinq ou six cents personnes, échelonnées sur un espace de deux kilomètres, la recueillent. Elle sèche à l'air libre, puis elle est sciée et empilée sous des hangars couverts autour desquels la prudence a accumulé les plus salutaires précautions en cas d'incendie. Ce mode de transport n'est pas seulement moins coûteux; par l'effet du flottage le bois se débarrasse d'une partie des sels métalliques qu'il contient et devient plus propre au chauffage des fours à verre. Outre qu'il n'exige point, comme la houille, la fusion à pots couverts, il a encore sur elle pour Baccarat cet avantage particulier qu'il faudrait faire venir la houille de la Prusse rhénane.
Si l'on ne fabriquait à Baccarat que du cristal blanc, nous en aurions fini avec la préparation de la pâte. Mais le cristal peut être coloré dans sa masse. J'ai déjà signalé la nuance désagréable qui résulterait de la plus petite parcelle de fer. Lorsqu'en dépit de tous les soins cet effet se produit, on le neutralise par un peu de manganèse qui colore en mauve et ramène au blanc pur par la fusion des deux teintes. Le manganèse qui sert ainsi de correctif, fournit encore un principe de coloration précieux; privilège qu'il partage avec d'autres métaux dont les principaux sont le cobalt, le cuivre, le chrome et l'urane. L'oxyde de manganèse donne une couleur violette que l'on fait varier, en graduant le dosage, du mauve clair au violet presque noir; l'oxyde de cobalt, une belle couleur bleu de roi ; l'oxyde de chrome, une couleur vert pomme; l'oxyde d'urane, une couleur jaune. Quant au cuivre, suivant son degré d'oxydation, il donne soit du rouge de sang, soit du vert, soit du bleu tendre. On obtient, au moyen de l'or diversement combiné, la teinte rubis et toutes les teintes roses. Quelques millièmes de phosphate donnent un aspect opalin. Avec la pâte colorée on fait tantôt le vase entier, tantôt un simple ornement, une anse, une moulure, un filet. D'autres fois on revêt d'une lame colorée mince un vase en cristal blanc, et l'on trace un dessin en enlevant, au moyen de la taille, une partie de la surface colorée. Inutile de dire après cela que la coloration dans la pâte est tout à fait distincte de la peinture sur verre. Celle-ci, ainsi que la dorure qu'il faut y rattacher, se fait à la main, en fixant avec de l'essence de térébenthine des poudres métalliques qu'un feu de moufle rend intimement adhérentes au verre; on brunit le dessin d'or ou on le laisse mat à volonté. Mais ce genre de décoration, quand on l'emploie, suppose que le vase de cristal a déjà traversé toutes les manipulations qui le tirent de la masse pâteuse où nous l'avons laissé et qui mènent ses formes à leur dernier achèvement. Arrêtons-nous quelques instants à l'étude de ces procédés que M. Turgan a décrit d'une manière si pittoresque et si exacte.
« Comme toutes les autres matières céramiques, dit-il, le verre soit blanc, soit coloré, peut se travailler par moulage, tournage et coulage; mais seul il peut être soufflé: ni la faïence, ni la porcelaine, ni aucune poterie n'a cet avantage inappréciable et connu presque depuis l'origine du verre lui-même. Au moyen âge, le verrier s'appelait souffleur de verre, et aujourd'hui encore, malgré les procédés nouveaux de compression si employés, c'est de même le soufflage qui donne les meilleurs résultats, au point de vue artistique. Pour la plupart des fabrications, on emploie successivement plusieurs procédés ou tous les procédés à la fois, le moulage à la presse ne pouvant s'appliquer que pour un certain nombre, quoiqu'il soit le dernier inventé. Nous allons le décrire tout de suite pour n'avoir pas à y revenir.
« La presse consiste en un bâti traversé par une vis mue à la main par deux bras en T et qui comprime une plate-forme que l'on abaisse sur une matrice. Ce moule, qui a la plus grande analogie avec l'outil dans lequel se font les gaufres, reçoit la matière en fusion que l'ouvrier cueille dans le pot et verse dans la cavité. La presse est alors descendue, comprime légèrement le moule, et l'objet s'en retire naturellement, grâce au retrait du verre; on produit ainsi les salières, les plateaux, les chandeliers et même des verres à boire. Ce procédé, très-bon marché, donne des produits qui imitent le verre taillé, avec une différence de 1 à 5 dans le prix de vente. On a pu perfectionner les moules, leur donner des arêtes assez nettes pour que la fraude soit devenue possible. A Baccarat on se sert d'un assez grand nombre de presses, mais leur usage a surtout pour but de fabriquer des parties de pièces que le travail à la canne ne pourrait pas former; ainsi, le pied des surtouts, la lustrerie et tous les ornements en verre qui s'ajoutent aux grandes pièces. Les produits du moulage ou plutôt du pressage sont presque toujours repassés à la taille pour y recevoir le fini dont ils ont besoin.
« Il nous serait impossible de donner une idée complète de tous les travaux qui s'exécutent par le soufflage aidé du tournage et du moulage; il y a autant de procédés différents qu'il y a de produits, autant de tours de main qu'il y a d'ouvriers. L'outil principal et presque fondamental est la canne, long tube de fer de 1 mèt. 50 cent. à peu près, terminé d'un côté par une partie évasée qui sert à faire la cueillie dans les pots. Cette canne, dans les mains du maître-verrier, est l'instrument avec lequel il fera tout, tubes, bouteilles, carafes, verres, et jusqu'aux carreaux de vitres (5)...
« Le second instrument est le pontil ou pontis: tringle de fer plein renflée en poignée à l'une de ses extrémités et légèrement arrondie à l'autre. Le pontil trempé dans le verre recueille une petite quantité de matière qui se fixe en s'enroulant à l'extrémité pointue; ce verre incessamment réchauffé sert à coller et à rendre solidement adhérente au bout du pontil la pièce que l'on veut travailler. Chaque équipe d'ouvriers a auprès d'elle plusieurs baquets d'eau froide dans lesquels sont toujours à refroidir un certain nombre de cannes et de pontis.
« L'ouvrier verrier travaille presque toujours assis sur un banc garni, de chaque côté du siège, de deux barres de bois nommées bardennes, renforcées par une saillie en fer et terminées par une légère excavation. Sur ces tringles de fer l'ouvrier assis appuie sa canne, à laquelle il imprime un mouvement de rotation remplaçant ainsi le tour du potier. De chaque côté du banc sont accrochés à des clous, à portée de la main, les ciseaux, les pinces et autres outils du verrier.
« Prenons maintenant pour exemple la fabrication d'une carafe.
« Un ouvrier, nommé cueilleur, plonge sa canne dans un creuset pour en extraire la quantité de verre nécessaire; il va ensuite rouler ce verre sur une plaque en fonte appelée marbre, puis il passe la canne, ainsi chargée, à un second ouvrier nommé carreur, dont la besogne consiste à rassembler et arrondir le verre à l'aide d'une cuiller en bois, tandis qu'un apprenti ou petit gamin, placé par derrière, souffle légèrement dans la canne. Ce travail a pour but de former ce qu'on nomme la paraison.
« Le verre qui compose cette paraison n'étant plus assez chaud ni assez malléable pour procéder au soufflage, un gamin va le réchauffer au four; puis, quand la paraison est suffisamment ramollie, il la passe à un autre ouvrier nommé souffleur. C'est cet ouvrier qui est chargé de donner au corps de la carafe sa forme définitive. Pour cela, il souffle dans la canne, la balance en l'air et suit alternativement les mouvements du verre jusqu'à ce que la paraison, suffisamment grossie, suffisamment allongée, ait acquis les dimensions voulues. Puis, à ce moment, un petit gamin, qui est assis près de lui, ouvre un moule en bois de hêtre dont la cavité donne exactement le volume et la forme de la carafe demandée. Le souffleur y introduit sa paraison, et, monté sur un petit tabouret, il souffle dans la canne en lui imprimant en même temps un rapide mouvement de rotation. L'air, fortement dilaté, chasse contre les parois du moule le verre malléable, qui en prend exactement la forme. Le moule s'ouvre et l'ouvrier en retire la canne, surmontée d'une carafe dont le corps a principalement les dimensions voulues, mais dont le col est encore informe. Le souffleur retourne alors sur son banc, roule quelques instants la canne sur les bardennes, donne, au moyen de lames en bois, la dernière main à la pièce, puis fait signe à un gamin qui arrive, tenant à la main une tringle de fer appelée pontil. Le souffleur fixe alors ce pontil au fond de la carafe, de manière à ce qu'il y adhère fortement; puis, passant rapidement ses pinces froides à l'extrémité du col de la carafe, il n'a plus qu'à donner un coup sec pour la détacher de la canne.
« Le gamin, tenant alors la carafe au bout de son pontil, retourne au four pour la réchauffer et en ramollir le col. Cela fait, il la porte à l'ouvrier chef de place qui est chargé de la terminer. Celui-ci, à l'aide de pinces en bois et en fer, donne au col la forme voulue, rogne avec des ciseaux l'extrémité du goulot, puis retrousse la bague; il ajoute aussi, s'il y a lieu, soit des cordons, soit une anse. Enfin, après avoir bien examiné et calibré sa pièce, il fait signe à un gamin qui l'enlève pour la porter à l'arche à recuire.
« Le gamin, brandissant la pièce au-dessus de sa tête, monte une échelle et dépose la carafe dans une bâche en tôle placée sur rails, et qui se trouve à l'entrée de la carcaise, ou arche à recuire. Nous verrons plus tard ce qu'elle y deviendra.
« Pendant ce temps, le cueilleur a enlevé une autre paraison qui a été de même équarrie, soufflée, ouvrée, et le travail a continué sans interruption pendant six heures, pour reprendre pendant quatre heures et demie, après une interruption d'une demi-heure; le travail dure donc onze heures, et est calculé de manière à vider pendant ce temps un pot par équipe, quel que soit le genre de produits que l'on fabrique. Mais c'est toujours avec la canne, le pontil, les ciseaux, les pinces en bois et en fer, que le verrier accomplit les mille transformations qui changent la matière première en objets d'utilité et d'ornement (6). »
L'arche à recuire, dont il vient d'être parlé, est une galerie carrée en briques, présentant vingt mètres de longueur sur un mètre de section. Destinée à empêcher le brusque refroidissement du verre, elle communique par une de ses extrémités avec la flamme du four, qui la chauffe suffisamment pour que, dans toute son étendue, la progression décroissante de la chaleur soit insensible. Les bâches où sont déposés les objets, accrochées l'une à l'autre, forment une chaîne dont chaque anneau met environ huit heures pour parvenir à l'autre extrémité. Là s'exerce un triage sévère qui envoie aux graisils tout ce qui est défectueux, et à la taillerie tout ce qui doit y être travaillé.
La taillerie est une grande construction, élevée sur la rive gauche du canal qui apporte les bois à l'usine. La chute de ce canal, à son retour dans la Meurthe, fait mouvoir deux turbines de trente chevaux chacune, qui communiquent le mouvement aux sept cents roues de la taillerie. Ce nombre si considérable de roues n'a rien qui doive étonner, pour peu que l'on considère que pas une pièce ne sort de Baccarat sans être venue se perfectionner sous leur action. La taille du cristal a, en effet, deux buts dont le premier est d'une nécessité générale. Elle enlève les imperfections; or, si parfait que soit le travail du verrier, il reste toujours une petite saillie de verre au dernier endroit que le pontil a touché. L'autre usage de la taille est d'enrichir le cristal en lui donnant des facettes qui réfléchissent la lumière, des prismes qui la réfractent, et une sorte de brevet de valeur pour la matière employée; car le verre commun, à l'opposé du cristal, supporte mal la taille et en devient plus laid.
« Cette opération se décompose en diverses actions et s'exécute au moyen de meules pivotant avec rapidité, et sur lesquelles on ajoute des poudres plus ou moins dures et plus ou moins fines. La première meule qui mord la pièce est une roue en fer sur laquelle un entonnoir laisse tomber une bouillie de grès blanc. L'ouvrier tailleur, assis sur un tabouret devant la roue, tient dans ses mains la pièce à ébaucher, qu'il présente à la roue soit pour enlever les restes du bouton, soit pour déterminer les facettes. Quand les facettes ont été déterminées par la roue de fer, on présente le vase à une meule de grès rouge sur laquelle tombe un courant d'eau, et qui égalise le travail; - la surface plane ainsi formée, quoique moins striée, est encore mate et terne. Pour lui rendre le poli, on la soumet à la friction d'une roue de bois couverte de pierre ponce, qui ramène la transparence et donne à la surface un poli passable. Pour terminer le travail, on se sert d'une roue de liège couverte de potée d'étain, et en dernier lieu de brosses circulaires en soies de porc, qui pénètrent dans toutes les concavités des parties taillées, et ne laissent aucune partie défectueuse. Ces façons se modifient suivant l'objet du travail; les meules sont de grandeur différente, et dans la taillerie, comme dans le reste de l'établissement, tout est disposé avec la plus intelligente méthode. Les bouchons qui doivent fermer les carafes, et par conséquent avoir le même diamètre que le goulot, sont travaillés verre sur verre de la manière suivante : le bouchon est fixé sur un bloc de bois et pivote à l'ouverture de la carafe sous un filet d'eau contenant du sable fin. Les deux surfaces s'usent mutuellement, et le bouchon s'enfonce peu à peu dans le goulot du vase qu'il doit servir à fermer (7). »
Si toutes les pièces subissent, à un degré ou à un autre, l'action de la taille, la plupart ne se contentent pas même de l'avoir épuisée, et demandent à la gravure une perfection nouvelle. La gravure proprement dite est une sorte de ciselure à la molette. Elle se fait en présentant la surface à graver au contact de petites roues, soit de laiton, soit d'acier, sur lesquelles tombe de l'émeri. Sans décalque pour le guider, avec une incroyable rapidité et cependant une précision parfaite, le graveur trace, où il veut et à la profondeur qui lui convient, des fleurs, des ornements, des lettres avec leurs pleins et leurs déliés : le dessin naît comme par enchantement. L'habileté de certains ouvriers va si loin qu'ils découpent dans un verre un peu épais des bas-reliefs en creux qui, vus en transparence, font l'effet de sculptures. En sculptant à des profondeurs différentes une plaque de verre formée par la superposition de plusieurs plaques diversement colorées, ils obtiennent un tableau de fleurs avec les nuances de la nature. Comme la gravure enlève le poli, on peut varier l'aspect du dessin en laissant une partie mate et rendant à l'autre le poli, au moyen d'une petite roue de plomb ou de bois chargée de potée d'étain. Cet effet est surtout recherché dans les chiffres.
La gravure pratiquée de la sorte est véritablement artistique, et d'un prix élevé. Mais, de même que par le moulage on imite la taille, de même, par la gravure à l'acide, on imite la gravure à la main.
Cette seconde espèce de gravure s'obtient au moyen de l'acide fluorhydrique étendu d'eau. Elle revient à bien meilleur marché, et elle est aujourd'hui d'une telle perfection qu'elle peut presque rivaliser avec la première.
« M. de Puymaurin, dit l'Encyclopédie, ayant observé que l'acide spathique ou fluorique a sur le verre presque autant d'action que l'eau-forte et les autres acides ont sur le cuivre et les autres métaux, il imita le procédé des graveurs sur cuivre à l'eau-forte, et il couvrit une glace d'un enduit de cire. Il y dessina quelques figures, recouvrit le tout d'acide fluorique, et l'exposa au soleil. Il vit bientôt les traits qu'il avait gravés se couvrir d'une poudre blanche, produite par la dissolution du verre. Au bout de quatre ou cinq heures, il détacha l'enduit et il lava la glace. Il reconnut la vérité de ses conjectures, et fut assuré que, par le secours de l'acide fluorique, on peut graver sur la glace et le verre le plus dur, comme on grave à l'eau-forte sur le cuivre. »
Depuis 1855, M. Kessler prépare industriellement l'acide fluorhydrique par un procédé dont on peut consulter la description donnée pour la première fois par M. Turgan dans Les Grandes Usines, p. 305 à 308. L'usine de Baccarat se fournit d'acide chez ce chimiste. Au degré où elle le prend, 35° à 40°, c'est le plus concentré des acides du commerce. M. Kessler a complété ce service rendu à l'industrie en inventant un procédé d'impression et de décalcage excessivement simple.
La planche dont on se sert le plus habituellement, à cause de son prix plus modeste, est le calcaire lithographique. Après l'avoir usée au sable et à la pierre ponce, on y peint le dessin que l'on veut avoir avec une dissolution de bitume dans l'essence de térébenthine; on laisse sécher, et l'on verse dessus de l'acide hydrochlorique allongé, qui creuse la pierre partout où on ne l'a pas peinte. On a ainsi le dessin en relief. La pierre est alors nettoyée à l'essence, puis enduite d'une encre spéciale. Cette encre doit, en effet, pouvoir être enlevée par la racle sans laisser de bavures qui saliraient les reliefs. Le bas prix auquel il est nécessaire qu'elle revienne a engagé M. Kessler à rechercher un moyen économique et rapide d'épaississement qui permit de la couper avec netteté au niveau des reliefs, comme un corps solide. Il y est parvenu en faisant fondre dans l'encre même un corps gras fusible qui cristallise par refroidissement. En voici la formule : Bitume, 3, - acide stéarique, 2, - essence de térébentine, 3, plus ou moins selon la consistance que l'on veut obtenir. Cette encre, quand elle est sèche, est de tous les enduits celui qui résiste le mieux à l'acide fluorhydrique.
La planche étant ainsi préparée, c'est-à-dire tous les creux étant remplis d'encre et les reliefs seuls à découvert, on imprime sur papier demi-pelure glacé, et le décalcage s'effectue comme à l'ordinaire en appliquant l'épreuve du côté imprimé sur la pièce et en enlevant le papier. Mais ici se présente une difficulté qu'il était essentiel de vaincre. L'encre, avons-nous dit, est très-épaisse, et, pour que le papier puisse en arracher à la pierre une couche suffisante, il faut qu'elle adhère énergiquement à sa surface. Si cette adhérence n'était pas détruite, l'encre ne se déposerait pas sur la pièce et le décalcage serait manqué. Voici par quel ingénieux artifice physique on y remédie : « On porte l'épreuve au-dessus d'un bain froid d'eau additionnée d'un quart à un sixième d'acide hydrochlorique. Quand elle est imbibée, on la passe rapidement sur la surface d'un bain d'eau tiède (30° à 40° c.), en l'y laissant seulement le temps suffisant pour que les stries de l'encre se soient affaissées par la fusion. C'est alors qu'un phénomène d'endosmose opère la rupture d'adhérence; l'acide contenu dans le papier comme dans un vase poreux y attire l'eau du bain; mais comme celle-ci ne peut y arriver qu'en expulsant du côté opposé une légère couche d'acide étendu, et qu'en ce moment même l'encre, ramollie par la fusion, cesse de gripper dans les pores du papier, cette couche liquide d'eau acidulée repousse l'encre et s'interpose entre elle et le papier (8). »
Quelques heures après le décalcage, on peut plonger l'objet dans un bain d'acide fluorhydrique qui n'attaquera que les parties découvertes. On obtiendra donc en creux sur le cristal le dessin qui était en relief sur la planche. Si l'on désire une perfection plus grande, on se sert d'une planche en taille douce ou de clichés galvanoplastiques en relief analogues aux clichés d'impression. On peut même étendre l'encre au pinceau sur la pièce. Le travail et le prix en seront seulement augmentés.
Les cuves où les pièces sont soumises à l'acide fluorhydrique sont en gutta-percha, matière inattaquable à cet acide et imperméable à l'eau. Elles contiennent de l'eau mélangée de quelques centièmes d'acide. Les objets plats y sont simplement déposés, et de temps en temps retirés pour surveiller l'action du liquide corrosif. S'il s'agit de pièces rondes, chacune, hermétiquement fermée avec une pâte nommée cire à border, de manière à flotter sur l'eau acidulée, est fixée à un petit pivot de bois. « Tous les pivots sont dirigés obliquement vers le milieu de la cuve, appuyés sur une barre, et reçoivent, au moyen de poulies et de cordelettes, un mouvement lent de rotation sur leur axe. Ce mouvement se transmettant aux globes de verre, met à nu ou trempe dans le liquide alternativement chaque moitié de la surface; ce mouvement incessant déplace une poudre blanche de fluosilicate de plomb, produite par l'action de l'acide, et qui en atténuerait l'effet. Un mouvement d'horlogerie fait marcher les transmissions de chaque cuve, et il faut environ trois heures pour que l'opération soit terminée. On obtient ainsi un dessin en creux poli qu'on peut ensuite dépolir à la roue (9). » Toute cette manipulation, confiée à des femmes et à des jeunes filles, s'achève par un lavage dans une lessive de soude et de potasse. La pièce, entièrement faite et nettoyée, n'attend plus rien que de l'art du peintre et du doreur peut-être, si elle est destinée à ne pas garder intact son éclat naturel.

III

Je ne sais si cette course rapide et à distance dans les ateliers de Baccarat laissera le lecteur sous la même impression que j'éprouve encore au souvenir de la visite que j'y ai faite. En présence de cette source laborieuse d'une partie de la gloire de la France, je n'ai pu, et je ne puis encore, en y pensant, me défendre d'un mouvement d'orgueil patriotique. Si je ne l'avais pas fait partager, ce serait assurément de ma faute, car les éléments matériels de la grandeur nationale, qu'ils soient empruntés aux arts de la guerre ou à ceux de la paix, n'ont besoin que de nous être montrés pour avoir le chemin et l'empire de nos cœurs.
Il n'en est malheureusement pas de même de ce que je pourrais appeler les éléments impondérables de cette même grandeur, c'est-à-dire des conditions sociales sans lesquelles l'ordre et la liberté ne peuvent pas contracter une solide alliance, et dont l'absence rend tout le reste précaire : éléments cependant bien supérieurs en importance comme en majesté, puisqu'ils sont de l'ordre intellectuel et moral, et doués, pourvu qu'on veuille bien y regarder, d'une irrésistible puissance d'entraîner les convictions et d'attacher les volontés. N'en accusons pas le matérialisme du siècle; ce serait injuste. Selon la loi de notre humanité, qui ne creuse qu'à proportion que la surface ne nous satisfait plus, la politique a marché plus vite que l'économie politique. Fascinés par les institutions que nous avons conquises, et que nos plus dures péripéties ne nous ravissent jamais en entier, nous en jouissons sans trop de souci des modifications plus profondes, indispensables pour en assurer la durée et le jeu. Notre excuse est dans l'enivrement d'une victoire encore jeune, dans le doute et les transes qui précèdent toujours les innovations, dans le malaise, enfin, que produit la sourde fermentation des changements devenus nécessaires, fermentation d'autant plus sensible que ces changements sont plus urgents et plus intimes. Mais le volcan n'est à craindre que quand il est comprimé. Qu'est-ce, d'ailleurs, que le présent, sinon l'artisan de l'avenir? Pour ma part, je le dirai franchement, l'avenir m'est plus cher que le présent, et si le présent m'émeut, c'est surtout, quels que soient ses biens, en vue de l'avenir. J'aime à chercher, dans ce qui est, les signes et les germes de ce qui doit être et sera, je l'espère. Sous ce rapport Baccarat m'a vivement intéressé, et je crois rendre un service en disant pourquoi. Il est toujours utile de signaler les grands exemples, ne fussent-ils pas toujours et partout imitables. Si la voie qu'ils tracent ne peut être suivie, ils aident à en ouvrir d'autres, appropriées à d'autres circonstances et conduisant au même but.
Le premier objet qui attire l'attention à Baccarat et qu'on ne saurait trop louer, c'est l'organisation générale de l'usine. Elle est essentiellement basée sur la division et la communauté du travail.
Dans un livre remarquable et auquel, sous le bénéfice de réserves qui vont de soi, j'applaudis volontiers, M. Jules Simon traite incidemment de la division du travail dans les manufactures connue sous le nom de spécialité (10). C'est avec justice, car tout s'enchaîne, et les progrès d'en bas, c'est-à-dire des arts et des métiers qui manient et transforment la matière, dépendent toujours des impulsions d'en haut, c'est-à-dire du développement de l'intelligence et de la perfection de ses méthodes, c'est, dis-je, avec justice qu'il en fait honneur à l'esprit d'analyse qui de la philosophie a pénétré dans les sciences et de là dans l'industrie. Il n'hésite pas à reconnaître que, dans les sciences, il y a sous ce rapport un excès et des inconvénients, que tend du reste à faire disparaître la création de ces sciences intermédiaires et qu'on pourrait appeler internationales, en entendant ce mot, au point de vue des divisions scientifiques, dans un sens analogue à celui qu'il comporte relativement aux divisions territoriales: sciences dont la mission est de rapprocher les domaines séparés et d'en comparer les produits pour obtenir des résultats plus complets et des formules plus générales. M. Jules Simon reproche à la philosophie moderne, qui a inauguré ce règne de l'analyse, d'avoir donné l'exemple de l'abus en négligeant trop la synthèse. Mais ces critiques ne peuvent guère s'appliquer à l'industrie qui ramène forcément à l'unité toutes les spécialités, en les faisant toutes concourir dans la même fabrique à l'élaboration d'un même genre de produits. Il est seulement à désirer, selon la remarque très-judicieuse de M. Jules Simon, que l'ouvrier ne soit pas tellement parqué dans celle qui lui est propre qu'il n'ait aucune notion de celles qui s'exercent à côté sous le même toit et dans le même but, et même de celles qui appartiennent à d'autres industries. Ces connaissances moins restreintes seraient, en effet, pour l'ouvrier un accroissement de valeur personnelle et pourraient lui ménager, dans un cas donné, une ressource utile. Mais il n'en demeure pas moins vrai que la division du travail par spécialités est nécessaire à toute industrie qui veut faire vite et bien, et qu'il faut se féliciter de la voir universellement adoptée. Comme partout, elle existe à Baccarat. On y distingue les verriers, les tailleurs, les graveurs, les décorateurs.
Mais ce qui n'est pas partout, c'est la division et la communauté du travail telles qu'elles sont organisées à Baccarat au sein de chacun de ces différents corps de métiers. En général, chaque ouvrier travaille pour soi, il a seul la responsabilité de son application et de son habileté. Ici il n'en est pas de même. Les verriers, tout comme les tailleurs, les graveurs, les décorateurs, sont groupés en compagnies de cinq à douze hommes, selon la nature de leur occupation. Chaque compagnie est dirigée par un ouvrier chef qui est responsable de son personnel et de la bonne exécution du travail. Le salaire est toujours réglé à la pièce d'après des tarifs connus de tous. Chaque jour on relève le travail des compagnies et on en tient état sur autant de registres qu'il y a de compagnies. Ces registres sont constamment à la disposition de tous les ouvriers. Le gain total du mois donne son chiffre par une simple addition. On en déduit diverses charges, puis on paye à chacun le salaire afférent à son grade, et l'excédant qui forme ce que l'on appelle la gratification est partagé suivant une proportion déterminée entre les ouvriers de la compagnie.
Il résulte de cette organisation qu'il n'y a à proprement parler ni contre-maîtres ni surveillants d'atelier. Il n'y a que des employés distribuant le travail et recevant les pièces fabriquées, et des compagnies dont chacune constitue un tout indépendamment des voisines. Non-seulement l'émulation se produit naturellement entre ces petites communautés, mais chaque membre de la compagnie est personnellement intéressé à son succès. Si le chef devient incapable ou indigne, ses hommes le font rentrer dans le devoir ou se plaignent de cette association préjudiciable. Le chef, de son côté, a le même intérêt à ce que chacun autour de lui s'acquitte bien de ses fonctions. Cette communauté d'intérêts et ce contrôle réciproque rendent les ouvriers plus attentifs à leur responsabilité personnelle et leur révèlent les devoirs et les droits d'une responsabilité plus haute, la responsabilité solidaire, dont le sentiment manque beaucoup trop encore à nos mœurs, et dont l'insouciance inflige au progrès de la vie publique en France de si déplorables lenteurs.
C'est donc une importante éducation qu'il faut souhaiter de voir, sous une forme ou sous une autre, généralisée dans le peuple. Un prince, chez lequel la maturité de la pensée honore la jeunesse, écrivait dernièrement cette belle définition : « On parle beaucoup d'idées démocratiques de nos jours, et je suis le premier à m'en féliciter, puisque ce n'est après tout que l'élévation du niveau moyen de l'intelligence et de la prospérité humaines. » La démocratie, c'est-à-dire l'avénement des couches inférieures de la société à la vie publique, est un fait qui grandit et qui s'accuse chaque jour davantage. Mais il y a deux manières d'entendre et de pratiquer la démocratie. L'une, fort à la mode parmi les courtisans corrompus et corrupteurs de cette nouvelle puissance, est de vouloir tout abaisser au niveau des inintelligences et des passions populaires. L'autre est d'attirer en haut, d'inviter et d'aider à monter ce qui est au-dessous, de répandre aussi abondamment que possible dans les masses l'instruction, la moralité, le bien-être, en un mot d'élever le niveau moyen de la nation. Cette démocratie-là est la bonne. Loin de faire courir aucun péril à la dignité du pays, elle l'assied sur des bases plus solides en même temps que plus larges, et donne à la sincérité et à la vertu des institutions libres les meilleures, les plus sûres garanties d'avenir. Elle augmente la patrie en augmentant l'individu. En elle, rien de semblable à ces végétations trompeuses qui ne recouvrent que des eaux stagnantes et perfides; elle a sa racine et sa sève dans des consciences et des cœurs dominés par ce sentiment, sans lequel il n'y a ni hommes ni citoyens, que chacun est responsable de soi et des autres.
Nous venons de constater quel service rend à ce point de vue l'organisation du travail à Baccarat. Il reçoit son complément du soin qu'ont toujours eu les patrons de l'usine de traiter leurs ouvriers avec toutes les déférences de l'équité, d'encourager parmi eux le goût de l'épargne, signe et instrument puissant de moralisation, et de leur donner les preuves les plus palpables d'une bienveillante sollicitude pour leur bien-être matériel. Rien ne relève l'homme à ses propres yeux et ne lui inspire de se conserver digne comme de se voir placé par la justice sur le pied d'une véritable égalité avec ceux que la fortune ou le mérite lui a faits supérieurs. Il apprend encore à cette école, en voyant ses droits respectés, à respecter les droits d'autrui, et il y puise l'estime de ceux qui lui donnent par leurs exemples de si nobles leçons. L'épargne, qui s'enrichit de tout ce qui n'est plus jeté aux plaisirs inutiles ou coupables, chasse la misère du présent et l'incertitude de l'avenir; elle donne l'aisance non-seulement physique, mais morale, habitue les passions à être commandées, exerce et assure l'honnêteté de la vie, ouvre l'âme à toutes les aspirations généreuses et la dispose à aimer. Vienne maintenant un témoignage d'intérêt, d'affection, et le cœur est gagné. Puisse s'opérer de la sorte dans toute la France, que dis-je? dans le monde entier l'alliance du peuple et de la bourgeoisie! Mais que la bourgeoisie le sache bien, c'est à elle à faire les avances. Glorieux privilège de la supériorité qui ne demande pour être fécond que de n'être point trahi! Qu'on me permette de le montrer à l'œuvre dans les relations des chefs de l'établissement de Baccarat avec leurs ouvriers.
J'ai déjà parlé de la publicité des tarifs et des registres où le travail de chaque compagnie est journellement consigné. C'est le contrôle des administrés accepté, provoqué même par l'administration. J'ajouterai qu'aucun changement de tarif n'est applicable que trois mois au moins après avoir été notifié. Ce délai de trois mois peut sans doute entraîner des sacrifices par le maintien d'une main d'œuvre disproportionnée avec la valeur vénale des produits. Mais il est réglementaire parce qu'il est équitable, l'ouvrier qui veut quitter l'usine y étant astreint de son côté. Pas plus que l'ouvrier n'a le droit de retirer brusquement son concours, on ne se reconnaît celui de changer les conditions de son contrat sans lui laisser le temps, s'il se trouve lésé par un abaissement prévu de salaire, de se pourvoir ailleurs. De part et d'autre on procède avec les mêmes égards.
Une caisse d'épargne, créée depuis trente ans, reçoit les économies des ouvriers. Les versements annuels sont d'environ 250 à 275,000 fr. On sait que la totalité des sommes versées sous un même nom ne peut excéder 1,000 fr. Ceux dont l'épargne atteint ce chiffre sont admis à la déposer dans la caisse de la Compagnie jusqu'à concurrence de 6,000 fr. au plus pour chacun. Cette faculté évidemment avantageuse aux ouvriers l'est aussi à l'usine par les liens d'intérêt et pour ainsi dire de famille qu'elle noue. Elle est bornée parce qu'il importe de retenir dans une juste mesure une faveur dont l'usage indéfini pourrait dégénérer en une sorte d'invasion et gêner l'indépendance de la Compagnie. Sa limite, primitivement plus élevée, s'est successivement abaissée par les résultats de l'expérience au chiffre actuel de 6,000 fr. Au delà de ce chiffre, l'épargne de l'ouvrier est convertie, par les soins de l'administration, en valeurs diverses d'une jouissance sûre et facile, comme obligations de chemins de fer, rentes sur l'État, etc. S'il préfère un placement immobilier, il en est libre, mais l'administration ne l'y aide point, car il est de l'intérêt de l'ouvrier, qui se confond ici avec celui de l'usine, qu'il ne soit point distrait de son art par les préoccupations de la propriété. Agriculteur, il s'inquiéterait de la sécheresse, de la pluie, des mille circonstances d'où dépend le sort des récoltes. Pour être bon verrier, il doit être exempt de ces soucis. Un mot suffira pour dire toute l'étendue du bien accompli par ces heureuses combinaisons. L'épargne de la population ouvrière de Baccarat actuellement en activité (1,600 personnes environ, dont 200 femmes, 250 enfants de 12 à 16 ans et 1,150 hommes) est approximativement de deux millions.
Mais où se révèle d'une manière plus touchante la sollicitude intelligente et cordiale des administrateurs de l'usine envers leurs subordonnés, c'est dans les soins matériels dont les enfants qu'ils emploient sont l'objet. Tout ouvrier qui passe douze heures près des fours a besoin d'une alimentation fortement réparatrice. Elle est bien plus nécessaire, elle est absolument indispensable à des enfants de treize ou quatorze ans pour qui se joint, à l'action débilitante de la chaleur supportée pendant le même nombre d'heurs, la faiblesse naturelle d'un âge que fatigue encore le travail de la croissance. La Compagnie fournit à tous ces enfants le repas du milieu du jour, et acquiert ainsi la certitude qu'ils sont nourris comme il convient. Sans doute elle y est intéressée: ces enfants bien portants seront plus capables de la servir. Mais je ne crains pas d'affirmer que le profit qu'elle en retire est beaucoup moins le motif que la récompense de cette mesure d'humanité. Faire le bien procure généralement notre intérêt, et de toutes les spéculations, la meilleure est encore d'être bon. Mais ce serait avoir pour les grandes choses des regards bien mesquins, que d'y vouloir tout réduire au calcul égoïste. Le bon sens du peuple est plus juste. Il ne connaît pas cette orgueilleuse manœuvre de dénigrer pour retenir son suffrage et sa reconnaissance. Il va droit, dans toute action complexe, à ce qu'elle contient de principal et de supérieur. Les ouvriers de Baccarat ont vu, dans ce repas des enfants, une sollicitude du cœur, et ils y ont répondu par le cœur.

IV

A l'âge qui occupe l'autre extrémité de la vie, à la vieillesse, qui ne semble plus être qu'un souvenir inutile aux autres et à soi-même, des ressources sont également préparées. Il existe à Baccarat deux caisses de retraite, l'une pour les tailleurs sur cristaux, l'autre pour les verriers et tous les ouvriers stables. Or, s'il est juste d'y reconnaître, de la part des chefs, une nouvelle marque de bonté prévoyante, il y aurait aveuglement à n'en pas constater l'influence sur la prospérité de l'usine, et à ne pas admirer une fois de plus cette belle loi d'harmonie, que j'énonçais tout à l'heure, entre la moralité désintéressée de la cause et l'utilité pratique des résultats.
L'incertitude de l'avenir et la nécessité d'y pourvoir, sont deux grands mobiles de travail. Mais il arrive trop souvent qu'une simple balance établie entre les gains et les déboursés nécessaires fait évanouir l'espérance, et planer sur une existence déjà vouée aux plus rudes labeurs la triste perspective d'une vieillesse qui sera fatalement la proie de la misère. L'inquiétude ronge le courage en même temps que le cœur; l'énergie s'affaisse dans une lutte impossible; l'ouvrier n'a plus pour son art cette affection presque filiale qui attache chacun à sa carrière, il n'y voit plus qu'un maître qui l'exploite; il n'a plus qu'une ambition, celle d'ajouter à son pain quotidien quelques-unes de ces distractions malsaines où l'âme et le corps s'énervent, mais qui donnent du moins l'oubli passager d'une destinée sans remède. Qui ne sent le contre-coup désastreux d'une telle situation sur l'industrie? Ce n'est pas à Baccarat qu'on pouvait l'ignorer, et il est bien naturel, en dehors même de toute pensée philanthropique, que là où l'on redoute même pour l'ouvrier les soucis inséparables de la culture d'un champ, on ait voulu le soustraire à des soucis voisins du désespoir.
Cet avantage n'est pas le seul qu'offre une caisse de retraite. Elle a encore celui de combattre, chez l'ouvrier, la tentation du changement par un intérêt attaché à sa stabilité dans l'usine. La stabilité est en effet la condition nécessaire des retraites. Celui qui s'en va et qui, par conséquent, ne contribue plus en rien à l'entretien de la caisse, ne peut légitimement prétendre au bénéfice d'une association (car les caisses de retraite ne sont pas autre chose) de laquelle il s'est librement retiré. Il laisse, il est vrai, au profit de ceux qui persévèrent, le montant de son concours antérieur, mais il ne fait en cela que se soumettre à une loi qu'il a librement acceptée. C'est le principe de toutes les caisses de cette nature que les retenues dont elles s'alimentent ne constituent pour personne un droit acquis avant l'époque fixée pour la retraite. L'incapacité perpétuelle, engendrée par une force majeure, n'y fait même pas exception; à plus forte raison, le caprice ou la faute, qui amènent soit la désertion volontaire de l'usine, soit une expulsion méritée.
La première caisse des retraites fondée à Baccarat est celle des tailleurs sur cristaux. Créée en 1851, elle possède actuellement un capital de 42,000 francs, dont les intérêts s'ajoutent aux versements ordinaires. Celle des verriers et autres ouvriers de la cristallerie est plus jeune. Quoique distinctes, ces deux caisses sont régies, à peu de chose près, par des statuts identiques. Il suffira d'en mettre sous les yeux du lecteur les points principaux pour lui donner, de la valeur de ces institutions, la haute idée qu'elle mérite.
Et d'abord on est frappé du rôle que joue la Compagnie. Elle a l'initiative. C'est elle qui décide la création des caisses, c'est elle qui les fonde, c'est elle encore qui les alimente. Par une disposition qui s'applique également à la caisse des tailleurs, les statuts disent que « la Compagnie versera à la caisse des verriers et ouvriers divers, après le règlement des comptes de chaque mois, une somme équivalente à 1 pour 100 du montant des salaires effectivement payés à tous les ouvriers qui sont appelés à en bénéficier. » Il en résulte que ces versements mensuels ne sont pas pris au moyen d'une retenue sur les salaires à payer; ils sont faits par la Compagnie dans une proportion déterminée avec le montant des salaires effectivement payés. Ils pèsent sans doute sur la gratification, car il est de l'essence d'une caisse de retraite de n'avoir point sa source dans l'aumône, mais dans une sorte d'épargne. Aussi le fonds constitué de ces caisses n'est-il point regardé par la Compagnie comme lui appartenant. Il est déposé dans la caisse générale de la cristallerie, mais celle-ci en sert l'intérêt au taux légal de 5 pour 100. Dans le cas où la Compagnie viendrait à se dissoudre, entraînant avec elle, sinon l'existence matérielle de l'usine, son existence morale actuelle, il est prévu que le fonds des caisses de retraite serait partagé entre ses vrais propriétaires, les ouvriers et les pensionnaires.
Encore qu'à la Compagnie reviennent l'honneur et le mérite de la bonne pensée et même, en un sens, de l'exécution, elle n'a pas cru que ce fût un motif pour concentrer entre ses mains l'administration de ces caisses, ni même pour se réserver dans leur gouvernement la plus grande part d'influence. Tout se décide à la majorité par un conseil d'administration composé de douze membres pour la caisse des verriers et de quatorze pour celle des tailleurs. La présidence est dévolue au directeur de la cristallerie ; le sous-directeur est secrétaire, et le caissier trésorier. A cet élément aristocratique, ajoutez, selon qu'il s'agit de l'une ou de l'autre caisse, le chef des tailleurs ou celui des fabrications, qui de droit, comme les précédents, font partie du conseil. Les autres membres, huit pour les verriers et dix pour les tailleurs, sont des ouvriers élus tous les trois ans par tous leurs camarades. C'est donc aux membres élus, à l'élément démocratique qu'est remis le sort des décisions. Seule, l'abstention de quelques-unes de ces voix peut amener un partage et permettre à celle du président d'user de sa prépondérance. Jamais le conseil ne délibère valablement que huit de ses membres ne soient au moins présents, c'est-à-dire avec les quatre membres de droit un nombre au moins égal de membres ouvriers.
Ce qu'il y a d'éminemment libéral et de sagement démocratique dans ces institutions n'a pas besoin de commentaires.

V

Le même esprit a assis sur les mêmes bases d'autres caisses destinées à subvenir à d'autres besoins, et je me hâte de dire que l'une d'elles porte la date de 1835, de 1836 au plus tard, afin qu'on ne soit pas tenté d'y voir un engouement ou des calculs nés de 1848. 1848 a sans doute dessillé les yeux de plusieurs, et fait comprendre à ceux qui vivaient d'illusions que l'avènement de la démocratie était un fait, et qu'il n'y avait de salut que dans l'éducation des masses populaires et dans une franche alliance avec elles. Mais il serait injuste de ne pas proclamer bien haut que les hommes clairvoyants et généreux avaient devancé cette leçon, qu'ils avaient déjà depuis longues années, avec l'intelligence des conditions de la société moderne, le désir ardent et efficace d'y satisfaire, moins par nécessité que par une équitable sympathie. La loi du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire en est la preuve. Elle témoigne de la vérité de ce que je viens de dire, non-seulement en faveur de M. Guizot, dont elle ne sera pas le moindre titre à la gloire, mais en faveur de tous ceux qui la votèrent et qui la reçurent dans le pays avec acclamation. Quand une loi pareille est faite par une législature issue du suffrage restreint et dans les circonstances où la France se trouvait après 1830, c'est que les classes de citoyens dans lesquelles les pouvoirs politiques de la nation sont encore concentrés, sentent que ces pouvoirs sont à la veille ou du moins à l'avant-veille de tomber entre les mains de tous, et qu'il y a prudence et devoir à préparer les classes inférieures au grand rôle qui leur sera prochainement dévolu. Aussi ne suis-je point étonné de voir ces préoccupations patriotiques et humanitaires de la bourgeoisie se traduire par une foule de symptômes et d'efforts, et notamment par ceux dont je fais l'objet particulier de cette étude.
La première formation de la Caisse de secours et de prévoyance des tailleurs sur cristaux dans l'usine de Baccarat, remonte au 1er mars 1835. Elle n'avait pour but, dans le principe, que de donner des secours aux ouvriers tailleurs se trouvant dans le besoin, soit pour cause de maladie, soit pour tout autre motif admis par son conseil d'administration. Ses ressources provenaient des amendes et retenues encourues par les tailleurs pour débauches, absences non justifiées ou mauvais travail, et en général pour toutes contraventions au bon ordre et à la police des ateliers, le tout conformément au règlement établi. Dix mois après, frappé de ses bons résultats, son conseil d'administration jugea avantageux d'en étendre le but et d'en accroître les ressources. Il rédigea en conséquence, le 15 janvier 1836, un projet de modifications dont je me contenterai de signaler les plus essentielles. Désormais la caisse ne sera plus alimentée par les amendes et autres retenues pénales imposées aux tailleurs, mais par une retenue de un et demi pour cent sur le gain de chacun. Elle continuera à indemniser tout ouvrier tailleur privé de travail pour cause de maladie. L'indemnité sera équivalente à la moitié du gage de celui à qui elle sera allouée. On ne sera admis à la toucher que sur le vu d'un certificat du médecin. Indépendamment de ces secours aux ouvriers malades, la caisse attribuera une subvention mensuelle de 4 francs à tout orphelin d'un tailleur mort en activité de service.
Cette subvention sera continuée pour les garçons jusqu'à treize ans, et jusqu'à quinze pour les filles. On ne saurait trop louer de telles dispositions ni assez augurer de leur effet moralisateur. Il est déjà très-moral de faire tourner au soulagement d'un malheur immérité le châtiment des coupables. Combien l'est davantage ce concours spontané qui ne craint pas d'ébrécher le modeste gain de chaque mois, si laborieusement acquis, pour ne pas laisser la maladie d'un camarade s'aggraver sous l'étreinte ni même par l'inquiétude de la misère, ou pour conduire, jusqu'à l'âge où ils pourront eux-mêmes travailler, ses enfants réduits par la mort à l'abandon! C'est l'exercice de la responsabilité solidaire, non plus dans des questions d'intérêt, mais dans la sphère bien autrement élevée de la bienfaisance fraternelle. Or, pour qu'une institution qui développe ce sentiment, en le faisant pratiquer, agisse selon toute l'influence dont elle est susceptible, elle doit être librement gouvernée par ceux qui en sont à la fois les soutiens et les disciples. C'est ce qui introduisit, dans le projet de 1836, l'article relatif au conseil de la caisse, lequel dut se composer à l'avenir du directeur de la cristallerie, président, de l'employé en chef des tailleries, des trois surveillants des tailleries et de six ouvriers nommés par leurs camarades. Toujours, ou plutôt déjà dès 1836, le même soin de faire prédominer l'élément ouvrier.
Ce qui paraîtra plus remarquable encore à cette époque, c'est que ces résolutions durent être communiquées à chaque ouvrier tailleur, et obtenir force de loi du consentement de tous les intéressés. C'était le suffrage universel. Elles furent adoptées à l'unanimité, et il fut réglé que tout tailleur entrant dans l'établissement serait tenu d'adhérer aux statuts de la caisse et de subir la retenue dès son admission dans les ateliers. Ces statuts de 1836 ont reçu plusieurs modifications subséquentes. Ainsi il a été décidé qu'aucune indemnité ne serait plus accordée aux malades pour les trois premiers jours de leur maladie, quelle que fût la durée de la maladie, et que le Conseil pourrait, sur la proposition du directeur, réduire à un quart de son salaire l'indemnité de l'ouvrier malade depuis six mois au moins et qui serait reconnu apte à se livrer à des occupations quelconques en dehors de sa profession. - Mais, quelque fondées en raison qu'elles soient évidemment, et bien qu'arrêtées par le conseil d'administration, ces modifications, ni aucune autre, n'ont jamais reçu d'application qu'après avoir été soumises au vote de tous les tailleurs spécialement convoqués à cet effet. Les deux articles dont je viens de rapporter la teneur ont passé par 372 oui contre 45 non.
Ce résultat dit assez quelle sagesse préside à ces comices populaires.
On en trouvera, dans ce qui va suivre, une preuve nouvelle, comme aussi de la fidélité aux mêmes principes libéraux sur lesquels j'ai déjà appelé si souvent l'attention.
Nous venons de voir les tailleurs sur cristaux étendre aux orphelins de leur catégorie le bénéfice de leur caisse de secours et de prévoyance. Les verriers et ouvriers divers de la cristallerie ont établi de leur côté, comme appendice à leur caisse des retraites et sous le contrôle du même conseil d'administration, une caisse des orphelins alimentée par une retenue volontairement consentie, de un demi pour cent sur leurs gages. Le projet de constitution de cette caisse fut affiché, le 18 décembre 1860, pour être soumis à la sanction de tous les intéressés. Quatre jours après, le 22 du même mois, on procédait à un vote général qui donnait le résultat suivant : nombre des votants, 180; pour, 146; contre, 30; deux bulletins blancs et deux conditionnels.
Et qu'en présence de ces grandes majorités qui ont consacré cette dernière institution par 146 voix contre 30, les modifications au projet de 1836 par 372 voix contre 45, et ce projet lui-même à l'unanimité, on ne s'imagine pas que tout cet appareil d'élections et de sanctions par le suffrage de tous, de délibérations à la pluralité des votes, de supériorité numérique des ouvriers dans les conseils, ne soit qu'un mécanisme dont les chefs de l'usine font manœuvrer les ficelles et un vain assemblage de formes illusoires par lesquelles la vanité trompée se montre complaisante et servile à tout ce qu'ils proposent. Tout cela est sérieux, tout cela est sincère. On a compris à Baccarat que des fantômes ne fondent rien de stable; qu'il ne faut jamais vouloir paraître donner aux hommes plus qu'on ne leur donne en effet, parce qu'ils aperçoivent vite la fraude et répondent infailliblement à ceux qui veulent les duper, par une opposition systématique, qui est la révolte d'une juste fierté et la lutte d'une conscience honnête; que l'exemple de la loyauté inspire la loyauté, sans laquelle la vie morale périt, tandis que l'habileté, qui cherche le succès par la ruse, corrompt; que, dès que tous, sans distinction de catégorie, sont également appelés au contrôle et à la conduite des affaires, le devoir et l'action utile des hommes plus éclairés est de respecter la manifestation et le triomphe des opinions contraires, de ne les combattre que par le raisonnement, et lorsqu'ils sont vaincus, de n'attendre le retour de la fortune à leur drapeau, sans rancune et sans hostilité contre les vainqueurs, que de leur persévérance, du progrès des lumières et de l'expérience qui vient tôt ou tard en aide à la raison. On a vu plus d'une fois, dans les conseils d'admninistration, l'avis des membres de droit rejeté, et si l'on y est revenu dans la suite, c'est que les ouvriers avaient acquis la conviction de leur erreur. On n'y a jamais vu d'opposition systématique. Cette population ouvrière n'a point de parti pris contre la supériorité de l'intelligence; elle est au contraire heureuse d'en accepter l'ascendant. C'est que le jeu de ces institutions, ces contacts, ces débats, ces voles, développent chaque jour en elle, avec la conscience de sa dignité, de sa responsabilité, et avec tant d'autres bons sentiments, l'habitude de penser et de réfléchir, déjà puisée de longue main pour la plupart de ses membres dans l'instruction que dispense aux enfants et aux adultes l'excellente école de l'usine.

VI

Cette école, parfaitement dirigée par un maître consciencieux et habile, offre l'instruction primaire à tous les enfants mâles des ouvriers rétribués au mois. Je dis « offre » avec intention, car la Compagnie n'a pas cru pouvoir rendre l'assistance des enfants à l'école obligatoire. En le faisant, elle aurait outre-passé ses droits et visiblement usurpé sur la liberté du père de famille. Quelle que soit l'opinion que l'on professe sur l'instruction légalement obligatoire, il n'échappera à personne qu'autre est la situation de l'ouvrier vis-à-vis de la Compagnie, autre celle du citoyen vis-à-vis de l'État. L'État a charge de veiller à ce que tout citoyen remplisse celles de ses obligations dans lesquelles l'intérêt des tiers et celui de la société se trouvent engagés. C'est ce principe évident qui lui ouvre l'intérieur des familles pour y réprimer la violation des devoirs essentiels résultant de la paternité. C'est sur lui que s'appuient les partisans de l'instruction obligatoire; et lorsqu'on leur reproche de sacrifier la liberté au socialisme, en absorbant au profit de l'État les droits du père, ils ré pondent que le droit du père n'est pas de priver son enfant de l'instruction, mais seulement de déterminer dans quel degré, par quels moyens et par quels maîtres il le fera instruire. Cette distinction capitale entre l'instruction obligatoire et l'école obligatoire, qui sauvegarde dans le système de l'obligation légale toute la part légitime de la liberté paternelle, n'aurait pas lieu si la Compagnie imposait à tous ses ouvriers d'envoyer leurs enfants dans une école. De quel droit d'ailleurs le ferait-elle ? L'ouvrier ne tombe sous sa tutelle qu'en tant qu'ouvrier, tandis que le citoyen entraîne le père de famille, en une certaine mesure, sous celle de la loi. Lorsque l'enfant deviendra lui-même ouvrier, la Compagnie pourra faire entrer dans les conditions du contrat, et nous verrons qu'elle le fait, l'assistance obligatoire à ses cours d'adultes. Jusque-là elle ne touche point à ce qui ne lui appartient à aucun titre. Elle se contente d'offrir et d'inviter.
Elle invite, en effet, et d'une manière très-efficace. Tous les ouvriers rétribués au mois, quels que soient leur âge, leur grade, leur position de famille, subissent une retenue mensuelle de 1 pour 100 qui leur garantit les soins médicaux et l'instruction pour leurs enfants. En sorte que, si la fréquentation de l'école est facultative, la contribution des ouvriers à son entretien est obligatoire. Ainsi, d'un côté, le père de famille, sans être frustré de la plus petite parcelle de son indépendance, n'a aucun intérêt pécuniaire à conserver ses enfants chez lui, il n'a point à vaincre l'obstacle de la non-gratuité. D'un autre côté, le danger de la gratuité absolue, qui est de rendre les parents indifférents à l'assiduité des enfants, et dont le remède inadmissible dans l'espèce est l'obligation, n'existe pas: l'ouvrier sait, et sa contribution de chaque mois lui rappelle que, par les retenues qu'il a subies depuis son entrée à l'usine, il s'est acquis un droit dont il serait par trop dupe de négliger le bénéfice (11). Les faits ont répondu à la justice et à l'intelligente bienveillance de cette combinaison. De six ans à l'époque de leur première communion, tous les enfants vont à l'école, et lorsqu'ils deviennent apprentis, vers l'âge de douze ans, ils sont déjà très-bien formés sous le rapport de la lecture, de l'écriture, de l'arithmétique, de la géographie et de l'instruction religieuse.
Rapprochée de ce qui se passe à Mulhouse, cette cité par excellence du dévouement philanthropique, où les cours d'adultes se bornent à la lecture, à l'écriture et au calcul, cette immense supériorité des écoles d'enfants de Baccarat a de quoi rendre fiers ceux dont elle récompense les efforts. Mais en présence de cette comparaison, qui ne serait attristé? Elle ne prouve que trop combien au-dessous du niveau qu'elle pourrait atteindre est l'instruction populaire. Je sais bien que la population ouvrière de Baccarat est une élite, formée par le long usage de ces institutions libérales dont j'ai essayé de faire sentir la féconde influence. Ce qu'on obtient d'elle ne donne point la mesure des résultats prochains que l'on serait en droit d'attendre ailleurs de moyens analogues. L'application immédiate de ces moyens serait-elle même praticable partout? A Mulhouse, beaucoup d'enfants travaillent dès l'âge de huit ans, sept ans même, et ils travaillent huit heures par jour. Dès lors point d'école possible, du moins avantageusement possible pour eux, et quelle peut être leur préparation à la première communion ? C'est un premier obstacle à détruire, et l'on ne saurait mieux faire dans ce but que de méditer l'étude que M. Jules Simon publiait dernièrement dans la Revue des Deux Mondes sous ce titre: L'ouvrier de huit ans. Mais suffirait-il de rendre possible le bienfait de l'instruction? Il est permis d'en douter, surtout lorsqu'on embrasse dans les mêmes vœux de civilisation progressive, avec les ouvriers des villes, les habitants des campagnes, et la question de l'instruction obligatoire se pose naturellement. Quand on voit l'infériorité dans laquelle se trouve, au point de vue de l'instruction primaire, la masse de notre population à l'égard de la plupart des pays de l'Europe et des États-Unis d'Amérique qui ont résolu affirmativement ce problème, on comprend qu'on soit tenté de désirer pour soi ce qui est fructueux pour autrui. Beaucoup de bons esprits cependant redoutent en France l'obligation légale. Ils prétendent que l'instruction obligatoire entraînerait la perte de la liberté d'enseignement, et je déclare hautement que, si telle devait être la conséquence, je me rangerais avec eux. D'autres pensent que ces deux choses ne sont pas inconciliables dans l'état actuel de notre société; qu'avec l'instruction obligatoire la liberté d'enseignement peut être entourée de garanties qui la préservent de toute atteinte, qui même nous la donnent plus complète que nous ne l'avons aujourd'hui. J'avoue que cela ne me paraît pas impossible. Mais, sans me prononcer sur la question d'opportunité qui ne saurait être utilement discutée qu'en présence d'un projet de loi détaillé, je ne voudrais, en tout cas, de la loi que pour vaincre l'apathie de nos mœurs. Une législation vraiment libérale empiète le moins possible sur l'initiative individuelle. La loi devrait se retirer, une fois les mœurs formées, et l'école d'enfants de Baccarat est là pour nous apprendre ce que celles-ci feraient alors à elles seules.
C'est à douze ans que les enfants font leur première communion et qu'ils sont aptes à devenir apprentis. Ils ne sortent de l'école qu'ils ont suivie jusque-là que pour entrer dans celle des adultes.
Celle-ci, comme je l'ai annoncé plus haut, est obligatoire pour tous ceux qui sont âgés de moins de seize ans et qui n'ont pas été dispensés à la suite d'un examen. Si un enfant a pu atteindre sa seizième année sans rien retirer des longs enseignements qu'il a reçus, n'estil pas sage de renoncer à demander à cette nature ingrate une fertilité qu'elle ne peut ou ne veut point avoir. Libre d'assister aux classes, il n'y est plus contraint. On est donc de droit dispensé de l'école à seize ans. On peut l'être plus tôt, mais par une décision qui s'inspire, non-seulement d'un examen sur l'instruction de l'élève, mais encore et surtout de motifs d'un autre genre qui font le plus grand honneur aux sentiments vraiment paternels de l'administration. Les seules bases dont on ne se départit jamais, sont : 1° qu'il faut au moins savoir lire et écrire; 2° l'exactitude à l'école. Cette seconde condition permet, sans paraître tomber dans l'arbitraire, de ne se point enchaîner à une règle uniforme, mais d'attribuer à chaque cas particulier la solution indiquée par toutes les circonstances comme plus favorables au bien du jeune homme.
A l'école d'adulte se rattache par la logique des idées la pension d'apprentis créée, au centre de l'usine, pour recevoir les jeunes gens orphelins ou étrangers qui se destinent au métier de verrier. Quoique absolument distincte comme institution, elle est née des mêmes sollicitudes. Cinquante apprentis qui n'ont point de famille à Baccarat, dont quelques-uns sont orphelins ou enfants trouvés, y sont logés, nourris, entretenus et surveillés. Leur apprentissage se fait, du reste, dans les mêmes conditions que celui de tous les autres, sauf une retenue de 9 fr. par mois qui paye leur pension complète. Ils ne quittent cet établissement qu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, lorsque la discipline qui y règne nécessairement devient trop pénible à supporter pour des jeunes gens qui sont presque des hommes, et lorsque déjà leur salaire est assez fort pour qu'ils puissent se procurer en ville une existence convenable. En ce qui concerne l'instruction, ils subissent le régime commun.

VII

Qu'ils appartiennent à cette catégorie ou à celle qui grandit sous la tutelle de la famille, il est de droit que les jeunes ouvriers de Baccarat quittent l'école à seize ans. C'est l'âge des premières ivresses et de l'inexpérience. Où vont-ils porter leur ardeur jusque-là contenue par l'étude? Tout n'est-il pas à craindre si des occupations saines et attrayantes ne captivent pas leurs loisirs? Remplacer l'obligation de l'école par d'autres obligations ne serait pas un abus de pouvoir; ce serait un manque de sagesse. La passion de l'indépendance, la fierté de disposer de soi ne sont pas le moindre embarras que l'on rencontre à gouverner les jeunes gens de ce siècle. Fût-on sûr de vaincre leur révolte, ce qui est déjà problématique, il ne serait point expédient pour l'avenir d'humilier en eux ces instincts précoces de dignité virile. On risquerait trop, en les ployant par la force, de les briser pour toujours ou de leur inspirer un parti pris de représailles d'autant plus obstinées qu'elles seraient plus tardives. Grâce à Dieu, à l'époque où nous sommes, le meilleur préservatif contre les écarts de la liberté est, après le frein religieux, dans la confiance unie à d'agréables et utiles occasions de vivre honnêtement. L'homme fait ainsi mieux que par la contrainte l'apprentissage de la vertu, parce qu'il apprend à l'aimer non-seulement par la stoïque préférence du devoir, mais encore par la douce et forte habitude d'une âme véritablement élevée. Sa conscience et sa volonté ne seront pas les seuls champions du bien, elles s'aideront de toutes les nobles tendances de sa nature développées par cette éducation.
Deux institutions s'offrent dans ce but au jeune ouvrier, au sortir de l'école. La première est une classe de dessin. On en comprend, à côté de l'indiscutable utilité professionnelle, l'avantage moral. Le goût s'y forme, s'y épure, et le charme de l'art se joint au désir d'acquérir un talent fructueux pour dérober aux dissipations possibles une large part des courts instants qui ne sont point absorbés par le travail de l'usine. La seconde est une société musicale. Elle n'a pas la prétention de créer des artistes. Mais on ne peut oublier que la musique fut de tout temps un élément efficace de civilisation. Dans la fable antique, elle rend dociles les animaux féroces et les rochers eux-mêmes.
Dans la réalité, elle adoucit les mœurs et donne à l'âme pour ainsi dire la sensation de l'infini. A quelque degré que ces résultats se produisent, ils ne sont pas à dédaigner. Celui de réunir une quarantaine de jeunes gens et de leur faire passer leur soirée agréablement, loin de tous dangers, est toujours complétement atteint. Aussi ne négliget-on rien de ce qui peut encourager cette institution. Un grand nombre de chefs de service et d'employés de l'usine en font partie à titre de membres honoraires. Le chef de musique est appointé par la Compagnie et ses leçons sont gratuites. La société est administrée par une commission et un président issus du suffrage des membres. C'est une initiation à ce gouvernement populaire qui se retrouve partout à Baccarat.
Je crois avoir rendu pleine justice à l'heureuse influence des arts. Mais je dois dire, pour être vrai, que si leur concours est précieux, ils ne sauraient à eux seuls suffire. C'est surtout la culture de l'intelligence qui fait l'homme. A quoi serviraient d'ailleurs ces longues années d'école si l'on ne devait trouver au bout aucun moyen d'en mûrir ni même d'en conserver les semences? Tant de soins pour instruire et moraliser appelaient comme complément nécessaire une bibliothèque. Il en existe une, en effet, à la mairie. Malgré le choix de ce local, fondée par l'administrateur de la Compagnie, elle n'est point communale. Chaque dimanche, après la messe, l'instituteur de la cristallerie, assisté de son collègue de l'école communale des garçons, distribue les livres. Les demandes sont nombreuses, et chaque semaine voit un échange considérable de volumes.
Ce roulement de lecture prouve ce qu'un enseignement primaire large, soigneux et assidu comme est celui de Baccarat, peut laisser après lui de goûts studieux persévérants. L'école et la bibliothèque sont deux choses qui se complètent; mieux que cela, qui se rendent l'une l'autre nécessaires. L'école donne l'aptitude et le besoin de lire; la bibliothèque assure les fruits de l'école et les augmente. On ne saurait donc trop pousser à en créer partout. Mais lorsqu'on y sera parvenu, lorsqu'il n'y aura plus une commune en France qui n'ait son école, une école assidûment suivie par l'enfance et même par la première jeunesse, et une bibliothèque sérieuse et attrayante, ouverte à tous les autres âges, on n'aura point encore atteint tout ce qu'il est possible et désirable de faire. Dès qu'un livre n'est pas absolument futile, sa lecture, pour être intéressante et profitable, demande à être attentive et réfléchie. C'est donc, en même temps qu'un plaisir, une peine, un labeur, puisque c'est un effort. Combien d'intelligences qui, seules, n'en seront pas capables ! Combien d'autres qui s'en lasseront faute d'une volonté suffisamment énergique ! Et pour ceux qui ne faibliront pas, que de connaissances auxquelles il leur serait agréable et utile d'être initiés et que les livres ne leur présenteront jamais que comme des mystères dont ils sont fatalement exilés! Le grand malheur du livre, c'est que, quelle que soit la vie qu'on y ait dépensée et dont il immortalise l'ardeur, il n'est cependant qu'une lettre morte. Ce n'est point une source prodigue comme l'antique Pactole; c'est une mine qu'il faut laborieusement exploiter: tout le travail est du côté du lecteur. L'enseignement oral a pour tous, mais surtout pour les classes déshéritées du loisir et d'une instruction première plus étendue, d'incontestables avantages. Le spectacle de l'orateur captive, et tout en lui concourt à rendre vivante la vérité qu'il expose. Il ne se contente pas de signaler un filon de la mine, d'en indiquer le parcours, d'en décrire les trésors, il allume le feu qui éclairera la marche, il la guide lui-même, il se baisse, ramasse les richesses enfouies et les jette à pleines mains; il fait mieux, il les dépose dans la main de chacun et ne croit sa tâche achevée que lorsqu'il est sûr que chacun a saisi. Quand cette sorte d'enseignement supérieur pourra-t-elle être organisée en faveur de tous nos ouvriers des villes, de tous nos habitants des campagnes? Outre l'élévation du niveau commun de l'intelligence qui est déjà un grand bienfait social, elle cimenterait de la manière la plus souhaitable l'unité nationale en établissant, entre les classes laborieuses et celle qui se ferait ainsi leur institutrice, les liens les plus précieux du cœur. Ce vœu fera sourire plus d'un qui se croit sage; il n'est pourtant pas chimérique. Comme tant d'autres espérances qui paraissent ailleurs des utopies, Baccarat vient de réaliser celle-ci. Après m'avoir entretenu de tout ce qui concerne l'instruction des ouvriers, M. Michaud, administrateur adjoint de l'usine, qui a bien voulu être mon correspondant après avoir été mon hôte, me disait dans une lettre de décembre 1864:
« Tout cela n'est pas mal, sans doute, mais depuis longtemps j'y trouve une lacune que je me propose de faire disparaître cette année, soit par moi-même, si je m'en sens capable, soit par un de mes collaborateurs. Nous avons un triple rôle à remplir près de nos ouvriers : les instruire, les améliorer et nous les attacher. Or, si vous prenez une population ardente, intelligente comme la nôtre, rien n'est plus facile que d'atteindre ce but, pourvu que le chef se mette en communication fréquente et un peu intime avec son monde. Je me figure donc que si, une fois ou deux au plus par semaine, un de nous faisait un cours public ou plutôt une causerie sur tant de choses que ces braves gens ignorent et qu'il est possible de leur apprendre, nous obtiendrions d'excellents résultats sous tous les rapports. Je voudrais, sous une forme amusante, tout au moins attrayante, leur donner des notions de physique, de chimie, d'histoire naturelle. Réussirai-je (12) ? »
A ce doute, que la modestie seule pouvait justifier, les faits ont répondu. Ouverts dès le mois de janvier 1865, ces cours ont duré deux hivers, et le nombre des auditeurs, d'abord de 25 à 30, s'est rapidement élevé et s'est maintenu avec persévérance au chiffre de 120. On a remarqué que les matières traitées dans les leçons fournissaient aux ouvriers les sujets les plus ordinaires de leurs conversations. Ce succès, supérieur déjà à ce qu'on pouvait attendre, grandira certainement et fournira aux administrateurs de l'usine un moyen de plus en plus efficace de remplir leur mission, si bien formulée par M. Michaud et si bien comprise d'eux tous : « Nous avons un triple rôle à remplir près de nos ouvriers: les instruire, les améliorer et nous les attacher. »

VIII

Cette devise est celle du spiritualisme en industrie. Quiconque ne voit dans l'industrie que ce qui en est la fin directe et prochaine, la plus grande quantité possible de produits manufacturés au meilleur marché possible, et dans l'ouvrier qu'une sorte de machine, tout au plus une espèce d'homme inférieure, assez semblable, moins le nom, à ce que pensaient les anciens philosophes de l'esclave, et dont il ne faut s'occuper que pour le faire travailler vite, bien et à bon compte, celui-là est un industriel matérialiste. Pour l'honneur de mon pays, j'aime à penser que pas un industriel parmi nous ne mérite cette qualification; que tous s'élèvent à des considérations plus humaines ; que tous portent du moins dans leur cœur, comme un idéal auquel ils accordent un large tribut de sympathies et de regrets, cette maxime qui est l'âme de Baccarat, et dont on peut dire que Baccarat tout entier est le monument vivant. Mais notre industrie, spiritualiste en théorie, l'est-elle bien en pratique autant qu'elle le pourrait ?
Pour tous, mais surtout pour vous, princes de l'industrie qui avez avec le peuple des contacts si prolongés et si intimes, le devoir est de faire des hommes dans la noble acception de ce mot. C'est aussi l'intérêt, car les sacrifices offerts au devoir sont toujours payés au centuple. N'est-ce pas un axiome que l'ouvrier est en proportion de l'homme? Les bras ne comptent pas seuls en industrie; mais avec eux et plus qu'eux, à mesure que les machines les suppléent, l'intelligence, la moralité, le cœur.
Tandis que l'animal ne voit que les faits particuliers et ne perce pas au delà de leur écorce agréable ou amère, c'est la loi de l'intelligence humaine, c'est son acte essentiel et vital de voir toutes choses, comme disaient les anciens, dans l'universel. Plus cet acte devient conscient et réfléchi, plus l'homme entre en possession de l'humanité, plus il est homme. Instruisez donc vos ouvriers, élevez-les du règne obscur et grossier des faits particuliers et de la sensation à la pleine lumière de la raison et des lois générales. Sans compter le perfectionnement du travail vous n'aurez plus affaire à ces passions ignorantes, sensibles seulement à la circonstance présente, au gain ou à la perte du jour. Ce ne sont plus là aux yeux de l'ouvrier instruit que des accidents qu'expliquent et consacrent les nécessités de l'industrie; il les juge avec plus de sagesse, il les traite avec plus de respect.
Les statistiques établiraient au besoin que la moralité est avec les lumières dans un rapport direct. L'intelligence est la base et comme la racine de toute vie morale, et par une conséquence naturelle, plus la racine est vigoureuse, plus on est en droit d'espérer de la tige.
Vivre par en haut retire des instincts bas et mauvais. Et en présence des doctrines perverses qui circulent autour de nous et que respirent ceux mêmes qui ne savent pas épeler, je ne crains pas d'affirmer qu'aujourd'hui plus que jamais être instruit est la condition d'être meilleur.
Mais l'instruction seule n'est point une panacée souveraine. Elle est, aux mains du libre arbitre, une arme à deux tranchants. Aussi la devise de Baccarat ne dit-elle pas seulement : Instruisez. Elle dit encore : Améliorez. Princes de l'industrie, vous y pouvez beaucoup. Soyez justes et bienfaisants envers vos ouvriers. Soyez-leur une leçon vivante de vertu publique et privée. Ouvrez-leur des institutions dans lesquelles, en se sentant responsables, ils apprennent à être libres sans mépriser le devoir, et à pratiquer, quelle que soit la fortune, les œuvres de la dignité personnelle et de la fraternité solidaire. Puissent-ils se convaincre, à votre école, que la meilleure sève de la vie morale est dans la religion !
Faisant ainsi, vous aurez fait des hommes, des ouvriers, des citoyens. Vous aurez fait beaucoup pour vous-mêmes; beaucoup aussi pour la patrie, infiniment plus que ne peuvent les plus habiles combinaisons de la politique et les plus héroïques exploits. Vous l'aurez délivrée de ces antagonismes qui la menacent toujours quand ils ne la ruinent pas. Vous lui aurez donné des citoyens plus instruits, plus moraux, plus unis. Personne alors ne pourra lui contester la force de porter, sans diminution et sans péril, le glorieux fardeau des libertés publiques!
Quant à ceux qui redouteraient dans l'instruction du peuple un échec pour la foi, je ne leur rappellerai pas ici que la vérité est une, et que la raison est sœur de la foi, parce qu'elle est fille de Dieu comme elle. Qu'ils me suivent seulement dans la grande cour de Baccarat. Il y a là une chapelle modeste d'aspect, mais dont la présence et le nom vous remuent. Elle apparaît au milieu de ces magnificences de l'industrie moderne, comme le signe de la bénédiction de Dieu remplaçant par Jésus-Christ l'antique malédiction sur le travail de l'homme. Elle porte le nom de sainte Anne. Or, c'est la tradition des artistes chrétiens de nous peindre sainte Anne, apprenant à lire sa fille, qui sera la mère de Jésus-Christ.
J. T. LOYSON.


(1) Cette intervention royale s'explique par la situation particulière de Baccarat et des forêts considérables qui alimentent aujourd'hui en grande partie l'usine. Ces territoires formaient, comme je l'ai indiqué plus haut, au milieu du duché de Lorraine, une enclave dépendant de l'évêché de Metz. L'autorité des rois de France y était donc souveraine, tandis que la Lorraine conservait encore son existence propre (1765).
(2) Décision du 27 mai 1775, de Mgr Étienne-François-Xavier, évêque de Toul.
(3) Les Grandes Usines, p. 280-281.
(4) Les Grandes Usines, p. 288-289.
(5) Pour les pièces de grandes dimensions, on emploie souvent un outil auxiliaire qui permet de comprimer vivement une masse d'air suffisante pour souffler la pièce. C'est la pompe de Robinet, inventée en 1824, par un ouvrier souffleur de Baccarat, nommé Robinet, qui, devenu vieux et infirme, suppléa par ce moyen artificiel à la force que n'avaient plus ses poumons.
(6) Les Grandes Usines, p. 293-297.
(7) Les Grandes Usines, p. 301.
(8) Les Grandes Usines, p. 311.
(9) Les Grandes Usines, p. 314-315.
(10) L'École, IVe partie, chap. 2.
(11) La Compagnie pourvoit à l'éducation des filles d'ouvriers à peu près de la même manière qu'à celle des garçons. Elle paye à la commune les écolages des filles de tous ses ouvriers, de façon à retomber, au point de vue de la gratuité, dans la situation que je viens d'exposer. La seule différence consiste en ce que l'école des garçons est dans l'usine même, tandis que les filles sont admises dans l'école communale que dirigent les sœurs de la Doctrine chrétienne. On a pensé avec juste raison que, s'il importait d'élever les garçons eu vue de leur métier futur, de les façonner dès l'enfance aux allures de l'usine et de les connaître déjà le jour où, la première communion faite, ils entrent à l'atelier, il n'en était plus de même des filles, en qui l'on avait à préparer non des ouvrières, mais des femmes.
(12) Oserai-je signaler dans ce programme une lacune qui n'est certainement qu'un oubli de la plume? Bien que l'existence même de l'ouvrier à Baccarat constitue un excellent cours expérimental d'économie politique, quelques leçons ne seraient point inutilement consacrées à cette science. La théorie éclaire avec avantage les enseignements contenus dans la pratique journalière de la vie.

 

Mentions légales

 blamont.info - Hébergement : Amen.fr

Partagez : Facebook Twitter Google+ LinkedIn tumblr Pinterest Email