La nouvelle reproduite
ci-dessous a été publiée après la guerre dans la revue Le
Noël, revue de l'Union noëliste (association religieuse de
jeunes filles catholiques de plus de 15 ans, fondée
officiellement en 1904).
Elle est l’œuvre de Emile Driant (1855-1916), député de la
Meurthe-et-Moselle (député de l’Action Libérale, parti des
catholiques ralliés à la République), du 24 avril 1910 à son
décès sur le front le 22 février 1916. Lieutenant-colonel dont
le poste de commandement des 56ème et 59ème
bataillons de chasseurs est situé au bois des Caures sur le
front de Verdun, il est tué ce jour là par une mitrailleuse
allemande.
Emile Driant avait publié de nombreux roman dès 1892, souvent
sous le pseudonyme de capitaine Danrit, avec une trilogie
dénommée La Guerre de Demain (La Guerre de forteresse,
La Guerre en rase campagne, La Guerre en ballon),
suivie de nombreux autres romans, dont La Guerre souterraine en
1913.
La nouvelle ci-dessous « que le commandant Driant nous avait
adressée, en 1914, peu avant la grande guerre », est publiée
en feuilleton du 2 octobre 1919 au 4 décembre 1919. Sans grand
intérêt littéraire, marqué d’une bien curieuse vision de la
justice, c’est uniquement pour l’anticipation des premiers
combats après la mobilisation que nous la reproduisons ici.
Dans l’épisode du 6 novembre, on voit les troupes françaises,
dont le 166ème régiment d’infanterie des protagonistes
(historiquement caserné à Verdun), se porter sur la Vezouze, en
soutien du 20ème BCP (qui est historiquement cantonné
à Baccarat), établi au nord de Domèvre. Dans l’épisode du 20
novembre, sont évoquées la Blette, la Verdurette, la forêt de
Mondon, et les villages de Fréménil, Domjevin, Saint-Martin, et
Reillon et Leintrey où se déroulent des combats. Puis Blemerey,
l’abandon de Herbéviller et Ogéviller, la résistance sur
Réclonville et Buriville. Enfin, c’est en forêt de Mondon que le
traitre est exécuté dans l’épisode du 4 décembre.
Cette anticipation n’est pas totalement dénuée de réalisme : on
y remarque que le combat ne se situe pas sur la frontière. Or,
on sait que les troupes françaises avaient, avant la déclaration
de guerre, reçu l’ordre de se tenir à 10 kilomètres de la
frontière, et que l’invasion de Blâmont le 8 août 1914 allait
effectivement porter le front sur un espace compris entre le
fort de Manonviller et Domèvre, sans pour autant que la VIème
armée allemande ne pousse plus avant son attaque massive.
Emile Driant ne pouvait cependant anticiper la ruse de la VIème
armée, attirant les armées françaises jusqu’à Sarrebourg, et les
défaites de Lagarde et Sarrebourg entraînant la débâcle des
Français, qui établissent leur ligne de défense sur le
Grand-Couronné de Nancy. La situation du front que Driant décrit
ici correspond cependant à celle que l’on verra après le repli
allemand du 11 septembre 1914, avec un front Nord Leintrey-Reillon,
et un front est au niveau de Domèvre.
Le Noël
Mouvement noëliste, Paris
2 octobre 1919
Tribunal d’honneur
par le commandant Driant
Nous commençons la publication d’une nouvelle que le commandant
Driant nous avait adressée, en 1914, peu avant la grande guerre.
On sait que, libéré de toute obligation militaire par son âge et
par son mandat de député, il n’hésita pas à s’engager dans les
rangs des combattants, dès le début des hostilités.
Le héros du bois des Caures, qui fut, jusque dans la mort, une
des plus belles incarnations de l’honneur militaire, défend,
dans Tribunal d’honneur, d’un intérêt puissant, une thèse qui
lui tenait au cœur.
Nos lectrices admireront avec quelle merveilleuse intuition le
romancier de la Guerre Souterraine sut prévoir la guerre de
tranchées que nous allions subir et où il trouva une mort si
glorieuse.
Dans l’antichambre déserte, où scintillait l’armure d’une
panoplie mauresque encadrée d’étoffes arabes aux couleurs vives,
le baron de Rudesheim s’attarda à revêtir sa lourde pelisse.
Un domestique en livrée parut qui l’aida à chausser de larges
snow-boots, lui tendit son chapeau et se dirigea vers la porte,
le corps déjà plié en deux pour l’inclinaison finale.
Mais le baron fit de la main un geste familier, tira de sa poche
un porte-cigare dans l’angle duquel une couronne surmontait un
chiffre d’or aux courbes tourmentées, et négligemment :
- Avez-vous une allumette, Jean ?
- Je vais en chercher à Monsieur.
Le baron était un homme d’une quarantaine d’années dont
l’embonpoint, campé sur des jambes courtes et arquées, était
souligné par un menton à double étage. Ses cheveux frisottants,
semés de mèches grises et drues, formaient parterre autour d’une
large tonsure aux reflets jaunâtres rejoignant la boursouflure
du cou. Sa moustache en coup de sabre rejoignait de courts
favoris à la viennoise et barrait d’un trait brutal un visage
adipeux aux tons d’ocre, au nez charnu, éclairé par deux yeux à
fleur de tête.
A peine le valet de chambre eut-il disparu par une des portes
latérales, que le baron, resté seul, tira de la poche intérieure
de sa pelisse une enveloppe fermée sans suscription et, avec une
vivacité singulière, se dirigea vers une capote d’officier
accrochée dans un angle de la pièce.
C’était la seule qui restât là. Elle portait au col le numéro
166 et sur les manches deux galons d’or de lieutenant. Près
d’elle, un sabre d’infanterie pendait à un ceinturon de cuir
rouge par une bélière d’acier.
Mettre sa lettre dans la poche intérieure du vêtement militaire,
faire un bond en arrière et de son pas feutré glisser vers la
porte de sortie fut pour le baron, dont les gros yeux noirs et
mobiles n’avaient pas quitté l’entrée de l’office, l’affaire
d’un instant.
- Voici du feu, fit au même moment le valet de chambre, en
faisant craquer une allumette.
Le gros homme alluma tranquillement son havane, en jeta
négligemment quelques bouffées à droite et à gauche, et releva
le col de loutre de sa pelisse.
- Monsieur ne veut pas qu’on aille lui chercher une voiture ?
- Vous savez bien que je reste à deux pas.
- Oui, mais il fait une boue...
- Bah !
Et, le dos voûté, le huit-reflets légèrement incliné sur
l’oreille laissant paraître en croissant le bas de la tonsure,
le baron s’engagea dans le large escalier aux moelleux tapis.
Arrivé aux dernières marches, il s’effaça devant une ombre qui
arrivait de la rue en coup de vent et qui se mit à grimper
derrière lui quatre à quatre.
- Tiens ! le jeune d’Hummel, fit le baron.
Et monologuant jusque dans la rue :
- Il sent que la place là-haut est assiégée, fit-il, et il a dû
trouver un prétexte pour revenir faire quelques travaux de
contre-approche. Pauvre diable !...
Le gros homme eut une sorte de gloussement discret par lequel il
avait l’habitude de manifester sa satisfaction et, quelques pas
plus loin, ouvrit une porte sur laquelle une plaque de cuivre
portait gravés ces deux mots : Banque Rudesheim.
La perspicacité du banquier était en défaut ce soir-là,
pourtant, et ce fut grand dommage pour lui.
Car le lieutenant d’Hummel, qu’il venait de croiser, redescendit
presque derrière lui en enfilant sa capote dans l’escalier.
Ayant quitté quelques instants auparavant le bal qui venait de
prendre fin, il s’était aperçu qu’il avait, par mégarde, échangé
sa capote contre celle d’un camarade et il venait d’arriver à
temps pour reconnaître la sienne dans la seule qui restât.
Un observateur eût sans doute remarqué la hâte fébrile avec
laquelle il fit l’échange des deux vêtements et le merci un peu
sec dont il esquiva les offres de service du valet de chambre
accouru à son coup de sonnette.
Visiblement, il craignait que la porte du salon ne s’ouvrît et
que celui de ses camarades qui restait ne le trouvât là.
Il ne cessa de se hâter qu’au tournant de la petite place qui le
ramenait à sa chambre de là rue de l’Université.
Dans le grand salon étincelant de lumière, le lieutenant Féligny,
qui avait prolongé avec Mme de Survalle et sa fille une très
intéressante conversation sur ses derniers voyages d’état-major,
se leva pour prendre congé.
- Je suis confus, fit-il en s’inclinant... Veuillez m’excuser de
vous avoir ainsi retenues à une heure aussi avancée.
Mme de Survalle tendit en souriant la main au jeune officier.
- J’espère que vous vous habituerez aux modestes distractions de
notre ville, Monsieur, et que nos parties de tennis
hebdomadaires trouveront grâce devant vos souvenirs de Paris.
L’officier protesta en quelques mots : ses souvenirs de Paris ne
consistaient guère qu’en ses deux années d’École de guerre,
années trop bien remplies d’un travail acharné pour laisser
place aux plaisirs, et quant aux dix-huit mois de stage qui
avaient suivi, dans les bureaux du Ministère, il ne pouvait
comparer la banalité des quelques relations dont il les avait
émaillées avec la cordialité et le charme de l’accueil que lui
avaient fait à Reims Mme et Mlle de Survalle.
- Alors, nous pouvons compter sur vous comme quatrième au bridge
de samedi ? fit la jeune fille devant laquelle le lieutenant
s’inclinait à son tour.
C’était la fille unique de Mme de Survalle, restée veuve d’un
intendant militaire et retirée à Reims depuis deux ans.
Grande, élancée, les cheveux d’un blond chaud qui la casquaient
en jeune déesse, elle avait le regard profond et lumineux, le
menton volontaire, la taille souple et le buste superbe de la
jeune fille à son plein épanouissement.
Le sourire dont elle avait accompagné son invitation devait
avoir une expression à laquelle une mère ne pouvait se tromper,
car lorsque Mme de Survalle se retrouva seule avec sa fille dans
le petit salon où elles grignotaient quelques pâtisseries, elle
interrogea :
- Décidément, M. Féligny te plaît, Marguerite ?
La jeune fille hésita un moment à répondre.
- Il te plaît autrement et plus que ceux de ses camarades qui
sont nos habitués depuis longtemps, avoue-le.
- Mon Dieu, maman, je crois que oui... et même j’en suis sûre.
- Plus que M. d’Hummel ?...
- Oh ! celui-là est un excellent garçon ; ce serait un bon
camarade... pas un mari.
- Plus que M. Rillois ?...
- M. Féligny est beaucoup plus intelligent que ces deux-là,
maman. Il a aussi plus d’avenir. Songe : il sort de l’École de
guerre avec la note « très bien », et j’ai entendu souvent papa
dire que c’était très difficile... Et puis, tu ne me refuseras
pas qu’il est beau garçon.
- Oui, pour cela, il a belle tournure et doit être à la tête
d’une belle santé. Mais ce n’est pas tout, Marguerite : il y a
aussi la famille, et nous n’en savons pas grand’chose... Ne te
laisse pas emporter trop vite par cette sympathie que tu as
manifestée trop ouvertement ce soir, je t’en prie.
- Oh ! Maman, j’ai à peine accepté quelques valses de M. Féligny...
- Quelques valses, oui, mais au cotillon tu lui as manifesté
plusieurs fois des préférences qui ont dû être remarquées par
d’autres que par moi, et tu viens de le prier toi-même de venir
samedi faire quatrième au bridge.
La jeune fille prit les mains de sa mère. Une légère rougeur
venait de passer sur son front.
- On ne peut rien te cacher, murmura-t-elle.... Et d'ailleurs je
ne veux rien te cacher, à toi qui es tout pour moi... Eh bien !
oui, chère maman, je crois que j’aime M. Féligny... Sa
conversation n’a pas la banalité de celles que j’entends
quotidiennement. Il est ambitieux, et j’aime les natures qui
sentent leur valeur et ne craignent pas de l’avouer. Il a des
connaissances très étendues, est excellent musicien, et puis,
enfin, il y a dans son regard je ne sais quoi de très doux, d’un
peu craintif même, qui donne beaucoup d’expression à sa
physionomie.
- Tiens ! c’est justement son regard qui ne dit rien... ou
plutôt qui m’éloigne un peu. J’y trouve un manque de netteté, de
franchise, qui m’étonne chez un officier.
- Peut-être est-il un peu gêné avec toi, maman, parce que...
parce qu’il se doute que tu vois bien ses attentions pour moi et
qu’il ne sait pas encore comment tu les prendras... Mais, avec
moi, il n’a pas ce regard, je ne vois dans ses yeux que la
crainte de me déplaire.
Mme de Survalle regarda plus attentivement sa fille, et un nuage
passa dans ses yeux.
- Allons, ma chérie, fit-elle, je te sais assez raisonnable pour
conserver la réserve qui convient et assez confiante en moi pour
attendre les conseils que je te donnerai. Or, avant de te donner
ces conseils, il faut que je prenne des renseignements.
- Des renseignements, mère ?
- Oui. Tiens, tu aimes beaucoup Mme Mariette, la femme du
lieutenant, et tu as grande confiance en elle...
- Oui, parmi les jeunes femmes du régiment, Cécile est la seule
à qui je me livre. Elle est la douceur et la droiture mêmes.
- Et son mari, malgré ses malchances de carrière et peut-être à
cause d’elles, est aussi estimable que sa femme.
- Je l’ai entendu dire.
(A suivre.)
9 octobre 1919
Tribunal d’honneur
par le commandant DRIANT. (Suite.)
Eh bien ! je prierai Cécile
Mariette de demander à son mari s’il voudrait se charger de
prendre des renseignements sur M. Féligny. Un camarade de même
grade est beaucoup mieux placé que quiconque pour mener à bien
une besogne aussi délicate.
- Oh ! maman, mais c’est une fiche que tu vas demander là à M.
Mariette, et loyal comme il l’est...
- Fi ! le vilain mot ! Est-ce qu’il peut être question de
délation et de fiche quand il s’agit de renseignements secrets
nécessaires au bonheur de ma fille ?
Il y eut un silence. La jeune fille, les yeux à terre, fixait
les fleurs du tapis.
- Voyons, Marguerite, insista Mme de Survalle, tu ne vas pas me
faire de la peine... Depuis que nous sommes seules, ce serait la
première fois.
Et comme le silence se prolongeait:
- L’aimerais-tu, vraiment ? interrogea-t-elle.
Un geste affirmatif lui répondit.
- Et lui, t’a-t-il donc parlé ?... En est-il déjà aux aveux ?
Les aurais-tu écoutés... accueillis ?
- Maman, maman chérie, fit la jeune fille dans une soudaine
explosion qui la jeta aux bras de sa mère, oui, j’aime mieux
tout te dire: Pierre m’aime et je l’aime. Avec ta permission, je
n’aurai pas d’autre mari que lui !
- Même si les renseignements que je vais prendre nous révélaient
une tare de famille ?...
- Mère, est-on responsable de sa famille ?... Et, au contraire,
ne devrais-je pas éprouver un sentiment de pitié s’ajoutant à
l’autre, s’il m’était démontré que ses parents...
- Je t’arrête, Marguerite; tu fais trop bon marché de ce nom que
ton père a porté avec honneur, et si vraiment la famille Féligny,
que je ne connais d’ailleurs pas, était de celles que...
- Mère, à mon tour, permets que je t’interrompe. Les fautes, les
tares, comme tu dis, sont personnelles. Si tu me démontrais que
M. Féligny est un indigne... oh ! alors, je n’aurais qu’à
m’incliner et à chasser tout regret. Mais, de ce côté, je suis
bien tranquille. Je connais maintenant sa vie de lutte, de
travail, d'isolement... Il est sans fortune, je le sais, mais
aussi sans dettes, sans besoins, et j’en aurai assez pour
deux... Sa famille ! Si elle est bien, tant mieux !... Si c’est
le contraire, je l’ignorerai, et il n’exercera aucune contrainte
sur moi à cet égard, j’en suis sûre.
Une ombre fugitive plissa le front de Mme de Survalle.
- Ainsi, vous en êtes aux confidences... aux projets d’avenir,
et moi, ta confidente de toujours, tu m’as tenue à l’écart de
tout cela... Que Dieu ne t’en punisse pas plus tard, mon enfant
!...
- Mère, pardonne-moi !... Mais, vois-tu, j’aime... Je suis toute
changée, tremblante, heureuse, délicieusement remuée, depuis
trois semaines qu’il m’a fait cet aveu...
- Alors, puisse-t-il être digne de toi, Marguerite !
Et Mme de Survalle refoula une larme.
***
La nuit était claire et
tiède, une de ces nuits d'avril où il semble, sous le
scintillement du ciel et le calme du vent, que palpite le
renouveau; dans les rues désertes, étoilées par la lueur falote
des becs de gaz, le pas cadencé de d’Hummel prenait, sur le
trottoir mouillé par une courte averse, une sonorité singulière
et semblait l’écho amplifié d’un métronome.
Les mains enfoncées dans les poches profondes de sa capote, le
sabre pincé sous le bras, le lieutenant revoyait dans sa pensée
les divers incidents de cette soirée qui devait clôturer la
saison.
Il les avait toutes revues, ses danseuses de l’hiver, et Mlle
Lagrange, la jolie blonde aux yeux d’émail, et la svelte Mlle de
Saint-Amand, et Mlle Lacoste, au galbe de petit saxe... Mais,
entre toutes, il lui semblait que la silhouette de la jeune
maîtresse du logis se présentait à lui avec une insistance
marquée.
- Décidément, pensa-t-il, je crois que cette jeune patricienne
reste la dame de mes pensées, et pourtant...
A côté de la jeune fille, une autre image venait de surgir, car,
pour quiconque ce soir-là avait été attentif à certains manèges,
il ne restait aucun doute sur la place que tenait auprès de Mlle
de Survalle le lieutenant Féligny.
D’Hummel eut une légère crispation du visage.
- Oui, bel homme sans doute, breveté, les aiguillettes, l’accès
des grands chefs... Allons, mon cher, tant pis pour toi, il
fallait pomper l’École de guerre !...
Sur cette réflexion de haute sagesse que lui dictait un
caractère d’un inaltérable équilibre, d’Hummel tourna l’angle de
la rue de l’Université et en quelques enjambées se trouva devant
sa porte. Mais, tandis qu’il montait en étouffant ses pas le
petit escalier de son troisième étage, il ne put s’empêcher de
songer encore au camarade qui, débarqué presque de la veille,
venait lui couper l’herbe sous le pied.
Était-ce rancune de rival ? aversion instinctive ? Il n’aimait
pas ce Féligny. Gentil pourtant et complaisant, s’efforçant de
ne jamais faire sentir l’incontestable supériorité que lui
assurait un travail bien dirigé, et cherchant dans ses fonctions
d’adjoint au. colonel une continuelle occasion de rendre des
services...
L’officier d’état-major aurait pu joindre beaucoup d’autres
qualités à celles-là: d’Hummel, maintenant, le détestait
cordialement.
La clé tourna dans la serrure; d’Hummel se trouva chez lui. A
tâtons, il trouva sa lampe que l’ordonnance bien dressée
préparait toujours à la même place, et il alluma. Machinalement,
en homme habitué à exiger l’ordre jusque dans son intérieur, il
passa d’un coup d’œil l’inspection de la pièce. C’était un
cabinet très simple, où le goût de l’hôte perçait sous la
banalité du garni. Sur la table-bureau en bois noir recouverte
de molleton vert s’ouvrait le dernier fascicule de la grande
Histoire de l’art, barré d’un élégant coupe-papier. Sur une
table, autour d’un vase d’étain où agonisait une large touffe de
violettes, une douzaine de photographies de tous formats, sœurs
et cousines, camarades de Saint-Cyr et du régiment: le lot des
premiers souvenirs et des premiers regrets...
Dans un coin, sur un chevalet, agrandi au charbon, le buste d’un
vieil officier, à la physionomie un peu rude, le commandant
d’Hummel, le père vénéré dont le jeune lieutenant s’était
proposé le type comme un modèle de loyauté et d’honneur
militaire. Aux murs, deux ou trois gravures empruntées à des
sujets de Fragonard, et sur un écusson drapé de rouge, les
reliques du « vieux bahut », les épaulettes et le casoar. Sur
les tablettes de la petite bibliothèque, à côté des cours bleus
et jaunes fripés par les manipulations fébriles du « mois de
pompe », quelques demi-douzaines d'in-quarto aux couvertures de
nuances variées et qui révélaient par l’éclectisme de leur choix
les curiosités d’un esprit très ouvert...
D’Hummel enleva sa capote et la jeta sur le dossier d’un
fauteuil. Quelque chose s’en échappa, qui tomba à terre avec un
son mat. L’officier le ramassa...
C’était une grande enveloppe fermée, sans adresse et portant
seulement, dans l’un de ses angles, ce mot d’une grosse écriture
volontaire: Urgent.
Au toucher, on devinait une liasse de papiers. Rapide comme
l’éclair, la pensée de d’Hummel parcourut le cycle de ses
occupations...
Non, cette enveloppe, qu'il était certain de n'avoir jamais vue,
rien ne pouvait en expliquer la présence dans une poche de sa
capote...
Brusquement, dans la pénombre de cette chambre de travail, le
rectangle jaunâtre prit un air de mystère et l’officier sentit
un obscur malaise lui venir au cœur...
D’où cela pouvait-il bien venir ?
Bien qu’aucune adresse ne certifiât que ce pli lui était
réellement destiné, d’Hummel, très intrigué, trancha le bord de
l’enveloppe...
Il en sortit un véritable dossier dont le premier aperçu
augmenta sa stupeur.
C’était un ensemble de tableaux divisés en multiples colonnes
garnies de chiffres et d’indications diverses, les unes
autographiées, les autres manuscrites, telles que: Effectifs des
officiers, des hommes, des chevaux; jour de départ; date
d’arrivée; destination...
Au-dessous de ce dernier mot était tracé à la main, d’une
écriture large:
Plan de mobilisation.
Nul doute possible: tout cela avait trait à la mobilisation du
régiment.
Évidemment, le paquet s’était trompé d’adresse.
Mais à qui était-il destiné et comment s’était-il fourvoyé dans
cette poche de capote ?
Qui, au demeurant, avait pu l’y mettre ?
Toutes ces pièces étaient absolument confidentielles ; elles
devaient entrer dans la constitution des dossiers de
mobilisation, soigneusement confiées au secret d’une armoire de
fer dont le colonel gardait la clé.
Seuls, le major chargé de la mobilisation, le sergent secrétaire
du colonel et l’officier adjoint pouvaient voir ouverte cette
armoire...
L’officier adjoint !...
A cette idée, l’esprit de d’Hummel, qu’oppressait le mystère,
reçut un choc.
Une clarté le pénétra soudain.
L’officier adjoint, c’était Féligny ! Et l’incident de l’échange
des capotes, auquel d’Hummel n’avait plus songé dès qu’il avait
eu franchi le seuil des Survalle, lui revint en mémoire.
Avec cette acuité de certitude que prend avant tout contrôle la
soudaine explication d’une énigme, d’Hummel pensa:
- Aucun doute, l’enveloppe était pour Féligny, elle s’est
trompée d’adresse au vestiaire. Que l’officier adjoint, homme de
confiance du colonel, pût avoir connaissance de pareils secrets,
cela ne parut pas de prime abord insolite au jeune lieutenant
que ses fonctions modestes n’avaient pas encore initié aux
arcanes de ce formidable travail qui s’appelle le Plan de
Mobilisation.
Mais ce qui ne laissait pas de le surprendre, c’était qu’un
document de cette importance pût se rencontrer dans le chaos
d’un vestiaire de bal ! Qu’y faisait-il ?
L’allure du papillon qu’on y avait annexé : « Ceci est incomplet
», prêtait à croire qu’il s’agissait d’une correspondance de
service.
Qui l’avait écrite, cette note ?
Ce n’était pas l’écriture du colonel, pas davantage celle du
major. D’Hummel les connaissait l’une et l’autre, et d’ailleurs
ce n’était pas là le ton d’une note de service.
Très troublé, le cœur angoissé d’une vague inquiétude, d’Hummel
se coucha. Et lorsque la fatigue de cette longue journée eut
triomphé de son esprit en travail, il dormit jusqu’au matin de
ce sommeil que fait si pénible une obsédante pensée, (A suivre.)
16 octobre 1919
Tribunal d’honneur par le colonel DRIANT. (Suite.)
D‘HUMMEL vit imminente la
guerre dont on parlait depuis deux mois en raison des graves
événements de Bulgarie et des incohérences pratiquées au Maroc.
Puis ce fut dans la cour de la caserne l’effervescence d’un
prochain départ, l’enthousiasme des uns, l’insouciance presque
joyeuse de tous.
Il se vit à la tête de son peloton, martelant le pas, revolver
en bandoulière, la pèlerine en sautoir. Le régiment allait
s’embarquer, traversant le tumulte populaire.
Dans la rue Thiers, il leva les yeux vers les fenêtres encore
éclairées de Mme de Survalle, vit une forme gracile derrière un
rideau faire un geste d’adieu. Ce geste n’était pas à son
adresse... Son cœur se serra.
Puis les bataillons se trouvèrent formés en masse dans la cour
de la gare, le dos tourné à Colbert, dont la statue colossale
semblait les regarder par-dessus les massifs du jardin public.
Et arrivé là, d’Hummel sentit sa tristesse se changer en stupeur
: des vastes bâtiments de la gare, où s’agitait constamment une
foule trépidante, aucun bruit ne sortait. Les trois trains qui
devaient emmener le régiment vers l’Est devaient être là
pourtant, prévus par l’horaire, pourvus de tous leurs
accessoires d’embarquement...
Pas un coup de sifflet du côté des quais, et c’était, derrière
les faisceaux, une attente longue, éternelle, une attente qui
énervait les hommes et assombrissait les chefs...
Et soudain, courant le long des rangs désunis, colportée de
bouche en bouche, éclatait une stupéfiante nouvelle :
« On ne peut pas partir... il n’y a pas de train... on a volé
les fiches de transport !... »
Alors une clameur montait dans cette troupe, la veille encore si
disciplinée, si confiante en ses chefs, si fière de la
redoutable mission que lui confiait la patrie.
Tout à l(heure, on avait admiré la superbe ordonnance des
compagnies, tandis qu’à travers la ville les clairons
l’entraînaient à leur rythme guerrier, et il semblait à tous que
les vieux souffles révoltés des épopées françaises venaient
secouer le drapeau claquant au-dessus des baïonnettes.
Maintenant les hommes regardaient les chefs avec des yeux de
colère et de mépris; un vent d’anarchie secouait le régiment, et
d’Hummel entendit rouler en tonnerre le cri terrible des soirs
de défaite, l’écho tragique de la hideuse déroute :
- Nous sommes trahis !
- J’ai fait un rêve idiot, pensa d’Hummel en s’éveillant, tandis
que son ordonnance ouvrait ses fenêtres à la tiède clarté d’une
belle journée de printemps.
Mais le premier objet qui frappa ses regards fut l’enveloppe sur
laquelle le mot Urgent flamboyait comme un signal lumineux. Tout
invraisemblable que fût l’aventure échafaudée au cours du rêve
par la fièvre de son imagination, elle avait augmenté son
malaise, et une idée lui venait maintenant qu’il n’avait même
pas entrevue la veille, tellement elle était étrangère à
l’essence de sa nature:
L’idée de la trahison !
Etait-il possible qu’autour de lui, parmi ses camarades, il y
eût un traître !
Cela n’était pas impossible, puisque cela s’était vu.
Un officier traître !
Ces deux termes jadis répugnaient à être associés.
Depuis les époques troubles où la notion de patrie ne se
dégageait pas encore de l’idée d’une clientèle politique,
l’histoire, jusqu’à ces dernières années, n’avait pas connu
d’épée coupable de forfaiture.
Mais un temps était venu où l’uniforme n’était plus à lui seul
une garantie.
Du jour où, dans cette armée qui restait dans la déroute des
vertus civiques, le sanctuaire de l’honneur, des affranchis
avaient été confondus avec les fils de la famille, ils y avaient
insinué les vices héréditaires de l’ergastule. Et cette
hypothèse - un officier traître dans un régiment frontière -
n’était plus impossible, car c’est le châtiment des sociétés qui
sacrifient trop impudemment au seul culte de l’intérêt de ne
plus trouver intact aux heures de détresse le rempart de
l’honneur.
Les tempes battantes, le cœur oppressé d’Hummel tournait et
retournait le fatal dossier; il en relisait pour la dixième fois
l’impérieuse annotation. L’écriture lui en était décidément tout
à fait inconnue.
Aucune hésitation d’ailleurs ne pouvait subsister dans l’esprit
du jeune officier. Son devoir était tout tracé : rendre compte
au colonel immédiatement.
N’avait-il pas trop tardé déjà ? N’eût-il pas dû aller le
réveiller au milieu de la nuit ?
Quelques instants après, il sonnait à sa porte, mais ce fut pour
apprendre que le colonel, mandé à Paris par une dépêche arrivée
à 2 heures du matin, était parti par le premier train.
Ce contretemps, tout en soulevant dans son esprit une foule de
suppositions, satisfait d’Hummel. Il s’était trop pressé. Mieux
valait d’abord prendre un confident parmi ses camarades. Et, de
suite, il pensa à Mariette.
Mariette était le plus ancien lieutenant du régiment. C’était un
homme de trente cinq à trente-six ans, déjà mûri par la vie, un
officier dévoué et modeste que ses chefs estimaient fort et que
ses camarades respectaient comme un type de conscience et de
droiture. Sorti de Saint Cyr en très bon rang, remarquablement
noté par tous ceux qui avaient eu à constater officiellement sa
façon de servir, d’une haute culture intellectuelle, il s’était
vu obstinément écarté du tableau d’avancement, sans qu’aucun de
ses chefs hiérarchiques pût s’expliquer ni lui expliquer le
motif de cet inexorable ostracisme. Cette année même, il s'était
vu préférer un camarade du régiment, notablement plus jeune, que
rien ne semblait désigner à un choix aussi avantageux.
Mais Mariette n’en gardait pas moins une égalité d’humeur
inaltérable et continuait à remplir avec le même zèle ses
modestes fonctions d’officier de peloton. Chrétiennement élevé
par une mère qui était une femme de haute vertu et d’une
intelligence supérieure, il était resté attaché aux croyances et
aux pratiques de sa jeunesse; et ses camarades attribuaient à
cette nuance de cléricalisme, signalée par la voie occulte qui
s’était spécialisée dans les questions de délation, l’échec
obstiné des propositions de ses chefs.
Marié à une jeune femme charmante, très jeune, qui lui avait
apporté, à défaut d’une fortune, cette grâce souriante et cette
tendresse avisée qui font le bonheur d’un foyer, il vivait un
peu à l’écart, trouvant dans la direction et l’éducation de deux
jeunes enfants un dérivatif et une consolation à ses déboires de
carrière.
Tant d’autres, d’ailleurs, souffraient silencieusement des mêmes
injustices et traversaient les mêmes détresses, qu’il s'était
formé dans tous les régiments comme un groupe de résignés dont
la devise, opposée aux arrivistes, se résumait dans le culte du
devoir quand même et dont la seule ambition s'inspirait d'un mot
de la vieille France: Advienne que pourra !
Ce fut avec une légère nuance d'étonnement que l’ordonnance,
accourue au coup de sonnette de d’Hummel, répondit à sa
question: « Le lieutenant Mariette est-il chez lui ? », par un «
Oui, mon lieutenant » bref et énergique qui dénotait qu’au
service de l'officier, il n’avait rien perdu de ses qualités
militaires.
Il n’y avait pas d'exercice ce matin-là, les matinées du jeudi
étant consacrées, dans le régiment, à des travaux de propreté
pour les hommes et à des conférences pour les officiers.
D’Hummel s’était hâté, afin de trouver encore Mariette chez lui,
où il était facile de causer à l’abri des importuns, sans éviter
les curiosités.
- Ah ! par exemple, voilà une visite bien matinale ! Qu’est-ce
qui vous amène, mon cher ?
D’Hummel eut un coup d'œil circulaire si chargé de méfiance que
son ancien éclata de rire.
- Oh ! oh ! c’est donc bien grave !... Asseyez-vous donc...
Qu'est-ce qu'il y a ?
- Personne ?... insista d’Hummel.
- Soyez sans crainte; personne ne nous écoute.
Et Mariette, subitement rembruni par le trouble qu’il percevait
sur le visage du jeune officier, s’absorba dans une attention
qui bientôt se mua en une curiosité inquiète.
Remontant à l’incident du vestiaire des Survalle, d’Hummel conta
en peu de mots son extraordinaire aventure et finit en tirant de
la poche intérieure de sa tunique la large enveloppe jaune qui
contenait les documents.
Tout bouleversé à son tour, Mariette les prit, et dès qu’il les
eut parcourus, d’Hummel le vit pâlir, tandis qu’un léger
tremblement agitait ses mains.
- Mais, savez-vous, mon cher d’Hummel, que c’est très grave,
ceci, très grave ! insista-t-il. Ce ne sont pas là seulement, il
me semble, des documents confidentiels que peuvent connaître
quelques initiés, ce sont, je crois, des pièces absolument
secrètes qui, jusqu’au moment même de l’arrivée de l’ordre de
mobilisation, doivent rester sous pli fermé et scellé. Le
colonel lui-même en ignore la teneur. C’est inouï !...
- Inouï, répéta d’Hummel comme un écho. C’est l’impression que
j’en ai ressentie.
- Ainsi, le colonel ne sait pas que nous débarquons à Lunéville,
et voilà que vous et moi le savons, d’autres aussi sans doute.
Pour que ces pièces aient été annotées, remises sous simple
enveloppe et se soient trouvées exposées aux aventures d’un
vestiaire de bal, il faut qu’elles aient été détournées dans un
but coupable, dans un but criminel.
- Criminel, c’est bien ce que je me suis dit.
- De l’ensemble des circonstances que vous m’avez retracées, se
dégagent de graves charges contre Féligny... Mais le cas est
trop grave pour que l’on puisse insinuer quoi que ce soit sur de
simple présomptions. Il faut agir avec beaucoup de prudence,
prévenir tout de suite le colonel et garder sur tout ceci le
silence le plus absolu.
- Ainsi vous ne croyez pas possible qu’il puisse s’agir d’une
simple affaire de service, doublée d’une imprudence ?
- Comme je vous l’ai dit, mon cher d’Hummel, je crois ces pièces
absolument secrètes. Avant que Féligny n’arrivât au régiment,
j’ai rempli quelque temps les fonctions d’adjoint au colonel, et
je suis presque sûr que ce sont là des documents de la catégorie
de ceux qui portent la mention : A n'ouvrir qu'à la
mobilisation. Du reste, nous pourrions nous en assurer. Je
pourrais aller voir le .major, c’est un homme absolument sûr,
d’une discrétion parfaite. Je ne le mettrais même pas au courant
des phases de l’aventure, et comme il a une grande confiance en
moi, il se résoudra aisément à ne pas en savoir trop long.
Confiez-moi tout ceci, voulez-vous ? Il est 9 heures; dans une
heure, les officiers se réuniront à la salle d’honneur; j’ai
juste le temps de causer un moment avec le père Payen. Nous
irons voir ensuite le colonel chez lui à l’heure de son
déjeuner.
- Le colonel est à Paris, appelé par dépêche cette nuit.
- Diable ! Est-ce que les affaires se gâteraient sur la Moselle
?...
- C’est ce qui pourrait arriver de mieux; il y a trop longtemps
qu’on en parle !
Le père Payen - avait dit Mariette en le gratifiant de cette
épithète, qui peut paraître irrévérencieuse, appliquée à un
supérieur hiérarchique. Le lieutenant n’avait fait, au
contraire, que traduire l’affectueuse estime dont était entouré
le chef de la comptabilité du corps, car, dans l’armée, elle est
la marque de l’attachement des subordonnés. Le commandant major
Payen était tout entier à l’examen d’une liasse de feuilles de
prêt, lorsque Mariette, sur un : « Entrez ! » très vague, fit
irruption dans son bureau.
Autrefois très actif et vigoureux, connu pour la bienveillante
rudesse de son commandement, le commandant Payen était
sourdement miné depuis quelques années par une maladie du rein,
qui l’avait contraint de renoncer au service de la troupe et de
se résigner au maniement des paperasses. Mais il n’avait rien
abdiqué de ses exigences de vieux soldat, et l’on retrouvait
dans son bureau une atmosphère de tenue et de discipline qui
contrastait avec l’attitude générale des officines
administratives. Célibataire endurci et vieux célibataire
régulier, il gardait auprès de lui sa mère, une jolie vieille de
nonante années, et rien n’était plus éloigné des grossières
inventions d’une certaine littérature que le cas de cette
culotte de peau qui, virilement et dénué de toute ambition,
marchait vers la tombe en veillant sur sa mère. D’une inflexible
droiture, que révélait le regard de ses yeux gris, le commandant
Payen estimait à son prix le caractère de Mariette, et le
lieutenant ne s’abusait point en affirmant que le major avait
une grande confiance en lui.
Sans préambule, il tendit au « père Payen » la fameuse enveloppe
et lui demanda:
- Mon commandant, qu’est-ce que c’est que ça ?
Le major ajusta son binocle, et aussitôt :
- Ça ? Mais c’est un ordre de transport.
Et, achevant d’un coup d’œil l’examen des pièces :
- Ce sont même les ordres de transport qui concernent le
régiment. Qu’est-ce que ceci veut dire ?
- Et ces pièces, en temps ordinaire, où se trouvent-elles ?
poursuivit Mariette sans répondre à l’interrogatoire du major.
- Mais chez le colonel, dans l’armoire de mobilisation;
l’armoire de fer.
- Sont-elles sous enveloppe ouverte, et vous-même, mon
commandant, les aviez-vous déjà vues ?
- Non ! Les ordres de transport nous sont envoyés scellés par
l’état-major de l’armée; ce sont des plis secrets, dont nous ne
pouvons prendre connaissance que le décret de mobilisation paru.
(A suivre.)
23 octobre 1919
Tribunal d'honneur par le colonel Driant. (Suite.)
En prononçant le mot de
mobilisation, le commandant s’était levé, très pâle, une lueur
dans ses yeux clairs. Il prit le bras de Mariette.
- Alors, le colonel est rentré ?... Et cette fois-ci, ça y est ?
Et comme le lieutenant le regardait, interloqué :
- Ce n’est pas le colonel qui vous envoie ? Il n’est pas revenu
?
- Le colonel ?
- Oui, revenu de Paris ? Vous ne savez pas que le colonel a été
appelé au ministère cette nuit, d’urgence, par télégramme ? Que
depuis quelques heures la situation est très tendue avec
l’Allemagne ?
- On vient de me dire que le colonel était parti pour Paris;
mais ce n’est pas lui qui m’a remis ces pièces. Je ne l’ai pas
vu et il ignore certainement qu’elles sont ici.
- Alors... alors... qu’est-ce que ça veut dire ?
- Ça veut dire, mon commandant, que des pièces de la plus haute
importance ont été soustraites de votre armoire de fer, et qu’il
y a quelque part un traître qui a divulgué les secrets de la
mobilisation du régiment...
- Mais comment ces pièces sont-elles entre vos mains ?
- J’attendais votre question. C’est le fait du hasard le plus
extraordinaire. Ce hasard, mon commandant, permettez-moi de le
taire jusqu’à ce que vous ayez fait de votre côté une enquête,
car je ne voudrais pas vous incliner a priori à des soupçons
d’une trop exceptionnelle gravité. Le colonel est absent; vous
êtes avec lui responsable de la mobilisation du régiment; je
vous remets donc ces pièces que je venais déposer entre ses
mains. Dès son retour, j’irai le voir, et si, à ce moment, votre
enquête a donné quelques résultats, nous pourrons mettre nos
indices en commun et peut-être démasquer le coupable...
Mariette laissa le père Payen abasourdi. Un traître au régiment
!... La mobilisation livrée !... Ah çà ! dans quel temps
vivait-on ?
Des groupes d’officiers se formaient dans la cour de la caserne,
très animés, et le premier mot qu’entendit Mariette rejoignant
l’un d’eux fut le mot « guerre ».
Le voyage précipité du colonel à Paris, dont la nouvelle venait
de se répandre, était un indice sérieux de la gravité de la
situation. Le lieutenant Tellier, dont le frère commandait à
Toul une compagnie du 156e , venait de recevoir une lettre où on
lui disait que depuis deux jours les cantines d’officiers
étaient faites, les collections de guerre distribuées aux
hommes, la division prête à partir au premier signal. A
Pont-à-Mousson, le régiment de dragons avait ses chevaux sellés,
les fourgons chargés; on avait affilé les sabres et installé au
quartier un dortoir d’officiers; en un quart d’heure, tout le
monde était en mesure de sauter en selle.
Et, au ton des conversations, on sentait que l’écho de tout ce
branle-bas de combat faisait vibrer ces jeunes hommes, dont
quelques-uns peut-être commençaient à douter de leur mission.
Il y avait, ce matin-là, à la salle d’honneur, une conférence
sur la question d’Autriche. Elle devait être faite par le
lieutenant Brisson, un jeune et brillant officier, tout
récemment reçu à sa licence ès lettres - car cette arme que des
intellectuels imbéciles présentent comme douée d’une mentalité
inférieure, est probablement la plus studieuse et la plus
lettrée des corporations. - Dans une péroraison de circonstance,
le conférencier, qui était doué d’un réel talent de parole,
enleva son auditoire lorsque, montrant dans l’Allemagne
l’héritière de Charles-Quint et de ses ambitieuses visées
d’hégémonie continentale, il retraça la mission historique de la
France et évoqua les devoirs de la politique traditionnelle de
l’équilibre...
Chacun sentit en sortant de là que l’on se trouvait à un moment
critique de l’histoire, et que si l’affaire marocaine n’était
qu’un accident contingent, elle n’en resterait pas moins le
signe avant-coureur d’une échéance désormais fatale...
***
Dès l’après-midi, et sans
attendre le retour du colonel, le commandant Payen commença son
enquête.
En dehors de Féligny, l’officier adjoint, trois hommes avaient
régulièrement accès dans le bureau du chef de corps: le sergent
Randoni, sous-officier rengagé, et deux soldats secrétaires.
Il était naturel que les recherches fussent commencées par eux.
Sous le prétexte très plausible d’une question de mobilisation,
le major les fit venir, les interrogea, agençant adroitement ses
demandes, cherchant à surprendre le faux-pas, à provoquer la
contradiction qui serait pour lui le fil conducteur. Il ne tarda
pas à se convaincre que les deux secrétaires n’avaient jamais eu
une pièce importante entre les mains et connu, des secrets de la
mobilisation, autre chose que l’ordinaire broutille.
Le sergent, homme de confiance du colonel, lui parut en revanche
très au courant sur certains points; il était même beaucoup plus
renseigné que ses fonctions ne l’y autorisaient. Bien que
répugnant de. prime abord à soupçonner la loyauté d’un vieux
serviteur qui avait au régiment l’estime de tous, le major
résolut de serrer l’enquête de plus près... et quelle ne fut pas
sa stupeur d’apprendre que, cinq ou six jours auparavant,
Randoni avait été vu dans le bureau même du colonel ayant à la
main la clé de l’armoire de fer.
L’un des secrétaires affirmait sans hésitation que c’était bien
de cette clé qu’il s’agissait, car il avait vu la semblable
entre les mains du major; elle avait un anneau de cuivre et une
plaquette en nickel sur laquelle était gravée la lettre M.
Sans paraître attacher d’importance à sa question, le père Payen
interrogea le vieux sergent. A quelle époque avait-il eu en sa
possession cette clé qui se trouvait ordinairement dans le
tiroir central du bureau du colonel ?
Randoni était le type du serviteur à la fois dévoué et borné.
Rond-de-cuir depuis quatre ans, il n’en avait pas moins de beaux
états de services, et quand il mobilisait sa « batterie de
cuisine », comme disaient les secrétaires, il étalait sur sa
poitrine la médaille militaire et deux médailles coloniales avec
l’agrafe: Soudan et Maroc. De taille moyenne, râblé, brun, les
yeux enfoncés et le nez en bec d’aigle, il ne connaissait qu’une
chose, l’ordre reçu, sans qu’on fût bien certain, en le lui
donnant, qu’il était toujours bien compris.
La question du père Payen le troubla visiblement.
- Oui, fit-il, mon commandant, j’ai eu cette clé la semaine
dernière...
- Où l'avez-vous prise ?
- Dans le tiroir du colonel.
- Vous saviez qu’elle était là ?
- Le colonel lui-même m’avait montré où elle était, parce qu’en
son absence nous avions parfois besoin des états de réquisition
des automobiles qui sont dans la même armoire.
- L’avez-vous gardée longtemps ?
Le sergent eut une nouvelle hésitation et, faisant comme un
effort pour répondre:
- Deux jours, mon commandant.
En même temps, il tournait la tête à droite et à gauche
désespérément, comme s’il eût voulu invoquer un témoignage dont
il n’osait parler.
- C’est bien, Randoni, c’est tout ce que je voulais savoir.
Et le major congédia le vieux sous-officier.
- Randoni traître, monologua-t-il quand il fut parti, c’est
invraisemblable... Il est marié, sans besoins, sans vices, mais
le fait d’avoir gardé deux jours la clé de l’armoire de fer est
impardonnable et mérite une sanction. Je vais le boucler.
J’arriverai mieux à démêler toute cette histoire quand il sera
sous clé...
Et au moment où le sergent Randoni allait rentrer chez lui, deux
adjudants l’arrêtèrent sur l’ordre du major et, sans lui donner
d’explications, le conduisirent à la prison des sous-officiers.
***
- Mon lieutenant, il y a
réunion des officiers à 6 heures, au quartier.
Les premières lueurs du jour filtraient à peine à travers les
rideaux, et d’Hummel dormait encore d’un sommeil de plomb quand
la voix d’un caporal de sa compagnie lui jeta cette phrase à
travers la porte.
- A 6 heures !... ce matin, bredouilla l’officier en se frottant
les yeux.
- Oui, mon lieutenant... C’est une note du colonel qu’il a
envoyée au poste de police... Il vient de rentrer...
Le colonel vient de rentrer ! Ces quelques mots jetèrent
d’Hummel en bas du lit plus rapidement que ne l’eût fait une
douche imprévue.
Un moment plus tard, la salle d’honneur du régiment qu’éclairait
à peine un jour blafard se remplissait d’officiers accourant un
peu effarés, en tenue du matin hâtivement endossée, et la même
idée imposait à tous les nouveaux venus successivement la même
question :
- Eh bien ! le colonel arrive de Paris ? On mobilise ?...
Personne ne savait rien, mais pour que le colonel eût ainsi, au
débotté, mandé en hâte ses officiers, il fallait qu’il apportât
une grave nouvelle.
Tout à coup, les conversations, brusquement, s’arrêtèrent; tout
le monde se retourna vers la porte de la salle: le colonel
entrait. Il s’arrêta sur le seuil et, d’un geste large, salua;
puis, rapidement, il se dirigea vers la table où un fauteuil
marquait sa place. Il fit signe aux officiers de s’asseoir et,
dans un silence de tombeau, prit la parole. Sa voix brève, un
peu saccadée, trahissait l’effort fait pour dominer une émotion
profonde.
- Messieurs, vous savez que je reviens du ministère de la
Guerre, où j’ai été mandé télégraphiquement hier. Si je vous ai
réunis à une heure aussi matinale, c’est que je ne voulais pas
différer un moment de vous communiquer les très graves nouvelles
que j’apporte. La tension politique avec l’Allemagne s’accentue
d’heure en heure, et il ne serait pas étonnant qu’à la minute
même où je vous parle, cette tension ait fait place à une
rupture complète. Le télégramme de couverture peut donc nous
toucher d’un moment à l’autre; dans quelques heures, nous serons
peut-être en route pour notre poste de combat. Je n’ai donc pas
voulu attendre une certitude pour vous prévenir, et je vous dis
: « Préparons-nous pour gagner tout le temps possible. » Pas un
mot à l’extérieur, bien entendu. Ceux d’entre vous qui ont à
régler quelques affaires personnelles peuvent d’ores et déjà
s’en préoccuper; j’ai la presque certitude que la journée ne se
passera pas sans que l’échéance suprême se soit produite. Tant
que le télégramme officiel ne nous sera pas parvenu, nous
n’avons pas le droit de procéder aux opérations essentielles de
la mobilisation, et en' particulier de prendre connaissance des
plis secrets. Mais on peut commencer dès maintenant, dans les
compagnies, le branle-bas intérieur. On peut surtout, comme
disait Kléber à la veille d’Aboukir, préparer ses facultés, et
c’est ce à quoi je vous convie. Messieurs, vous êtes libres.
Avant qu’un seul des assistants fût revenu de l’émotion produite
par ce discours, rapide comme une harangue de champ de bataille,
le colonel avait disparu dans le corridor où éclatait la
sonnerie du réveil...
Le commandant Payen profita du brouhaha qui suivit pour
s’esquiver. Quelques secondes plus tard, il frappait à la porte
du bureau du chef de corps.
Brièvement, il mit le colonel au courant de l’événement
stupéfiant qui révélait un traître dans le régiment, à l’heure
même où l’orage s’amoncelait sur la frontière. Il rendit compte
de sa première enquête, des charges très graves qui lui avaient
semblé peser sur le sergent Randoni et de la mesure qu’il avait
prise à son égard.
Très pâle, le colonel écoutait...
- Mais, voyons, Payen, ces documents, comment le lieutenant
Mariette les a-t-il eus entre les mains ?
- Ceci, mon colonel, je ne le sais pas encore. M. Mariette m’a
demandé de ne pas me le dire avant que, de mon côté, j’eusse
fait une enquête; il semblait qu’il tînt beaucoup à n'y être pas
obligé. Mais à vous, mon colonel, il vous en rendra compte. S’il
n’a pas encore quitté le quartier, je vais le faire appeler...
- Oui, qu’il vienne au plus tôt !
Au même moment, on heurta à la porte, le sergent de garde parut,
suivi d’un télégraphiste.
- Une dépêche, mon colonel !
D’un doigt fébrile, le colonel déchira la mince enveloppe bleue
; il en tira un télégramme jaune qu’il lut rapidement, et tendit
sans mot dire au commandant major...
Puis, comme le télégraphiste s’éloignait, il le rappela et, lui
glissant dans la main un louis d'or:
- Merci, mon ami, il y a trente ans que je l’attends, ce
télégramme !
Le papier officiel portait ces simples mots :
Faites exécuter exercice convenu.
C’était la formule qui déclanchait la mobilisation des troupes
de couverture.
Le major lut et relut à son tour la fatidique dépêche. Quand il
releva la tête, le colonel vit briller une larme dans ses yeux
clairs:
- Ah ! mon pauvre Payen, je vous comprends... Vous aussi, vous
avez attendu trente ans cette heure-ci, et, quand elle sonne
enfin... vous restez... Pour une âme comme la vôtre, c’est
dur...
- Oui, bien dur, mon colonel, fit le père Payen d’une voix
altérée.
- Mon vieux camarade, dit le colonel très ému...
Et il ouvrit les bras...
Les deux hommes s’étreignirent. Ils avaient vécu pendant quatre
ans l’un auprès de l’autre, dans une estime réciproque, mais en
se maintenant à la distance hiérarchique, que ni l’un ni l’autre
n’eût jamais songé à franchir. L’éclair qui venait de jaillir à
la frontière fondait soudain leurs deux âmes en une seule, comme
l’étincelle électrique combine deux corps dissociés, et le vieux
commandant, essuyant une larme qui s’obstinait à renaître,
répétait comme un leitmotiv:
- Restez là. Restez là !...
A 11 h. 1/2, le matin même, le régiment, corps de couverture,
devait être prêt à embarquer.
La première commotion passée, chacun s’était mis à l’ouvrage, et
aux cris, aux chants, au brouhaha qui avaient accueilli la
nouvelle de la mobilisation, prélude presque irrévocable de la
guerre, avait succédé la seule rumeur d’une ruche en travail. La
gravité de l’heure s’était inconsciemment imposée à tous, et les
corvées sillonnaient les rues et le quartier, plus alertes, plus
disciplinées qu’aux plus beaux jours des grandes inspections.
Minute par minute, tous les détails de la mobilisation étaient
prévus. Les officiers avaient été rompus par des exercices
spéciaux à leur exécution méthodique, et la machine, mise en
mouvement, marchait toute seule.
Et c'étaient, dans les cours de la caserne, des corvées qui
transportaient les caisses de cartouches, des fourgons d’où
descendaient des caisses de biscuits, tandis qu’à travers la
ville roulaient les voitures de corvée apportant de la
manutention le pain de la route et arrivaient les chevaux de
réquisition.
Sauf les quatre ou cinq comptables que leurs fonctions
enchaînaient à leurs bureaux et qui veillaient à la régularité
des opérations administratives, les officiers du régiment
étaient rentrés chez eux dès qu’ils avaient eu communication de
l’ordre de mobilisation, afin de régler en hâte leurs affaires
personnelles.
L’arrivée du télégramme, changeant brusquement le cours de ses
pensées, avait empêché le colonel de poursuivre l’idée qu’il
avait eue d'interroger lui-même Mariette, et le lieutenant avait
quitté le quartier quand, les premiers ordres donnés, le colonel
revint à l’incroyable affaire dont le major l'avait si
hâtivement entretenu.
Avant de rentrer chez lui, il se fit conduire à la petite
chambre verrouillée et cadenassée où était enfermé depuis la
veille son sergent-secrétaire, cet homme qu’il avait toujours
tenu pour le type achevé de l’honneur et du dévouement, et sur
lequel venait brusquement peser le soupçon du crime le plus
infamant.
Il trouva un homme accablé, comme abêti, mais dont les yeux,
secs de la moindre larme, restaient assurés sous le regard
sévère du chef.
Le colonel, tenant à laisser au major la direction de l’enquête,
se borna à interroger le sous-officier sur cette question de la
clé qu’un secrétaire avait vue un jour entre ses mains. Randoni
se borna à répondre que, s’il avait eu, en effet, cette clé,
c’était pour une question de service et que ses chefs
hiérarchiques sauraient bien le couvrir à ce sujet.
Le colonel quitta la prison avec le soupçon qu’on ne tenait pas
le coupable, mais trop absorbé désormais par son devoir de chef
de corps pour consacrer à cette affaire, si grave fût-elle, un
instant de plus.
- Le major est son chef hiérarchique, il est chargé de
l’enquête, il fera le nécessaire.
Et, sur cette réflexion, le colonel rentra dans son bureau.
Il y trouva Féligny. Le jeune officier était encore dans la
tenue qu’il avait dû hâtivement revêtir en pleine nuit.
- Eh bien ! Féligny, vous ne vous préparez pas ?
- J’y vais, mon colonel... Mais j’avais encore quelques papiers
à mettre en ordre ici...
- Je viens de voir ce malheureux Randoni. C’est une histoire
inconcevable, dont le commandant Payen m’a rendu compte ce
matin. Vous savez ce que c’est ? .
- Mon colonel, je sais, comme tout le régiment, que Je sergent
Randoni a été mis au secret hier soir, mais j’ignore...
- Eh bien ! il y a un des plis de mobilisation, un des plis
secrets, qui a été enlevé de l’armoire de fer et communiqué...
on ne sait à qui, mais à un espion allemand sans aucun doute...
Féligny était devenu très pâle, et, brusquement, comme dans un
sursaut d’indignation:
- Oh ! par exemple ! Mais ce n’est pas possible, mon colonel
!...
Et le lieutenant était tout frémissant. Le colonel l’enveloppa
d’un regard de sympathie.
- Hélas ! oui, mon cher ami, et cette épouvantable chose s’est
accomplie ici même. Le doute n’est pas possible: le document
communiqué porte une indication qui prouve que le traître
n’était pas au bout de sa tâche, et qu’il se proposait de
compléter ses renseignements...
- Et ce serait, mon colonel ?...
- C’est une affaire à mener avec beaucoup de prudence. Je vais
donner pleins pouvoirs au major pour poursuivre l’enquête: j’ai
une confiance absolue dans la sûreté de son jugement. Mais vous,
Féligny, ne vous êtes-vous jamais aperçu de rien ?
Le lieutenant eut une seconde d’hésitation, comme s’il repassait
ses souvenirs.
- Non, mon colonel... Pourtant... C’est étrange... Il me
semble... à la réflexion... qu’à différentes reprises... les
allures de Randoni... ici...
- Ah !
- Oh ! mon colonel, rien de précis... et jamais... sans cette
extraordinaire aventure... je n’aurais pu avoir le moindre
soupçon... C’est seulement maintenant qu’en fouillant mes
souvenirs... Mais c’est très vague...
- L’auriez-vous vu, par exemple, dans mon bureau, avec une clé à
la main ?
- Une clé ? répartit vivement le lieutenant... Non !...
Le colonel fit quelques pas dans le bureau de long en large,
comme pour donner, une minute, libre cours à son énervement.
Puis, s’arrêtant devant Féligny:
- A p + 4 h. 30, c’est-à-dire à 10 heures, les officiers se
réunissent à la salle d’honneur. Vous direz au major et au
lieutenant Mariette que, dès que la conférence sera terminée,
ils viennent me trouver dans mon bureau... A tout à l’heure,
Féligny ! Et dépêchez-vous, car vous n’avez plus beaucoup de
temps à perdre...
Et il ajouta avec un sourire :
- Et vous avez peut-être des adieux à faire...
Le lieutenant était immobile au milieu de la pièce, comme figé
dans une attitude irréprochable de garde-à-vous. Le colonel
s’aperçut qu’il était très pâle; il crut avoir,
intempestivement, touché un point sensible. En façon d’excuse,
il frappa paternellement sur l’épaule du jeune homme:
- Allons, allons, mon cher, la guerre, on en revient, et l’amour
la poétise...
Le lieutenant le regarda dans le blanc des yeux et le fixa une
seconde d’une façon étrange, puis, brusquement, salua et sortit.
Le colonel le regarda disparaître par la porte du bureau des
secrétaires...
- Bah ! Dans quelques heures, il pensera moins à Mlle de
Survalle... Beau parti, d’ailleurs: le gaillard a bon goût !...
(A suivre.)
30 octobre 1919
Tribunal d’honneur par le colonel DRIANT.
(Suite.)
Après la distribution des
cartes de la frontière et les derniers ordres de détail, la
réunion des officiers venait de s’achever sur une vibrante
allocution du chef de corps. Le commandant Payen, le lieutenant
Mariette et d’Hummel rejoignirent le colonel dans son bureau.
Mariette s’était spontanément adjoint son jeune camarade, dont
il n’avait fait jusque-là que tenir la place. Il s’en expliqua
d’un mot avec le colonel, qui donna au planton la consigne
formelle de ne laisser entrer personne.
- Ainsi donc, Mariette, c’est vous qui avez remis au major la
pièce secrète dérobée à l’armoire de fer ?
- Oui, mon colonel.
- Eh bien ! Veuillez nous dire comment cette pièce se trouvait
entre vos mains. Il est inutile, je pense, de vous engager à
dire tout ce que vous savez, et même tout ce que vous pouvez
soupçonner. Vous comprenez combien il est essentiel que, sur
cette malheureuse affaire, nous arrivions à faire au plus vite
le jour le plus complet.
- Mon colonel, j’ai demandé jusqu’ici à me taire, afin de
n’influencer en rien les débuts de l’enquête, et je remercie le
commandant de m’avoir fait, pendant quelques heures, crédit
d’une déposition... Mais le véritable témoin est mon camarade
d’Hummel, c’est lui qui m’a confié cette pièce que le plus
extraordinaire des hasards a fait tomber entre ses mains. Il va
vous dire en quelles circonstances.
- Eh bien ! d’Hummel, vous avez la parole. Le lieutenant fit
alors, dans tous ses détails, le récit que l’on connaît. Il
raconta le bal chez les dames de Survalle, l’échange des
capotes, l’enveloppe tombant le soir de la poche du vêtement...,
ses angoisses, sa démarche auprès de Mariette... Au fur et à
mesure que le jeune homme parlait et qu’un soupçon prenait corps
dans son esprit, le visage du colonel s’assombrissait, ses yeux
s’élargissaient comme sous l’étreinte d’une épouvante...
Quand d’Hummel eut fini, le colonel lui demanda :
- Et dans ce salon de Mme de Survalle, en dehors des officiers,
qu’y avait-il ?
- Très peu de monde... La famille du conservateur des
hypothèques, les Dupuis, les de Gueron, le baron de Rudesheim
!...
- Ah ! le baron de Rudesheim !... Le colonel se leva:
- Messieurs, tout ceci est très grave et de nature à orienter'
l’enquête d’une façon nouvelle. Payen, vous, restez ici, je vous
donne entièrement carte blanche, mais vous me tiendrez au
courant minutieusement. Quant à vous, jeunes gens, je ne crois
pas nécessaire de vous recommander la circonspection la plus
grande; la façon dont vous avez procédé m’est une garantie, et
je vous félicite de votre prudence... On pourrait, de certaine
rencontre, déduire contre un de vos camarades les présomptions
les plus graves, et ce ne sont pas des choses auxquelles on
puisse donner cours à la légère... Et malheureusement, nous
partons dans une heure et demie: impossible de m’occuper
personnellement de cette histoire, pour le moment du moins. J’ai
quelques questions de service à régler avec vous, Payen. A tout
à l’heure.
Et quand il se retrouva seul avec le vieil officier :
- Avant tout, lui dit-il, que cet affreux mot de trahison ne
sorte pas d’ici ! Tombant à pareille heure sur le régiment, sur
le pays, il équivaudrait à une bataille perdue...
- Vous emmenez Féligny ?
- Il le faut bien; quelle raison donner pour son maintien ici,
alors que nous partons déjà avec des cadres incomplets et sans
officiers de réserve ?...
D’ailleurs, ajouta-t-il plus bas, si une sanction s’impose, elle
pourra être là-bas plus rapide et plus... discrète.
***
Dans la ville, la nouvelle
d’une mobilisation soudaine s’était répandue comme une traînée
de poudre. Le décret de mobilisation générale n’avait pas encore
été promulgué, mais l’on sentait si bien la guerre virtuellement
déclarée, que la vie ordinaire s’était brusquement arrêtée. Des
faubourgs avaient commencé à descendre des flots d’ouvriers qui
abandonnaient leur travail, et, à tous les carrefours par où
devait passer la colonne, une foule bigarrée s’entassait.
Rien de cette allégresse populaire qui avait accueilli, quarante
ans auparavant, l’annonce de la déclaration de guerre; mais, en
revanche, lorsqu’un farouche hervéiste s’était avisé d’entonner
l’Internationale, il n’avait rencontré qu’un écho timide, et
l’hymne révolutionnaire s’était éteint aux premiers couplets.
Ni enthousiasme ni révolte, mais une sorte de résignation
farouche à la fatalité. On s’arrachait avidement les journaux de
Paris, qui ne contenaient que cette information laconique:
« Le gouvernement a décidé de prendre les mesures nécessaires
pour être prêt à toutes les éventualités. La situation reste
grave. »
Tout à coup, dans les larges rues ensoleillées où quelques
drapeaux piquaient une note de fête, s’épandit la rumeur d’une
musique guerrière.
Le 166e quittait sa caserne.
Musique en tête, la colonne déboucha dans la foule entassée aux
grilles.
Alors, à la vue du régiment harnaché en guerre, au spectacle des
pantalons rouges et des capotes bleues qui allaient fleurir aux
couleurs françaises les guérets de Lorraine, aux mâles accents
de Sambre-et-Meuse, qui semblent un écho de la grande épopée,
une émotion intense s’empara de la foule... Tout ce qui
sommeillait dans les tréfonds obscurs, anesthésiés par un quart
de siècle de négation, l’orgueil des traditions guerrières,
l’appétit des émotions de la lutte, le sentiment d’une querelle
séculaire perpétuellement ouverte... surgit brusquement comme au
heurt d’une baguette magique.
Un cri énorme de « Vive la France ! », « Vive l’armée ! »
enveloppa soudain la tête de colonne, dominant le fracas des
cuivres et le roulement des tambours. Les bras se levèrent dans
un transport d’enthousiasme et les mains battirent... Des
ouvriers qui, aux soirs d’élection, avaient beuglé les menaces
abominables du chant de Pottier, se surprenaient à hurler « A
Berlin ! » avec des larmes d’ivresse dans les yeux...
Lorsque le drapeau apparut, déployé par le vent du matin,
étalant ces noms de victoires populaires: Valmy-Jemmapes, et ce
nom prestigieux qui devait être une promesse : léna, les
casquettes et les chapeaux volèrent...
Dans l’espace vide que faisait la musique, à cinq ou six pas des
officiers montés, le colonel s’avançait seul, campé sur son
grand alezan... Et il pleurait.
Qui lui eût dit, deux ans auparavant, alors qu’aux grèves de
Lens il essuyait, des journées entières, la mitraille de tuiles
et de tessons de bouteilles avec les bordées d’injures les plus
abjectes, que ce peuple, dont, avec tant d’autres, il commençait
à désespérer, se reprendrait ainsi à l’heure du grand branle-bas
? Et il pensait qu’il ne faut jamais désespérer de la France,
qu’elle est le phénix de l’histoire... Une confiance
indéfectible lui remontait au cœur et une certitude s’emparait
de son esprit. D’un geste large et solennel, il saluait la
foule, et la foule l’acclamait.
L’enthousiasme populaire gagnait de proche en proche et le
parcours de la caserne à la gare fut un véritable triomphe.
Lorsque le régiment se fut massé en attendant les trains qui
devaient l’emporter, il fallut établir un barrage de sentinelles
pour empêcher l’invasion des faisceaux; sans l’énergique
intervention des chefs, on eût assisté aux mêmes scènes de
délire qu’au départ de l’armée impériale.
***
Il avait fallu trois trains
pour enlever le régiment. Le colonel prit place dans le premier.
Il s’était réservé un compartiment où montèrent seuls avec lui
un chef de bataillon, le médecin-major et le porte-drapeau. Les
autres officiers s’étaient réparti le reste des wagons qui leur
étaient affectés. Mariette avait manœuvré pour se trouver dans
le compartiment de Féligny, dont il voulait étudier l’attitude
au cours du trajet.
Le train fila d’abord à travers la grande plaine champenoise,
toute marquetée par les cultures naissantes d’où émergeaient par
endroits de petits bois de sapins... A Châlons, on trouva
d’autres trains de troupes, mêlés aux trains ordinaires, car la
mobilisation générale n’ayant pas été proclamée, le trafic
commercial n’était pas interrompu. Les soldats s’apostrophaient,
gouailleurs, très amusés maintenant de courir l’aventure,
insouciants du danger où ils couraient, très fiers des hurrahs
dont les accueillaient au passage les voyageurs civils.
Où allait-on seulement ? Probablement dans la région de
Lunéville ou de Nancy, car on devait recevoir à Toul une
destination définitive...
D’ailleurs, qu’importait ? Que ce fût sur la Loutre Noire ou le
Ruisseau des Amis, on ne tarderait pas à en découdre avec les
casques à pointe: c’était là l’essentiel, et le cadre importait
peu.
Dans le compartiment de Mariette, la conversation vint un moment
sur l’ « Affaire Randoni », comme on l’appelait. Les bruits les
plus contradictoires s’étaient fait jour et les suppositions
allaient leur train. On parla bien d'indiscrétions graves, mais
personne ne s’arrêtait à l’idée d’une trahison, tellement le
caractère du vieux sergent répugnait à ce soupçon.
- Pour moi, dit le lieutenant Schmitt, je ne croirai jamais que
Randoni ait même commis une indélicatesse; il a été pendant
quatre ans mon sergent de section, je le connais à fond, c’est
de l’or !
Mariette observa Féligny du coin de l’œil, mais le lieutenant,
prétextant une forte migraine, s’était rencogné dès le départ
dans un coin du compartiment où il semblait profondément dormir.
Il parut seulement à Mariette qu’il était très pâle.
***
Le soleil avait fortement
baissé dans le ciel lorsque le train, cessant de côtoyer les
prairies basses où la Meuse creuse ses méandres, commença de
s’enfoncer dans le bourrelet boisé où les géographes voient la
troisième crête du bassin parisien. Il atteignit bientôt
l’entrée du tunnel de Foug, que gardait un détachement de
pantalons rouges... puis déboucha dans la cuvette de Toul.
A la gare, où quelques rares voyageurs étaient parqués sous la
surveillance d’un piquet d’infanterie, un officier d’état-major
monta dans le compartiment du colonel et lui remit une
enveloppe...
La machine faisait de l’eau. Le colonel descendit sur le quai et
communiqua à demi-voix le renseignement aux officiers
curieusement entassés aux portières.
- Azerailles ! près de Baccarat !
On franchit le pont de Fontenoy et l’on salua au passage le
médiocre monument qui perpétue le souvenir de l’héroïque
aventure des francs-tireurs du commandant Bernard.
Quelques minutes d’arrêt à Nancy, et dans l’obscurité qui
tombait on remonta lentement la Meurthe.
Au fur et à mesure que la proximité de la frontière se faisait
plus sensible, une émotion vague pénétrait les cœurs; les
regards se tendaient vers les portières de gauche, où défilaient
les masses sombres des hauteurs de la Pessotte et du Sannon, et
il semblait à plusieurs deviner dans l’ombre le spectre immobile
de uhlans aux aguets. Un paquet de points lumineux dans la nuit
signala Lunéville. Sur le quai, un officier de chasseurs à pied
faisait les cent pas ; on le héla. Il raconta que depuis deux
jours la division de cavalerie escadronnait vers Arracourt, le
bataillon de chasseurs bivouaquait dans la forêt de Parroy, mais
la frontière était encore inviolée; seulement, les trains ne
circulaient plus sur la ligne d’Avricourt; au fort de
Manonvilliers, tout le monde était à son poste de combat...
- Azerailles !...
On était arrivé. Dans la nuit sombre, où quelques torches
fumeuses faisaient de petits espaces violemment éclairés, le
bataillon se reforma. Le colonel réunit les officiers et donna
quelques ordres.
Comme il fallait être prêt à toute éventualité et garantir
contre l’imprévu la réunion du régiment, une compagnie irait
immédiatement à quatre ou cinq kilomètres au Nord occuper le
village d'Hablainville. Le tour régulier de service appelait à
marcher la première compagnie, la compagnie de Mariette.
Elle partit aussitôt.
Il était une heure du matin, quand la petite troupe vit se
dresser devant elle, au bas d’une côte, la silhouette du village
lorrain.
Tandis que des fractions poussaient au delà de la localité, le
gros de la compagnie s’installa dans des granges, à l’entrée du
village. Les officiers firent porter de la paille dans une
chambre abandonnée, et chacun s’endormit.
Outre Mariette que son ancienneté avait promu à la dignité de
premier lieutenant de la compagnie, le corps des officiers de la
première comprenait le capitaine de Larroque et le lieutenant
Tellier.
Le capitaine de Larroque était le type achevé de l’officier de
troupe. Très intelligent et d’une instruction générale très
étendue, et d’une distinction native qui s’imposait au premier
abord, il avait eu un brillant début de carrière et semblait
depuis quelque temps marquer le pas ; très énergique, dur aux
autres et à lui-même, il maintenait jalousement en toutes
circonstances une discipline rigoureuse, qui avait fait baptiser
sa compagnie « la compagnie de fer » ; mais ses hommes lui
savaient gré d’une équité scrupuleuse, et, sans être précisément
populaire, le capitaine de Larroque jouissait dans tout le
régiment du prestige qui s’attache toujours dans l’armée aux
capacités professionnelles instinctivement reconnues.
(A suivre.)
6 novembre 1919
Tribunal d’honneur par le colonel DRIANT.
(Suite.)
Le lieutenant Tellier était
pour le capitaine Larroque comme Mariette, un collaborateur
précieux; un peu timide, il rachetait l’absence de qualités
brillantes par un bon sens affiné, et cette probité du métier
qui gagne la confiance et le respect des sous-ordres.
Les trois officiers s’accordaient admirablement; une estime
réciproque des dons de l’esprit et une confiance absolue dans
les caractères maintenaient entre eux une union empreinte de la
plus foncière cordialité.
Malgré tout le moelleux de la couche de paille que les
ordonnances avaient étendue avec profusion sur le plancher de la
chambre, le sommeil ne venait pas. Les trépidations du long
voyage, l’énervement vague d’une nuit de printemps respirée
plusieurs heures à pleins poumons, l’émotion suscitée par les
événements, le sentiment d’être là pour de bon aux avant-postes,
à quelques heures du baptême militaire... tout ce chaos
d’impressions, entretenant la vibration des nerfs, maintenait
l’insomnie...
Après un échange sporadique de réflexions banales, le capitaine
se releva sur son séant, et interpellant Mariette:
- Enfin, Mariette, qu’est-ce que c’est donc que cette histoire
de Randoni ? Il paraît que vous savez quelque chose, vous avez
été appelé chez le colonel à ce propos avec le major. Les
racontars les plus absurdes circulent dans le régiment. Ce
matin, à la salle d’honneur, Féligny, qui doit être au courant,
laissait entendre qu’il pourrait s’agir d’une affaire de
trahison, où Randoni serait fortement compromis. Ça me paraît
tellement invraisemblable !...
Mariette sentit un flot de sang lui empourprer les joues.
- Ah ! Féligny a parlé ?...
- Il n’a rien articulé de précis, mais, comme on le supposait au
courant et qu’on l’interrogeait sur cette arrestation de Randoni,
il a eu tout l’air d’insinuer...
- Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je ne serais pas fâché de
causer de cela avec vous, interrompit Mariette. Aussi bien,
serai-je très heureux d’avoir votre sentiment. J’ai promis au
colonel de ne pas divulguer ce que je sais avant que plus de
lumière ne soit faite, mais nous sommes ici absolument entre
nous, personne ne peut nous entendre. Voici.
Mariette entama la narration circonstanciée de l’ « affaire ».
Quand il eut exposé sur quels indices le major s’était fondé
pour ordonner l’arrestation de Randoni, le capitaine de Larroque
lui posa carrément la question:
- Allons, Mariette, avez-vous cru une seule minute que Randoni
soit coupable ?
Le lieutenant fit un geste qui éludait la réponse.
- Oui, je sais bien, poursuivit le capitaine, il y a l’histoire
de la clé, mais qu’est-ce que ça prouve ? Randoni pouvait très
bien savoir où le colonel mettait cette clé...
- Soit ! Mais qu’en faisait-il ? Et pourquoi l’avoir gardée deux
jours ?
Il se fit un silence. Evidemment, il y avait là un point
délicat. Au bout de quelques secondes, le capitaine de Larroque
le rompit, et avec une franchise brutale:
- Pour moi, il n’y a pas de doute, le coupable, c’est Féligny.
Les deux lieutenants se taisaient... Le capitaine insista.
- D’abord, ce garçon-là ne m’a jamais inspiré qu’une médiocre
confiance; il a dans l’allure je ne sais quoi de cauteleux qui,
dès les premiers jours, m’a éloigné de lui. Et puis, comment
vit-il ? Ce n’est un mystère pour personne qu’il n’a pas la
moindre fortune, et il se tient sur un pied !... Cette
histoire-là expliquerait bien des choses ! Ce n’est pas votre
avis, Tellier ?
Toujours circonspect, le jeune officier n’avait pas encore dit
un mot, mais, ainsi mis au pied du mur, il ne cacha pas son
sentiment.
- Evidemment, mon capitaine, tout semble conspirer à charger
Féligny. Il fait depuis quelque temps des dépenses hors de
proportion avec ses ressources. D’où venait l’argent ?
- Il a peut-être tiré une lettre de change sur le « sac » de
Mlle de Survalle, objecta Mariette... C’est classique.
Et il conclut:
- Comme vous, mon capitaine, j’ai sur Féligny les plus graves
soupçons, car je ne puis croire que Randoni soit le coupable;
mais nous n’avons pas de preuve convaincante. Il est clair que
Randoni sait quelque chose, son mutisme obstiné le prouve. Pour
charger Féligny, nous n’avons jusqu’ici que l’incident de la
capote. C’est troublant, mais insuffisant. Moi, je compte sur le
major pour faire parler Randoni. Ce dernier ne sait pas encore
qu’il s’agit pour lui d’une question aussi grave; il s’imagine
qu’il n’y a là qu’une question de clé, et comme il a été
peut-être imprudent, ou plutôt sollicité par Féligny, il ne
parle pas... Il attend que Féligny le disculpe..., qui sait ?
Quand il saura qu’il s’agit de trahison, il se cabrera, si
disculpera lui-même, et nous saurons la vérité.
- Oui, mais, quand la saurons-nous ? Et ne sera-t-il pas bien
tard, quand elle nous parviendra ? Non, voyez-vous, pour moi,
c’est ici qu’il faut la chercher..., et sans perdre un jour !...
***
Le soleil montait au-dessus
de l’horizon de collines vertes et rousses et la compagnie
faisait tranquillement le café, quand un cycliste apporta un pli
au capitaine de Larroque. Il ne contenait que ces mots, écrits
de la main du colonel :
« Des masses de cavalerie allemande ont franchi cette nuit la
frontière, vers Arracourt. Le régiment se porte sur la Vezouse
en soutien du 20e bataillon de chasseurs, établi au nord de
Domèvre. Vous rejoindrez au passage, à Hablainville. »
Le sort en était jeté ! Cette fois, c’était officiellement la
guerre.
Les hommes achevèrent de confectionner le café, dont l’eau
bouillait dans les marmites installées sur l’accotement de la
route, refirent les sacs, et comme la colonne montant d’Azerailles
débouchait sur la crête, la compagnie formant avant-garde se mit
en marche...
Le long des rues du village, sur la bordure du tapis de litière
qui fait la gloire des maisons lorraines, les habitants étaient
accourus, pâles, inquiets, jetant aux soldats cette question
angoissée :
- C’est-y donc vrai que c’est pour de bon la guerre ?
Les femmes joignaient les mains dans un geste de détresse, et
dans les yeux effarés passait comme une vision des désastres du
passé. Car les vieux du pays avaient déjà vu l’autre !
Depuis deux jours, les hommes qui étaient astreints au service
étaient partis, appelés à Baccarat, à Lunéville, et cette
convocation inopinée avait paru de sinistre augure. Mais ces
malheureuses populations avaient voulu douter encore d’un danger
qui, pendant près d’un demi-siècle, avait plané sur leurs têtes
sans se réaliser jamais. Les plus avisés, ou les plus méfiants,
avaient fui vers l’intérieur, emportant ce qu’il était possible
d’enlever, leurs hardes et leur petit pécule, mais la grosse
majorité était restée, trop enchaînée à la terre pour se décider
avant que tout espoir ne fût évanoui à abandonner ses maisons,
ses champs et ses vergers. Et, en apprenant que c’en était fait,
que l’échéance redoutée était venue, ils étaient là, atterrés,
regardant avec des larmes les petits fantassins rouges qui
allaient, en les saluant de leurs lazzis, se faire tuer pour les
défendre.
Après une courte marche le long de la Verdurette, qui coulait
lentement entre des berges vertes, le bataillon de Mariette
atteignit la Vezouse et s’y arrêta. La 1re compagnie, toujours
en tête, gagna au delà de la rivière une éminence boisée d’où
l’on dominait le moutonnement de collines où pointent, à deux
extrémités de la maison, le signal d’Igney-Avricourt et l’arête
de Manonvilliers. La matinée était avancée. L’on s’installa à
l’ombre des jeunes frondaisons, et les plus avisés partirent
sous bois à la recherche de combustible pour la soupe qu’il
fallait prévoir. Aucun autre bruit ne montait de l’amphithéâtre
immense, que le bruissement d’une légère brise de Nord-Est.
Le fort de Manonvilliers, que l’on devinait à certaines lignes
trop disparates avec la mollesse générale des contours, était
silencieux. On apercevait, émergeant du damier ocre et vert,
quelques flèches d’églises, et l’on songeait avec un mélange
d’inquiétude, d’impatience et de mélancolie, que dans cette
nature si calme, si douce et si vivante, allait s’allumer
peut-être aux premières minutes le signal de la dévastation et
de la mort...
Mariette s’était assis à l’écart, près de la corne Nord du bois,
et il laissait au hasard vagabonder sa pensée, quand un pas de
cheval lui fit dresser la tête...
Le colonel arrivait par le petit chemin qui longeait le bois.
Le lieutenant sauta sur ses pieds et prit la position
réglementaire du salut. Le colonel lui fit signe d’approcher,
et, se penchant sur sa selle pour diminuer encore la portée de
sa voix :
- J’ai reçu ce matin un rapport du commandant Payen, expédié
presque aussitôt après notre départ. Randoni s’est décidé à
parler, et bien que de sa déposition on ne puisse pas encore
déduire une certitude absolue, les soupçons que nous avions ne
sont malheureusement que confirmés. Telles qu’elles sont, leurs
bases seraient suffisantes pour me permettre de faire
immédiatement arrêter Féligny, et de le livrer à une instruction
judiciaire... Mais...
Le colonel se redressa, et d’un geste large il montra l’horizon,
la frontière, les sentinelles, dont les silhouettes émergeaient
çà et là, tout ce décor de lutte prochaine... Il n’acheva pas sa
pensée. Mariette eut un hochement de tête, il avait compris tout
ce qu’il y avait de délicat et de sage dans le scrupule de son
chef.
- Je viens d’affecter Féligny à la 2 e compagnie du 1er
bataillon; je l'éloigne de moi et le rapproche de vous... En un
mot, il ne m’est possible ni de passer outre ni de procéder à
une instruction officielle, il y va de l’honneur et de la
solidarité morale du régiment. Il faudrait trouver le moyen de
sauvegarder l’un et l’autre... Vous avez probablement lu,
Mariette, ce que le général Morand a écrit sur les tribunaux
d’honneur dans l’armée, selon la charte. Sa vieille expérience
du métier lui avait fait concevoir une estime particulière pour
ce mode d’exercice par les pairs de la justice militaire...
C’est une solution analogue que je voudrais voir appliquer ici.
A un moment aussi critique qu’un début de guerre, il faut
veiller plus attentivement que jamais sur le moral de l’armée et
du pays. La nouvelle d’une trahison serait pour ce peuple énervé
l’équivalent du sauve-qui-peut, le signal d’un déchaînement
révolutionnaire peut-être. Il est donc d’une urgence absolue,
absolue, vous m’entendez, d’éviter la publicité et de limiter
les échos de cette affaire au seul cercle des officiers, je
dirais même au seul cercle des lieutenants... Réfléchissez à
cela, Mariette. Plus prompte sera la solution, meilleure elle
sera... Je vais voir vos sentinelles.
Le colonel poussait son cheval, mais il l’arrêta presque
aussitôt et prit dans la poche de sa tunique un carré de papier
jaune qu’il tendit au lieutenant.
- Ceci pourra peut-être vous être utile.
Mariette reconnut la grande enveloppe dans laquelle d’Hummel lui
avait remis le dossier. Elle était un peu fripée par les
manipulations, mais le colonel y avait épinglé le papillon
portant la mention accusatrice: Ceci est incomplet... Il me faut
l’ordre d’embarquement pour le cas de tension politique...
Apportez-le jeudi.
C’était miracle que le traître n’eût pu accomplir son dessein
jusqu’au bout, et que précisément ce fût la pièce qui devait
servir qui eût échappé à l’agent étranger.
***
Le capitaine de Larroque ne
retrouva son lieutenant à la grand’garde qu’à la tombée de la
nuit. Toute la journée s’était passée en reconnaissances sur le
front. Nulle part, d’ailleurs, on n’avait rencontré l’ennemi.
Il lut sur son visage le souci de plus en plus lancinant causé
par l’abominable affaire, et à brûle-pourpoint :
- Savez-vous, Mariette, ce qui nous manque pour liquider cette
infernale histoire ?...
- Ce qui nous manque, mon capitaine ?... Ce n’est toujours pas
la conviction de culpabilité de Féligny, car plus j’y réfléchis,
et plus je me demande comment nous hésitons à lui jeter son
infamie à la face.
Et le lieutenant confia à son commandant de compagnie ce qu’il
tenait du colonel, la mise hors de cause du sergent,
l’invitation du chef du corps à agir vite et discrètement.
- Discrètement, c’est bientôt dit, et justement si vous aviez
l’organe qui nous manque, je-veux dire un tribunal d'honneur de
régiment, il aurait déjà opéré, décidé, et vous ne seriez pas
là, hésitant et obligé, pour prendre un parti, de réunir tous
vos camarades - car c’est là qu’il faut en venir.
- Un tribunal d’honneur, comme en Allemagne ?
- Eh ! oui. C’est-à-dire une juridiction constituée, reconnue,
respectée, toujours prête, et gardant jalousement à l’intérieur
du corps le secret de ses délibérations et de ses décisions. En
dehors même de cas aussi graves, aussi monstrueux que celui-là,
ne trouvez-vous pas qu’il en est d’autres où l’on regrette pour
l’armée française l’absence de ce rouage d’une puissance
incomparable ? Un tribunal d’honneur !
Chaque fois qu’un membre du corps d’officiers commettrait une
infraction aux lois de l’honneur ou serait seulement soupçonné
d’y avoir manqué, il aurait à justifier de sa conduite devant
cet aréopage spécial. Ce serait une mutuelle garantie de probité
morale, comme aussi le moyen d’atteindre certaines faiblesses
qui échappent aux répressions réglementaires.
- Mais, mon capitaine, croyez-vous applicable à l’armée
française tout ce qui est salutaire à l’armée allemande ?
- Certes non, et beaucoup de choses, au contraire, essentielles
en Allemagne, répugnent parfaitement au caractère français. Mais
je ne crois pas que nous soyons moins soucieux sur les questions
d’honneur individuel et d’honneur corporatif que nos
adversaires, et je trouve malséant que cette fleur de l’honneur,
éclose en somme en terre française, soit entourée outre-Rhin de
soins plus délicats que chez nous.
- Dites plus spécieux, mon capitaine. Grâce à Dieu, nous n’avons
rien à envier à nos adversaires sous le rapport de la
sensibilité au sentiment de l’honneur ; mais pour cette
codification de l’honneur qu’exige l’institution d’un tribunal,
il faut une unité de points de vue, une communauté d’esprit, de
sentiments, une analogie de genres de vie qui existe chez les
officiers allemands et qui n'existe plus chez nous.
- De sorte que, d’après vous, on ne s’entend pas chez nous sur
les questions d’honneur ?...
- Pardon, mon capitaine, je m’explique : je dis que chez nous on
ne s’entendrait pas sur toutes les nuances de l’honneur, car
l'honneur a ses nuances qui peuvent n’être parfois que des
préjugés... Ainsi, les bretteurs du temps de Boutteville et de
Chalais...
- Etaient peut-être plus chatouilleux que nous ne le sommes, et
ce n’est pas moi qui leur en ferai un reproche. Mais l’honneur
me semble quelque chose de fort clair...
- Vous croyez ?' Alors, voulez-vous me donner une définition de
l’honneur, mon capitaine ?
- Une définition ?... Mais c’est tout simplement ce sentiment
qui...
- Ah ! ah ! permettez-moi de vous arrêter au premier mot...
L’honneur, un sentiment ! Mais c’est précisément parce que c’est
un sentiment qu’il échappe à toute définition et que, pour
s’entendre complètement sur lui, il faut sentir de même façon,
penser à l’unisson sur toute chose. Cette définition de
l’honneur que je vous demande, je l’ai sollicitée déjà des
grands maîtres de la pensée française, car ce n’est pas la
première fois que ce sujet m’attire, et je ne l’ai trouvée nulle
part. Ni Pascal, ni Montaigne, ni La Bruyère ne la donnent, et
un profond penseur moderne, Hello, fait un vain effort pour la
découvrir, dans un des chapitres de son livre De l'homme. Et
comme il n’est pas possible de définir l’honneur ; et comme le
corps d’officiers français est trop divers par les origines, par
l’éducation, par les habitudes d’existence pour s’entendre sur
toutes les subtilités d’un code de l’honneur, je crois que
l’institution officielle des tribunaux d’honneur serait
impossible à acclimater dans l’armée française.
(A suivre.)
13 novembre 1919
Tribunal d’honneur par le colonel DRIANT.
(Suite.)
Elle y a pourtant fort bien
existé au temps des guerres du premier Empire, Mariette; et
voyez ce qu’en dit le général Morand, dans son livre sur l'Armée
selon la charte.
- D’excellentes choses, je le sais bien. Le colonel me le citait
justement ce matin, le général Morand. Mais d’abord, vous
remarquerez que les vétérans de l’armée impériale, spécialisés
par la permanence de la guerre dans le métier des armes,
amalgamés au feu de vingt batailles, réalisaient bien
précisément les conditions dont je parle; et, d’autre part, la
catégorie des fautes dont ils avaient à connaître était
singulièrement limitée. Ils jugeaient de l’attitude au feu ou
des peccadilles de maraude, sur quoi l’accord n’était pas
malaisé. Il n’y avait là ensuite rien de permanent et
d’officiel. C’était une cour de pairs se réunissant
occasionnellement en dehors de toute ingérence hiérarchique. Et
je m’abuse fort, ou le général Morand dit précisément que
l’autorité se tromperait si elle voulait établir cette
institution au lieu de la tolérer. Tout autre est l’institution
allemande, où un Conseil d’honneur, comprenant trois officiers
de grades différents, est d’abord chargé de l’instruction, et où
l’accusé comparaît ensuite devant une assemblée plénière de tous
les officiers du corps, présidée par le colonel... C’est un
rouage officiel dont les décisions sont soumises à l’approbation
de l’empereur. Et chez nous, qui remplacerait l’empereur, mon
capitaine ? Est-ce tel général, que nous savons avoir failli aux
lois de l’honneur dans les affaires de délation ?
Le capitaine de Larroque eut un haut-le-corps.
- Non, évidemment, fit-il, nous n’avons pas chez nous
l’équivalent du prestige impérial pour consacrer les décisions
des tribunaux de régiment, et c’est évidemment le meilleur de
vos arguments contre leur établissement dans notre armée. Mais
on pourrait peut-être tomber sur un ministre de la Guerre dont
l’autorité... Le capitaine s'interrompit. Mariette avait eu un
sourire si particulier, à l’évocation de ce mot : « ministre »,
que toute l’argumentation de son supérieur en sombrait du coup.
- Cette guerre-là va changer tout cela, heureusement,
murmura-t-il.
Tout à son idée, Mariette reprit :
- Notez d’ailleurs, mon capitaine, que la compétence des
tribunaux d’honneur allemands est singulièrement étendue,
puisqu’ils connaissent tout ce qui peut blesser le sentiment
d’honneur ou de convenance du corps d’officiers.
- Eh bien ! je dis qu’un pareil organe est peut-être salutaire
dans un corps fermé. Je le crois incompatible avec nos idées.
- Mais vous croyez applicable le système des grognards ?
- Le tribunal des pairs, s’organisant spontanément sous l’empire
d’un sentiment commun, pour éclaircir un fait particulier, ça,
oui... Et c’est ce qu’il nous faut maintenant, pour le cas
particulier de Féligny, ce soir même.
- Je ne vous croyais pas aussi individualiste, Mariette, aussi
ombrageux vis-à-vis des empiétements de l’autorité.
- Il y a peut-être quelque chose de ça chez moi, mon capitaine,
mais j’ai conscience d’être dans le vrai. Autant je proclame
nécessaire l’intégrité du principe d’autorité, autant je le veux
indiscuté là où il est nécessaire, autant je me rebelle contre
ses applications intempestives... Vous êtes un autoritaire, mon
capitaine, moi je suis un libertaire. Nous représentons, vous et
moi, deux courants historiques et antagonistes de l’esprit
français, mais il me semble que je représente le principal.
- Dites, Mariette: celui qui prévaut aujourd’hui.
- Je ne sais ce que nous réserve demain, mon capitaine, mais je
sais qu’au fond de l’âme de tout Français il y a un ferment
d’indépendance incoercible. Nous acceptons l’autorité là où nous
la reconnaissons légitime et nécessaire; nous nous cabrons, dès
qu’elle semble empiéter sur un domaine contesté.
- L’honneur est de ce domaine ; nous acceptons, je crois, en
cette matière, le contrôle éventuel de nos pairs, parce qu’il ne
porte aucune atteinte au dogme primordial de l’égalité, mais
nous nous insurgerions devant l’institution officielle de
tribunaux d’honneur, parce qu’elle semblerait un prétexte à des
ingérences illégitimes.
- Vous plaidez bien, Mariette, mais vous ne m’avez pas convaincu
: les tribunaux d’honneur seront institués chez nous et
fonctionneront normalement chez nous, lorsqu’une haute autorité
morale aura repris possession du pays, qui est actuellement en
plein déséquilibre, mais que la guerre va peut-être remettre
dans son assiette et dans ses traditions. Voilà mon vœu, à moi.
Et pour le passé, je n’ai qu’une objection à vous faire, à
laquelle vous ne répondrez rien, parce que nos sentiments sur
cette forme spéciale de l’honneur concordent absolument... Si
nous avions eu les tribunaux de régiment, jamais le système des
fiches, des fiches installées par des officiers contre leurs
supérieurs et leurs camarades, jamais ce système méprisable
n’aurait pu prendre ; et cela seul suffit à mes yeux à en
légitimer le regret dans le passé, autant qu’à en justifier
l’établissement dans l’avenir.
Mariette ne trouva rien à répondre.
***
La réunion plénière des
lieutenants du bataillon - car il ne fallait pas songer à réunir
tous ceux du régiment, maintenant trop dispersé - avait été
décidée pour le soir même.
Le capitaine de Larroque s’était chargé d’obtenir de son
collègue de la 2e compagnie, pour Féligny, une mission qui
l’éloignerait pour la nuit du cantonnement.
La journée semblait devoir s’achever sans incident. Le bataillon
se concentra, la nuit venue, à Herbeviller. La réunion aurait
lieu après le repas du soir. Sans en spécifier le pourquoi, un
mot fut envoyé à chaque lieutenant pour le prier d’être exact au
repas du soir, qui serait sans doute l’un des derniers pris en
commun.
Car où serait le bataillon, le lendemain ?
Ce fut dans la salle basse d’une auberge du village qu’à 8
heures du soir, leur repas hâtivement terminé dans la cour, les
officiers se réunirent. Mariette avait soigneusement choisi une
pièce dont l’isolement fût parfait, et le sous-lieutenant
Bernard, un petit poupon rose de la dernière arrivée de
Saint-Cyriens, fut placé en sentinelle à la porte. Quelques
bougies fumeuses, en équilibre instable sur de vieux chandeliers
bossués, projetaient dans la pièce une capricieuse lumière, et
il y avait quelque chose de si dramatique dans cette assemblée
clandestine, que le lieutenant Bédous, un Béarnais, toujours à
l’affût de la pointe et du mot, se mit à fredonner l’air des
Conspirateurs...
Pour tout le mon-on-on-on-de...
Mais Mariette, qui venait d’un coup d’œil circulaire de
dénombrer ses camarades, lui fit signe que sa sortie était hors
de propos, et, s’avançant au centre de la pièce, où tout
aussitôt se fit un profond silence :
- Mes amis, dit-il, je vous ai priés de vous rendre ici ce soir
pour discuter avec vous une question de la plus exceptionnelle
gravité, et qui nous intéresse tous au plus haut chef, puisqu’il
ne s’agit de rien moins que de l’honneur même du régiment...
Vous avez tous appris, au moment de notre départ, l’arrestation
soudaine du sergent Randoni, et si vous n’avez pas su exactement
les motifs de cette mesure, vous n’avez pas laissé de soupçonner
qu’il pouvait s’agir d’indiscrétions coupables, de fuites
criminelles, et pour tout dire... de trahison... Eh bien ! mes
amis, tout épouvantable que cela puisse être, un fait est
certain: une pièce de première importance, puisqu’elle traitait
du transport du régiment, de sa garnison à la frontière, a été
soustraite de l’armoire de mobilisation et communiquée à un
agent étranger. Comment la trahison a été découverte, et par
quel hasard providentiel le traître a été empêché de consommer
un second forfait, c’est ce que l’on vous dira tout à l’heure...
Une première enquête a pu diriger les soupçons sur le sergent
Randoni. J’ai appris aujourd’hui, du colonel lui-même, que cette
inculpation était abandonnée... D'ailleurs, des indices, des
-preuves même, existent, assez sérieuses pour qu’on puisse
préciser le coupable, et c’est pour tenir Conseil sur les
moyens, non de le découvrir, mais de le démasquer, que nous
sommes réunis. Le colonel tient, en effet, à ce que cette
affaire soit instruite et réglée en dehors de l’autorité
hiérarchique, car il veut éviter à l’armée et au pays le
douloureux émoi qu’elle ne manquerait pas de susciter. Et
maintenant, je donne la parole à d’Hummel, que le hasard a mis
en travers de la trahison, dans les circonstances qu’il va vous
dire; vous jugerez si, de son récit, vous pouvez déduire une
accusation précise.
Un silence solennel succéda à ces paroles.
Chacun prenait conscience de la gravité de son rôle... Les
regards se concentrèrent sur d’Hummel, qui venait de se lever
dans un coin de la salle, et qui commença, devant cet aréopage
improvisé, le récit de son aventure...
Personne, quand il eut fini, n’émit de prime abord un avis, mais
il fut visible que chacun hésitait à exprimer une pensée qui
était commune à tous.
Comme le silence se prolongeait, Mariette, que son ancienneté
faisait le président de la réunion, entreprit de questionner
chacun. Conformément à la coutume, il s’adressa d’abord au plus
jeune:
- Eh bien ! Dubois, vous voilà au courant... Quel est votre avis
?
L’officier ainsi sollicité de parler était un grand diable de
Lorrain, bâti en os et en muscles, d’une franchise imperturbable
et bourru par système. Il déclara sans ambages:
- Le coupable ? Mais qui voulez-vous que ce soit ? Ça ne peut
être que Féligny !...
Les opinions débondèrent... L’unanimité fut complète.
Sans ressources patrimoniales, enclin par tempérament à la vie
de plaisir et de luxe, et soucieux par vanité de tenir un rôle
dans le monde, Féligny avait dû se trouver un jour aux prises
avec des difficultés budgétaires qui l’avaient peu à peu conduit
à l’idée du crime.
Dès son arrivée à Reims, on l’avait vu afficher une liaison
sensationnelle avec une danseuse de marque, assidu à tous les
rendez-vous de la jeunesse dorée de la ville, coutumier des
restaurants à la mode, si bien que certains bruits fâcheux
avaient circulé sur la nature de l’association... Mais une
rupture éclatante avait marqué le début de la saison d’hiver, et
comme on avait su que Féligny n’avait repris sa liberté que
moyennant rançon, la question s’était posée encore plus
insoluble: « Comment fait-il ? »
Puis, dans la chronique mondaine, le chapitre de ses assiduités
auprès de Mlle de Survalle avait pris une place grandissante, et
l’on avait conclu qu’en beau joueur l’officier n’avait que
prélevé une avance sur la dot escomptée...
Il n’en restait pas moins vraisemblable qu’acculé par
l’impatience de créanciers véreux, il eût cherché un expédient
et succombé aux intrigues de quelque agent de l’étranger.
(A suivre.)
20 novembre 1919
Tribunal d’honneur par le colonel Driant.
{Suite.)
Mariette se souvint que le
colonel avait dressé l’oreille au nom du baron de Rudesheim, et
s’adressant au lieutenant Dicherat, un des mondains notoires du
régiment, il lui demanda:
- Connaissez-vous le baron de Rudesheim, qui était à la soirée
de Mme de Survalle ?
- Ah ! diable ! si je le connais ! j’ai eu pour mon malheur, à
certaines échéances critiques, maille à partir avec lui... Sous
les dehors d’un gentleman accompli, c’est un filou de bas étage,
et il y aurait fort à parier qu’il n’est pas étranger à
l’affaire !
- Pourriez-vous reconnaître son écriture ?
Dicherat éclata de rire.
- Mieux que la mienne... Ses « poulets » sont de ceux auxquels
on ne donne que trop d’attention !...
- Alors, ceci ?...
Et Mariette lui tendit l’enveloppe jaune remise par le colonel.
- Parfaitement ! C’est l’écriture du baron. Tout le monde
s’était rapproché. On s’arrachait des mains le certificat de
trahison...
Mariette conclut:
- Ainsi, mes amis, un point est acquis: le traître avait lié
partie avec le baron de Rudesheim, et c’est au bal de Survalle
qu’a eu lieu leur dernier échange de relations... Ce traître ne
peut être qu’un officier du 166e ... et tout concourt à nous
désigner Féligny. Au point où nous en sommes, il importe
d’arriver au plus vite à une lumière complète, et je vous
propose de mander Féligny devant nous demain sans plus tarder,
de le mettre au courant des charges qui pèsent sur lui et de
l’entendre... En attendant, pas un mot à âme qui vive de ce qui
s’est dit ici ce soir; que nos hommes, qui se battront peut-être
demain, ne puissent pas soupçonner qu’il peut y avoir un traître
parmi ceux qui ont l’honneur de les conduire au feu.
Mariette n’avait pas achevé, qu’on heurtait violemment à la
porte. La tête rose du sous-lieutenant Bernard apparut dans
l'entrebâillement, les yeux écarquillés par l’émotion.
- Vous n’entendez pas ? On doit se battre au nord de la Vesouze...
et le clairon sonne l’alerte !
Les officiers se précipitèrent dans la nuit... Une rumeur comme
le crépitement d’une fusillade très lointaine se percevait
confusément, tandis que dans les rues du village se succédaient
des appels de clairon brefs et répétés... Des ombres de
troupiers commençaient à s’agiter dans les ténèbres des cours...
Par les ruelles sombres, les lieutenants s’éparpillaient dans
les directions de leurs compagnies.
Mariette et Tellier trouvèrent le capitaine de Larroque sur la
place de l’Eglise en conversation avec le commandant.
Ils entendirent en s’approchant le commandant communiquer les
ordres qu’il venait de recevoir.
- Le 1er bataillon doit tenir le passage de la Vesouze, entre la
Blatte et la Verdurette; il a à sa gauche le 3e bataillon à
Fréménil et Domjévin. En cas de retraite, ralliement sur la
forêt de Mondon. La 1re compagnie va s’établir à Saint-Martin,
afin de protéger le passage de la Vesouze par les troupes
actuellement engagées et qui doivent appartenir au 20 e
bataillon de chasseurs... Vous partirez dès que vous serez prêt,
Larroque...
- Cette fois, dit celui-ci, ça y est !
Et sa voix tremblait légèrement lorsqu’il mit ses deux officiers
au courant de la situation. L’irréparable était accompli: les
Allemands attaquaient; les postes de couverture, poussés sur la
frontière, avaient été bousculés aux premières heures de la
nuit, et, à en juger par la continuité de la fusillade, l’action
commençait à être sérieuse.
Il était 2 heures du matin quand la 1re compagnie eut achevé de
prendre ses dispositions pour défendre les abords du pont de la
Vesouze... Vers le Nord, le bruit du combat s’était d’abord
progressivement rapproché, puis la poussée de l’ennemi avait dû
se trouver arrêtée, car depuis un temps assez long on ne
percevait plus aucun progrès.
Un petit convoi de blessés était déjà passé, venant de Reillon.
C’étaient des chasseurs. On leur posa quelques questions, mais
ils n’avaient rien vu; ils purent dire seulement qu’on se
battait entre Reillon et Teintrey. L’un d’eux, un Parisien, le
bras en écharpe cassé par une balle, dit au passage:
- C’est rasant tout de même d’écoper comme ça sans rien voir.
A l’Ouest, une lueur fugitive passait par intervalles dans le
ciel. C’étaient les projecteurs du fort de Manonvilliers qui
fouillaient les ténèbres. Mais le fort restait silencieux.
On attendait le jour avec impatience. Cette sensation du danger
couvant dans la nuit était énervante pour de jeunes troupes qui
n’avaient pas encore vu le feu.
A l’aube, la fusillade, qui ne se soutenait plus que par crises,
recommença violente: il s’y mêla bientôt la sourde voix du
canon...
Lorsque le soleil émergea au-dessus des collines qui bordent à
l’Est la cuvette de Domèvre et que le jour s’épandit sur la
campagne encore ouatée de brouillard dans le pli des thalwegs,
Mariette, qui s’était avancé avec le capitaine sur le rebord du
plateau où sa section était retranchée, distingua à la lorgnette
de petits essaims sombres qui évoluaient au delà de Blémery; à
gauche, sur la longue croupe qui descend sur la Vesouze,
d’autres points noirs semblaient immobiles; très loin, vers le
Nord, on apercevait par moments des lueurs, comme un minuscule
embrasement de magnésium, et des éclairs sitôt après éclatant
dans un petit globe de fumée pointaient aux environs de Blémerey...
L’ennemi renforçait son artillerie.
A 10 heures, les groupes dissociés de chasseurs refluaient de
toutes parts sur la Vesouze et la 1re compagnie du 166e ouvrait
le feu.
La journée fut chaude. Après avoir énergiquement défendu la
ligne de la rivière et abandonné Herbeviller en flammes, le 166e
marqua un seconde résistance sur les hauteurs de Réclonville, et
ce ne fut qu’à la nuit noire qu’il céda définitivement la vallée
de la Verdurette pour se replier sur la forêt de Mondon.
Les avant-postes s’établirent à Buriville et sur le ruisseau, et
le 1er bataillon exténué forma le bivouac dans une clairière de
la forêt.
On fit l’appel et les officiers se réunirent. Les pertes étaient
sensibles. A la 1re compagnie, quarante hommes sur cent trente
avaient disparu; au bataillon, il manquait près de cent
cinquante hommes; le capitaine Digois, de la 3e compagnie, avait
été tué à Herbeviller en enlevant une contre-attaque qui avait
rejeté les Allemands dans la rivière; tué le lieutenant Dubois,
devant Ogéviller, d’un éclat d’obus en plein cœur; mortellement
blessé le lieutenant Perrin... Le commandant, le capitaine de
Larroque, Mariette, d’Hummel, Féligny n’avaient pas une
égratignure...
Sauf le commandant, un ancien colonial, qui avait combattu dans
la brousse, personne au bataillon n’avait, la veille encore, vu
le feu, et tous échangeaient leurs impressions avec curiosité.
On avait dû reculer devant une attaque activement poussée avec
des forces très supérieures, mais il n’y avait rien à cela que
de très normal, et dans des troupes de couverture, dès longtemps
préparées à leur mission et instruites de leur rôle, personne ne
s’étonnait du résultat de la journée.
L’attitude des troupes avait été admirable. Ces jeunes soldats,
de un et de deux ans, encadrés par des sous-officiers qui
eussent passé jadis pour des conscrits, avaient fait leur devoir
en vrais Français d’autrefois.
De l’aube à la nuit, ils s’étaient battus sans répit, montrant
sous le feu un sang-froid de vétérans et dans la charge un
entrain endiablé.
La journée était de bon augure pour les armes françaises, et le
résultat acquis par l’ennemi était en somme médiocre.
Tenus en respect par le fort de Manonvilliers, dont l’action
s’étendait jusqu’aux abords d’Ogéviller, les Allemands avaient
dû reporter leurs efforts vers l’Est, et le puissant point
d’appui de la forêt de Mondon était encore inviolé.
Un grand feu de bivouac projetait sur le tronc des arbres une
vacillante lueur de féerie. Au centre d’une petite clairière,
les officiers du bataillon décimé s’étaient groupés silencieux,
et, un peu à l’écart, Mariette, d’Hummel et Schmitt discutaient
à mi-voix au pied d’un vieux chêne.
Les émotions du combat n’avaient pu les délivrer de l’obsession
de l’œuvre de justice qu’ils avaient à accomplir. Il leur
semblait que, tant qu’elle resterait en suspens, un danger
menacerait dans l’ombre le régiment et la patrie, et sitôt leurs
devoirs remplis vis-à-vis de leurs tués et de leurs blessés, ils
s’interrogeaient sur les moyens d’en finir.
Avant que les balles et la mitraille allemandes eussent achevé
de décimer le régiment et de confondre à jamais les preux sans
reproche et le soldat félon, il fallait faire la lumière, juger
et châtier. Tous trois tombèrent d’accord sur cette nécessité.
La compagnie de Féligny était précisément aux avant-postes. Il
fallait agir cette nuit même.
Schmitt fit seulement remarquer qu’il serait préférable
d’attendre l’arrivée du sergent Randoni, qui ne pouvait manquer
d’être là le lendemain matin, car, sur l’invitation du colonel,
qui voulait effacer de l’esprit du vieux brave en l’appelant
sur-le front le soupçon infamant, le major avait dû le mettre en
route dans la journée.
- C’est évidemment un témoin important, dit Mariette, mais le
combat peut reprendre à la pointe du jour, et quand Randoni sera
là, nous, nous risquons de n’y plus être... Ne perdons plus un
instant.
Quelques minutes après, le groupe des lieutenants, diminué
depuis la veille des victimes du champ d’honneur, se reformait
autour de Mariette.
A demi-voix, car alentour des soldats allaient et venaient en
quête de bois mort pour alimenter les feux, Mariette exposa son
projet.
- Il ne s’agit pas d’atermoyer. D’un moment à l’autre, le combat
peut reprendre, et le bataillon, le régiment seront peut-être à
tel point désagrégés qu’ils disparaîtront comme
individualisés... Il sera trop tard alors... et le mystère sera
devenu à tout jamais indéchiffrable; le crime restera impuni. Il
ne faut pas que cela soit. Il y a parmi nous un traître; nous ne
devons pas permettre que la France confonde un jour dans la
piété d’un même souvenir des héros et un lâche... Nous avons
tous des soupçons, des soupçons d’une redoutable précision, mais
ce ne sont que des soupçons; c’est un devoir impérieux de les
vérifier au plus tôt, afin de condamner ou d’absoudre.
Mariette avait insensiblement élevé le ton de sa voix, il
s’arrêta quelques secondes pour dominer son émotion et reprit:
- Voici ce que je vous propose: nous allons, sans plus tarder,
constituer un Conseil de guerre et y faire comparaître Féligny.
Ce Conseil se composera des cinq plus anciens lieutenants du
bataillon: il entendra de nouveau le récit de d’Hummel, mettra
Féligny au courant des soupçons qui pèsent sur lui, entendra. sa
défense et jugera... Qu’en dites-vous ?
Tour à tour, les officiers opinèrent. A l’unanimité ils
acquiescèrent.
On procéda alors au choix des juges. Ce furent, d’après le rang
d’ancienneté, Mariette, Richard, Brisson, Olivier et Schmitt.
Tous étaient de promotions antérieures à celles de Féligny.
Promu à l’épaulette par Saint-Maixent six mois après que
Mariette fut sorti de Saint-Cyr, Richard, qui frisait la
quarantaine, était un de ces modèles d’officiers de troupe que
les générations nouvelles commencent à faire oublier. Ramassé
dans une carrure d’athlète que l’hygiène des exercices physiques
préservait de la pléthore, d’esprit un peu court, mais de
jugement droit, il rachetait par une conscience professionnelle
qui imposait l’estime ce qu’il y avait d’un peu gauche dans sa
façon de servir.
Brisson formait avec Richard un de ces contrastes comme il s’en
trouve dans l’armée beaucoup plus fréquemment que dans les
autres carrières. Ancien candidat à l’Ecole normale supérieure,
rejeté sur Saint-Cyr par l’insuccès d’une tentative infructueuse
et une révolte d’amour-propre, Brisson était, lui, l’officier
intellectuel.
Dès sa sortie de l’Ecole et tout en s’initiant à son métier
d’instructeur, il avait entrepris la préparation parallèle d’une
licence ès lettres et d’une licence en droit que la guerre
venait d’interrompre. Entre temps, il avait fait un stage de
substitut auprès du Conseil de guerre de la 6 e région et
s’était assuré par ses réquisitoires une réelle notoriété.
D’ailleurs, militaire dans l’âme, il avait un véritable culte
pour le métier des armes, et se faisait de sa fonction
d’officier la plus haute et la plus noble idée. Conscient de sa
valeur intellectuelle, il s’ingéniait à n’en pas heurter ses
camarades, mais ne se défendait pas du plaisir d’en imposer le
sentiment, dès qu’il se trouvait au dehors d’un cercle
d’officiers... Agacé par la perception confuse d’une opinion
qu’une littérature malfaisante et un crayon inconsciemment
pervers ont peu à peu accréditée dans certains milieux sur la
valeur intellectuelle des instructeurs et des chefs de la nation
armée, il avait à cœur de revendiquer pour sa corporation
l’estime légitime où on doit la tenir.
Olivier était, en revanche, de cette catégorie d’hommes qui
peuvent traverser l’existence de bout en bout sans laisser
derrière eux une empreinte précise. Bon officier sans relief,
bon camarade sans caractère particulier, on ne lui connaissait
qu’une passion: la chasse, et qu’un vice : la pipe. De l’automne
au printemps, chaque dimanche, par le soleil, la pluie ou le
verglas, il partait dès l’aube pour battre tout le jour la
plaine et le bois...
Et cette vie de campagne l’enchantait, se rapprochant de celle
qu’il aimait : seul, le gibier allait changer de forme.
Le Conseil était constitué ; il fallait faire comparaître
l’inculpé. Bernard se chargea de le quérir, tandis que les
autres lieutenants auxquels ne revenait aucun mandat se
dispersaient sous bois pour assurer une zone à l’abri de toute
curiosité. Gauthier et Henriot, deux sergents récemment revenus
d’un stage à Joinville, furent mis au courant de la situation et
chargés du rôle éventuel de gardiens; on pouvait avoir confiance
dans la solidité de leur étreinte...
(A suivre.)
27 novembre 1919
Tribunal d’honneur par le colonel Driant.
(Suite.)
Depuis un moment déjà, un
roulement sourd était venu par intervalles dominer la rumeur qui
bruissait dans la forêt, et de brèves lueurs, perçant la jeune
frondaison, annonçaient un orage...
Quand, après une heure d’attente qui parut un siècle, Bernard
revint, accompagnant Féligny, la tempête faisait rage. Un vent
violent s’était levé de l’Ouest, et une grosse pluie ruisselait
à travers le lacis de branchages; les éclairs et les détonations
de la foudre se succédaient sans interruption.
Enveloppés dans leurs manteaux, les juges s’étaient groupés à
l’abri d’un hêtre, dont la puissante ramure atténuait un peu la
violence des cascades. A leurs pieds, un brasier, que
l’ordonnance de Richard venait d’alimenter avec une brassée de
vieux bois, luttait désespérément et projetait alentour une
lueur mourante.
Brisson avait proposé de surseoir à la séance jusqu’à ce que
l’orage fût passé, mais Mariette insista pour que l’on ne perdît
pas un instant.
A la vue de Féligny, les cinq officiers se détachèrent du large
fût blanchâtre contre lequel ils s’étaient collés, et Mariette
fit un pas à la rencontre de l’arrivant.
D’un geste rapide, il rejeta le capuchon qui lui couvrait la
tête, et d’un ton bref, où perçait le sentiment de la gravité de
son rôle:
- Nous vous avons fait venir, Féligny, pour vous entretenir
d’une question très grave, sur laquelle vous devez nous donner
des éclaircissements immédiats... Voici Brisson, Olivier,
Richard et Schmitt : ils sont ici avec moi pour vous entendre...
Tous sont plus anciens que vous, vous le savez. Veuillez
approcher.
Le lieutenant jeta autour de lui un regard circulaire. Son
visage était noyé d’ombre. Rien de ses impressions n’y pouvait
paraître dans cette obscurité. Il obéit à l’injonction qui lui
était faite.
Sous les arbres voisins, Gauthier et Henriot se coulèrent à
portée, tandis que d’Hummel restait à quelques pas...
La pluie cessait graduellement de tomber, mais l’atmosphère,
très lourde, restait chargée d’électricité, et les éclairs,
trouant incessamment la nuit, donnaient à la scène une allure de
mélodrame.
A brûle-pourpoint, Mariette interrogea.
- Vous connaissez, Féligny, sur quelles présomptions graves fut
arrêté, il y a deux jours, le sergent Randoni ?
- J’ai vaguement entendu parler de cette affaire, mais je n’ai
pas eu à m’en occuper...
- Vous savez cependant qu’il ne s’agit de rien moins que d’un
cas de haute trahison ?
- C’est ce que je me suis laissé dire.
- Vous connaissez ce sous-officier, puisque vous l’aviez sous
vos ordres ? Le croyez-vous capable du crime dont on l’accuse ?
Féligny sembla marquer une minute d’hésitation, mais de la voix
la plus assurée du monde, il répondit:
- Randoni était un très bon sous-ordre, dont je n’ai jamais eu à
me plaindre. Il était exact et discipliné. Au fond, que
valait-il ?... C’est ce que je ne puis dire...
- De sorte que vous ne seriez pas étonné outre mesure qu’il fût
coupable ?
Visiblement agacé maintenant par l’insistance de Mariette et le
ton inquisitorial de ses questions, Féligny répliqua
brusquement:
- Est-on jamais sûr de quelqu’un ?... Mais, encore une fois, je
ne sais rien de plus que ce que vous me semblez vous-même
savoir, et je ne me charge d’incriminer ni de défendre cet
homme...
- C’est cependant dans le bureau du colonel, c’est-à-dire un peu
dans votre service, que cette trahison fut commise... Et vous
savez fort bien, par exemple, que c’est une pièce secrète con-,
cernant la mobilisation du corps qui a été dérobée...
- Non ! je ne le savais pas...
- Comment ? Le colonel vous en a parlé avant-hier matin dans son
bureau, je le tiens de lui-même...
- Le colonel m’a effectivement dit quelques mots de cette
affaire, mais il n’a pas précisé de quels documents il
s’agissait...
- Ah ! Eh bien ! je vais vous le dire : ce n’était de rien moins
que du plan de transport du régiment. Or, ce plan de transport,
vous le savez, était enfermé dans l’armoire de fer, et, pour le
dérober, il a fallu avoir aisément accès dans cette armoire.
C’est pour cela que les soupçons sont allés de prime abord au
sergent-secrétaire...
A ce moment, un bruit de pas précipités se fit entendre sous
bois.
Une ronde, sans doute...
Olivier se détacha pour la reconnaître, revint aussitôt et
échangea avec Mariette quelques mots à voix basse.
Quelques instants après, l’interrogatoire reprenait.
- Alors, votre avis, Féligny, sur le sergent Randoni ?...
- Je n’en veux énoncer aucun ; je vous ai déjà dit que je n’ai
été pour rien dans l’enquête faite à son sujet ; mais il me
paraît assez naturel qu’elle ait porté sur ce sous-officier, qui
avait effectivement la confiance du colonel et l’accès permanent
de son bureau.
- Naturel, en effet. Seulement, cette enquête vient de démontrer
que le sous-officier n’est pas coupable.
La pluie avait cessé de tomber, et un coup de vent, passant sur
le foyer, en ranima la flamme. Une clarté soudaine enveloppa le
groupe de fauves reflets. Le visage de Féligny sortit de
l’ombre: il était d’une pâleur effrayante et donnait
l’impression d’une bête traquée.
Comme il se taisait, Mariette reprit:
- Il faut donc chercher ailleurs. L’honneur du régiment exige
que l’on découvre le coupable..., sa sécurité même le réclame.
Nous avons une trace... Nous voulons l’examiner. Et comme sur
cette piste vous pouvez peut-être faire la lumière, nous voulons
l’examiner avec vous... D'Hummel ?...
Le lieutenant interpellé sortit de l’ombre.
- D’Hummel, vous allez exposer ici tout ce que vous savez sur la
découverte des documents dérobés dans les dossiers de
mobilisation. Auparavant, jurez de ne rien dire qui ne soit la
stricte et exacte vérité !
L’officier se raidit, et, levant la main droite vers la voûte
sombre où roulaient des vagues de fumée, prononça solennellement
la formule sacrée :
-- Je le jure !
Puis, lentement, en témoin scrupuleux qui s’attache à ne rien
laisser échapper qui ne soit pas la simple reproduction des
faits, il conta l'étrange aventure.
Quand il eut fini, Mariette questionna:
- Vous étiez bien au bal des dames de Survalle, Féligny ?
- Oui, j’y étais.
- Et vous, d’Hummel, avez-vous remarqué à ce bal le lieutenant
Féligny ?
- Parfaitement !
- Quand vous avez quitté le bal, qui restait au salon ?
- Avec les dames de Survalle, il ne restait que le baron de
Rudesheim, le lieutenant Féligny, le lieutenant d’Hurcourt et le
capitaine Gérard. Ces deux derniers sont descendus sur mes
talons.
- Le lieutenant d’Hurcourt et le capitaine Gérard sont du 33e
dragons. En somme, comme officiers d’infanterie, il ne restait
que le lieutenant Féligny ?
- Je n’ai vu que lui.
- Et la capote que vous avez prise pour la vôtre était une
capote de lieutenant du 166e ?... Vous en êtes sûr ?
- Absolument !
- Quand vous êtes remonté, il ne restait plus dans l’antichambre
que votre vêtement ?
- Ma capote seule.
- Eh bien ! Féligny, que vous semble de tout cela ?
- Mais... que voulez-vous que j’en dise ?... C’est une...
histoire... une histoire impossible...
Mariette ne le laissa pas achever, et brusquement, avançant d’un
pas et cherchant à plonger son regard dans les yeux du misérable
:
- Et moi, je vous dis que, pour nous tous ici, le traître, c’est
vous !
L’accusé bondit en arrière, et un cri rauque s’échappa de sa
poitrine :
- Moi !...
- Oui, vous ! Il n’y a qu’un homme qui ait pu, sans donner
l’éveil, ouvrir l’armoire de fer, c’est vous !... Il n’y en a
qu’un qui ait pu communiquer cette pièce secrète au baron de
Rudesheim, c’est vous !...
Et comme l’officier esquissait un geste de dénégation : .
- Oui, au baron de Rudesheim. La pièce porte un spécimen de son
écriture... La voici... Et l’écriture a été authentiquée, c’est
la sienne. Vous vous êtes livré à ce juif véreux pour avoir de
l’or, afin de payer vos dettes et de vous libérer de vos amies
!...
Sous ce coup droit, Féligny parut vaciller. Un tremblement
l’avait saisi, qui le secouait de la tête aux pieds. D’une voix
sourde, haletant, il articula ces mots :
- C’est faux ! C’est faux ! faux !...
Et comme ses juges restaient impassibles et muets, il se mit à
accumuler les négations avec volubilité et incohérence.
- C’est faux ! Ce n’est pas vrai ! Je ne connais pas le baron de
Rudesheim ! Je n’ai jamais touché aux plis secrets !... Cette
accusation ne tient pas debout, c’est infâme !... Je ne savais
même pas où était la clé de l’armoire de fer... Le sergent le
savait, lui !...
Et, se raccrochant à cette idée de la culpabilité du
sous-officier :
- Oui, le sergent le savait... D’ailleurs, on l’a vu cette clé à
la main...
- Arrêtez, Féligny ! dit gravement Mariette... Car l’infamie que
vous commettez en accusant un honnête homme vous donne un juge
de plus. Faites venir Randoni !
Et Olivier, se détachant, alla chercher le vieux sergent, qui
venait d’arriver.
Sentant qu’il avait son honneur à défendre, le sergent avait
arboré ses médailles, et quand il sortit du coin d’ombre où il
attendait, équipé en guerre, une émotion soudaine secoua tout le
groupe.
Randoni avait, d’un geste brusque, rapproché les talons et
rejeté en arrière la crosse de son fusil, mais son bras gauche
restait étendu vers Féligny, dans un geste accusateur.
Car il avait entendu les derniers mots du traître.
- J’avais compté sur vous pour me défendre auprès du major,
fit-il d’une voix sourde... J’attendais que vous lui expliquiez
cette affaire de clé... Il faut que je l’explique moi-même, à ce
qu’il paraît, sans quoi je serais encore en prison... C’est mal,
ce que vous avez fait là, mon lieutenant !
Et, se tournant vers les officiers, en qui il devinait un
tribunal d’honneur:
- Cette clé, fit-il, le lieutenant savait que le colonel me
l’avait quelquefois confiée, que je connaissais le tiroir où il
l’enfermait. Il me l’a demandée... Il y a de cela dix jours. Il
voulait, disait-il, préparer un travail d’état-major qui lui
serait d’une grande utilité pour sa proposition comme capitaine.
Seulement, il ne voulait pas s’adresser au colonel qui,
peut-être, serait obligé de refuser... Et moi, qui ne pouvais
une seconde soupçonner quelque chose, j’ai eu la faiblesse de la
lui donner... Il l’a gardée deux jours. Il m’avait prié de n’en
rien dire: je n’ai rien dit.
Et comme l’officier le regardait, hébété, le sergent fit un pas
vers lui, et grondant:
- Mais parlez donc, mon lieutenant ! parlez donc !... Si, à
peine libéré de ma prison depuis vingt-quatre heures, j’arrive
ici à temps, c’est pour me laver devant tous !...
Et comme le misérable, écrasé, ne répondait rien :
- Pourquoi il a laissé planer les soupçons sur vous, mon pauvre
Randoni, articula Mariette, c’est parce qu’un traître est en
même temps un lâche.
Et, faisant un pas vers Féligny :
- Mais avouez donc, malheureux ! Non content d’avoir vendu votre
patrie, vous avez tenté pour vous sauver de perdre cet homme que
vous saviez un type de probité et d’honneur !... Mais le ciel a
voulu qu’il arrivât à temps pour vous confondre... La clé, vous
l’avez gardée deux jours, le temps d’en faire fabriquer une
autre. Dès lors, il vous était loisible de fouiller à votre
guise dans les dossiers secrets, à la commande du Juif dont l’or
payait votre honte !...
Le traître était tombé à genoux, éclatant en sanglots. Le
sergent Gauthier, qui avait suivi Randoni, le releva comme une
loque et le maintint de sa poigne de fer... Le cercle des juges
s’était insensiblement élargi, sous la poussée d’un sentiment
instinctif de répulsion...
Les yeux hagards, la voix entrecoupée de hoquets, le misérable
parla enfin :
- Oui, c’est vrai, c’est moi... J’ai livré ces pièces au
banquier parce que j’avais besoin d’argent... J’étais traqué...
acculé... cette femme me menaçait d’un scandale... Le baron
était au courant de tout, il m’a proposé de me tirer d’affaire.
Ce ne devaient être d’abord que des renseignements sans
importance... Peu à peu, ses exigences ont augmenté... Oui, je
suis un malheureux !... un misérable !... Pardon !... Je
réparerai !... Demain, je me ferai tuer...
- Emmenez cet homme un peu plus loin ! commanda Mariette aux
deux sous-officiers. Et avant tout, enlevez-lui son revolver et
son sabre : il n’est plus digne de porter les armes. Et
maintenant que le traître est démasqué, votre avis ?
- La mort ! dit Schmitt.
Et après lui, les juges improvisés répétèrent :
- La mort ! La discussion commença sur le mode d'exécution.
(A suivre.)
4 décembre 1919
Tribunal d'honneur par le colonel Driant. (Fin.)
Olivier ne voyait jamais de
grands inconvénients aux avis qui le dispensaient de produire
une opinion; il se hâta de se ranger à la solution de son
camarade.
Mais Mariette, alors, prenant la parole:
- Nous adopterons la mesure qui ralliera la majorité des
suffrages, dit-il ; mais je veux faire une objection à la
solution qui vous est proposée. La mort à l’ennemi d’une balle
étrangère, au milieu des siens, c’est la mort des braves, c’est
la fin glorieuse à quoi rêvent les héros, ce n’est pas le
châtiment des traîtres !
Qui vous dit alors qu’à la fin de cette guerre le nom de Féligny
ne figurera pas à la salle d’honneur du régiment, à côté de ceux
des nôtres que le destin a déjà marqués ? Le permettrez-vous
?... Irez-vous à la bataille avec cette arrière-pensée, cette
capitulation de conscience ?... Car, n’en doutez point, la
solution qui vous est proposée est une concession à la peur,
elle est dictée par la crainte de la seule mesure énergique qui
s’impose à cette heure, la crainte de donner la mort nous-mêmes,
sous notre responsabilité.
- Tu as raison, fit Schmitt, c’est cette peur-là qui est au fond
de la proposition que j’ai faite... Et cette peur, je ne puis
m’en défendre, car ma volonté se cabre devant cette énormité:
l’exécution d’un camarade sans autre jugement que celui que nous
venons de rendre !...
- Ce serait une énormité en temps de paix. C’est un devoir à
l’heure où nous sommes.
- Mais ce mandat de juges, nous ne le tenons que de nous-mêmes.
- Nous le tenons de nos camarades, nous le tenons du colonel. Il
nous est imposé par les circonstances, et la seule comparaison
entre la mort que mérite ce traître et celle qui attend demain,
tout à l’heure, plusieurs d’entre nous donne à notre tribunal
une autorité supérieure à toute autre.
- Alors, interrogea Olivier d’une voix mal affermie, vous
consentiriez, Mariette, s’il n’y avait pas d’autre moyen, à
brûler vous-même la cervelle à Féligny d’un coup de revolver
?...
Il y eut un silence... L’hypothèse ainsi précisée avait quelque
chose de si angoissant que Mariette, malgré sa fermeté d’âme,
n’osa répondre directement...
- Nous allons former un peloton d’exécution constitué comme le
prescrit le service des places, déclara-t-il; nous nous
rapprocherons ainsi de ce qu’exige la loi.
- Et si nos hommes refusent de tirer ?
- Je les choisirai dans ma compagnie: il n’en est pas un qui me
refuse l’obéissance.
- Même pour tirer sur un officier de son régiment ?...
- Même pour cela.
- Il faut un adjudant, d’après le règlement, pour commander le
feu; lequel prendrez-vous ?
- Le mien.
- Et s’il refuse à son tour d’obéir, commanderas-tu le feu
toi-même, Mariette ?
C’était Brisson qui avait parlé, et une seconde fois une
hésitation, faite de tenaillants scrupules et d’effarantes
visions, se manifesta dans la réponse du lieutenant.
La situation était terrible, à vrai dire...
- Oui, fit enfin Mariette, s’il le fallait, je commanderais le
feu; il n’y a pas deux manières de comprendre un devoir de
justice.
Et comme un silence pesant tombait sur le petit groupe, une
rumeur lointaine domina le hurlement du vent sous les branches,
s’enfla, se rapprocha... Un cri encore indistinct éclata dans la
direction du petit poste de la lisière, et les officiers
accourant de tous côtés tendirent l’oreille dans cette
direction.
- On a crié « Aux armes ! » il me semble, fit Olivier...
Soudain, tout près d’eux, un juron s’éleva et on entendit la
voix du sergent Gauthier.
- Ah ! le brigand !... Il m’a échappé !...
Profitant du trouble général, Féligny s’était dérobé à
l’étreinte du sous-officier et s’était élancé dans le fourré.
Mariette se précipita.
Où aller ? A son devoir de chef, c’est-à-dire à sa compagnie, ou
bien à son devoir de juge, à la poursuite du condamné ?
Soudain, il se heurta à Randoni qui, ployé en deux, glissait une
cartouche dans son fusil.
- Laissez-moi, mon lieutenant... Il m’appartient...
Et avec une acuité de vision que lui donnait l’atavisme du
maquis, le Corse s’élança sur les traces du fuyard.
Quelques instants s’écoulèrent pendant lesquels les juges du
tribunal d’honneur se regardèrent silencieux dans le petit jour
qui montait...
Qu’allait devenir leur œuvre de justice ?
Le misérable allait-il s’échapper ?
Finissant dans la désertion après avoir commencé dans la
trahison, allait-il porter à l’ennemi tout ce qu’il savait des
forces et des positions du corps de couverture ?
- Aux armes ! Le sinistre appel retentit de nouveau à quelque
distance, et Brisson reconnut la direction de sa compagnie. Il
n’avait déjà que trop tardé à rejoindre son poste et disparut du
côté de la lisière.
Tous allaient l’imiter, quand un coup de feu très proche partit
dans la direction suivie par le fuyard.
Mariette s’élança. Cent mètres plus loin, Randoni semblait
l’attendre au pied d’un orme, appuyé sur son fusil.
Etendu à ses pieds, les bras en croix, la face contre terre,
Féligny ne bougeait plus...
- Une balle dans le dos, mon lieutenant, fit le vieux sergent
d’une voix sourde... C’est tout ce qu’il méritait, n’est-ce pas
?
Et comme l’officier, les yeux à terre, ne répondait point:
- Dites-moi que j’ai bien fait, mon lieutenant, insista le
sous-officier. J’ai besoin que vous me le disiez...
- Vous avez bien fait, Randoni, articula lentement l’officier.
Sur ma conscience, je prends, avec tous mes camarades du
tribunal d’honneur, la responsabilité de cette exécution.
- Merci, mon lieutenant. Seulement, je ne veux plus de ce fusil
pour tirer sur les Prussiens. Le premier mort que je
rencontrerai m’en fournira un autre.
Et il jeta loin de lui l’arme de l’exécution.
Mariette montra le cadavre du traître aux officiers qui
l’avaient rejoint.
- Messieurs, dit-il d’une voix grave, pas un mot sur tout ceci,
n’est-ce pas ?... J’ai votre parole. Il y va de l’honneur du
régiment...
Les lieutenants inclinèrent la tête en signe d’acquiescement,
et, suivant Mariette qui prenait le pas de gymnastique, ils
rejoignirent le bataillon qui marchait au feu.
***
Un combat acharné avait suivi
cette exécution. Il avait duré toute la journée, et les troupes
de couverture, impuissantes à contenir le flot sans cesse
grossissant des corps d’invasion, avaient dû reculer jusqu’à
hauteur du fort de Manonvilliers. Là, elles s’étaient
retranchées pour opposer à nouveau le rempart de leurs poitrines
à la poussée germanique, chaque jour gagné, chaque sacrifice
consenti permettant aux masses françaises qui se mobilisaient en
arrière d’arriver à temps.
Mais, dans cette dernière rencontre, le 166e avait été à nouveau
décimé: il avait laissé sur les bords de la Vesouze 185 morts et
310 blessés. Parmi les morts, deux juges de Féligny, Schmitt et
Olivier, ajoutaient leurs noms au martyrologe du régiment. Le
vieux sergent Randoni lui-même avait été tué des premiers.
Quelques jours après, Mme de Survalle et sa fille, portant le
costume et le brassard d’infirmières, pénétraient pour y prendre
leur service quotidien dans une des tentes qui constituaient
l’ambulance installée par la Croix-Rouge aux portes de Reims.
Elles tressaillirent en trouvant la femme du lieutenant Mariette
au chevet d’un blessé, et, sous les bandages dont sa tête était
entourée, elles reconnurent son mari.
Marguerite de Survalle se précipita dans les bras de la jeune
femme.
- Ma pauvre Cécile !...
Ce fut le lieutenant lui-même qui rassura les deux femmes.
- Je suis des heureux, moi, Mademoiselle; un éclat d’obus à la
tête. Quand on n’est pas enlevé dans les vingt-quatre heures, on
est sûr d’en revenir, et aujourd’hui que me voilà près des
miens, je suis bien tranquille, j’en reviendrai tout à fait...
Je voudrais bien pouvoir en dire autant de ce pauvre d’Hummel...
qui est là !
Tous les regards se portèrent vers le lit voisin. Sur
l’oreiller, une face très pâle, si pâle qu’elle était
méconnaissable, gisait immobile, et Marguerite de Survalle eut
peine à retrouver sur ces traits, où la souffrance avait mis sa
douloureuse empreinte, le jeune lieutenant un peu taciturne,
dont les longs regards n’avaient pas été sans la frapper avant
que Féligny eût accaparé toute son attention.
- Poumon traversé, fit Mariette... Une balle dans la poitrine, à
un doigt du cœur. Ça lui est arrivé dix minutes avant moi, en
conduisant son peloton à l’attaque... S’il en revient, il aura
de là chance. Pauvre et cher camarade !...
- Il ‘y a d’autres morts au régiment ? murmura Marguerite de
Survalle.
- Oh ! oui, Mademoiselle, combien !...
La jeune fille était très pâle, et comme l’exclamation de
l’officier ne répondait pas à sa secrète interrogation, sa mère
la réitéra en citant et demandant des noms. Des bruits
mystérieux avaient circulé à Reims, qui avaient mis une angoisse
indéfinissable au cœur de la jeune fille.
Le nom de Féligny avait paru sur la liste funèbre qu’avaient
publiée les journaux, mais devant ce nom figurait la mention en
italiques: « disparu ».
Et elle ne figurait que devant ce nom seul.
Que signifiait-elle ?
Le regard de la jeune fille implorait une réponse, et Mariette
rencontra ce regard.
Soudain, malgré les tendres exhortations de sa femme, il se
dressa sur son séant. Car un devoir, semblable à celui qui
l’avait fait juge implacable quelques jours auparavant, sous les
vieux chênes de la forêt de Mondon, se dressait à nouveau devant
lui.
- Nous n’avons pas le droit, avait-il dit à ses camarades, de
laisser tomber face à l’ennemi l’officier indigne, et de
permettre que, plus tard, son nom figure auprès des nôtres à la
salle d’honneur du régiment.
Or, à cette heure, devant cette jeune fille, trompée elle-même,
trahie elle aussi, il devait faire une seconde exécution... il
ne devait pas permettre que cette âme de vierge pût enfermer le
souvenir d’un Judas dans le trésor de ses regrets.
Il fit signe à Mlle de Survalle et à sa mère d’approcher.
- Mademoiselle, dit-il, Cécile connaissait votre secret, et je
le connais par elle. Mais il en est un autre qu’elle connaît
aussi et qu’elle ne vous a pas dit encore... C’est moi qui vais
vous le dévoiler. L’homme que vous aimiez était indigne de cet
amour: il faut l’oublier, Mademoiselle...
- Oh ! fit-elle, dans un mouvement de révolte.
- Sur mon honneur, je vous l’affirme, Mademoiselle: M. Féligny
était un lâche... Il est mort d’une balle reçue dans le dos...
Un gémissement douloureux l’interrompit, et les larmes
jaillirent des yeux clairs de la jeune fille.
Elle se jeta dans les bras de Mme de Survalle.
- Oh ! mère, mère... A son tour, Cécile Mariette lui prit la
main.
- Ma pauvre Marguerite, c’est vrai, il faut chasser cette image
maudite.
- Un lâche, Pierre !...
- Oui, Mademoiselle, un lâche jugé et condamné par ses camarades
et dont nul, parmi les survivants, ne prononcera plus le nom...
Vous aussi, il faut oublier.
Et l’officier retomba sur son oreiller, épuisé par l’émotion.
- La voilà, la tare personnelle, dit Mme de Survalle à mi-voix.
Es-tu assez punie, ma pauvre enfant ?
- Oh ! mère, mère... Un long silence coupé de sanglots suivit
l’affreuse révélation.
Ce fut Cécile Mariette qui le rompit.
Elle montra à la jeune fille le lieutenant d’Hummel, auprès de
qui le médecin-chef de l’ambulance venait de s’arrêter, scrutant
et sondant la blessure au milieu du silence des infirmiers.
- Celui-là était digne de vous, Marguerite... Il vous aimait...
Il l’a confié à mon mari... Il faut l’aider à revivre... Et vous
oublierez l’autre comme on oublie un cauchemar...
Le docteur venait de terminer son examen.
- Avec des soins, il s’en tirera... C’est jeune, vigoureux. Mais
il faudra une attention de tous les instants pour éviter
l’hémorragie interne... Par conséquent, la même infirmière...
Mme de Survalle s’avança vers le médecin.
- Voulez-vous me confier ce blessé, docteur ? Je ne le quitterai
pas d’une minute.
- Certes, Madame, de tout cœur !... Mais il y aura des nuits à
passer, il vous faudra de l’aide...
Mme de Survalle se tourna vers sa fille.
- M’aideras-tu, Marguerite ?
La jeune fille inclina la tête en signe d’assentiment. Et quand
elles se retrouvèrent seules devant le lit du blessé, elle se
jeta dans les bras de sa mère.
- Pardon ! sanglota-t-elle. J’oublierai ! |