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265e régiment d'Infanterie - Mai-sept. 1918
 


Le régiment rose
Histoire du 265e d'Infanterie, 1914-1919
Commandant du Plessis
Ed. Payot & Cie, Paris, 1920


EN LORRAINE
31 Mai - 4 Septembre 1918.

Au grondement du canon, nous marchons, dans la nuit tiède, lentement, vers la forêt maternelle qui va nous cacher dans son sein. Nul regard ne percera, du haut des airs, les voûtes de ses ramures. Sous leurs arceaux, à leurs piliers nous suspendrons en paix nos tentes où le sommeil qui nous accable étendra sur les feuilles sèches, pour un repos délicieux, nos corps las et endoloris. Nos nerfs, doucement apaisés par cette atmosphère sereine, reprendront bientôt leur souplesse. Nos cœurs se rafraîchiront dans la solitude. Ils entendront les mille voix du sol natal. Ils s'élèveront par l'élan de la gratitude, vers le Dieu qui sauve, et tout en suivant, anxieux, les fluctuations de la bataille, ils sentiront croître leur foi aux grands destins de la patrie.
Le 31 mai au point du jour, nous arrivons à Soucy et à Montgobert, dont les derniers habitants s'apprêtent à partir. Le lendemain, nous campons près de Villers-Cotterets, complètement abandonné. Etablis ensuite en réserve à Oigny et à Dampleux, nous travaillons pendant huit jours, sous les futaies, à des tranchées et à des réseaux de fil de fer qui demeureront, Dieu merci ! sans aucun emploi. Nous quittons enfin, le 7 juin, les rivages que viennent battre les dernières vagues de l'invasion arrêtée ; et nous stationnons jusqu'au 12 à Villers-St-Genest, Brégy et Bouillancy, villages illustrés par les combats victorieux auxquels nous avons pris part avec l'armée MAUNOURY il y a quatre ans.
Ce n'est pas sans émotion que nous revoyons cette vaste plaine, ces champs où reverdissent des moissons pareilles à celles qui les doraient alors, ces maisons dont quatre années n'ont pas réparé les ruines, ni même guéri les blessures. Rien n'a changé. Seulement la campagne est toute fleurie de croix à cocardes tricolores ; et, là-bas, au bord de la route, une pyramide se dresse pour remémorer aux passants l'héroïque et victorieux souvenir qui plane sur elle. C'est là que, le 11 juin, une délégation en armes rend les honneurs militaires aux camarades qui sont tombés pour la patrie dans la bataille qui l'a sauvée. Nous avons continué leur œuvre : résolus à la poursuivre jusqu'au bout et à rendre leur sacrifice aussi fécond qu'ils l’ont rêvé, nous déposons, au pied du monument qui le rappelle, une couronne funéraire, hommage du « 265e à ses glorieux morts de 1914 ».
Le lendemain, nous nous embarquons à Betz pour une destination inconnue. Ceux qui prétendent en avoir percé le mystère sont naturellement nombreux. Les uns nous envoient en Belgique, d'autres en Italie, d'autres dans les Vosges. C'est à ceux-ci que l'événement donne raison. Vingt huit heures de voyage nous amènent à Gerbeviller, d'où nous gagnons, à pied, Domptail et Fontenoy- la-Joute, près de Baccarat. C'est le vestibule de notre nouveau secteur. Nous y stationnons une semaine pour achever de nous refaire ; et, du 18 au 22 juin, associés à la 154e brigade américaine que commande le général JOHNSON, nous nous installons dans les tranchées de Badonviller, de Neuviller et de St-Maurice, avec nos réserves à Pexonne, Ste-Pole, Vacqueville et Neuf maisons.
C'est un vaste domaine que le nôtre. Il s'étend des montagnes de Pierre-Percée au village d'Ancerviller sur un front de dix kilomètres ; mais, renforcés par nos alliés d'outre-mer, nous sommes assez nombreux pour en assurer la garde. Nulle attaque d'importance n'est d'ailleurs à craindre. Les régiments ennemis qui nous font face appartiennent à la landwehr ou sortent, comme nous, de la bagarre et viennent ici pour se reconstituer. Tout au plus, sont-ils en mesure de sonder nos lignes, de temps à autre, avec l'aide de troupes spéciales, par quelque coup de main rapide et peu profond pour constater notre ordre de bataille et s'enquérir de nos desseins.
Les mouvements de notre installation ont sans doute éveillé leur méfiance. Ils nous accueillent, le 18 juin, par un bombardement insolite au cours duquel, à Pexonne, l'aspirant PEIGNÉ, sorti de son abri pour sauver du péril un de ses hommes, est grièvement blessé après l'avoir mis à couvert. Le 24, à la fin d'une nuit très calme, un tir d'une extrême violence se déclanche ; obus et bombes de gros calibres, explosifs et toxiques, pleuvent sur nos petits postes, nos tranchées, nos villages et jusqu'à nos arrière-lignes. Les gaz délétères envahissent les caves de Badonviller et de St-Maurice et s'y déposent en nuages épais, asphyxiant tous ceux qui tardent, si peu que ce soit, à mettre leur masque ; incommodant même, à la longue, ceux qui l'ont mis dès l'abord. Répandus à flots soudains par les projecteurs sur nos éléments avancés, ils les aveuglent et les paralysent. Pourtant, lorsque l'infanterie allemande débouche, vers quatre heures, et attaque en force d'un côté le saillant de Neuviller, de l'autre nos groupes de combat à l'est de Badonviller, elle se heurte à de vigoureuses résistances qui demeurent, en ce dernier point, victorieuses. Deux sections de la 15e compagnie, énergiquement commandées parle lieutenant BOURDAIS et le sous-lieutenant LIAGRE, se sont maintenues sous le bombardement avec une constance invincible et interdisent à l'assaillant, à coups de grenades, l'approche de nos tranchées. A Neuviller, le village a été envahi et nettoyé aux lances flammes après un rapide corps à corps ; mais les réserves du bataillon GELLY, contre-attaquant avec vigueur, chassent aussitôt l'ennemi, le poursuivent et lui causent de lourdes pertes.
Les nôtres, hélas ! le sont aussi. Le lieutenant BOURDAIS a été enseveli sous les énormes éboulements causés par les bombes ; le sous-lieutenant VÍALA, promu officier le matin même, expire intoxiqué, en arrivant à l'ambulance de Baccarat. Nous avons une quinzaine de disparus, et qui ne sont pas tous prisonniers. Cent soixante autres de nos hommes sont hors de combat. Les Américains, plus nombreux et qui voient le feu pour la première fois, sont beaucoup plus éprouvés ; mais ils ont montré, en même temps que leur inexpérience, les plus belles qualités guerrières. Ils sont vigoureux, fermes et braves. Notre estime leur est acquise, comme nous avons gagné la leur par notre vaillance et leur affection par notre camaraderie. Certains de nos hommes, comme le soldat MOINARD, ont ramené sur leur dos l'un après l'autre, jusqu'à deux kilomètres du champ de bataille, trois et quatre de leurs blessés.
L'entente est parfaite entre les soldats ds deux armées. On fraternise dans le service, où tout s'exécute en commun, gardes, patrouilles, travaux, corvées : le 5 juillet, le sous-lieutenant MENESCLOU conduit un coup de main mixte contre les tranchées ennemies ; le 6, c'est le sous-lieutenant Louis ; le 8, le lieutenant MASSACRY. On fraternise hors du service, le bidon en main, surtout. La différence de langage n'est pas un obstacle. Chacun y met du sien ; et, la sympathie aidant, on finit toujours par se comprendre.
Les deux fêtes nationales, fraternellement célébrées, les 4 et 14 juillet, par des toasts amicaux suivi de libations copieuses, et la visite du général PERSHING, accueilli par notre musique aux accents de l'hymne américain et de la Marseillaise, manifestent avec éclat la cordialité des relations mutuelles. Venus de New-York pour la plupart, nos compagnons apportent, à profiter de nos enseignements et de notre exemple, une intelligence, une activité, un désir de s'instruire et de bien faire qui présagent leurs succès futurs.
Un mois les a rendus capables d'assurer seuls la défense du secteur. Nous les y laissons, le 16, pour aller occuper, plus près de Lunéville, celui de Fréménil. Quelques officiers resteront avec eux et le bataillon GELLY y demeura même, jusqu'à la fin d'août, entre Neufmaisons et Pierre-Percée, pour les relier à l'armée voisine. Le reste du régiment s'en va, emportant les souhaits de « good luck » de nos alliés et les remerciements que le général JOHNSON lui adresse ainsi qu'au lieutenant-colonel Rose et au chef de bataillon du PLESSIS, dans un chaleureux ordre du jour.
Le domaine qui pour un mois et demi, devient nôtre, est moins pittoresque, mais tout aussi calme que celui d'où nous sortons. Sur les larges ondulations des collines qui bordent la Vezouse et s'élèvent vers l'est jusqu'à la frontière d'Alsace, nos tranchées s'allongent, à peines ébauchées, de Blêmereu jusqu'à Veho. C'est un front de même étendue que celui dont un de nos bataillons, renforcé d'un bataillon américain deux fois plus nombreux, avait, à Baccarat, la garde ; et nous sommes seuls à le tenir ; mais un ample échelonnement en profondeur nous met à couvert des coups de main et des surprises.
Nulle part mieux qu'ici l'on ne se rend compte de l'influence exercée sur la tactique par la diminution des effectifs, les transformations de l'armement et les progrès réalisés dans l’intelligence de la guerre. Elle est écrite sur le terrain où nulle trace ne se mêle aux siennes. Depuis 1914, aucune attaque importante ne s'y est produite ; et pourtant, que de changement, s'y manifestent ! Nos 7 petits postes, - chacun de 7 à 8 hommes, un caporal et un sergent - s'espacent à quatre ou cinq cents mètres l'un de l'autre, dans un labyrinthe de tranchées puissantes où un régiment serait à l'aise. Telle en fut aussi la garnison naguère : les postes de commandement, les abris, en témoignent encore. Au village de Reillon, nous n'avons presque plus personne ; mais le chemin de fer de secteur qui le dessert par un long tunnel, le poste médical supérieurement installé que recèlent les caves de ses dernière maisons vers le sud, les fils téléphoniques entremêlés, les observatoires en ruines, les bureaux envahis par les eaux pluviales et la moisissure, tout rappelle l'importance passée de ce village deux fois mort.
Aujourd'hui, la ligne de défense la plus avancée est à trois kilomètres en arrière : pendant tout le cours des trois premières années de guerre, elle se trouvait à trois kilomètres en avant. Dès longtemps nos prédécesseurs l'ont abandonnée, ainsi que sa doublure et la parallèle de résistance principale et la parallèle de soutien, pour placer seulement, comme nous, quelques éléments de surveillance dans la parallèle des réduits. Toute la première position est ainsi presque inhabitée ; les avant-postes ont reculé jusqu'à la seconde et c'est sur la troisième que nous nous organisons pour soutenir, en cas d'attaque, le choc amorti par la distance, brisé peut-être par nos barrages d'artillerie et nos feux de couverture.
L'ennemi en a fait autant de son côté. Entre ses lignes et les nôtres, une vaste zone déserte s'étend ainsi où s'enchevêtrent les tranchées éboulées, les boyaux obstrués, les réseaux de fil de fer rendus plus impénétrables encore par le bouleversement du terrain. C'est là que se faisait la guerre de tranchées quand les deux lignes de bataille, incrustées dans le sol, s'affrontaient au long des jours, se criblant, à courte distance, de toutes sortes de projectiles, sans rien céder l'une ni l'autre. On se lassa, plus tard, de cette lutte sans issue, de tant de pertes inutiles. On ne laissa tout en avant que des éléments de surveillance, de plus en plus faibles et de plus en plus dispersés. Les forces de résistance furent échelonnées en arrière, hors de l'atteinte des gros lance-bombes, des petits mortiers de tranchée et des grenades à fusil. Un mouvement de reflux s'opéra, que les bombardements toxiques par obus et surtout par projectors accentuèrent de plus en plus. Il s'acheva par la substitution, au dispositif de combat, d'un dispositif de sûreté largement articulé en profondeur, tel que les règlements sur le service en campagne l'ont toujours prescrit pour les avant-postes et qu'un sens plus prompt de la guerre l'aurait fait adopter de part et d'autre dès la fin de 1914 sur l'ensemble du front, dès lors stabilisé.
Il faut aller très loin aujourd'hui pour rencontrer gibier qui vaille. C'est toute une expédition ; et l'on risque, après l'avoir montée avec soin et menée avec vigueur, de rentrer bredouille quand même. Le 19 juillet, cent Allemands en deux colonnes tentent d'enlever un de nos petits postes. Ils sont éventés. Nos hommes, dociles à la consigne, se retirent devant l'attaque. Les deux groupes d'assaillants se heurtent l'un contre l'autre dans les ténèbres, poussent des cris et disparaissent. Au petit jour, en réoccupant nos tranchées, nous y trouvons, témoin muet de la méprise et de la lutte, une carabine tachée de sang.
Les Boches ont exactement le même succès le 13 août ; mais le 25 juillet, le 2 août et le 9, c'est à notre tour de faire buisson creux. Tantôt nous ne trouvons personne, quoique nous poussions fort avant dans les anciennes lignes ennemies ; tantôt nous nous heurtons à des réseaux tellement épais et résistants que plusieurs heures d'un travail d'ailleurs sans trouble suffisent à peine à les entamer. Nos patrouilleurs ne rapportent que leurs cisailles hors d'usage avec un morceau de câble plus gros que le pouce et fait de six brins de fil de fer tordus ensemble. Le 30, plus heureux, nous ramenons deux prisonniers ; mais il a fallu pour les cueillir faire plus de deux kilomètres sur un sol hérissé d'obstacles, coupé à chaque pas de tranchées en ruines et de vieux trous d'obus. Cinq autres ont échappé. Nous les aurions pris sans doute, si, dès le début du bref corps à corps, le sous-lieutenant Louis et le sergent, BIDAUD, chefs du groupe de volontaires qui marchait en tête de cette opération hardie, n'avaient pas été blessés, le premier mortellement, le second gravement, par les premières grenades, en menant, avec une superbe bravoure, leurs hommes à l'assaut.
C'est notre dernière escarmouche avant des combats plus rudes et plus importants. Quatre jours après, nous sommes relevés dans le secteur de Fréménil. Le bataillon GELLY nous rejoint à Ramberviller et des camions automobiles emmènent aussitôt le régiment en Champagne. Il n'en sortira plus que par la force de ses armes et ses pas dans les pas de l'ennemi vaincu.
 

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