Le
Correspondant - Recueil périodique
Ed. Paris, Charles Douniol
Août 1866
LES CRISTALLERIES DE BACCARAT
LEUR HISTOIRE - LEURS PROCÉDÉS DE FABRICATION - LEUR
ORGANISATION ÉCONOMIQUE ET LEURS INSTITUTIONS OUVRIÈRES.
I
La petite ville de Baccarat est située
dans une délicieuse vallée, arrosée par la Meurthe et bornée
dans le fond par la chaîne des Vosges. A cheval sur la rivière,
elle jette à droite sa cristallerie et quelques habitations,
maintient à gauche sa partie principale, et relie le tout par un
grand pont de pierre. Son nom apparaît pour la première fois
vers la fin du treizième siècle, dans un acte de partage de
1292. Ce n'était alors qu'un assemblage de masures s'élevant sur
la rive droite de la Meurthe, qu'elles ne franchissaient pas, et
confondues avec Deneuvre (Danubrium) dans une seule cité. Il est
cependant probable que, malgré cette intime union, Baccarat
était déjà désigné dans la langue usuelle sous le nom qu'il a
porté depuis. Il formait, en effet, un quartier à part,
naturellement séparé du corps de la ville, qui s'étageait sur la
côte voisine, par le ruisseau du Rupt. Ce ruisseau déchargeait à
travers la vallée l'étang des Moines de Mamet, dont le
trop-plein allait se perdre plus bas dans la Meurthe. L'acte de
partage de 1292 stipulait cession, par l'évêque Bouchard d'Avesnes
à Henri de Blâmont, de tout ce qui était au delà de ce petit
cours d'eau, sur la gauche; la rive droite était conservée sous
la régale des évêques de Metz. Deneuvre cessait d'appartenir à
ces prélats; Baccarat leur restait. C'était garder bien peu.
Mais ce petit groupe de maisons, grâce à la domination
ecclésiastique, infiniment plus intelligente et soigneuse que
celle de la plupart des seigneurs de cette époque, ne tarda pas
à prendre une réelle importance. Abrité par le château des
évêques, il parut bientôt, même à Deneuvre, d'une rivalité
menaçante, et le sire de Blâmont, voué de l'évêché de Metz à
cause des grands biens qu'il possédait dans le pays, jugea
prudent de se précautionner en construisant, de 1500 à 1320, une
grosse tour dont les restes subsistent, et dont la dénomination
de tour des Voués, qui ne s'est point perdue, atteste encore
l'origine. L'évêque Adémare de Montil répondit à cette
démonstration en entourant Baccarat d'une forte muraille (1330).
Vainqueur dans une guerre contre la régente de Lorraine au sujet
de Château-Salins, qu'il prit et réunit avec d'autres bourgs de
la province à ses domaines, il profita enfin de l'ascendant que
lui donnait la victoire pour acheter la tour des Vonés et la
relier à l'enceinte qu'il avait établie.
Tel fut le berceau de Baccarat. Telle était sa naissante
prospérité, lorsqu'un changement de maîtres vint lui en faire
apprécier encore mieux les auteurs. L'année 1396 le vit passer,
par un échange, entre les mains des ducs de Lorraine. Mais cette
séparation ne devait pas être de longue durée. Revendue aux
évêques de Metz, la ville qu'ils avaient créée ne cessa plus,
jusqu'à la veille de la Révolution, de recevoir leurs bienfaits.
L'un d'eux, Thiéry Bayer de Boppart, la dota en 1431 d'une
maison de carmes. Conrad Bayer, son successeur au trône
épiscopal, releva dix ans après d'une ruine précoce l'église et
le couvent, que les bourgeois de Deneuvre avaient renversés, à
peine bâtis, en haine soit du vénérable fondateur, soit de la
fondation elle-même, dans laquelle ils pouvaient voir un nouvel
élément de fortune pour Baccarat. On n'ignore pas, en effet, de
quelle bénédiction de pinguedine terræ et de rore cæli étaient
les monastères. Celui-ci ne fut point infidèle à cette double
mission, et, sans doute pour qu'il l'accomplit avec plus
d'efficacité, Dieu lui donna par surcroît le don de l'éloquence
et de la sainteté. Plus d'un prédicateur en sortit qui, par
l'éclat de ses vertus et de sa parole, attira les regards des
contemporains vers un lieu qui devait fixer les nôtres par une
célébrité d'un autre genre et par d'autres exemples.
Pour qui envisage dans son ensemble le plan providentiel, les
plus cruels événements ne sont point, à proprement parler des
désastres. Le mal physique est toujours subordonné à un bien.
C'est un avertissement, une invitation qui va quelquefois
jusqu'au compelle intrare, et, s'il ne laisse qu'une trace
stérile et désolée, c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre
qu'à ceux qui n'ont point su prêter l'oreille et marcher. Le
seizième siècle s'ouvrit sur cette contrée par une des plus
affreuses famines dont l'histoire nous ait transmis le souvenir.
Ce fut comme la force de propulsion qui poussa le pays dans sa
voie véritable. De la nécessité naquit l'industrie, et la hache
entra résolûment dans les belles forêts qui jusqu'alors la
connaissaient à peine. Le premier radeau de planches de sapin
qui descendit des Vosges passa devant Baccarat en 1507. Mais
Baccarat n'était encore que spectateur du mouvement; il ne s'y
mêlait point, du moins, d'une manière notable. Selon qu'il est
ordinaire à ces fortes natures, capables des plus grandes
choses, mais qui ne se décident que lorsque leur patience est à
bout, d'autres vicissitudes allaient lui imposer, comme un
noviciat de sa glorieuse prospérité d'aujourd'hui, de longs
retards et de longues préparations. A plusieurs reprises occupé
par les Bourguignons d'abord, par les calvinistes ensuite, il
éprouva les horreurs du pillage et de l'incendie, toutes les
calamités de la guerre. En 1665, Louis XIII en fit raser le
château, que M. de Bassompierre avait pris. La tour construite
par les comtes de Blâmont, la tour des Voués, échappa seule à
une entière destruction. Ses débris dressent encore sur la
colline leur silhouette comme un triste témoin de ces
dévastations, et l'on dirait que le vent murmure à l'entour ce
verset de l'Évangile : Quiconque tirera l'épée périra par
l'épée. Cette sentence devait, en effet, s'accomplir sur tout ce
que Baccarat possédait de guerrier. Lorsque Charles IV de
Lorraine, cédant à ses revers, chercha un refuge à Cologne, et
que Louis XIV, sous prétexte de protéger ces malheureuses
provinces, s'en fut emparé, le maréchal de Créqui, afin
d'assurer une possession provisoire qu'on comptait rendre
définitive, donna ordre, au nom du roi de France, de démanteler
toutes les petites localités (vers 1670). Nul n'osa résister,
et, bien que Baccarat ne fit point partie du duché de Lorraine,
mais y fût seulement une enclave dépendant de l'évêché de Metz,
ses vieilles murailles eurent le sort commun.
Ces violentes et injustes rigueurs menaient avec elles un
cortège qui n'était pas précisément de nature à accroître la
richesse du pays. Il fallut à Baccarat près d'un siècle pour
cicatriser ses blessures et recueillir ses forces. Mais
gardons-nous d'envelopper dans la même réprobation, avec
l'iniquité des causes humaines et de leurs effets immédiatement
voulus, tous les résultats qui en découlent. La féodalité, qui
avait eu sa raison d'être (car rien n'existe qui n'ait, ou qui
du moins n'ait eu une raison d'être), touchait à son dernier
moment. La Providence par tous les actes, légitimes ou non, du
pouvoir absolu déblayait le terrain sur lequel devait s'épanouir
l'âge moderne, avec cette force d'unité politique et de liberté
commune et expansive qui est son vrai caractère. L'heure était
venue où devait cesser le morcellement armé du territoire, où
les villes devaient enfin déposer cette attitude réciproquement
défiante et hostile au sein d'une même patrie, où elles ne
devaient plus avoir pour enceinte que de libres abords sous la
garde des frontières, en attendant que celles-ci mêmes, si
jamais un jour si fortuné doit briller, n'aient plus besoin de
remparts. Ces coups de marteau des démolisseurs renversaient
toutes les barrières devant l'unité nationale; ils aplanissaient
les voies à la liberté, qui ne serait plus bientôt le privilège
trop souvent anarchique de quelques-uns, fondé sur la puissance,
mais le patrimoine de tous, fondé sur un droit universel
irrévocablement reconnu; ils ouvraient au commerce et à
l'industrie l'espace qui leur est nécessaire pour que le peuple
grandisse à la hauteur de ses destins. Baccarat, reposé de ces
secousses, en recueillit les fruits. On ne le vit plus se
pencher avec inquiétude par-dessus le petit ruisseau du Rupt
pour surveiller Deneuvre, si longtemps sa rivale jalouse. Mais
se tournant vers les eaux plus larges et plus profondes de la
Meurthe, et les franchissant d'un bond pacifique, il jeta sur
leur rive droite les assises d'un établissement qui devait faire
sa richesse et sa gloire.
Le gouvernement de Louis XV ayant supprimé, par édit du 22 mars
1760, les salines de Rosières, qui s'alimentaient de combustible
dans la châtellenie de Baccarat et de Rambervillers, Mgr de
Montmorency-Laval résolut d'utiliser lui-même les produits de
ses vastes forêts et obtint à cet effet, en date du 13 février
1765, l'autorisation royale nécessaire (1). Une verrerie fut
créée à l'emplacement même où l'usine actuelle fonctionne. La
construction se fit sur des bases très-larges, et la dépense
totale s'éleva à la somme de 535,667 livres. Cette entreprise
demandant les soins d'un homme intelligent et actif, l'évêque
s'associa, par un contrat du 11 juin 1766, M. Antoine Renaut,
avocat en la cour souveraine de Lorraine et de Bar. Dès 1775, le
nombre des ouvriers était déjà si considérable que l'évêque de
Toul, de qui Baccarat dépendait au spirituel, érigea la chapelle
de l'usine en paroisse sous le nom de paroisse Sainte-Anne (2).
Deux ans auparavant, le 9 juillet 1773, l'évêque de Metz avait
vendu à M. Renaut, son cointéressé, tous ses droits dans la
propriété de la verrerie.
Devenu seul propriétaire, M. Renaut maintint l'entreprise
florissante jusqu'au commencement de la Révolution. Mais il ne
put tenir tête à la crise : il s'endetta, finit par mourir dans
la misère, et l'usine, mise en adjudication devant le tribunal
civil de Lunéville par expropriation forcée, échut en 1806 à M.
Lipmann. Elle se soutint assez péniblement pendant les dix
années qui suivirent; car, comme la liberté, l'industrie de
Baccarat ne devait refleurir qu'au prix de nos malheurs. Un
riche industriel, M. Dartigues, possédait à Vonèche, en
Belgique, une cristallerie dont les produits se trouvèrent
prohibés en France par suite du démembrement de l'Empire. Il
sollicita et obtint du gouvernement de la Restauration la libre
entrée de ses cristaux pour deux ans, à condition d'ouvrir au
bout de ce délai une cristallerie sur notre territoire. Le
contrat fut religieusement tenu, et l'usine de Baccarat, acquise
par M. Dartigues dès le mois de juillet 1816, signalait en 1819
son retour à la vie par l'apparition de ses premiers cristaux.
Désignée, depuis la fondation de la paroisse SainteAnne, sous le
nom de verrerie de Sainte-Anne-Baccarat, elle prit alors celui
de verrerie de Vonèche-Baccarat, qui lui fut confirmé par
l'ordonnance royale du 3 mars 1824, en vertu de laquelle la
Compagnie actuelle fut érigée en société anonyme. Cette
Compagnie avait acheté, l'année précédente, l'établissement de
M. Dartigues déjà réorganisé par les soins d'un jeune directeur
dont le nom jeta depuis beaucoup d'éclat dans l'industrie du
cristal, M. Toussaint. Ce fut à dater de cette époque, sous
cette habile direction continuée et sous l'administration de M.
Godard, que la cristallerie de Baccarat prit son entier
développement. Elle est aujourd'hui la première de France, et
peut soutenir avec succès la concurrence des cristaux anglais et
des verres de Bohême.
II
« Au point de vue scientifique,
artistique, économique, dit M. Turgan dans Les Grandes Usines,
la cristallerie de Baccarat est un véritable modèle où l'on
retrouve, unies aux dernières découvertes contemporaines, les
traditions les meilleures du passé. » Le point de vue
scientifique ou plutôt technique est le premier qui doive nous
arrêter. Sans vouloir nier l'influence très-réelle qu'exerce sur
la bonté des produits l'état moral des ouvriers, les procédés et
les soins de fabrication en sont, en effet, la cause
immédiatement efficiente, ou pour parler comme la scolastique,
la cause prochaine et physique. J'essayerai donc d'en dire
quelque chose, malgré mon peu de compétence personnelle, en
m'aidant de mes propres souvenirs, mais surtout du savant
travail de l'auteur que je viens de citer. Et tout d'abord je
lui cède la parole pour rappeler au lecteur ce que c'est que le
cristal.
« C'est une matière solide, transparente, d'un beau poli
naturel, susceptible d'être taillée, résistant aux acides,
excepté à l'acide fluorhydrique, et servant principalement à
fabriquer soit des vases pour contenir le liquide destiné à
l'alimentation de l'homme, soit des ornements pour son
habitation. Ce que l'on recherche dans le cristal, c'est son
poli qui lui permet d'être facilement lavé, sa transparence et
sa faculté réfractrice qui lui permettent d'envelopper, en leur
donnant de l'éclat, les diverses flammes dont aujourd'hui on se
sert pour éclairer les appartements. La composition du cristal
doit donc différer de celle du verre à glace. Il doit être
fusible à une température moindre et se conserver plus longtemps
malléable. Il doit surtout être d'un blanc parfait, car il est
vu presque toujours en transparence, le plus souvent devant des
nappes blanches, ce qui arrive plus rarement aux glaces. Il a
cependant une base commune à tous les verres, c'est la silice;
mais, au lieu de soude et de chaux, c'est la potasse qu'on y
ajoute; enfin il entre dans le cristal un élément tout à fait
différent, c'est le minium ou oxyde de plomb (3). »
C'est en Angleterre, et autant qu'il est possible de fixer une
date, vers la fin du dix-septième siècle que le cristal a pris
naissance. La substitution de la houille au bois, comme
combustible, fut l'occasion de cette importante découverte. On
remarqua que le verre, formé de silice et de potasse, prenait
sous l'action de la houille une teinte plus colorée que celui
qui était précédemment fondu avec du bois. Aux creusets ouverts
dont on se servait jusque-là on ajouta un dôme pour protéger
contre la fumée la matière en fusion, et comme cette matière ne
subissait plus une température aussi élevée, on prolongea la
fonte en augmentant la dose du fondant qui était l'alcali.
C'était une autre cause de coloration, et le verre obtenu était
de moindre qualité. On essaya alors d'obvier aux inconvénients
de la houille et du pot couvert en remplaçant l'alcali par un
fondant métallique, l'oxyde de plomb, et l'on y réussit. Mais ce
n'est que lentement et grâce aux perfectionnements successifs
introduits par les progrès de la chimie dans la purification de
la potasse, le choix du sable et surtout la fabrication du
minium, que les cristaux anglais et français ont acquis la
supériorité qui les distingue aujourd'hui. Aussi les matières
premières sont-elles, à Baccarat, l'objet de la plus vive et de
la plus constante sollicitude; on y tient, autant que possible,
à les préparer et à les purifier soi-même. J'emprunte à M.
Turgan le récit de ces opérations.
« Au lieu d'employer le minium tout fait dans les fabriques de
produits chimiques, les directeurs de Baccarat achètent le métal
directement en Espagne; ils tiennent beaucoup à ce que le plomb
qu'ils emploient soit de première fusion, et n'ait pas été
soumis au pattinsonage pratiqué maintenant à Marseille sur une
si grande échelle. Ce plomb est fondu sur la sole d'un four à
réverbère par masses de sept ou huit saumons à la fois (450
kilogrammes environ); une fois le métal liquéfié, l'ouvrier,
armé d'une longue pelle crochue, brasse constamment la matière
pour en renouveler les surfaces et oxyder le plomb le plus
rapidement possible. Au bout de huit heures, une quantité
considérable d'oxygène s'unit au métal et produit du massicot,
protoxyde jaune de plomb, dans lequel il reste encore une assez
grande quantité de métal non oxydé. Pour retirer le métal de
cette masse pulvérulente, on la fait passer dans un appareil
séparateur à eau, composé d'une trémie, d'un tonneau dans lequel
un agitateur à palette maintient à la surface l'oxyde plus
léger, de deux autres tonneaux analogues, puis d'un baquet à
huit séparations. Le plomb métallique retombe toujours au fond
de chacun des récipients, est séché et remis au four. Le
massicot, entraîné par l'eau, est recueilli à l'état de bouillie
jaunâtre, mis dans des cuvettes carrées en tôle, qu'un
monte-charge enlève et porte à la partie supérieure des fours à
réverbère. Là, dans un four maintenu au rouge sombre par la
chaleur perdue de l'étage inférieur, le massicot reste de
vingt-quatre à trente heures, absorbe une nouvelle partie
d'oxygène et se transforme entièrement en minium. Ce minium,
d'un beau rouge, naturellement pulvérulent, est immédiatement
employé dans la salle des mélanges où nous le retrouverons tout
à l'heure.
« L'autre matière, dont la pureté exerce une grande influence
sur la beauté du cristal, est la potasse. Elle a donc besoin
d'être raffinée avec la plus grande attention, soit qu'elle ait
été recueillie dans les cendres mêmes de l'usine, soit qu'elle
ait été achetée dans le Nord, où la combustion des résidus de
raffineries en produit de grandes quantités. Pour opérer ce
raffinage, on la calcine à blanc dans un four à réverbère, et
par cette opération on détruit toutes les matières organiques et
principalement l'acide ulmique qu'elle contient presque
toujours, et dont la présence au creuset réduirait les sels
métalliques, ce qui colorerait le verre. Après cette calcination
à blanc, on la dissout dans l'eau, et on fait évaporer dans des
bassines étagées pour utiliser toute la chaleur du foyer. Cette
opération de raffinage, très-importante autrefois, devient de
moins en moins urgente à cause du plus grand état de pureté dans
lequel se présentent aujourd'hui les potasses livrées par le
commerce.
« Les sables, base essentielle de tout verre, viennent à
Baccarat des environs d'Épernay en Champagne. Quoiqu'ils aient
subi sur le lieu même d'extraction un premier lavage, ils ne
sont cependant pas assez purs pour être employés. On les passe
sur un plan incliné, au travers d'un courant d'eau qui emporte
toutes les parties légères, tandis que le sable plus lourd se
trouve ainsi débarrassé des matières étrangères. La plupart du
temps ce sont des débris de matières végétales dont la présence
dans la coulée décomposerait le minium (4). »
Un autre élément qu'il convient de ranger parmi les matières
premières, ce sont tous les morceaux de verre cassés dont la
perte causerait à l'usine un dommage considérable, et qui aident
à la fusion des matières neuves. Ces débris, connus sous le nom
de groisillons, grésillons, graisins, cassons, sont ramassés
dans tous les ateliers et minutieusement triés. Tous ceux qui
sont imprégnés de matières étrangères sont rejetés. Quant à ceux
qui resserviront, il importe de les débarrasser des substances
animales et végétales et des fragments métalliques qui peuvent
adhérer à leurs surfaces. Les fragments ferrugineux sont surtout
redoutables, parce que tous les outils avec lesquels on manie le
verre sont en fer et que la moindre quantité de ce métal dans un
pot en fusion colorerait en vert sale toute la masse. On soumet
donc les graisins, dans de grandes cuves en plomb, à des bains
contenant une petite dose d'acide sulfurique qui détruit les
matières animales et végétales et transforme les parties
métalliques en sulfate soluble. A ce lavage en succède un second
à l'eau pure, suivi d'un séchage à l'étuve.
Ces quatre éléments sont mêlés à la pelle dans des caisses
carrées dans les proportions que voici : sable, 600; - minium,
400; - potasse, 200; - cassons, quantité variable. Le mélange
est mis dans des pots, fabriqués à Baccarat même avec des terres
réfractaires de Forges-les-Eaux, que l'on pétrit avec 50 pour
100 de ciment provenant des poteries cassées et broyées sous la
meule. Les briques et les pièces du four sont également faites
dans l'établissement. Ilya toujours huit ou dix pots dans la
chambre du four dont la construction résiste d'un an à quinze
mois à la chaleur intense qu'elle supporte jour et nuit. La nuit
est, en effet, consacrée à la fonte des matières mélangées qui
dure environ huit heures. On les ramène et les maintient
ensuite, en tempérant convenablement la chaleur, à un état de
consistance pâteuse nécessaire au travail.
Partout ailleurs le combustible en usage est la houille. Nous
avons vu plus haut par quel enchaînement d'inconvénients
inattendus et de remèdes cherchés elle a conduit à l'emploi du
minium dans la composition du cristal. Malgré ce titre, Baccarat
n’a point déserté pour elle sa tradition primitive, il est
demeuré fidèle au bois. La forêt vierge, que Mgr de
Montmorency-Laval se proposait d'utiliser par la création de
l'usine, n'existe plus. C'est aux forêts de l'État, sur les
versants escarpés des Vosges, qu'on est réduit à demander le
combustible nécessaire. A part le trajet qui est plus long, tout
se passe comme autrefois. Les cours d'eau qui se jettent dans la
Meurthe et la Meurthe elle-même servent de véhicule. Deux fois
par an, à l'époque des grandes crues, l'immense provision
(40,000 stères environ) arrive comme une véritable débâcle.
Quinze jours durant, tous les six mois, cinq ou six cents
personnes, échelonnées sur un espace de deux kilomètres, la
recueillent. Elle sèche à l'air libre, puis elle est sciée et
empilée sous des hangars couverts autour desquels la prudence a
accumulé les plus salutaires précautions en cas d'incendie. Ce
mode de transport n'est pas seulement moins coûteux; par l'effet
du flottage le bois se débarrasse d'une partie des sels
métalliques qu'il contient et devient plus propre au chauffage
des fours à verre. Outre qu'il n'exige point, comme la houille,
la fusion à pots couverts, il a encore sur elle pour Baccarat
cet avantage particulier qu'il faudrait faire venir la houille
de la Prusse rhénane.
Si l'on ne fabriquait à Baccarat que du cristal blanc, nous en
aurions fini avec la préparation de la pâte. Mais le cristal
peut être coloré dans sa masse. J'ai déjà signalé la nuance
désagréable qui résulterait de la plus petite parcelle de fer.
Lorsqu'en dépit de tous les soins cet effet se produit, on le
neutralise par un peu de manganèse qui colore en mauve et ramène
au blanc pur par la fusion des deux teintes. Le manganèse qui
sert ainsi de correctif, fournit encore un principe de
coloration précieux; privilège qu'il partage avec d'autres
métaux dont les principaux sont le cobalt, le cuivre, le chrome
et l'urane. L'oxyde de manganèse donne une couleur violette que
l'on fait varier, en graduant le dosage, du mauve clair au
violet presque noir; l'oxyde de cobalt, une belle couleur bleu
de roi ; l'oxyde de chrome, une couleur vert pomme; l'oxyde
d'urane, une couleur jaune. Quant au cuivre, suivant son degré
d'oxydation, il donne soit du rouge de sang, soit du vert, soit
du bleu tendre. On obtient, au moyen de l'or diversement
combiné, la teinte rubis et toutes les teintes roses. Quelques
millièmes de phosphate donnent un aspect opalin. Avec la pâte
colorée on fait tantôt le vase entier, tantôt un simple
ornement, une anse, une moulure, un filet. D'autres fois on
revêt d'une lame colorée mince un vase en cristal blanc, et l'on
trace un dessin en enlevant, au moyen de la taille, une partie
de la surface colorée. Inutile de dire après cela que la
coloration dans la pâte est tout à fait distincte de la peinture
sur verre. Celle-ci, ainsi que la dorure qu'il faut y rattacher,
se fait à la main, en fixant avec de l'essence de térébenthine
des poudres métalliques qu'un feu de moufle rend intimement
adhérentes au verre; on brunit le dessin d'or ou on le laisse
mat à volonté. Mais ce genre de décoration, quand on l'emploie,
suppose que le vase de cristal a déjà traversé toutes les
manipulations qui le tirent de la masse pâteuse où nous l'avons
laissé et qui mènent ses formes à leur dernier achèvement.
Arrêtons-nous quelques instants à l'étude de ces procédés que M.
Turgan a décrit d'une manière si pittoresque et si exacte.
« Comme toutes les autres matières céramiques, dit-il, le verre
soit blanc, soit coloré, peut se travailler par moulage,
tournage et coulage; mais seul il peut être soufflé: ni la
faïence, ni la porcelaine, ni aucune poterie n'a cet avantage
inappréciable et connu presque depuis l'origine du verre
lui-même. Au moyen âge, le verrier s'appelait souffleur de
verre, et aujourd'hui encore, malgré les procédés nouveaux de
compression si employés, c'est de même le soufflage qui donne
les meilleurs résultats, au point de vue artistique. Pour la
plupart des fabrications, on emploie successivement plusieurs
procédés ou tous les procédés à la fois, le moulage à la presse
ne pouvant s'appliquer que pour un certain nombre, quoiqu'il
soit le dernier inventé. Nous allons le décrire tout de suite
pour n'avoir pas à y revenir.
« La presse consiste en un bâti traversé par une vis mue à la
main par deux bras en T et qui comprime une plate-forme que l'on
abaisse sur une matrice. Ce moule, qui a la plus grande analogie
avec l'outil dans lequel se font les gaufres, reçoit la matière
en fusion que l'ouvrier cueille dans le pot et verse dans la
cavité. La presse est alors descendue, comprime légèrement le
moule, et l'objet s'en retire naturellement, grâce au retrait du
verre; on produit ainsi les salières, les plateaux, les
chandeliers et même des verres à boire. Ce procédé, très-bon
marché, donne des produits qui imitent le verre taillé, avec une
différence de 1 à 5 dans le prix de vente. On a pu perfectionner
les moules, leur donner des arêtes assez nettes pour que la
fraude soit devenue possible. A Baccarat on se sert d'un assez
grand nombre de presses, mais leur usage a surtout pour but de
fabriquer des parties de pièces que le travail à la canne ne
pourrait pas former; ainsi, le pied des surtouts, la lustrerie
et tous les ornements en verre qui s'ajoutent aux grandes
pièces. Les produits du moulage ou plutôt du pressage sont
presque toujours repassés à la taille pour y recevoir le fini
dont ils ont besoin.
« Il nous serait impossible de donner une idée complète de tous
les travaux qui s'exécutent par le soufflage aidé du tournage et
du moulage; il y a autant de procédés différents qu'il y a de
produits, autant de tours de main qu'il y a d'ouvriers. L'outil
principal et presque fondamental est la canne, long tube de fer
de 1 mèt. 50 cent. à peu près, terminé d'un côté par une partie
évasée qui sert à faire la cueillie dans les pots. Cette canne,
dans les mains du maître-verrier, est l'instrument avec lequel
il fera tout, tubes, bouteilles, carafes, verres, et jusqu'aux
carreaux de vitres (5)...
« Le second instrument est le pontil ou pontis: tringle de fer
plein renflée en poignée à l'une de ses extrémités et légèrement
arrondie à l'autre. Le pontil trempé dans le verre recueille une
petite quantité de matière qui se fixe en s'enroulant à
l'extrémité pointue; ce verre incessamment réchauffé sert à
coller et à rendre solidement adhérente au bout du pontil la
pièce que l'on veut travailler. Chaque équipe d'ouvriers a
auprès d'elle plusieurs baquets d'eau froide dans lesquels sont
toujours à refroidir un certain nombre de cannes et de pontis.
« L'ouvrier verrier travaille presque toujours assis sur un banc
garni, de chaque côté du siège, de deux barres de bois nommées
bardennes, renforcées par une saillie en fer et terminées par
une légère excavation. Sur ces tringles de fer l'ouvrier assis
appuie sa canne, à laquelle il imprime un mouvement de rotation
remplaçant ainsi le tour du potier. De chaque côté du banc sont
accrochés à des clous, à portée de la main, les ciseaux, les
pinces et autres outils du verrier.
« Prenons maintenant pour exemple la fabrication d'une carafe.
« Un ouvrier, nommé cueilleur, plonge sa canne dans un creuset
pour en extraire la quantité de verre nécessaire; il va ensuite
rouler ce verre sur une plaque en fonte appelée marbre, puis il
passe la canne, ainsi chargée, à un second ouvrier nommé
carreur, dont la besogne consiste à rassembler et arrondir le
verre à l'aide d'une cuiller en bois, tandis qu'un apprenti ou
petit gamin, placé par derrière, souffle légèrement dans la
canne. Ce travail a pour but de former ce qu'on nomme la
paraison.
« Le verre qui compose cette paraison n'étant plus assez chaud
ni assez malléable pour procéder au soufflage, un gamin va le
réchauffer au four; puis, quand la paraison est suffisamment
ramollie, il la passe à un autre ouvrier nommé souffleur. C'est
cet ouvrier qui est chargé de donner au corps de la carafe sa
forme définitive. Pour cela, il souffle dans la canne, la
balance en l'air et suit alternativement les mouvements du verre
jusqu'à ce que la paraison, suffisamment grossie, suffisamment
allongée, ait acquis les dimensions voulues. Puis, à ce moment,
un petit gamin, qui est assis près de lui, ouvre un moule en
bois de hêtre dont la cavité donne exactement le volume et la
forme de la carafe demandée. Le souffleur y introduit sa
paraison, et, monté sur un petit tabouret, il souffle dans la
canne en lui imprimant en même temps un rapide mouvement de
rotation. L'air, fortement dilaté, chasse contre les parois du
moule le verre malléable, qui en prend exactement la forme. Le
moule s'ouvre et l'ouvrier en retire la canne, surmontée d'une
carafe dont le corps a principalement les dimensions voulues,
mais dont le col est encore informe. Le souffleur retourne alors
sur son banc, roule quelques instants la canne sur les bardennes,
donne, au moyen de lames en bois, la dernière main à la pièce,
puis fait signe à un gamin qui arrive, tenant à la main une
tringle de fer appelée pontil. Le souffleur fixe alors ce pontil
au fond de la carafe, de manière à ce qu'il y adhère fortement;
puis, passant rapidement ses pinces froides à l'extrémité du col
de la carafe, il n'a plus qu'à donner un coup sec pour la
détacher de la canne.
« Le gamin, tenant alors la carafe au bout de son pontil,
retourne au four pour la réchauffer et en ramollir le col. Cela
fait, il la porte à l'ouvrier chef de place qui est chargé de la
terminer. Celui-ci, à l'aide de pinces en bois et en fer, donne
au col la forme voulue, rogne avec des ciseaux l'extrémité du
goulot, puis retrousse la bague; il ajoute aussi, s'il y a lieu,
soit des cordons, soit une anse. Enfin, après avoir bien examiné
et calibré sa pièce, il fait signe à un gamin qui l'enlève pour
la porter à l'arche à recuire.
« Le gamin, brandissant la pièce au-dessus de sa tête, monte une
échelle et dépose la carafe dans une bâche en tôle placée sur
rails, et qui se trouve à l'entrée de la carcaise, ou arche à
recuire. Nous verrons plus tard ce qu'elle y deviendra.
« Pendant ce temps, le cueilleur a enlevé une autre paraison qui
a été de même équarrie, soufflée, ouvrée, et le travail a
continué sans interruption pendant six heures, pour reprendre
pendant quatre heures et demie, après une interruption d'une
demi-heure; le travail dure donc onze heures, et est calculé de
manière à vider pendant ce temps un pot par équipe, quel que
soit le genre de produits que l'on fabrique. Mais c'est toujours
avec la canne, le pontil, les ciseaux, les pinces en bois et en
fer, que le verrier accomplit les mille transformations qui
changent la matière première en objets d'utilité et d'ornement
(6). »
L'arche à recuire, dont il vient d'être parlé, est une galerie
carrée en briques, présentant vingt mètres de longueur sur un
mètre de section. Destinée à empêcher le brusque refroidissement
du verre, elle communique par une de ses extrémités avec la
flamme du four, qui la chauffe suffisamment pour que, dans toute
son étendue, la progression décroissante de la chaleur soit
insensible. Les bâches où sont déposés les objets, accrochées
l'une à l'autre, forment une chaîne dont chaque anneau met
environ huit heures pour parvenir à l'autre extrémité. Là
s'exerce un triage sévère qui envoie aux graisils tout ce qui
est défectueux, et à la taillerie tout ce qui doit y être
travaillé.
La taillerie est une grande construction, élevée sur la rive
gauche du canal qui apporte les bois à l'usine. La chute de ce
canal, à son retour dans la Meurthe, fait mouvoir deux turbines
de trente chevaux chacune, qui communiquent le mouvement aux
sept cents roues de la taillerie. Ce nombre si considérable de
roues n'a rien qui doive étonner, pour peu que l'on considère
que pas une pièce ne sort de Baccarat sans être venue se
perfectionner sous leur action. La taille du cristal a, en
effet, deux buts dont le premier est d'une nécessité générale.
Elle enlève les imperfections; or, si parfait que soit le
travail du verrier, il reste toujours une petite saillie de
verre au dernier endroit que le pontil a touché. L'autre usage
de la taille est d'enrichir le cristal en lui donnant des
facettes qui réfléchissent la lumière, des prismes qui la
réfractent, et une sorte de brevet de valeur pour la matière
employée; car le verre commun, à l'opposé du cristal, supporte
mal la taille et en devient plus laid.
« Cette opération se décompose en diverses actions et s'exécute
au moyen de meules pivotant avec rapidité, et sur lesquelles on
ajoute des poudres plus ou moins dures et plus ou moins fines.
La première meule qui mord la pièce est une roue en fer sur
laquelle un entonnoir laisse tomber une bouillie de grès blanc.
L'ouvrier tailleur, assis sur un tabouret devant la roue, tient
dans ses mains la pièce à ébaucher, qu'il présente à la roue
soit pour enlever les restes du bouton, soit pour déterminer les
facettes. Quand les facettes ont été déterminées par la roue de
fer, on présente le vase à une meule de grès rouge sur laquelle
tombe un courant d'eau, et qui égalise le travail; - la surface
plane ainsi formée, quoique moins striée, est encore mate et
terne. Pour lui rendre le poli, on la soumet à la friction d'une
roue de bois couverte de pierre ponce, qui ramène la
transparence et donne à la surface un poli passable. Pour
terminer le travail, on se sert d'une roue de liège couverte de
potée d'étain, et en dernier lieu de brosses circulaires en
soies de porc, qui pénètrent dans toutes les concavités des
parties taillées, et ne laissent aucune partie défectueuse. Ces
façons se modifient suivant l'objet du travail; les meules sont
de grandeur différente, et dans la taillerie, comme dans le
reste de l'établissement, tout est disposé avec la plus
intelligente méthode. Les bouchons qui doivent fermer les
carafes, et par conséquent avoir le même diamètre que le goulot,
sont travaillés verre sur verre de la manière suivante : le
bouchon est fixé sur un bloc de bois et pivote à l'ouverture de
la carafe sous un filet d'eau contenant du sable fin. Les deux
surfaces s'usent mutuellement, et le bouchon s'enfonce peu à peu
dans le goulot du vase qu'il doit servir à fermer (7). »
Si toutes les pièces subissent, à un degré ou à un autre,
l'action de la taille, la plupart ne se contentent pas même de
l'avoir épuisée, et demandent à la gravure une perfection
nouvelle. La gravure proprement dite est une sorte de ciselure à
la molette. Elle se fait en présentant la surface à graver au
contact de petites roues, soit de laiton, soit d'acier, sur
lesquelles tombe de l'émeri. Sans décalque pour le guider, avec
une incroyable rapidité et cependant une précision parfaite, le
graveur trace, où il veut et à la profondeur qui lui convient,
des fleurs, des ornements, des lettres avec leurs pleins et
leurs déliés : le dessin naît comme par enchantement. L'habileté
de certains ouvriers va si loin qu'ils découpent dans un verre
un peu épais des bas-reliefs en creux qui, vus en transparence,
font l'effet de sculptures. En sculptant à des profondeurs
différentes une plaque de verre formée par la superposition de
plusieurs plaques diversement colorées, ils obtiennent un
tableau de fleurs avec les nuances de la nature. Comme la
gravure enlève le poli, on peut varier l'aspect du dessin en
laissant une partie mate et rendant à l'autre le poli, au moyen
d'une petite roue de plomb ou de bois chargée de potée d'étain.
Cet effet est surtout recherché dans les chiffres.
La gravure pratiquée de la sorte est véritablement artistique,
et d'un prix élevé. Mais, de même que par le moulage on imite la
taille, de même, par la gravure à l'acide, on imite la gravure à
la main.
Cette seconde espèce de gravure s'obtient au moyen de l'acide
fluorhydrique étendu d'eau. Elle revient à bien meilleur marché,
et elle est aujourd'hui d'une telle perfection qu'elle peut
presque rivaliser avec la première.
« M. de Puymaurin, dit l'Encyclopédie, ayant observé que l'acide
spathique ou fluorique a sur le verre presque autant d'action
que l'eau-forte et les autres acides ont sur le cuivre et les
autres métaux, il imita le procédé des graveurs sur cuivre à
l'eau-forte, et il couvrit une glace d'un enduit de cire. Il y
dessina quelques figures, recouvrit le tout d'acide fluorique,
et l'exposa au soleil. Il vit bientôt les traits qu'il avait
gravés se couvrir d'une poudre blanche, produite par la
dissolution du verre. Au bout de quatre ou cinq heures, il
détacha l'enduit et il lava la glace. Il reconnut la vérité de
ses conjectures, et fut assuré que, par le secours de l'acide
fluorique, on peut graver sur la glace et le verre le plus dur,
comme on grave à l'eau-forte sur le cuivre. »
Depuis 1855, M. Kessler prépare industriellement l'acide
fluorhydrique par un procédé dont on peut consulter la
description donnée pour la première fois par M. Turgan dans Les
Grandes Usines, p. 305 à 308. L'usine de Baccarat se fournit
d'acide chez ce chimiste. Au degré où elle le prend, 35° à 40°,
c'est le plus concentré des acides du commerce. M. Kessler a
complété ce service rendu à l'industrie en inventant un procédé
d'impression et de décalcage excessivement simple.
La planche dont on se sert le plus habituellement, à cause de
son prix plus modeste, est le calcaire lithographique. Après
l'avoir usée au sable et à la pierre ponce, on y peint le dessin
que l'on veut avoir avec une dissolution de bitume dans
l'essence de térébenthine; on laisse sécher, et l'on verse
dessus de l'acide hydrochlorique allongé, qui creuse la pierre
partout où on ne l'a pas peinte. On a ainsi le dessin en relief.
La pierre est alors nettoyée à l'essence, puis enduite d'une
encre spéciale. Cette encre doit, en effet, pouvoir être enlevée
par la racle sans laisser de bavures qui saliraient les reliefs.
Le bas prix auquel il est nécessaire qu'elle revienne a engagé
M. Kessler à rechercher un moyen économique et rapide
d'épaississement qui permit de la couper avec netteté au niveau
des reliefs, comme un corps solide. Il y est parvenu en faisant
fondre dans l'encre même un corps gras fusible qui cristallise
par refroidissement. En voici la formule : Bitume, 3, - acide
stéarique, 2, - essence de térébentine, 3, plus ou moins selon
la consistance que l'on veut obtenir. Cette encre, quand elle
est sèche, est de tous les enduits celui qui résiste le mieux à
l'acide fluorhydrique.
La planche étant ainsi préparée, c'est-à-dire tous les creux
étant remplis d'encre et les reliefs seuls à découvert, on
imprime sur papier demi-pelure glacé, et le décalcage s'effectue
comme à l'ordinaire en appliquant l'épreuve du côté imprimé sur
la pièce et en enlevant le papier. Mais ici se présente une
difficulté qu'il était essentiel de vaincre. L'encre, avons-nous
dit, est très-épaisse, et, pour que le papier puisse en arracher
à la pierre une couche suffisante, il faut qu'elle adhère
énergiquement à sa surface. Si cette adhérence n'était pas
détruite, l'encre ne se déposerait pas sur la pièce et le
décalcage serait manqué. Voici par quel ingénieux artifice
physique on y remédie : « On porte l'épreuve au-dessus d'un bain
froid d'eau additionnée d'un quart à un sixième d'acide
hydrochlorique. Quand elle est imbibée, on la passe rapidement
sur la surface d'un bain d'eau tiède (30° à 40° c.), en l'y
laissant seulement le temps suffisant pour que les stries de
l'encre se soient affaissées par la fusion. C'est alors qu'un
phénomène d'endosmose opère la rupture d'adhérence; l'acide
contenu dans le papier comme dans un vase poreux y attire l'eau
du bain; mais comme celle-ci ne peut y arriver qu'en expulsant
du côté opposé une légère couche d'acide étendu, et qu'en ce
moment même l'encre, ramollie par la fusion, cesse de gripper
dans les pores du papier, cette couche liquide d'eau acidulée
repousse l'encre et s'interpose entre elle et le papier (8). »
Quelques heures après le décalcage, on peut plonger l'objet dans
un bain d'acide fluorhydrique qui n'attaquera que les parties
découvertes. On obtiendra donc en creux sur le cristal le dessin
qui était en relief sur la planche. Si l'on désire une
perfection plus grande, on se sert d'une planche en taille douce
ou de clichés galvanoplastiques en relief analogues aux clichés
d'impression. On peut même étendre l'encre au pinceau sur la
pièce. Le travail et le prix en seront seulement augmentés.
Les cuves où les pièces sont soumises à l'acide fluorhydrique
sont en gutta-percha, matière inattaquable à cet acide et
imperméable à l'eau. Elles contiennent de l'eau mélangée de
quelques centièmes d'acide. Les objets plats y sont simplement
déposés, et de temps en temps retirés pour surveiller l'action
du liquide corrosif. S'il s'agit de pièces rondes, chacune,
hermétiquement fermée avec une pâte nommée cire à border, de
manière à flotter sur l'eau acidulée, est fixée à un petit pivot
de bois. « Tous les pivots sont dirigés obliquement vers le
milieu de la cuve, appuyés sur une barre, et reçoivent, au moyen
de poulies et de cordelettes, un mouvement lent de rotation sur
leur axe. Ce mouvement se transmettant aux globes de verre, met
à nu ou trempe dans le liquide alternativement chaque moitié de
la surface; ce mouvement incessant déplace une poudre blanche de
fluosilicate de plomb, produite par l'action de l'acide, et qui
en atténuerait l'effet. Un mouvement d'horlogerie fait marcher
les transmissions de chaque cuve, et il faut environ trois
heures pour que l'opération soit terminée. On obtient ainsi un
dessin en creux poli qu'on peut ensuite dépolir à la roue (9). »
Toute cette manipulation, confiée à des femmes et à des jeunes
filles, s'achève par un lavage dans une lessive de soude et de
potasse. La pièce, entièrement faite et nettoyée, n'attend plus
rien que de l'art du peintre et du doreur peut-être, si elle est
destinée à ne pas garder intact son éclat naturel.
III
Je ne sais si cette course rapide et à
distance dans les ateliers de Baccarat laissera le lecteur sous
la même impression que j'éprouve encore au souvenir de la visite
que j'y ai faite. En présence de cette source laborieuse d'une
partie de la gloire de la France, je n'ai pu, et je ne puis
encore, en y pensant, me défendre d'un mouvement d'orgueil
patriotique. Si je ne l'avais pas fait partager, ce serait
assurément de ma faute, car les éléments matériels de la
grandeur nationale, qu'ils soient empruntés aux arts de la
guerre ou à ceux de la paix, n'ont besoin que de nous être
montrés pour avoir le chemin et l'empire de nos cœurs.
Il n'en est malheureusement pas de même de ce que je pourrais
appeler les éléments impondérables de cette même grandeur,
c'est-à-dire des conditions sociales sans lesquelles l'ordre et
la liberté ne peuvent pas contracter une solide alliance, et
dont l'absence rend tout le reste précaire : éléments cependant
bien supérieurs en importance comme en majesté, puisqu'ils sont
de l'ordre intellectuel et moral, et doués, pourvu qu'on veuille
bien y regarder, d'une irrésistible puissance d'entraîner les
convictions et d'attacher les volontés. N'en accusons pas le
matérialisme du siècle; ce serait injuste. Selon la loi de notre
humanité, qui ne creuse qu'à proportion que la surface ne nous
satisfait plus, la politique a marché plus vite que l'économie
politique. Fascinés par les institutions que nous avons
conquises, et que nos plus dures péripéties ne nous ravissent
jamais en entier, nous en jouissons sans trop de souci des
modifications plus profondes, indispensables pour en assurer la
durée et le jeu. Notre excuse est dans l'enivrement d'une
victoire encore jeune, dans le doute et les transes qui
précèdent toujours les innovations, dans le malaise, enfin, que
produit la sourde fermentation des changements devenus
nécessaires, fermentation d'autant plus sensible que ces
changements sont plus urgents et plus intimes. Mais le volcan
n'est à craindre que quand il est comprimé. Qu'est-ce,
d'ailleurs, que le présent, sinon l'artisan de l'avenir? Pour ma
part, je le dirai franchement, l'avenir m'est plus cher que le
présent, et si le présent m'émeut, c'est surtout, quels que
soient ses biens, en vue de l'avenir. J'aime à chercher, dans ce
qui est, les signes et les germes de ce qui doit être et sera,
je l'espère. Sous ce rapport Baccarat m'a vivement intéressé, et
je crois rendre un service en disant pourquoi. Il est toujours
utile de signaler les grands exemples, ne fussent-ils pas
toujours et partout imitables. Si la voie qu'ils tracent ne peut
être suivie, ils aident à en ouvrir d'autres, appropriées à
d'autres circonstances et conduisant au même but.
Le premier objet qui attire l'attention à Baccarat et qu'on ne
saurait trop louer, c'est l'organisation générale de l'usine.
Elle est essentiellement basée sur la division et la communauté
du travail.
Dans un livre remarquable et auquel, sous le bénéfice de
réserves qui vont de soi, j'applaudis volontiers, M. Jules Simon
traite incidemment de la division du travail dans les
manufactures connue sous le nom de spécialité (10). C'est avec
justice, car tout s'enchaîne, et les progrès d'en bas,
c'est-à-dire des arts et des métiers qui manient et transforment
la matière, dépendent toujours des impulsions d'en haut,
c'est-à-dire du développement de l'intelligence et de la
perfection de ses méthodes, c'est, dis-je, avec justice qu'il en
fait honneur à l'esprit d'analyse qui de la philosophie a
pénétré dans les sciences et de là dans l'industrie. Il n'hésite
pas à reconnaître que, dans les sciences, il y a sous ce rapport
un excès et des inconvénients, que tend du reste à faire
disparaître la création de ces sciences intermédiaires et qu'on
pourrait appeler internationales, en entendant ce mot, au point
de vue des divisions scientifiques, dans un sens analogue à
celui qu'il comporte relativement aux divisions territoriales:
sciences dont la mission est de rapprocher les domaines séparés
et d'en comparer les produits pour obtenir des résultats plus
complets et des formules plus générales. M. Jules Simon reproche
à la philosophie moderne, qui a inauguré ce règne de l'analyse,
d'avoir donné l'exemple de l'abus en négligeant trop la
synthèse. Mais ces critiques ne peuvent guère s'appliquer à
l'industrie qui ramène forcément à l'unité toutes les
spécialités, en les faisant toutes concourir dans la même
fabrique à l'élaboration d'un même genre de produits. Il est
seulement à désirer, selon la remarque très-judicieuse de M.
Jules Simon, que l'ouvrier ne soit pas tellement parqué dans
celle qui lui est propre qu'il n'ait aucune notion de celles qui
s'exercent à côté sous le même toit et dans le même but, et même
de celles qui appartiennent à d'autres industries. Ces
connaissances moins restreintes seraient, en effet, pour
l'ouvrier un accroissement de valeur personnelle et pourraient
lui ménager, dans un cas donné, une ressource utile. Mais il
n'en demeure pas moins vrai que la division du travail par
spécialités est nécessaire à toute industrie qui veut faire vite
et bien, et qu'il faut se féliciter de la voir universellement
adoptée. Comme partout, elle existe à Baccarat. On y distingue
les verriers, les tailleurs, les graveurs, les décorateurs.
Mais ce qui n'est pas partout, c'est la division et la
communauté du travail telles qu'elles sont organisées à Baccarat
au sein de chacun de ces différents corps de métiers. En
général, chaque ouvrier travaille pour soi, il a seul la
responsabilité de son application et de son habileté. Ici il
n'en est pas de même. Les verriers, tout comme les tailleurs,
les graveurs, les décorateurs, sont groupés en compagnies de
cinq à douze hommes, selon la nature de leur occupation. Chaque
compagnie est dirigée par un ouvrier chef qui est responsable de
son personnel et de la bonne exécution du travail. Le salaire
est toujours réglé à la pièce d'après des tarifs connus de tous.
Chaque jour on relève le travail des compagnies et on en tient
état sur autant de registres qu'il y a de compagnies. Ces
registres sont constamment à la disposition de tous les
ouvriers. Le gain total du mois donne son chiffre par une simple
addition. On en déduit diverses charges, puis on paye à chacun
le salaire afférent à son grade, et l'excédant qui forme ce que
l'on appelle la gratification est partagé suivant une proportion
déterminée entre les ouvriers de la compagnie.
Il résulte de cette organisation qu'il n'y a à proprement parler
ni contre-maîtres ni surveillants d'atelier. Il n'y a que des
employés distribuant le travail et recevant les pièces
fabriquées, et des compagnies dont chacune constitue un tout
indépendamment des voisines. Non-seulement l'émulation se
produit naturellement entre ces petites communautés, mais chaque
membre de la compagnie est personnellement intéressé à son
succès. Si le chef devient incapable ou indigne, ses hommes le
font rentrer dans le devoir ou se plaignent de cette association
préjudiciable. Le chef, de son côté, a le même intérêt à ce que
chacun autour de lui s'acquitte bien de ses fonctions. Cette
communauté d'intérêts et ce contrôle réciproque rendent les
ouvriers plus attentifs à leur responsabilité personnelle et
leur révèlent les devoirs et les droits d'une responsabilité
plus haute, la responsabilité solidaire, dont le sentiment
manque beaucoup trop encore à nos mœurs, et dont l'insouciance
inflige au progrès de la vie publique en France de si
déplorables lenteurs.
C'est donc une importante éducation qu'il faut souhaiter de
voir, sous une forme ou sous une autre, généralisée dans le
peuple. Un prince, chez lequel la maturité de la pensée honore
la jeunesse, écrivait dernièrement cette belle définition : « On
parle beaucoup d'idées démocratiques de nos jours, et je suis le
premier à m'en féliciter, puisque ce n'est après tout que
l'élévation du niveau moyen de l'intelligence et de la
prospérité humaines. » La démocratie, c'est-à-dire l'avénement
des couches inférieures de la société à la vie publique, est un
fait qui grandit et qui s'accuse chaque jour davantage. Mais il
y a deux manières d'entendre et de pratiquer la démocratie.
L'une, fort à la mode parmi les courtisans corrompus et
corrupteurs de cette nouvelle puissance, est de vouloir tout
abaisser au niveau des inintelligences et des passions
populaires. L'autre est d'attirer en haut, d'inviter et d'aider
à monter ce qui est au-dessous, de répandre aussi abondamment
que possible dans les masses l'instruction, la moralité, le
bien-être, en un mot d'élever le niveau moyen de la nation.
Cette démocratie-là est la bonne. Loin de faire courir aucun
péril à la dignité du pays, elle l'assied sur des bases plus
solides en même temps que plus larges, et donne à la sincérité
et à la vertu des institutions libres les meilleures, les plus
sûres garanties d'avenir. Elle augmente la patrie en augmentant
l'individu. En elle, rien de semblable à ces végétations
trompeuses qui ne recouvrent que des eaux stagnantes et
perfides; elle a sa racine et sa sève dans des consciences et
des cœurs dominés par ce sentiment, sans lequel il n'y a ni
hommes ni citoyens, que chacun est responsable de soi et des
autres.
Nous venons de constater quel service rend à ce point de vue
l'organisation du travail à Baccarat. Il reçoit son complément
du soin qu'ont toujours eu les patrons de l'usine de traiter
leurs ouvriers avec toutes les déférences de l'équité,
d'encourager parmi eux le goût de l'épargne, signe et instrument
puissant de moralisation, et de leur donner les preuves les plus
palpables d'une bienveillante sollicitude pour leur bien-être
matériel. Rien ne relève l'homme à ses propres yeux et ne lui
inspire de se conserver digne comme de se voir placé par la
justice sur le pied d'une véritable égalité avec ceux que la
fortune ou le mérite lui a faits supérieurs. Il apprend encore à
cette école, en voyant ses droits respectés, à respecter les
droits d'autrui, et il y puise l'estime de ceux qui lui donnent
par leurs exemples de si nobles leçons. L'épargne, qui
s'enrichit de tout ce qui n'est plus jeté aux plaisirs inutiles
ou coupables, chasse la misère du présent et l'incertitude de
l'avenir; elle donne l'aisance non-seulement physique, mais
morale, habitue les passions à être commandées, exerce et assure
l'honnêteté de la vie, ouvre l'âme à toutes les aspirations
généreuses et la dispose à aimer. Vienne maintenant un
témoignage d'intérêt, d'affection, et le cœur est gagné. Puisse
s'opérer de la sorte dans toute la France, que dis-je? dans le
monde entier l'alliance du peuple et de la bourgeoisie! Mais que
la bourgeoisie le sache bien, c'est à elle à faire les avances.
Glorieux privilège de la supériorité qui ne demande pour être
fécond que de n'être point trahi! Qu'on me permette de le
montrer à l'œuvre dans les relations des chefs de
l'établissement de Baccarat avec leurs ouvriers.
J'ai déjà parlé de la publicité des tarifs et des registres où
le travail de chaque compagnie est journellement consigné. C'est
le contrôle des administrés accepté, provoqué même par
l'administration. J'ajouterai qu'aucun changement de tarif n'est
applicable que trois mois au moins après avoir été notifié. Ce
délai de trois mois peut sans doute entraîner des sacrifices par
le maintien d'une main d'œuvre disproportionnée avec la valeur
vénale des produits. Mais il est réglementaire parce qu'il est
équitable, l'ouvrier qui veut quitter l'usine y étant astreint
de son côté. Pas plus que l'ouvrier n'a le droit de retirer
brusquement son concours, on ne se reconnaît celui de changer
les conditions de son contrat sans lui laisser le temps, s'il se
trouve lésé par un abaissement prévu de salaire, de se pourvoir
ailleurs. De part et d'autre on procède avec les mêmes égards.
Une caisse d'épargne, créée depuis trente ans, reçoit les
économies des ouvriers. Les versements annuels sont d'environ
250 à 275,000 fr. On sait que la totalité des sommes versées
sous un même nom ne peut excéder 1,000 fr. Ceux dont l'épargne
atteint ce chiffre sont admis à la déposer dans la caisse de la
Compagnie jusqu'à concurrence de 6,000 fr. au plus pour chacun.
Cette faculté évidemment avantageuse aux ouvriers l'est aussi à
l'usine par les liens d'intérêt et pour ainsi dire de famille
qu'elle noue. Elle est bornée parce qu'il importe de retenir
dans une juste mesure une faveur dont l'usage indéfini pourrait
dégénérer en une sorte d'invasion et gêner l'indépendance de la
Compagnie. Sa limite, primitivement plus élevée, s'est
successivement abaissée par les résultats de l'expérience au
chiffre actuel de 6,000 fr. Au delà de ce chiffre, l'épargne de
l'ouvrier est convertie, par les soins de l'administration, en
valeurs diverses d'une jouissance sûre et facile, comme
obligations de chemins de fer, rentes sur l'État, etc. S'il
préfère un placement immobilier, il en est libre, mais
l'administration ne l'y aide point, car il est de l'intérêt de
l'ouvrier, qui se confond ici avec celui de l'usine, qu'il ne
soit point distrait de son art par les préoccupations de la
propriété. Agriculteur, il s'inquiéterait de la sécheresse, de
la pluie, des mille circonstances d'où dépend le sort des
récoltes. Pour être bon verrier, il doit être exempt de ces
soucis. Un mot suffira pour dire toute l'étendue du bien
accompli par ces heureuses combinaisons. L'épargne de la
population ouvrière de Baccarat actuellement en activité (1,600
personnes environ, dont 200 femmes, 250 enfants de 12 à 16 ans
et 1,150 hommes) est approximativement de deux millions.
Mais où se révèle d'une manière plus touchante la sollicitude
intelligente et cordiale des administrateurs de l'usine envers
leurs subordonnés, c'est dans les soins matériels dont les
enfants qu'ils emploient sont l'objet. Tout ouvrier qui passe
douze heures près des fours a besoin d'une alimentation
fortement réparatrice. Elle est bien plus nécessaire, elle est
absolument indispensable à des enfants de treize ou quatorze ans
pour qui se joint, à l'action débilitante de la chaleur
supportée pendant le même nombre d'heurs, la faiblesse naturelle
d'un âge que fatigue encore le travail de la croissance. La
Compagnie fournit à tous ces enfants le repas du milieu du jour,
et acquiert ainsi la certitude qu'ils sont nourris comme il
convient. Sans doute elle y est intéressée: ces enfants bien
portants seront plus capables de la servir. Mais je ne crains
pas d'affirmer que le profit qu'elle en retire est beaucoup
moins le motif que la récompense de cette mesure d'humanité.
Faire le bien procure généralement notre intérêt, et de toutes
les spéculations, la meilleure est encore d'être bon. Mais ce
serait avoir pour les grandes choses des regards bien mesquins,
que d'y vouloir tout réduire au calcul égoïste. Le bon sens du
peuple est plus juste. Il ne connaît pas cette orgueilleuse
manœuvre de dénigrer pour retenir son suffrage et sa
reconnaissance. Il va droit, dans toute action complexe, à ce
qu'elle contient de principal et de supérieur. Les ouvriers de
Baccarat ont vu, dans ce repas des enfants, une sollicitude du
cœur, et ils y ont répondu par le cœur.
IV
A l'âge qui occupe l'autre extrémité de la
vie, à la vieillesse, qui ne semble plus être qu'un souvenir
inutile aux autres et à soi-même, des ressources sont également
préparées. Il existe à Baccarat deux caisses de retraite, l'une
pour les tailleurs sur cristaux, l'autre pour les verriers et
tous les ouvriers stables. Or, s'il est juste d'y reconnaître,
de la part des chefs, une nouvelle marque de bonté prévoyante,
il y aurait aveuglement à n'en pas constater l'influence sur la
prospérité de l'usine, et à ne pas admirer une fois de plus
cette belle loi d'harmonie, que j'énonçais tout à l'heure, entre
la moralité désintéressée de la cause et l'utilité pratique des
résultats.
L'incertitude de l'avenir et la nécessité d'y pourvoir, sont
deux grands mobiles de travail. Mais il arrive trop souvent
qu'une simple balance établie entre les gains et les déboursés
nécessaires fait évanouir l'espérance, et planer sur une
existence déjà vouée aux plus rudes labeurs la triste
perspective d'une vieillesse qui sera fatalement la proie de la
misère. L'inquiétude ronge le courage en même temps que le cœur;
l'énergie s'affaisse dans une lutte impossible; l'ouvrier n'a
plus pour son art cette affection presque filiale qui attache
chacun à sa carrière, il n'y voit plus qu'un maître qui
l'exploite; il n'a plus qu'une ambition, celle d'ajouter à son
pain quotidien quelques-unes de ces distractions malsaines où
l'âme et le corps s'énervent, mais qui donnent du moins l'oubli
passager d'une destinée sans remède. Qui ne sent le contre-coup
désastreux d'une telle situation sur l'industrie? Ce n'est pas à
Baccarat qu'on pouvait l'ignorer, et il est bien naturel, en
dehors même de toute pensée philanthropique, que là où l'on
redoute même pour l'ouvrier les soucis inséparables de la
culture d'un champ, on ait voulu le soustraire à des soucis
voisins du désespoir.
Cet avantage n'est pas le seul qu'offre une caisse de retraite.
Elle a encore celui de combattre, chez l'ouvrier, la tentation
du changement par un intérêt attaché à sa stabilité dans
l'usine. La stabilité est en effet la condition nécessaire des
retraites. Celui qui s'en va et qui, par conséquent, ne
contribue plus en rien à l'entretien de la caisse, ne peut
légitimement prétendre au bénéfice d'une association (car les
caisses de retraite ne sont pas autre chose) de laquelle il
s'est librement retiré. Il laisse, il est vrai, au profit de
ceux qui persévèrent, le montant de son concours antérieur, mais
il ne fait en cela que se soumettre à une loi qu'il a librement
acceptée. C'est le principe de toutes les caisses de cette
nature que les retenues dont elles s'alimentent ne constituent
pour personne un droit acquis avant l'époque fixée pour la
retraite. L'incapacité perpétuelle, engendrée par une force
majeure, n'y fait même pas exception; à plus forte raison, le
caprice ou la faute, qui amènent soit la désertion volontaire de
l'usine, soit une expulsion méritée.
La première caisse des retraites fondée à Baccarat est celle des
tailleurs sur cristaux. Créée en 1851, elle possède actuellement
un capital de 42,000 francs, dont les intérêts s'ajoutent aux
versements ordinaires. Celle des verriers et autres ouvriers de
la cristallerie est plus jeune. Quoique distinctes, ces deux
caisses sont régies, à peu de chose près, par des statuts
identiques. Il suffira d'en mettre sous les yeux du lecteur les
points principaux pour lui donner, de la valeur de ces
institutions, la haute idée qu'elle mérite.
Et d'abord on est frappé du rôle que joue la Compagnie. Elle a
l'initiative. C'est elle qui décide la création des caisses,
c'est elle qui les fonde, c'est elle encore qui les alimente.
Par une disposition qui s'applique également à la caisse des
tailleurs, les statuts disent que « la Compagnie versera à la
caisse des verriers et ouvriers divers, après le règlement des
comptes de chaque mois, une somme équivalente à 1 pour 100 du
montant des salaires effectivement payés à tous les ouvriers qui
sont appelés à en bénéficier. » Il en résulte que ces versements
mensuels ne sont pas pris au moyen d'une retenue sur les
salaires à payer; ils sont faits par la Compagnie dans une
proportion déterminée avec le montant des salaires effectivement
payés. Ils pèsent sans doute sur la gratification, car il est de
l'essence d'une caisse de retraite de n'avoir point sa source
dans l'aumône, mais dans une sorte d'épargne. Aussi le fonds
constitué de ces caisses n'est-il point regardé par la Compagnie
comme lui appartenant. Il est déposé dans la caisse générale de
la cristallerie, mais celle-ci en sert l'intérêt au taux légal
de 5 pour 100. Dans le cas où la Compagnie viendrait à se
dissoudre, entraînant avec elle, sinon l'existence matérielle de
l'usine, son existence morale actuelle, il est prévu que le
fonds des caisses de retraite serait partagé entre ses vrais
propriétaires, les ouvriers et les pensionnaires.
Encore qu'à la Compagnie reviennent l'honneur et le mérite de la
bonne pensée et même, en un sens, de l'exécution, elle n'a pas
cru que ce fût un motif pour concentrer entre ses mains
l'administration de ces caisses, ni même pour se réserver dans
leur gouvernement la plus grande part d'influence. Tout se
décide à la majorité par un conseil d'administration composé de
douze membres pour la caisse des verriers et de quatorze pour
celle des tailleurs. La présidence est dévolue au directeur de
la cristallerie ; le sous-directeur est secrétaire, et le
caissier trésorier. A cet élément aristocratique, ajoutez, selon
qu'il s'agit de l'une ou de l'autre caisse, le chef des
tailleurs ou celui des fabrications, qui de droit, comme les
précédents, font partie du conseil. Les autres membres, huit
pour les verriers et dix pour les tailleurs, sont des ouvriers
élus tous les trois ans par tous leurs camarades. C'est donc aux
membres élus, à l'élément démocratique qu'est remis le sort des
décisions. Seule, l'abstention de quelques-unes de ces voix peut
amener un partage et permettre à celle du président d'user de sa
prépondérance. Jamais le conseil ne délibère valablement que
huit de ses membres ne soient au moins présents, c'est-à-dire
avec les quatre membres de droit un nombre au moins égal de
membres ouvriers.
Ce qu'il y a d'éminemment libéral et de sagement démocratique
dans ces institutions n'a pas besoin de commentaires.
V
Le même esprit a assis sur les mêmes bases
d'autres caisses destinées à subvenir à d'autres besoins, et je
me hâte de dire que l'une d'elles porte la date de 1835, de 1836
au plus tard, afin qu'on ne soit pas tenté d'y voir un
engouement ou des calculs nés de 1848. 1848 a sans doute
dessillé les yeux de plusieurs, et fait comprendre à ceux qui
vivaient d'illusions que l'avènement de la démocratie était un
fait, et qu'il n'y avait de salut que dans l'éducation des
masses populaires et dans une franche alliance avec elles. Mais
il serait injuste de ne pas proclamer bien haut que les hommes
clairvoyants et généreux avaient devancé cette leçon, qu'ils
avaient déjà depuis longues années, avec l'intelligence des
conditions de la société moderne, le désir ardent et efficace
d'y satisfaire, moins par nécessité que par une équitable
sympathie. La loi du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire en
est la preuve. Elle témoigne de la vérité de ce que je viens de
dire, non-seulement en faveur de M. Guizot, dont elle ne sera
pas le moindre titre à la gloire, mais en faveur de tous ceux
qui la votèrent et qui la reçurent dans le pays avec
acclamation. Quand une loi pareille est faite par une
législature issue du suffrage restreint et dans les
circonstances où la France se trouvait après 1830, c'est que les
classes de citoyens dans lesquelles les pouvoirs politiques de
la nation sont encore concentrés, sentent que ces pouvoirs sont
à la veille ou du moins à l'avant-veille de tomber entre les
mains de tous, et qu'il y a prudence et devoir à préparer les
classes inférieures au grand rôle qui leur sera prochainement
dévolu. Aussi ne suis-je point étonné de voir ces préoccupations
patriotiques et humanitaires de la bourgeoisie se traduire par
une foule de symptômes et d'efforts, et notamment par ceux dont
je fais l'objet particulier de cette étude.
La première formation de la Caisse de secours et de prévoyance
des tailleurs sur cristaux dans l'usine de Baccarat, remonte au
1er mars 1835. Elle n'avait pour but, dans le principe, que de
donner des secours aux ouvriers tailleurs se trouvant dans le
besoin, soit pour cause de maladie, soit pour tout autre motif
admis par son conseil d'administration. Ses ressources
provenaient des amendes et retenues encourues par les tailleurs
pour débauches, absences non justifiées ou mauvais travail, et
en général pour toutes contraventions au bon ordre et à la
police des ateliers, le tout conformément au règlement établi.
Dix mois après, frappé de ses bons résultats, son conseil
d'administration jugea avantageux d'en étendre le but et d'en
accroître les ressources. Il rédigea en conséquence, le 15
janvier 1836, un projet de modifications dont je me contenterai
de signaler les plus essentielles. Désormais la caisse ne sera
plus alimentée par les amendes et autres retenues pénales
imposées aux tailleurs, mais par une retenue de un et demi pour
cent sur le gain de chacun. Elle continuera à indemniser tout
ouvrier tailleur privé de travail pour cause de maladie.
L'indemnité sera équivalente à la moitié du gage de celui à qui
elle sera allouée. On ne sera admis à la toucher que sur le vu
d'un certificat du médecin. Indépendamment de ces secours aux
ouvriers malades, la caisse attribuera une subvention mensuelle
de 4 francs à tout orphelin d'un tailleur mort en activité de
service.
Cette subvention sera continuée pour les garçons jusqu'à treize
ans, et jusqu'à quinze pour les filles. On ne saurait trop louer
de telles dispositions ni assez augurer de leur effet
moralisateur. Il est déjà très-moral de faire tourner au
soulagement d'un malheur immérité le châtiment des coupables.
Combien l'est davantage ce concours spontané qui ne craint pas
d'ébrécher le modeste gain de chaque mois, si laborieusement
acquis, pour ne pas laisser la maladie d'un camarade s'aggraver
sous l'étreinte ni même par l'inquiétude de la misère, ou pour
conduire, jusqu'à l'âge où ils pourront eux-mêmes travailler,
ses enfants réduits par la mort à l'abandon! C'est l'exercice de
la responsabilité solidaire, non plus dans des questions
d'intérêt, mais dans la sphère bien autrement élevée de la
bienfaisance fraternelle. Or, pour qu'une institution qui
développe ce sentiment, en le faisant pratiquer, agisse selon
toute l'influence dont elle est susceptible, elle doit être
librement gouvernée par ceux qui en sont à la fois les soutiens
et les disciples. C'est ce qui introduisit, dans le projet de
1836, l'article relatif au conseil de la caisse, lequel dut se
composer à l'avenir du directeur de la cristallerie, président,
de l'employé en chef des tailleries, des trois surveillants des
tailleries et de six ouvriers nommés par leurs camarades.
Toujours, ou plutôt déjà dès 1836, le même soin de faire
prédominer l'élément ouvrier.
Ce qui paraîtra plus remarquable encore à cette époque, c'est
que ces résolutions durent être communiquées à chaque ouvrier
tailleur, et obtenir force de loi du consentement de tous les
intéressés. C'était le suffrage universel. Elles furent adoptées
à l'unanimité, et il fut réglé que tout tailleur entrant dans
l'établissement serait tenu d'adhérer aux statuts de la caisse
et de subir la retenue dès son admission dans les ateliers. Ces
statuts de 1836 ont reçu plusieurs modifications subséquentes.
Ainsi il a été décidé qu'aucune indemnité ne serait plus
accordée aux malades pour les trois premiers jours de leur
maladie, quelle que fût la durée de la maladie, et que le
Conseil pourrait, sur la proposition du directeur, réduire à un
quart de son salaire l'indemnité de l'ouvrier malade depuis six
mois au moins et qui serait reconnu apte à se livrer à des
occupations quelconques en dehors de sa profession. - Mais,
quelque fondées en raison qu'elles soient évidemment, et bien
qu'arrêtées par le conseil d'administration, ces modifications,
ni aucune autre, n'ont jamais reçu d'application qu'après avoir
été soumises au vote de tous les tailleurs spécialement
convoqués à cet effet. Les deux articles dont je viens de
rapporter la teneur ont passé par 372 oui contre 45 non.
Ce résultat dit assez quelle sagesse préside à ces comices
populaires.
On en trouvera, dans ce qui va suivre, une preuve nouvelle,
comme aussi de la fidélité aux mêmes principes libéraux sur
lesquels j'ai déjà appelé si souvent l'attention.
Nous venons de voir les tailleurs sur cristaux étendre aux
orphelins de leur catégorie le bénéfice de leur caisse de
secours et de prévoyance. Les verriers et ouvriers divers de la
cristallerie ont établi de leur côté, comme appendice à leur
caisse des retraites et sous le contrôle du même conseil
d'administration, une caisse des orphelins alimentée par une
retenue volontairement consentie, de un demi pour cent sur leurs
gages. Le projet de constitution de cette caisse fut affiché, le
18 décembre 1860, pour être soumis à la sanction de tous les
intéressés. Quatre jours après, le 22 du même mois, on procédait
à un vote général qui donnait le résultat suivant : nombre des
votants, 180; pour, 146; contre, 30; deux bulletins blancs et
deux conditionnels.
Et qu'en présence de ces grandes majorités qui ont consacré
cette dernière institution par 146 voix contre 30, les
modifications au projet de 1836 par 372 voix contre 45, et ce
projet lui-même à l'unanimité, on ne s'imagine pas que tout cet
appareil d'élections et de sanctions par le suffrage de tous, de
délibérations à la pluralité des votes, de supériorité numérique
des ouvriers dans les conseils, ne soit qu'un mécanisme dont les
chefs de l'usine font manœuvrer les ficelles et un vain
assemblage de formes illusoires par lesquelles la vanité trompée
se montre complaisante et servile à tout ce qu'ils proposent.
Tout cela est sérieux, tout cela est sincère. On a compris à
Baccarat que des fantômes ne fondent rien de stable; qu'il ne
faut jamais vouloir paraître donner aux hommes plus qu'on ne
leur donne en effet, parce qu'ils aperçoivent vite la fraude et
répondent infailliblement à ceux qui veulent les duper, par une
opposition systématique, qui est la révolte d'une juste fierté
et la lutte d'une conscience honnête; que l'exemple de la
loyauté inspire la loyauté, sans laquelle la vie morale périt,
tandis que l'habileté, qui cherche le succès par la ruse,
corrompt; que, dès que tous, sans distinction de catégorie, sont
également appelés au contrôle et à la conduite des affaires, le
devoir et l'action utile des hommes plus éclairés est de
respecter la manifestation et le triomphe des opinions
contraires, de ne les combattre que par le raisonnement, et
lorsqu'ils sont vaincus, de n'attendre le retour de la fortune à
leur drapeau, sans rancune et sans hostilité contre les
vainqueurs, que de leur persévérance, du progrès des lumières et
de l'expérience qui vient tôt ou tard en aide à la raison. On a
vu plus d'une fois, dans les conseils d'admninistration, l'avis
des membres de droit rejeté, et si l'on y est revenu dans la
suite, c'est que les ouvriers avaient acquis la conviction de
leur erreur. On n'y a jamais vu d'opposition systématique. Cette
population ouvrière n'a point de parti pris contre la
supériorité de l'intelligence; elle est au contraire heureuse
d'en accepter l'ascendant. C'est que le jeu de ces institutions,
ces contacts, ces débats, ces voles, développent chaque jour en
elle, avec la conscience de sa dignité, de sa responsabilité, et
avec tant d'autres bons sentiments, l'habitude de penser et de
réfléchir, déjà puisée de longue main pour la plupart de ses
membres dans l'instruction que dispense aux enfants et aux
adultes l'excellente école de l'usine.
VI
Cette école, parfaitement dirigée par un
maître consciencieux et habile, offre l'instruction primaire à
tous les enfants mâles des ouvriers rétribués au mois. Je dis «
offre » avec intention, car la Compagnie n'a pas cru pouvoir
rendre l'assistance des enfants à l'école obligatoire. En le
faisant, elle aurait outre-passé ses droits et visiblement
usurpé sur la liberté du père de famille. Quelle que soit
l'opinion que l'on professe sur l'instruction légalement
obligatoire, il n'échappera à personne qu'autre est la situation
de l'ouvrier vis-à-vis de la Compagnie, autre celle du citoyen
vis-à-vis de l'État. L'État a charge de veiller à ce que tout
citoyen remplisse celles de ses obligations dans lesquelles
l'intérêt des tiers et celui de la société se trouvent engagés.
C'est ce principe évident qui lui ouvre l'intérieur des familles
pour y réprimer la violation des devoirs essentiels résultant de
la paternité. C'est sur lui que s'appuient les partisans de
l'instruction obligatoire; et lorsqu'on leur reproche de
sacrifier la liberté au socialisme, en absorbant au profit de
l'État les droits du père, ils ré pondent que le droit du père
n'est pas de priver son enfant de l'instruction, mais seulement
de déterminer dans quel degré, par quels moyens et par quels
maîtres il le fera instruire. Cette distinction capitale entre
l'instruction obligatoire et l'école obligatoire, qui sauvegarde
dans le système de l'obligation légale toute la part légitime de
la liberté paternelle, n'aurait pas lieu si la Compagnie
imposait à tous ses ouvriers d'envoyer leurs enfants dans une
école. De quel droit d'ailleurs le ferait-elle ? L'ouvrier ne
tombe sous sa tutelle qu'en tant qu'ouvrier, tandis que le
citoyen entraîne le père de famille, en une certaine mesure,
sous celle de la loi. Lorsque l'enfant deviendra lui-même
ouvrier, la Compagnie pourra faire entrer dans les conditions du
contrat, et nous verrons qu'elle le fait, l'assistance
obligatoire à ses cours d'adultes. Jusque-là elle ne touche
point à ce qui ne lui appartient à aucun titre. Elle se contente
d'offrir et d'inviter.
Elle invite, en effet, et d'une manière très-efficace. Tous les
ouvriers rétribués au mois, quels que soient leur âge, leur
grade, leur position de famille, subissent une retenue mensuelle
de 1 pour 100 qui leur garantit les soins médicaux et
l'instruction pour leurs enfants. En sorte que, si la
fréquentation de l'école est facultative, la contribution des
ouvriers à son entretien est obligatoire. Ainsi, d'un côté, le
père de famille, sans être frustré de la plus petite parcelle de
son indépendance, n'a aucun intérêt pécuniaire à conserver ses
enfants chez lui, il n'a point à vaincre l'obstacle de la
non-gratuité. D'un autre côté, le danger de la gratuité absolue,
qui est de rendre les parents indifférents à l'assiduité des
enfants, et dont le remède inadmissible dans l'espèce est
l'obligation, n'existe pas: l'ouvrier sait, et sa contribution
de chaque mois lui rappelle que, par les retenues qu'il a subies
depuis son entrée à l'usine, il s'est acquis un droit dont il
serait par trop dupe de négliger le bénéfice (11). Les faits ont
répondu à la justice et à l'intelligente bienveillance de cette
combinaison. De six ans à l'époque de leur première communion,
tous les enfants vont à l'école, et lorsqu'ils deviennent
apprentis, vers l'âge de douze ans, ils sont déjà très-bien
formés sous le rapport de la lecture, de l'écriture, de
l'arithmétique, de la géographie et de l'instruction religieuse.
Rapprochée de ce qui se passe à Mulhouse, cette cité par
excellence du dévouement philanthropique, où les cours d'adultes
se bornent à la lecture, à l'écriture et au calcul, cette
immense supériorité des écoles d'enfants de Baccarat a de quoi
rendre fiers ceux dont elle récompense les efforts. Mais en
présence de cette comparaison, qui ne serait attristé? Elle ne
prouve que trop combien au-dessous du niveau qu'elle pourrait
atteindre est l'instruction populaire. Je sais bien que la
population ouvrière de Baccarat est une élite, formée par le
long usage de ces institutions libérales dont j'ai essayé de
faire sentir la féconde influence. Ce qu'on obtient d'elle ne
donne point la mesure des résultats prochains que l'on serait en
droit d'attendre ailleurs de moyens analogues. L'application
immédiate de ces moyens serait-elle même praticable partout? A
Mulhouse, beaucoup d'enfants travaillent dès l'âge de huit ans,
sept ans même, et ils travaillent huit heures par jour. Dès lors
point d'école possible, du moins avantageusement possible pour
eux, et quelle peut être leur préparation à la première
communion ? C'est un premier obstacle à détruire, et l'on ne
saurait mieux faire dans ce but que de méditer l'étude que M.
Jules Simon publiait dernièrement dans la Revue des Deux Mondes
sous ce titre: L'ouvrier de huit ans. Mais suffirait-il de
rendre possible le bienfait de l'instruction? Il est permis d'en
douter, surtout lorsqu'on embrasse dans les mêmes vœux de
civilisation progressive, avec les ouvriers des villes, les
habitants des campagnes, et la question de l'instruction
obligatoire se pose naturellement. Quand on voit l'infériorité
dans laquelle se trouve, au point de vue de l'instruction
primaire, la masse de notre population à l'égard de la plupart
des pays de l'Europe et des États-Unis d'Amérique qui ont résolu
affirmativement ce problème, on comprend qu'on soit tenté de
désirer pour soi ce qui est fructueux pour autrui. Beaucoup de
bons esprits cependant redoutent en France l'obligation légale.
Ils prétendent que l'instruction obligatoire entraînerait la
perte de la liberté d'enseignement, et je déclare hautement que,
si telle devait être la conséquence, je me rangerais avec eux.
D'autres pensent que ces deux choses ne sont pas inconciliables
dans l'état actuel de notre société; qu'avec l'instruction
obligatoire la liberté d'enseignement peut être entourée de
garanties qui la préservent de toute atteinte, qui même nous la
donnent plus complète que nous ne l'avons aujourd'hui. J'avoue
que cela ne me paraît pas impossible. Mais, sans me prononcer
sur la question d'opportunité qui ne saurait être utilement
discutée qu'en présence d'un projet de loi détaillé, je ne
voudrais, en tout cas, de la loi que pour vaincre l'apathie de
nos mœurs. Une législation vraiment libérale empiète le moins
possible sur l'initiative individuelle. La loi devrait se
retirer, une fois les mœurs formées, et l'école d'enfants de
Baccarat est là pour nous apprendre ce que celles-ci feraient
alors à elles seules.
C'est à douze ans que les enfants font leur première communion
et qu'ils sont aptes à devenir apprentis. Ils ne sortent de
l'école qu'ils ont suivie jusque-là que pour entrer dans celle
des adultes.
Celle-ci, comme je l'ai annoncé plus haut, est obligatoire pour
tous ceux qui sont âgés de moins de seize ans et qui n'ont pas
été dispensés à la suite d'un examen. Si un enfant a pu
atteindre sa seizième année sans rien retirer des longs
enseignements qu'il a reçus, n'estil pas sage de renoncer à
demander à cette nature ingrate une fertilité qu'elle ne peut ou
ne veut point avoir. Libre d'assister aux classes, il n'y est
plus contraint. On est donc de droit dispensé de l'école à seize
ans. On peut l'être plus tôt, mais par une décision qui
s'inspire, non-seulement d'un examen sur l'instruction de
l'élève, mais encore et surtout de motifs d'un autre genre qui
font le plus grand honneur aux sentiments vraiment paternels de
l'administration. Les seules bases dont on ne se départit
jamais, sont : 1° qu'il faut au moins savoir lire et écrire; 2°
l'exactitude à l'école. Cette seconde condition permet, sans
paraître tomber dans l'arbitraire, de ne se point enchaîner à
une règle uniforme, mais d'attribuer à chaque cas particulier la
solution indiquée par toutes les circonstances comme plus
favorables au bien du jeune homme.
A l'école d'adulte se rattache par la logique des idées la
pension d'apprentis créée, au centre de l'usine, pour recevoir
les jeunes gens orphelins ou étrangers qui se destinent au
métier de verrier. Quoique absolument distincte comme
institution, elle est née des mêmes sollicitudes. Cinquante
apprentis qui n'ont point de famille à Baccarat, dont
quelques-uns sont orphelins ou enfants trouvés, y sont logés,
nourris, entretenus et surveillés. Leur apprentissage se fait,
du reste, dans les mêmes conditions que celui de tous les
autres, sauf une retenue de 9 fr. par mois qui paye leur pension
complète. Ils ne quittent cet établissement qu'à l'âge de
dix-sept ou dix-huit ans, lorsque la discipline qui y règne
nécessairement devient trop pénible à supporter pour des jeunes
gens qui sont presque des hommes, et lorsque déjà leur salaire
est assez fort pour qu'ils puissent se procurer en ville une
existence convenable. En ce qui concerne l'instruction, ils
subissent le régime commun.
VII
Qu'ils appartiennent à cette catégorie ou
à celle qui grandit sous la tutelle de la famille, il est de
droit que les jeunes ouvriers de Baccarat quittent l'école à
seize ans. C'est l'âge des premières ivresses et de
l'inexpérience. Où vont-ils porter leur ardeur jusque-là
contenue par l'étude? Tout n'est-il pas à craindre si des
occupations saines et attrayantes ne captivent pas leurs
loisirs? Remplacer l'obligation de l'école par d'autres
obligations ne serait pas un abus de pouvoir; ce serait un
manque de sagesse. La passion de l'indépendance, la fierté de
disposer de soi ne sont pas le moindre embarras que l'on
rencontre à gouverner les jeunes gens de ce siècle. Fût-on sûr
de vaincre leur révolte, ce qui est déjà problématique, il ne
serait point expédient pour l'avenir d'humilier en eux ces
instincts précoces de dignité virile. On risquerait trop, en les
ployant par la force, de les briser pour toujours ou de leur
inspirer un parti pris de représailles d'autant plus obstinées
qu'elles seraient plus tardives. Grâce à Dieu, à l'époque où
nous sommes, le meilleur préservatif contre les écarts de la
liberté est, après le frein religieux, dans la confiance unie à
d'agréables et utiles occasions de vivre honnêtement. L'homme
fait ainsi mieux que par la contrainte l'apprentissage de la
vertu, parce qu'il apprend à l'aimer non-seulement par la
stoïque préférence du devoir, mais encore par la douce et forte
habitude d'une âme véritablement élevée. Sa conscience et sa
volonté ne seront pas les seuls champions du bien, elles
s'aideront de toutes les nobles tendances de sa nature
développées par cette éducation.
Deux institutions s'offrent dans ce but au jeune ouvrier, au
sortir de l'école. La première est une classe de dessin. On en
comprend, à côté de l'indiscutable utilité professionnelle,
l'avantage moral. Le goût s'y forme, s'y épure, et le charme de
l'art se joint au désir d'acquérir un talent fructueux pour
dérober aux dissipations possibles une large part des courts
instants qui ne sont point absorbés par le travail de l'usine.
La seconde est une société musicale. Elle n'a pas la prétention
de créer des artistes. Mais on ne peut oublier que la musique
fut de tout temps un élément efficace de civilisation. Dans la
fable antique, elle rend dociles les animaux féroces et les
rochers eux-mêmes.
Dans la réalité, elle adoucit les mœurs et donne à l'âme pour
ainsi dire la sensation de l'infini. A quelque degré que ces
résultats se produisent, ils ne sont pas à dédaigner. Celui de
réunir une quarantaine de jeunes gens et de leur faire passer
leur soirée agréablement, loin de tous dangers, est toujours
complétement atteint. Aussi ne négliget-on rien de ce qui peut
encourager cette institution. Un grand nombre de chefs de
service et d'employés de l'usine en font partie à titre de
membres honoraires. Le chef de musique est appointé par la
Compagnie et ses leçons sont gratuites. La société est
administrée par une commission et un président issus du suffrage
des membres. C'est une initiation à ce gouvernement populaire
qui se retrouve partout à Baccarat.
Je crois avoir rendu pleine justice à l'heureuse influence des
arts. Mais je dois dire, pour être vrai, que si leur concours
est précieux, ils ne sauraient à eux seuls suffire. C'est
surtout la culture de l'intelligence qui fait l'homme. A quoi
serviraient d'ailleurs ces longues années d'école si l'on ne
devait trouver au bout aucun moyen d'en mûrir ni même d'en
conserver les semences? Tant de soins pour instruire et
moraliser appelaient comme complément nécessaire une
bibliothèque. Il en existe une, en effet, à la mairie. Malgré le
choix de ce local, fondée par l'administrateur de la Compagnie,
elle n'est point communale. Chaque dimanche, après la messe,
l'instituteur de la cristallerie, assisté de son collègue de
l'école communale des garçons, distribue les livres. Les
demandes sont nombreuses, et chaque semaine voit un échange
considérable de volumes.
Ce roulement de lecture prouve ce qu'un enseignement primaire
large, soigneux et assidu comme est celui de Baccarat, peut
laisser après lui de goûts studieux persévérants. L'école et la
bibliothèque sont deux choses qui se complètent; mieux que cela,
qui se rendent l'une l'autre nécessaires. L'école donne
l'aptitude et le besoin de lire; la bibliothèque assure les
fruits de l'école et les augmente. On ne saurait donc trop
pousser à en créer partout. Mais lorsqu'on y sera parvenu,
lorsqu'il n'y aura plus une commune en France qui n'ait son
école, une école assidûment suivie par l'enfance et même par la
première jeunesse, et une bibliothèque sérieuse et attrayante,
ouverte à tous les autres âges, on n'aura point encore atteint
tout ce qu'il est possible et désirable de faire. Dès qu'un
livre n'est pas absolument futile, sa lecture, pour être
intéressante et profitable, demande à être attentive et
réfléchie. C'est donc, en même temps qu'un plaisir, une peine,
un labeur, puisque c'est un effort. Combien d'intelligences qui,
seules, n'en seront pas capables ! Combien d'autres qui s'en
lasseront faute d'une volonté suffisamment énergique ! Et pour
ceux qui ne faibliront pas, que de connaissances auxquelles il
leur serait agréable et utile d'être initiés et que les livres
ne leur présenteront jamais que comme des mystères dont ils sont
fatalement exilés! Le grand malheur du livre, c'est que, quelle
que soit la vie qu'on y ait dépensée et dont il immortalise
l'ardeur, il n'est cependant qu'une lettre morte. Ce n'est point
une source prodigue comme l'antique Pactole; c'est une mine
qu'il faut laborieusement exploiter: tout le travail est du côté
du lecteur. L'enseignement oral a pour tous, mais surtout pour
les classes déshéritées du loisir et d'une instruction première
plus étendue, d'incontestables avantages. Le spectacle de
l'orateur captive, et tout en lui concourt à rendre vivante la
vérité qu'il expose. Il ne se contente pas de signaler un filon
de la mine, d'en indiquer le parcours, d'en décrire les trésors,
il allume le feu qui éclairera la marche, il la guide lui-même,
il se baisse, ramasse les richesses enfouies et les jette à
pleines mains; il fait mieux, il les dépose dans la main de
chacun et ne croit sa tâche achevée que lorsqu'il est sûr que
chacun a saisi. Quand cette sorte d'enseignement supérieur
pourra-t-elle être organisée en faveur de tous nos ouvriers des
villes, de tous nos habitants des campagnes? Outre l'élévation
du niveau commun de l'intelligence qui est déjà un grand
bienfait social, elle cimenterait de la manière la plus
souhaitable l'unité nationale en établissant, entre les classes
laborieuses et celle qui se ferait ainsi leur institutrice, les
liens les plus précieux du cœur. Ce vœu fera sourire plus d'un
qui se croit sage; il n'est pourtant pas chimérique. Comme tant
d'autres espérances qui paraissent ailleurs des utopies,
Baccarat vient de réaliser celle-ci. Après m'avoir entretenu de
tout ce qui concerne l'instruction des ouvriers, M. Michaud,
administrateur adjoint de l'usine, qui a bien voulu être mon
correspondant après avoir été mon hôte, me disait dans une
lettre de décembre 1864:
« Tout cela n'est pas mal, sans doute, mais depuis longtemps j'y
trouve une lacune que je me propose de faire disparaître cette
année, soit par moi-même, si je m'en sens capable, soit par un
de mes collaborateurs. Nous avons un triple rôle à remplir près
de nos ouvriers : les instruire, les améliorer et nous les
attacher. Or, si vous prenez une population ardente,
intelligente comme la nôtre, rien n'est plus facile que
d'atteindre ce but, pourvu que le chef se mette en communication
fréquente et un peu intime avec son monde. Je me figure donc que
si, une fois ou deux au plus par semaine, un de nous faisait un
cours public ou plutôt une causerie sur tant de choses que ces
braves gens ignorent et qu'il est possible de leur apprendre,
nous obtiendrions d'excellents résultats sous tous les rapports.
Je voudrais, sous une forme amusante, tout au moins attrayante,
leur donner des notions de physique, de chimie, d'histoire
naturelle. Réussirai-je (12) ? »
A ce doute, que la modestie seule pouvait justifier, les faits
ont répondu. Ouverts dès le mois de janvier 1865, ces cours ont
duré deux hivers, et le nombre des auditeurs, d'abord de 25 à
30, s'est rapidement élevé et s'est maintenu avec persévérance
au chiffre de 120. On a remarqué que les matières traitées dans
les leçons fournissaient aux ouvriers les sujets les plus
ordinaires de leurs conversations. Ce succès, supérieur déjà à
ce qu'on pouvait attendre, grandira certainement et fournira aux
administrateurs de l'usine un moyen de plus en plus efficace de
remplir leur mission, si bien formulée par M. Michaud et si bien
comprise d'eux tous : « Nous avons un triple rôle à remplir près
de nos ouvriers: les instruire, les améliorer et nous les
attacher. »
VIII
Cette devise est celle du spiritualisme en
industrie. Quiconque ne voit dans l'industrie que ce qui en est
la fin directe et prochaine, la plus grande quantité possible de
produits manufacturés au meilleur marché possible, et dans
l'ouvrier qu'une sorte de machine, tout au plus une espèce
d'homme inférieure, assez semblable, moins le nom, à ce que
pensaient les anciens philosophes de l'esclave, et dont il ne
faut s'occuper que pour le faire travailler vite, bien et à bon
compte, celui-là est un industriel matérialiste. Pour l'honneur
de mon pays, j'aime à penser que pas un industriel parmi nous ne
mérite cette qualification; que tous s'élèvent à des
considérations plus humaines ; que tous portent du moins dans
leur cœur, comme un idéal auquel ils accordent un large tribut
de sympathies et de regrets, cette maxime qui est l'âme de
Baccarat, et dont on peut dire que Baccarat tout entier est le
monument vivant. Mais notre industrie, spiritualiste en théorie,
l'est-elle bien en pratique autant qu'elle le pourrait ?
Pour tous, mais surtout pour vous, princes de l'industrie qui
avez avec le peuple des contacts si prolongés et si intimes, le
devoir est de faire des hommes dans la noble acception de ce
mot. C'est aussi l'intérêt, car les sacrifices offerts au devoir
sont toujours payés au centuple. N'est-ce pas un axiome que
l'ouvrier est en proportion de l'homme? Les bras ne comptent pas
seuls en industrie; mais avec eux et plus qu'eux, à mesure que
les machines les suppléent, l'intelligence, la moralité, le
cœur.
Tandis que l'animal ne voit que les faits particuliers et ne
perce pas au delà de leur écorce agréable ou amère, c'est la loi
de l'intelligence humaine, c'est son acte essentiel et vital de
voir toutes choses, comme disaient les anciens, dans
l'universel. Plus cet acte devient conscient et réfléchi, plus
l'homme entre en possession de l'humanité, plus il est homme.
Instruisez donc vos ouvriers, élevez-les du règne obscur et
grossier des faits particuliers et de la sensation à la pleine
lumière de la raison et des lois générales. Sans compter le
perfectionnement du travail vous n'aurez plus affaire à ces
passions ignorantes, sensibles seulement à la circonstance
présente, au gain ou à la perte du jour. Ce ne sont plus là aux
yeux de l'ouvrier instruit que des accidents qu'expliquent et
consacrent les nécessités de l'industrie; il les juge avec plus
de sagesse, il les traite avec plus de respect.
Les statistiques établiraient au besoin que la moralité est avec
les lumières dans un rapport direct. L'intelligence est la base
et comme la racine de toute vie morale, et par une conséquence
naturelle, plus la racine est vigoureuse, plus on est en droit
d'espérer de la tige.
Vivre par en haut retire des instincts bas et mauvais. Et en
présence des doctrines perverses qui circulent autour de nous et
que respirent ceux mêmes qui ne savent pas épeler, je ne crains
pas d'affirmer qu'aujourd'hui plus que jamais être instruit est
la condition d'être meilleur.
Mais l'instruction seule n'est point une panacée souveraine.
Elle est, aux mains du libre arbitre, une arme à deux
tranchants. Aussi la devise de Baccarat ne dit-elle pas
seulement : Instruisez. Elle dit encore : Améliorez. Princes de
l'industrie, vous y pouvez beaucoup. Soyez justes et
bienfaisants envers vos ouvriers. Soyez-leur une leçon vivante
de vertu publique et privée. Ouvrez-leur des institutions dans
lesquelles, en se sentant responsables, ils apprennent à être
libres sans mépriser le devoir, et à pratiquer, quelle que soit
la fortune, les œuvres de la dignité personnelle et de la
fraternité solidaire. Puissent-ils se convaincre, à votre école,
que la meilleure sève de la vie morale est dans la religion !
Faisant ainsi, vous aurez fait des hommes, des ouvriers, des
citoyens. Vous aurez fait beaucoup pour vous-mêmes; beaucoup
aussi pour la patrie, infiniment plus que ne peuvent les plus
habiles combinaisons de la politique et les plus héroïques
exploits. Vous l'aurez délivrée de ces antagonismes qui la
menacent toujours quand ils ne la ruinent pas. Vous lui aurez
donné des citoyens plus instruits, plus moraux, plus unis.
Personne alors ne pourra lui contester la force de porter, sans
diminution et sans péril, le glorieux fardeau des libertés
publiques!
Quant à ceux qui redouteraient dans l'instruction du peuple un
échec pour la foi, je ne leur rappellerai pas ici que la vérité
est une, et que la raison est sœur de la foi, parce qu'elle est
fille de Dieu comme elle. Qu'ils me suivent seulement dans la
grande cour de Baccarat. Il y a là une chapelle modeste
d'aspect, mais dont la présence et le nom vous remuent. Elle
apparaît au milieu de ces magnificences de l'industrie moderne,
comme le signe de la bénédiction de Dieu remplaçant par
Jésus-Christ l'antique malédiction sur le travail de l'homme.
Elle porte le nom de sainte Anne. Or, c'est la tradition des
artistes chrétiens de nous peindre sainte Anne, apprenant à lire
sa fille, qui sera la mère de Jésus-Christ.
J. T. LOYSON.
(1) Cette intervention royale s'explique par la
situation particulière de Baccarat et des forêts considérables
qui alimentent aujourd'hui en grande partie l'usine. Ces
territoires formaient, comme je l'ai indiqué plus haut, au
milieu du duché de Lorraine, une enclave dépendant de l'évêché
de Metz. L'autorité des rois de France y était donc souveraine,
tandis que la Lorraine conservait encore son existence propre
(1765).
(2) Décision du 27 mai 1775, de Mgr Étienne-François-Xavier,
évêque de Toul.
(3) Les Grandes Usines, p. 280-281.
(4) Les Grandes Usines, p. 288-289.
(5) Pour les pièces de grandes dimensions, on emploie souvent un
outil auxiliaire qui permet de comprimer vivement une masse
d'air suffisante pour souffler la pièce. C'est la pompe de
Robinet, inventée en 1824, par un ouvrier souffleur de Baccarat,
nommé Robinet, qui, devenu vieux et infirme, suppléa par ce
moyen artificiel à la force que n'avaient plus ses poumons.
(6) Les Grandes Usines, p. 293-297.
(7) Les Grandes Usines, p. 301.
(8) Les Grandes Usines, p. 311.
(9) Les Grandes Usines, p. 314-315.
(10) L'École, IVe partie, chap. 2.
(11) La Compagnie pourvoit à l'éducation des filles d'ouvriers à
peu près de la même manière qu'à celle des garçons. Elle paye à
la commune les écolages des filles de tous ses ouvriers, de
façon à retomber, au point de vue de la gratuité, dans la
situation que je viens d'exposer. La seule différence consiste
en ce que l'école des garçons est dans l'usine même, tandis que
les filles sont admises dans l'école communale que dirigent les
sœurs de la Doctrine chrétienne. On a pensé avec juste raison
que, s'il importait d'élever les garçons eu vue de leur métier
futur, de les façonner dès l'enfance aux allures de l'usine et
de les connaître déjà le jour où, la première communion faite,
ils entrent à l'atelier, il n'en était plus de même des filles,
en qui l'on avait à préparer non des ouvrières, mais des femmes.
(12) Oserai-je signaler dans ce programme une lacune qui n'est
certainement qu'un oubli de la plume? Bien que l'existence même
de l'ouvrier à Baccarat constitue un excellent cours
expérimental d'économie politique, quelques leçons ne seraient
point inutilement consacrées à cette science. La théorie éclaire
avec avantage les enseignements contenus dans la pratique
journalière de la vie.
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