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Grégoire, élève de l'abbé Lamourette
(voir aussi les autres documents sur l'abbé Grégoire)


Revue du Nord
Tome 44, n°173
Janvier-mars 1962.

Grégoire, élève de l'abbé Lamourette
Abbé Léon Berthe

Les lecteurs de cette Revue savent que l'abbé Grégoire a correspondu à la veille de la Révolution avec Dubois de Fosseux, secrétaire de l'Académie d'Arras, mais qu'il ne l'a fait qu'une fois (1).
La Société royale des Sciences et des Arts de Metz avait couronné l’Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, le 23 août 1788. Le 28 novembre, Dubois de Fosseux envoie au lauréat une lettre impersonnelle : celle-là même qu'il adresse aux hommes de lettres dont il recherche systématiquement la correspondance :
Monsieur,
On m'a appris que vous cultiviez les Belles-Lettres et que vous les cultiviez avec le plus grand succès. Je partage avec vous le goût que vous avez pour elles mais je n'ai pas les mêmes avantages. Cependant tout ce qu'on m'a dit de votre mérite m'a inspiré le désir de me lier avec vous. Et si vous répondez à mon invitation, rien n'empêchera que nous ne nous communiquions réciproquement nos richesses littéraires.
Mandez-moi, Monsieur, si cet échange peut vous plaire et ayez la complaisance de m'adresser votre lettre sous le couvert de M. l'Intendant de Flandre et Artois en son hôtel à Lille et de me marquer si ma lettre, comme je le pense, vous est parvenue franche de port.
J'ay l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

La réponse de Grégoire ne se fait pas attendre : Emberménil, le 8 Xbre 1788 (reçue le 18) (2)
Monsieur
Votre lettre est arrivée chez moi franche de port. Je vous adresse la mienne sous le couvert de Mgr le Contrôleur général et j'ai lieu d'espérer qu'elle vous parviendra sans encombre et sans délai.
Votre épître obligeante méritait bien une réponse preste et cependant j'ai laissé partir deux postes, sans m'acquitter de ce devoir ; vous voudrez bien, Monsieur, ne point imputer à négligence ce retard involontaire, j'étois entouré de morts et de mourans, une espèce d'épidémie affligeoit ma paroisse, et mon ministère absorboit tous mes momens.
Grâces soient rendues à quiconque vous a dit du bien de moi, puisque cela me procure l'honneur de vous connoître, mais le narrateur devroit bien se constituer caution et principal payeur. J'ai lieu de vous soupçonner, Monsieur, très modeste en parlant de vous-même. Le secrétaire d'une société savante n'est pas l'ombre au tableau, les académies ne font pas tomber sur la médiocrité un choix qui compromettroit leur honneur.
J'ai plusieurs correspondances littéraires fort agréables ; celle que vous me proposez sera du nombre ; daignez me répondre au plus tôt, tant pour en établir les objets que pour me tranquilliser sur l'arrivée de ma lettre ; et comme la vie est courte, ex abrupto j'entre en matière en vous exposant sans jactance et avec franchise un précis de mes occupations littéraires en ce moment.
Je fais des recherches sur l'histoire des Juifs, spécialement depuis la subversion du temple. Celle du savant Basnage en laisse, ce me semble, désirer une autre, moins partiale et plus complette. Il y a douze ans que je lus à mes amis d'Alsace un mémoire sur la régénération physique, morale et politique de ce peuple ; je puis prouver par leur témoignage que je me suis occupé de cet objet avant l'impression du livre de M. Dohm et l'émission de la loi Impériale. En ce moment on imprime à Metz mon ouvrage sur la réforme de la nation juive. Marquez-moi, Monsieur, par quelle voye je pourrais vous en faire parvenir un exemplaire (3). Je m'étois proposé de débrouiller un point historique sur lequel les idées du public ne sont point encore fixées : L'histoire des bohémiens errants. Mais M. le baron de Bock, à la suite de son « Sabéisme », vient d'imprimer un abrégé traduit de Greilman sur cet article ; je l'engage à reprendre la matière en lui offrant mes recherches (4).
J'ai sur chantier un ouvrage qui aura au moins le mérite de la nouveauté, c'est sur l'éducation des ecclésiastiques, qui sont chargés d'instituer les trois quarts du royaume. Il est étonnant que parmi tant de traités sur l'éducation, il en manque un sur celle du clergé ; je ne connais guère d'écrits là-dessus que celui de Raban Maur et quelque chose dans les Acta ecclesiae Mediolanensis par Saint Charles Borromée.
L'éducation des campagnards m'occupe aussi et je crois que cette matière n'est pas épuisée, même depuis l'estimable ouvrage : Vues patriotiques sur l'éducation du Peuple.
Variétés de goûts et avidité de connaissances ont porté mon attention sur diverses autres choses, mais voilà, Monsieur, les principales sur lesquelles je réclamerais votre bienveillance et vos renseignements. Voyez de votre côté en quoi je puis vous être utile, tant par moi-même que par mes connaissances à Lunéville, Nancy, Metz, Strasbourg et Colmar. Disposez de ma bonne volonté. En faveur de mon zèle, vous me ferez grâce sur le reste.
J'attendrai de vos nouvelles avec impatience, je les recevrai avec plaisir et je vous répondrai avec célérité, excepté lorsque préalablement il faudra des recherches longues et des discussions approfondies.
Votre Académie, Monsieur, compte, ce me semble, parmi ses membres mon ancien professeur de philosophie, M. l'Abbé Lamourette, auteur de plusieurs ouvrages estimables. Je n'ai pas de relations épistolaires avec lui, mais j'aime à croire qu'il m'aime toujours et je conserve pour lui une tendre vénération. Si vous êtes à portée de le voir, ou si vous lui écrivez, daignez lui transmettre l'expression de mes sentiments.
Je vois qu'en général les gens de lettres ont beaucoup de propension à s'aimer, à se communiquer leurs idées. C'est dans ces dispositions que j'ay l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
GRÉGOIRE, curé d'Emberménil près Lunéville.
N'est-il pas indiscret de vous demander à qui j'ai l'obligation de m'avoir fait connoître à vous, d'une manière flatteuse pour moi ?

Cette réponse si diligente et détaillée, où Grégoire se peint sur le vif (5) et témoigne de son grand désir - malgré les fatigues d'un ministère particulièrement lourd en ce début du terrible hiver de 1788-1789 - de satisfaire le secrétaire de l'Académie d'Arras, a dû plaire à ce dernier. Ne s'est-il pas empressé d'en accuser réception ?
Eh bien ! non. Il n'y a pas trace de lettre de Dubois de Fosseux à Grégoire avant le printemps de 1789. La préparation des élections aux Etats-Généraux l'accaparait trop pour lui laisser le loisir d'entretenir une correspondance personnelle. Et quand il écrivit le 23 avril au curé d'Emberménil, ce ne fut que pour lui demander, de façon tout impersonnelle encore, des précisions sur quelque chose qui l'intéressait de près : les élections aux Etats Généraux à l'échelon du bailliage... Mais ce que Dubois de Fosseux ignorait sans doute encore : Grégoire avait été élu le 27 mars député du clergé pour le bailliage de Nancy. Il avait maintenant autre chose à faire que de répondre au secrétaire de l'Académie d'Arras. Et ce dernier n'insista pas.

Revenons à notre lettre. Le futur membre, si actif, du Comité d'instruction publique, s'y révèle déjà. Il a, d'une part, « sur chantier un ouvrage, qui aura au moins le mérite de la nouveauté... sur l'éducation des ecclésiastiques ».
Il en parle avec assez de chaleur pour donner l'impression qu'il tient à aboutir. Qu'en est-il advenu ? Grégoire lui-même n'y fait aucune allusion dans ses Mémoires. Ses biographes sont muets à ce sujet. Nous avons longtemps pensé que son élection de député aux Etats Généraux et, plus tard, la tournure prise par les événements, l'avaient conduit à abandonner l'œuvre commencée.
Nous en sommes moins sûr depuis la découverte, dans le fonds même de Fosseux, d'une brochure intitulée Plan d'Etudes pour les jeunes ecclésiastiques, brochure anonyme de 23 pages, mais publiée à Metz, chez Claude Lamort, en 1790.
L'identification de l'auteur demeure pour nous un problème, sur lequel nous nous proposons de revenir, s'il n'a pas été résolu auparavant par quelque lecteur (6).

« L'éducation des campagnards, continue Grégoire, m'occupe aussi et je crois que cette matière n'est pas épuisée, même depuis l'estimable ouvrage Vues patriotiques sur l'éducation du Peuple ».
Rappelons ce qu'il écrit dans ses Mémoires (t. II, p. 12) : « Prêtre par choix, successivement vicaire et curé par goût, je formai le projet de porter aussi loin qu'il est possible la piété éclairée, la pureté des mœurs et la culture de l'intelligence chez les campagnards ; non seulement sans les éloigner des travaux agricoles, mais en fortifiant leur attachement à ce genre d'occupation... J'avais une bibliothèque uniquement destinée aux habitants de la campagne ; elle se composait de livres ascétiques bien choisis et d'ouvrages relatifs à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts mécaniques... »
Les Vues Patriotiques ont pour auteur l'avocat du roi près la Cour de Besançon Philipon de la Madelaine. L'ouvrage fît grand bruit, puisqu'il s'en fallut de peu qu'il ne remportât un prix de 1.200 livres distribué par l'Académie Française. Il n'a pas dû passer inaperçu aux yeux du secrétaire de l'Académie d'Arras. D'autant que ce dernier - mais Grégoire l'ignore - a correspondu avec l'auteur en 1787 (7).

Le point qui, à notre sens, mérite de retenir davantage est celui qui a trait aux relations entre Grégoire et l'abbé Lamourette : « Votre Académie, Monsieur, compte, ce me semble, parmi ses membres, mon ancien professeur de philosophie, Mr l'abbé Lamourette, auteur de plusieurs ouvrages estimables » (8).
Sauf erreur, aucun biographe de l'un ou de l'autre de nos personnages n'a signalé entre eux des relations de maître à élève. Que des dictionnaires comme ceux de Michaud pour Lamourette, Kuscinski pour Grégoire, Robert-et-Cougny, pour tous les deux, n'aillent pas jusqu'à ce détail, on ne saurait leur en faire grief. Il est plus surprenant que des biographies comme celles de Lamourette par Liébaut ou par Edmont, ou celles de Maggiolo, Debidour, Viox et Tild pour Grégoire, gardent le silence absolu sur ce sujet (9).
Notre surprise s'accroît quand nous constatons le propre silence de Grégoire dans ses Mémoires : non seulement il n'y fait pas état d'un enseignement reçu d'autres maîtres que les Jésuites (10) ; mais il se montre d'une discrétion rare en ce qui concerne Lamourette (11).
On sait par ailleurs qu'il ne reste plus grand-chose de tous ses papiers antérieurs à 1794, puisqu'il les a détruits lui-même, à cette date, pour la plupart.

Mais le témoignage isolé de l'élève est amplement confirmé par celui du professeur. La Bibliothèque de la Société de Port-Royal conserve, dans le dossier Correspondance de Lamourette, évêque de Rhône-et-Loire, la lettre suivante adressée à Grégoire le 9 septembre 1789 :
Voulez-vous bien, Monsieur, recevoir de la main de votre ancien Professeur un petit ouvrage de sa façon, qui pourra quelquefois vous offrir des aperçus de votre goût ? Il est vrai que vous avez peu de temps pour lire ; mais je me souviens à merveille qu'il vous en faut aussi très peu pour lire et pour faire beaucoup de choses. Je suis fâché de n'avoir pu encore aller à Versailles depuis l'ouverture de l'Assemblée Nationale. Je n'aurois point oublié de renouveler notre ancienne connaissance, et de vous témoigner tout le plaisir que j'ai ressenti de vos succès et de votre dévouement au soutien de la bonne cause.
J'ai vu votre ouvrage sur la Restauration des Juifs et j'y ai reconnu la maturité du talent dont j'avois vu la première fleur à Metz. Je serai ravi que cette portion si humiliée de nos Frères ressente tous les effets du zèle qui vous anime pour la faire réintégrer dans l'espèce humaine.
Mon livre n'est pas direct aux objets qui occupent l'Assemblée Nationale. Cependant il développe avec assés d'étendue et de profondeur les éléments de la philosophie politique et le caractère intime de la nature humaine, pour n'être pas tout-à-fait étranger aux pensées et aux vues d'une Assemblée législative ; et je pense que lui étant présenté par l'un de ses membres les plus distingués, elle daignera le recevoir avec indulgence et avec bonté.
Au reste, vous jugerez, Monsieur, de ce qu'il conviendra de faire. Si vous trouviez cette présentation hors de propos, je vous saurai autant de gré de l'omettre que je vous aurois d'obligation de l'avoir faite.
J'espère que nous trouverons le moyen de nous voir et de causer ensemble, soit à Paris, soit à Versailles. Je suis bien attaché à mes premiers enfants ; mais vous êtes de ceux qu'on ne peut jamais oublier. Recevez, en attendant que nous nous embrassions, les assurances de I'inviolable et respectueux attachement avec lequel je serai toujours, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Abbaye de Chaillot 9 7 bre 1789 .LAMOURETTE.
P. S. Je joins mon adresse à l'Assemblée Nationale au cas que vous jugiez bon de présenter mon livre (12).

Mais il y a plus. Par deux fois au moins, l'abbé Lamourette s'est plu à reconnaître publiquement les liens qui l'attachaient à Grégoire.
Dans ses Observations sur l’état-civil des Juifs, adressées à l’Assemblée Nationale, petit imprimé de 20 pages in-8° qu'il a fait paraître à Paris chez Belin en 1790, il écrit en note (page 19) :
« Nous nous proposons de traiter dans un autre écrit de l'état civil des Juifs, considéré dans son rapport avec les Loix et l'esprit de l'Institution chrétienne et de rassurer la religion de ceux qui craignent pour la cause de Dieu.
En attendant, nous invitons instamment tous les Lecteurs qui aiment à régler leur jugement sur des idées bien approfondies et bien développées, à lire avec attention et avec un esprit libre de toute prévention, l'excellent Essai de M. l'abbé Grégoire, député de Lorraine, sut la régénération Physique, Morale et Politique des Juifs, qui se trouve, ainsi que la Motion du même Auteur sur les Juifs, chez Belin, libraire, rue Saint- Jacques, n° 26 ; ouvrage justement couronné par l'Académie de Metz, et qui est écrit avec l'exactitude de cette Logique éloquente qui n'exclut ni l'élévation des pensées, ni la noblesse des expressions, ni le pathétique du sentiment, et qui assure à son Auteur le droit de figurer parmi ces Écrivains incorruptibles et sages, qui savent combattre les préjugés des Hommes, sans sortir des vrais principes de la Religion et de la Morale. Mais tous les talens Littéraires, Philosophiques et Politiques de M. l'Abbé Grégoire, ne seront jamais, aux yeux de ceux qui connaissent son Ame que la partie la plus accessoire de son mérite ; et le Lecteur pardonnera à ma tendresse Paternelle de rendre, en passant, ce témoignage à mon ancien Disciple et à mon Ami de tous les tems ».

Et si l'on parcourt le Décret de l'Assemblée Nationale sur les biens du clergé, justifié par son rapport avec la nature et les loix de l'institution ecclésiastique, par M. l’abbé LAMOURETTE, qui eut plusieurs éditions (13), on y relève un passage où Grégoire revient longuement en cause (dans une note qui court de la page 26 à 33). Et l'auteur s'exprime ainsi (pages 31 à 33) :
« Parmi les excellents ecclésiastiques et les députés les plus pourvus de talents et de vertus, qui ont essuyé ces explosions d'un zélé amer et mal réfléchi, je puis citer M. l'abbé Grégoire. Je ne connois point de prêtre plus rempli que lui de l'esprit de son état et plus profondément pénétré de la vérité, de la grandeur et de la solidité de la religion. Ceux qui vivent avec lui rendent justice à la rigueur de ses mœurs. Quant à ceux qui ne le connoissent que par sa conduite dans l'Assemblée Nationale, ils savent comment il s'y est montré et s'il y a déployé de vrais talents et tout le sentiment d'une âme pétrie d'humanité et de patriotisme.
(...) On lui fait les plus impérieuses question sur sa façon de penser et d'agir.
Pourquoi n'avoir pas signé la déclaration ? (...)
Pourquoi avoir adhéré au décret touchant la vente des biens ecclésiastiques ? (...)
Pourquoi se mettre au Club des Jacobins ? (...)
Pourquoi avoir épousé la cause des Juifs et débité des brochures et des motions pour leur faire accorder l'état civil ?
Parce que la cause des Juifs est celle de l'humanité et que la religion elle-même sollicite leur incorporation dans la société des autres hommes. Car, puisque la tradition du peuple Juif et du peuple Chrétien ne font ensemble qu'une même suite de choses et que les écritures des deux Testaments ne composent qu'un même corps et un même livre, cette unité ne doit-elle pas aussi rassembler en une même famille les disciples de Moïse et ceux de Jésus-Christ ? Et parce que les premiers n'ont pas le bonheur de voir, comme vous, que Jésus-Christ a achevé l'édifice dont Moïse avait posé le fondement, en êtes-vous moins les uns les autres, l'objet du même dessein et les dépositaires des mêmes promesses ? C'est votre mépris qui a fortifié l'incrédulité des Juifs. Quand ils seront fondés à vous aimer et à vous regarder comme leurs frères, ils estimeront une croyance où ils trouveront des hommes si indulgents et si bons ; et le désir de vous ressembler et d'acquérir des qualités aussi aimables ne sera pas le moins puissant de tous les nouveaux motifs qu'ils auront de mieux examiner ceux qui vous attachent au Christianisme.
Vertueux et sensible ami ! Votre coeur affligé est venu s'épancher dans le sein de celui qui guida vos premiers pas dans la carrière des sciences. Puissent mes tendres sentiments vous adoucir pendant quelques moments les amertumes dont d'injustes préventions abreuvent vos plus glorieux jours ! Mais vous avez une ressource plus solide contre l'importunité des contradictions humaines ; car vous vivez avec votre conscience ; c'est une compagne qui devra toujours vous consoler de tout.

II est donc certain que l'abbé Lamourette a été le professeur de Grégoire. Reste à savoir où et quand il lui a dispensé l'enseignement de la philosophie.
Des indices convergents permettent de penser que ce fut au Séminaire de Metz.
La lettre de Lamourette à Grégoire en date du 9 septembre 1789 ne le laisse-t-elle pas entendre déjà par sa phrase : « J'ai vu votre ouvrage sur la restauration des Juifs et j'y ai reconnu la maturité du talent dont j'avais vu la première fleur à Metz » ?
Ce fut peut-être même plus précisément en 1772. Car selon Maggiolo, généralement bien informé sur tout ce qui touche les années de jeunesse de Grégoire, il est passé cette année-là de Nancy à Metz (14).
Mais Lamourette n'a pas dû demeurer qu'un an au Séminaire de Metz. Si l'on accepte son propre témoignage, il y a fait un séjour assez prolongé. Son ouvrage Pensées sur la philosophie de la foi..., paru en 1789, est dédié « à son Eminence Monseigneur le Cardinal Louis-Joseph de Montmorency-Laval, premier Baron chrétien, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, évêque de Metz ». On relève dans cette dédicace (p. Vi) « ...Appliqué durant une assez longue suite d'années à former, sous les yeux et sous la direction sage et éclairée de Votre Eminence, la portion la plus précieuse de votre troupeau à la science et aux mœurs de son état, j'ai été à portée d'admirer le vrai Père, le généreux Citoyen... »
Cette « assez longue suite d'années » a pu commencer avant même l'Ordination de Lamourette ; nous l'admettrions d'autant plus volontiers que de 1758 à 1776 le Séminaire Sainte-Anne, où s'enseignait la philosophie - la théologie étant donnée au Séminaire Saint-Simon - a été dirigé par un Artésien, Jean-Antoine Labouré, né à Croisilles, au diocèse d'Arras (16).

Les contemporains attestent l'influence de l'abbé Lamourette sur ses élèves (16).
La question capitale qui se pose au terme de cet article est bien celle-ci : son enseignement n'a-t-il pas marqué profondément l'élève Grégoire ?
Nous savons maintenant l'affection et l'estime qu'ils avaient l'un pour l'autre.
Nous sommes frappés surtout par leur communauté de vues sur la question des Juifs.
Le rôle de Grégoire dans ce domaine a sans doute été mis en valeur comme il se devait. Chacun sait qu'il a lutté avec courage et persévérance pour la cause de l'intégration des Israélites dans la communauté nationale (17).
On admet même qu'il a commencé tôt à s'intéresser au problème : il présentait déjà en 1779, écrit Tild, un mémoire sur les moyens de « recréer le peuple Juif » à ses confrères de la Société Philanthropique de Strasbourg (18).
En 1779 ? mais Grégoire est bien proche encore de l'enseignement reçu de l'abbé Lamourette...
On est donc en droit de se demander si les idées de l'élève, sur ce point précis, ne reflètent pas celles du maître et dans quelle mesure.
Pour nous une énigme demeure.
Enigme que nous serions heureux de voir résolue, pour une meilleure connaissance de deux personnalités très attachantes.

Abbé Léon BERTHE,
Attaché de recherches au C.N.R.S.

(1). Cf. Notre article dans la Revue du Nord, n° 169, janvier-mars 1961 : Les Académies d'Arras et de Metz : leurs relations au temps de Robespierre (pp. 43-52).
Que Mgr J. Leflon et M. André Gazier, qui nous ont fait bénéficier de leur aide, veuillent bien trouver ici l'expression de notre vive gratitude.
(2). Indication de la plume de Dubois de Fosseux.
(3). Pour éclairer ce passage, on ne peut mieux faire, semble-t-il que de le rapprocher de ce qu'écrira Grégoire, quelque vingt ans plus tard, au tome 1er de ses Mémoires : « En 1788 parut mon Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs (...) Basnage a fait, en quinze volumes, une histoire partiale et très incomplète du peuple Juif depuis la dispersion. J'avais entrepris une histoire nouvelle qui eût en partie comblé les lacunes et rectifié les erreurs de Basnage ; surtout j'aurais réfuté ses mensonges sur saint Cyrille déjà relevés par l'abbé Goujet. La Révolution vint interrompre ce travail. M. de Dohm, emvoyé de Prusse au Congrès de Rastadt, aujourd'hui plénipotentiaire de Westphalie en Saxe, m'avait offert ses manuscrits ; à mon tour, je lui ai offert les miens ; il est, me dit-il, trop âgé pour suivre son plan, et quant à moi, d'autres travaux commencés me laissent le regret de ne pouvoir continuer le premier ; mais du moins j'ai atteint mon but. J'étais venu à l'Assemblée Constituante avec la résolution d'y plaider la cause des Juifs ». - Rédigés en 1808, les Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois... ont été publiés en 1837 par Hippolyte CARNOT ; nous les citons ici d'après l'édition de J. Yonet, Paris, 1840, pp. 331-332.
Jacques Basnage : pasteur, controversiste, historien et homme politique ; né à Rouen en 1653, mort en Hollande (en 1723) où il s'était réfugié après la révocation de l'Édit de Nantes, en 1685. Il a écrit notamment une Histoire des Juifs depuis Jésus-Christ (en cinq volumes), qui eut deux éditions, Rotterdam, 1707 et La Haye, 1715. Cf. l'article de M. PRÉVOST dans le Dict. Biog. Fr., t. V, col. 734-736 ; voir aussi Robert ANCHEL : Les Juifs de France (J. B. Janin, 1946).
(4). Le baron était alors le voisin de Grégoire, puisqu'il tenait la lieutenance des Maréchaux de France à Thionville. Le premier des quatre volumes d'Œuvres diverses qu'il fait paraître durant les années 1788-1789, contient une Histoire des Bohémiens. Cf. l'article de M. TRIBOUT de MOREMBERT sur Jean-Nicolas-Étienne de Bock, dans le Dict. Biog. Ft., t. VI, col. 751-752.
(5). Elle est de premier jet : les deux ou trois ratures qu'on y trouve semblent bien indiquer qu'elle n'a pas eu de brouillon.
(6). De qui Dubois de Fosseux a-t-il reçu ce Plan d'Études... (à présent inséré dans le Recueil Laroche OOO in-8°) ? Probablement de l'apothicaire-major messin Guéret. - Si cette brochure n'était pas de Grégoire, n'aurait-elle pas pour auteur Martin-François Thibault, curé de Sainte-Croix de Metz à la veille de la Révolution et député aux Etats Généraux : il fut supérieur du Séminaire Saint-Simon de Metz - dernier supérieur avant les Lazaristes - de 1754 à 1 762.
(7). Sur Philipon de la Madelaine, voir MlCHAUD, Biographie universelle, t. XXXIV, pp. 60-62, Cet article précise que l'ouvrage Vues patriotiques sur l'éducation du Peuple... (1 vol. in-12, Lyon. Bruyset-Ponthus, 1783) a concouru cette année-là pour le prix fondé par le comte de Valbelle, destiné à récompenser l'ouvrage le plus utile paru dans l'année. L'Ami des Enfants de BERQUIN ne l'emporta sur lui que d'une voix.
Né à Lyon en 1734 (mort à Paris en 1818), membre honoraire de l'Académie de cette ville, Philipon de la Madelaine a marqué de son influence, principalement en matière pédagogique, les cercles intellectuels lyonnais. Cf. L. TRÉNARD, Lyon, de l'Encyclopédie au Préromantisme (P.U.F., 1958), passim. Il a de même joué un grand rôle au sein de l'Académie de Besançon, ville où il s'est fixé très tôt, pour ne la quitter qu'en 1786, date où il est devenu intendant des finances du Comte d'Artois. Cf. J. COUSIN, L'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon (Besançon, 1954), passim.
Les Vues patriotiques..., dont on trouve une analyse sommaire dans Economie et Population. Les doctrines françaises avant 1780. Bibliographie générale commentée (P.U.F., 1956), p. 487, ont, on le sait, inspiré le fameux Plan d'éducation nationale de Lepeletier de Saint-Fargeau, présenté par Robespierre à la Convention le 13 juillet 1793.
(8). Depuis le 13 octobre 1787. La correspondance de l'abbé Lamourette avec le secrétaire de l'Académie d'Arras, sur laquelle nous reviendrons ailleurs, commencée dès avril 1786, s'est poursuivie jusqu'en novembre 1791. A cette même séance du 13 octobre, avec l'abbé Lamourette ont été nommés membres honoraires M. de La Font du Cujula, secrétaire perpétuel de la Société Libre des Sciences, Arts et Belles-Lettres d'Agen et M. l'abbé Gail, professeur de philosophie au collège d'Harcourt. Cf. le Second Journal de l'Académie d'Arras (Recueil manuscrit des archives de Fosseux, p. 133) ; voir aussi E. VAN DRIVAL : Histoire de l'Académie d'Arras... p. 249.
(9). Cf. LIÉBAUT (Abbé), Lamourette, Prêtre et Évêque assermenté (Nancy, 1895) et la copieuse notice de EDMONT (Ed.), sur Adrien Lamourette, dans la Galerie Ternésienne (Saint-Pol, 1910, pp. 183 à 189) ; et, concernant Grégoire, MAGGIOLO (L.), La vie et les œuvres de l'Abbé Grégoire de 1750 à 1789 (Nancy, 1873), DEBIDOUR (M. A.), L'abbé Grégoire (Nancy, 1881), Camille VIOX, L'abbé Grégoire, conférence historique (Lunéville, 1882) et TILD (Jean), l'Abbé Grégoire (Paris, 1946).
(10). « J'étudiais chez les Jésuites de Nancy, où je ne recueillis que de bons exemples et d'utiles instructions. J'eus entre autres pour Régent, le Père Beauregard, fameux prédicateur... » (Mémoires, t. I, p. 326).
(11) . Ses Mémoires, rappelons-le, ont été rédigés en 1808, Grégoire a sans doute alors ses raisons de ne pas raviver longuement le souvenir de son ancien collègue dans l'Épiscopat Constitutionnel, guillotiné sous la Terreur. L'attachement même qu'il lui avait porté n'était-il pas déjà un motif suffisant pour faire silence sur un passé trop douloureux ? Au tome II des Mémoires (p. 58), Grégoire fait cette brève allusion : « Beaucoup d'Églises étaient veuves, soit qu'elles eussent été abandonnées par leurs Évêques, soit que leurs Évêques fussent morts naturellement ou égorgés judiciairement, et dans ceux-ci, on comptait Raux, Expilly, Lamourette, Gouttes, etc.. ».
(12). Lamourette a quitté la cure d'Outremécourt (alors au Diocèse de Toul) pour rejoindre St-Lazare en 1783. Il habite Paris, pensons-nous, depuis cette date.
Le « petit ouvrage » qu'il offre à son ancien élève ne peut être que ses Pensées sur la philosophie de la Foi, ou le Système du christianisme entrevu dans son analogie avec les idées naturelles de l'entendement humain. Cet in- 12 de 371 pages est paru en 1789 chez Mérigot jeune à Paris. La Bibliothèque de la Société de Port-Royal possède encore une autre lettre de Lamourette à Grégoire (non datée, mais certainement du temps où il est évêque de Rhône-et-Loire). Il y emploie cette expression terminale : « Je suis tout à mon cher fils et à mon fidèle ami. Lamourette ».
(13). Une première en 1789, selon EDMONT (op. cit., p. 188) et Edouard ROSSET, Notices bibliographiques de la Congrégation de la Mission, 1874 (Nous n'avons pu la consulter ; elle manque à la Bibl. Nationale) ; une seconde en 1790 et une encore, revue et augmentée en 1791, publiée à la fois chez Belin à Paris et par Faucheux à Lyon. C'est celle que nous citons. Le texte intégral de la citation se retrouve dans l'édition de 1790.
(14). MAGGIOLO, op. cit. p. 13 : « En 1772, il se rendit à Metz au Séminaire diocésain pour y achever ses études en théologie et y recevoir les Ordres sacrés». - Les Archives de la Maison de Saint-Lazare, mises complaisamment à notre disposition par le P. Combaluzier, n'apportent pas de précision sur ce qu'a fait Lamourette entre l'émission de ses vœux le 5 mai 1761 et son Ordination en 1769 ; pas plus que sur les postes remplis par lui de 1769 à 1773. « Prêtre en 1769 seulement, écrit de son côté l'abbé Liébaut (op. cit., p. 11), il put avant son ordination s'exercer quelque temps au professorat », sans préciser davantage. Ne fut-ce pas à Metz ? - Depuis l'édit royal d'avril 1778, les deux Séminaires de Sainte-Anne et de Saint-Simon étaient affiliés à l'Université de Nancy. Voilà qui ne facilite pas les recherches.
(15). Cf. N. HAMANT, Histoire du Séminaire Sainte-Anne (1661-1791) (s.l.n.d.), pp. 151 et suiv.
Rappelons qu'Adrien Lamourette est lui-même originaire de Frévent (Canton d'Auxi-le-Château. Pas-de-Calais).
(16). Que le lecteur se reporte au pamphlet bien connu : Dialogue sur les affaires du temps entre Ariste, Cléante et Eugène, ou Histoire des variations de l'Abbé Lamourette (Paris, 1792, 64 p.). En même temps qu'il regrette de n'y voir aucune allusion faite à Grégoire, il relève surtout comment le dialogue témoigne, à sa manière, de l'influence profonde exercée par l'Abbé Lamourette sur ses élèves, plus exactement de la réputation que ses ennemis lui en faisaient alors.
(17). Comme le montrent en particulier les travaux de Jacques GODECHOT. Son ouvrage les Institutions de la France sous la Révolution et l'Empire (P.U.F., 1951) en résume les données essentielles (pp. 50-53). - Études plus précises : L'abbé Grégoire et l'émancipation des Juifs (Revue Juive de Lorraine, t. I, 1925, pp. 62-66 et 77-81) ; Comment les Juifs de Lorraine élurent leurs députés en 1789 (Revue Études Juives, t. 81, 1925, pp. 48-54); Les Juifs de Nancy de 1789 à 1795 (ibidem, t. 86, 1928, pp. 1 à 35).
(18). TILD (Jean), op. cit., p. 11.

 

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