Le journal Le Républicain
de Chinon va publier à compter de décembre 1915 le récit
d’un artilleur, parti de Joigny début août, affecté sur le front
nord du Blâmontois jusqu’à la défaite de Lagarde, puis replié
vers le front du Grand-Couronné de Nancy.
Nous ne publions ici que ces 5 premiers épisodes de cet
artilleur du 3e Régiment d’artllerie Lourde («
Rimailho ») à Joigny (Yonne), peut-être de la seconde batterie.
Le Républicain de Chinon
16 décembre 1915
Un de nos amis a bien voulu
réserver pour les lecteurs du Républicain, les intéressants
faits de guerre écrits par son fils, sur le front depuis le
début de la guerre.
Ces « Notes d’an canonnier », dont nous poursuivrons la
publication chaque numéro, ne manqueront pas de les intéresser.
Simples notes d’un
canonnier
Enfant de l'arrondissement de Chinon
Dimanche 2 août. -
Mobilisation générale.
Dimanche 9 août. - Départ de Joigny. Je suis de devant au canon
de la 2e pièce avec ma vieille Ganache et un cheval de
réquisition que je baptise Philippe (en souvenir d’un Alsacien
connu à Strasbourg). Etape de 28 kilomètres. Nous passons à
Laroche où tout le monde nous acclame et nous offre des
bouquets, des drapeaux, des rubans tricolores. Les jeunes filles
et les femmes coupent sans pitié toutes les fleurs des jardins
et toutes nos voitures et tous nos chevaux sont décorés et parés
comme pour un carnaval de Nice.
Chacun compte sur le retour triomphal dans quelques semaines et
cette guerre semble une promenade magnifique dans la beauté d’un
splendide été. A Avrolles, les verres de vin circulent, les
bouteilles sont prises par les conducteurs adroits. Nous
arrivons à Saint Florentin, nos chevaux logent à l’hôtel du Lion
d’Or et nous avons des billets de logement. Avec mon camarade
Maillard, un philosophe tourangeau, sommes très bien reçus par
Mme ' Guyard. Longue promenade dans la petite ville pittoresque,
excellent souper et bon lit. Le philosophe était fou de voir mes
deux pieds sortir du lit pas assez long.
Lundi 10 août. - Partons dès 6 heures et faisons une longue
étape de 42 kilomètres, presque toujours au pas. Nous traversons
Tonnerre, animé comme pour une grande fête, pour arriver à 2
heures et demie à Lézinnes. L’accueil est inouï. Nous faisons la
cuisine dans les prés, les chevaux à la corde, mais le
cantonnement est envahi. De tous les côtés on nous offre des
seaux de vin et la jeunesse vient voir les artilleurs. Bientôt
les bons chanteurs du 3e (artillerie lourde), le gosier
copieusement arrosé, entonnent leur répertoire. Ce ne sont que
groupes joyeux, peut-être même un peu emballés. A 7 heures, nous
partons avec regret, après un dernier : « Au revoir, à bientôt »
et nous allons jusqu’au Port de Passy, quai d’embarquement
militaire à la sortie du tunnel. Nous restons à la belle étoile
dans l’herbe douce jusqu’à 11 heures. Le train arrive, nous
embarquons les chevaux et es lourds canons. A 2 heures du matin
le train part et nous allons... Où ?
Mardi 11 août. - Je suis garde d’écurie, avec les chevaux nous
dormons jusqu’au matin. Alors, la porte ouverte toute grande,
nous sommes assis sur le rebord du wagon et nos pieds pendent
sur la voie. Nous faisons un long voyage d’agrément par Dijon,
où nous sautons sur les journaux, Is-sur-Tille où nous prenons
de l’eau pour nos chevaux et pour nous, le tunnel de Chaleindrey
effraye notre cavalerie. A Contrexéville et Vittel de gentilles
jeunes filles nous offrent des fleurs, des cartes postales, à
boire. .. Nous passons à Mirecourt et filons jusqu’à Vézelise où
nous arrivons dans le soleil couchant. Nous débarquons et
attelons et nous vivons une longue nuit errante. Nous voyons des
lueurs, nous entendons des grondements lointains, nous prenons
des dispositions de combat, nous avons des arrêts fréquents.
Dans la fraîcheur de la matinée, nous sommes de nouveau à
Vézelise. (Il paraît que cette nuit mystérieuse nous voulions
dérouter un Zeppelin qui nous surveillait ?)
Mercredi 12 août. - Avec quelques pipes je chasse l’envie de
dormir et nous allons jusqu’à Bayon où nous arrivons vers 10
heures. Le parc est formé à la sortie du pays dans l’herbe
épaisse. Nos chevaux sont mis à la corde sous des pommiers. Les
servants cuisinent et je mange sous un caisson car le soleil est
brûlant. Mon logis instructeur d'Orléans, Chevalier, m’a demandé
à des camarades car il est au groupe des rimailhos de Gien. Je
ne puis le retrouver, ils partent trop tôt. Nous faisons
l’abreuvoir dans la jolie rivière. Quelle belle journée d’été.
La bière est excellente et nous trouvons du tabac de zone. Après
de vieilles pipes nous couchons à la belle étoile près de nos
chevaux. Le Bray est de milieu pour remplacer Maillard qui a
démoli un de ses bourins en débarquant à Vézelise. Nous
bricolons au clair de lune pour partir à 2 heures du matin. (A
suivre).
23 décembre
1915
Simples notes d’un canonnier
Enfant de l'arrondissement de Chinon (Suite)
Jeudi 13 août 1914. - Nous
arrivons dans la matinée à Lunéville.
Nous traversons une partie de la ville, l’on nous offre des
verres de vin. Nous couchons dans la caserne des chasseurs. Les
chambrées du 17e sont dans un désordre incroyable. Ils sont
partis en quelques heures, ils ont laissé des gamelles de
viande, ils ont démoli leurs boîtes individuelles ; les lettres,
les cartes postales se balladent. Les lits sont culbutés, les
tables, les bancs cassés, des cartes d’Allemagne se promènent,
ça sent la guerre.
Je vais au fourrage, nous passons devant le château des ducs de
Lorraine transformé en caserne. Sur la place, une statue de
Lassalle, l'un des entraîneurs de la cavalerie. Je sors avec
X... à 7 heures, nous faisons un billard, à 8 heures on ferme
tous les volets. Les lumières doivent être masquées pour éviter
les Zeppelins. Nous manquons de nous perdre en revenant par les
rues noires à 9 heures. Nous couchons habillés sur les lits, les
derniers que nous ayons eus.
Vendredi 14 août. - Partons de Lunéville assez tard ; nous
rencontrons de nombreux dragons et apprenons que les boches sont
encore dans la forêt de Parroy que l’on voit au nord de
Lunéville et qui s’étend très loin. Nous filons jusqu’à 1
kilomètre d’Emberménil et nous nous arrêtons pour préparer le
café. Un cavalier, sans doute un éclaireur boche, file à toute
vitesse et bientôt quelques coups tonnent.
Une demi-douzaine de petits nuages blancs s’amènent dans notre
direction. Nous tournons les arrière-trains sur la route et
revenons à Morainviller. Dans le vidage, un officier boche entre
deux gendarmes. Abreuvoir, distribution. Nous campons dans une
boucle de la rivière, au milieu des prés; grand bivouac
fantastique au clair de lune. De tous les côtés les feux
brillent et nous faisons une cuisine réussie jusqu’à 11 heures :
bifteck, frites, salade, café. Roulés dans nos manteaux, nous
couchons près des chevaux. Réveil à 2 heures du matin pour
partir peu après. Le ciel commence à s’éclaircir du côté de
l’Est, le jour approche et nous prend en route.
Samedi 15 août. - Traversons Emberménil, on nous donne des
prunes. Nous voyons trois chevaux boches, premières victimes de
la guerre. A travers les prés et fossés nous nous mettons en
batterie à l’abri d’une crête. Nous ne lirons que quelques coups
(c’est notre début) mais 75 et 155 canonnent sans arrêt. Nous
buvons l’eau du fossé, chaleur accablante. Nous partons bien
tard. Une pluie d’orage nous tombe sur le dos et plus trempés
que des canards nous arrivons dans la nuit la plus noire à
Emberménil. A l’aide de vagues lanternes nous parvenons à placer
nos voitures, la boue est plus haute que la cheville. Nous
mettons les chevaux à la corde ; je cherche, sans succès, des
pruniers. Beaucoup se couchent autour de quelques grands feux et
n’ont pas le courage de cuisiner. Avec bien du mal nous
réussissons notre repas et prenons le jus à une heure du matin.
Court repos, car nous partons à trois heures et demie.
Dimanche 16 août. - Nous nous mettons en batterie à la place
d’hier, les boches reculent et à travers champs nous avançons
jusqu’au dernier village de Remoncourt occupé pendant neuf jours
par l’ennemi. Les boches se sont signalés en bouffant de
nombreux cochons qu’ils faisaient cuire dans les lessiveuses.
Les chevaux à la corde, nous sommes installés dans un beau
verger où les pruniers ne manquent pas. Je suis garde d’écurie
(en plein air), orage et pluie violente. Mon mince abri de
branches ne me garantit guère. Je fais du jus pour la pièce le
lendemain et j’ai le toupet, vers minuit, de faire cuire et de
manger une pleine gamelle de compote de prunes Je ne dors guère.
Lundi 17 août. - Nous traversons la frontière, le poteau boche
est culbuté.Le lieutenant P. tout fier, tire sa montre : il est
neuf heures moins dix. Alors un tourangeau, tête folle, de sa
grosse voix dit : vous pouvez bien mettre 9 heures. Passons à
Moussey, Avricourt qui me rappelle mon voyage et la douane
allemande (en 1912) et allons jusqu’à Ygney (frontière
française). Nous restons toute la journée en batterie. Des aéros
passent, les connaisseurs disent : un français, et cet animal de
boche jette une bombe qui ne tombe pas loin de nous. Je rigole
encore en revoyant la tête de tous ceux qui cavalaient à toute
vitesse, un « logis » plus fort que les autres. La bombe siffle
et éclate, c’est pour rire. Je me moque du « logis », c'est
honteux, dit-il, d’avoir peur comme çà. Deux autres bombes
tombent sans éclater, l’une frôle un canon et le maître
pointeur. De tous les côtés la fusillade éclate et le boche
disparaît. Nous couchons à Igney.
(A suivre).
30 décembre
1915
Simples notes d’un canonnier
Enfant de l’arrondissement de Chinon (Suite)
Mardi 18 août 1914. - Même
mise en batterie que la veille, nous faisons la cuisine aux
avant-trains. Dans l’après-midi nous partons et repassons à
Avricourt. Le long de la route nous rencontrons le groupe lourd
de Gien. Ils ont dévalisé une manufacture boche de cigarettes ;
ils en ont de pleins sacs à avoine et nous font une distribution
généreuse dans les képis, Tout le monde fume des bouts d’or. En
plus un wagon de lanternes d’écurie à l'aigle impérial a été
pillé en gare d’Avricourt et toutes les voitures en ont deux ou
trois. Dans la nuit noire nous traversons Mézières, on ne voit
pas à dix mètres devant soi et la conduite est difficile. Nous
filons jusqu’au village d'Azondange. InstalIons nos chevaux et
allons pour nous coucher. Nous avons une soif terrible mais nous
ne pouvons trouver un seul verre de vin, nous buvons une eau
détestable. Nous logeons dans une grange où les uhlans nous ont
précédé voici quelques jours. Ils se vantaient, paraît-il d’être
à Paris dans quinze jours, un mois. Dans la nuit, les
mitrailleuses marchent sur une crête, les moulins à café
tournent. Pas d’alerte cependant.
Mercredi 19 août. - Lever à trois heures. Allons jusqu'à Dieuze
par une matinée ensoleillée. Curieux ce voyage en Alsace où nous
entrons sans peine et où rien n'est détruit. Nous traversons de
jolis bois qui bordent des étangs remplis de poules d’eau et de
canards. Canonnade dans le lointain, nuages de fumée noire, il
paraît que la lutte est dure vers Morhange mais nous sommes
pleins de confiance. Nous abandonnons un cheval fourbu et le
remplaçons par celui du chef de pièce. Avec ma vieille Ganache
nous faisons un fameux temps de galop pour rattraper la colonne.
Nous formons le parc à un kilomètre de Dieuze à l’abri d’une
crête. Je revois mon « logis » X. et parlons d’Orléans. Après la
soupe, à la nuit, cela me tente beaucoup d’aller à Dieuze, Nous
avons besoin de tabac et crevons de soif après une journée à la
poussière. Avec J. nous descendons vers la jolie petite ville.
Les cafés sont pleins d’artilleurs, malgré la défense. ; Tout le
monde est gai et la monnaie française roule. Le tabac n’est pas
cher. Comme nous rentrons, un monsieur... nous invite avec deux
autres artilleurs à venir prendre le thé chez lui. Mme... qui a
des parents officiers chez nous et qui parle un .français rare
nous offre, en guise de thé, un solide repas avec bon potage,
viande ; et légumes, dessert, café et cigares. Ces Alsaciens à
la bonne manière ne craignent qu’une chose, le retour des damnés
boches. Ils ont vu des prisonniers français à la Garde où le
combat a été très chaud. Ils ont assisté à la fuite, dans la
nuit, de tous les Allemands du pays qui partaient à notre
approche, les uns en voiture, les autres à pied, certains moitié
vêtus, des enfants sur les bras. Nous célébrons les mérites de
notre 75 et assurons que nous avons pénétré, sans combat,
jusqu’ici et qu’il sera difficile de nous déloger. Je lis des
journaux allemands où l’on voit des nouvelles fantastiques. Nous
rentrons au bivouac à une heure du matin et couchons dans nos
manteaux près des chevaux.
Jeudi 20 août. - Première journée sous le feu. - Partons de
Dieuze dans la matinée et faisons une dizaine de kilomètres vers
la ligne de feu. Par nos éclaireurs, la nouvelle de luttes
terribles nous parvient, nous rencontrons des chasseurs à pied
qui ont beaucoup souffert, mais ils paraissent impassibles. Nous
entendons une très violente canonnade et nous nous mettons en
batterie derrière une crête. Les pièces sont masquées par des
buissons que nous coupons. Le soleil est terrible, nous
cherchons un peu d’ombre sous le ventre de nos chevaux. Les
pauvres bêtes n’ont pas bu un seau d’eau depuis deux jours et
nous allons ramasser de l’avoine dans les champs pour les
nourrir. Nous tirons beaucoup.
Vers 4 heures, débouchent de tous les petits bois longues files
de fantassins, on dirait des fourmis qui sortent de partout mais
ils reculent en vitesse et c’est en colère que nous allons
chercher nos canons. La manoeuvre n’est pas rapide avec notre
lourd 120. Sur la route nous avons de fréquents arrêts car
l’encombrement est fantastique, il y a parfois trois voitures
côte à côte.
A la traversée d’un village, Impie attelé au caisson de ma pièce
tombe frappé d’un coup de sang. La voiture reste avec mon chef
de pièce C., les servants et les conducteurs. Nous voyons des
obus dans le lointain, en l’air, des blancs, des noirs percutent
dans la terre, un pont saute et une gerbe de fumée orange monte.
Puis les premiers obus au-dessus de nos têtes ; avec un bruit
métallique, de déchirement d’acier, les gerbes de balles
arrosent la route. C’est mal tiré, un seul cheval de blessé. Le
premier coup cause une impression de surprise, d'inconnu ; cela
ne ressemble à aucun des bruits auxquels notre oreille est
habituée. (A suivre).
6 janvier
1916
Simples notes d’un canonnier
Enfant de l’arrondissement de Chinon (Suite)
On fait demi-tour sur la
route pour se mettre en batterie, puis contre ordre ; les
servants sont électrisés, à deux, ils tournent et accrochent le
canon qu’ils avaient du mal à manoeuvrer à 5 ou 6 en temps
ordinaire. Nous partons au trop et bon trop, car ce n’est guère
l’instant de moisir. Sur la route, le désordre est complet, des
fantassins débandés filent rapidement, beaucoup abandonnent leur
sac et même leur fusil pour courir plus vite, quelques-uns
grimpent sur nos voitures. Un peu à l’abri, nous arrêtons, notre
caisson perdu ne revient pas. Nous repartons et la marche est
lente. Dans la nuit, nous avons des arrêts interminables, où
l’on fait charger les mousquetons des servants et où l’on parle
de uhlans qui sont dans le voisinage. X incorrigible s’endort
dans un fossé, il ne ratrappe notre voiture que 500 mètres plus
loin. Il est défendu de fumer et il fait si noir que l’on me dit
: maréchal des logis, le capitaine vous recommande de ne pas
faire de feu. J’avais le rire. Bientôt je ne remarque plus où
nous passons, je m’endors sur ma bonne ganache (affaire
d’habitude) et aux arrêts, aux secousses, j’ouvre à moitié les
yeux et le ciel me fait l’effet d’un mur très haut, bordant la
route, et où il y aurait des lumières, des fenêtres éclairées
(par les étoiles).
Nous n’avons rien à manger, enfin, vers le matin, nous
ratrappons le canal de la Marne au Rhin qui passe à Beuzemont,
Einville.... Ce qui me réveille, se sont les pruniers chargés de
mirabelles d’or qui garnissent la route, nous cassons les basses
branches. A un arrêt, nous ramassons de pleins képis de ces
prunes sucrées qui nourrissent et rafraîchissent.
Nous traversons Dombasle, Varangéville et vers 11 heures et
demie nous arrivons à Saint-Nicolas-du-Port, jolie petite ville
et nous voilà de bonne humeur. Nous bivouaquons tout en haut de
la ville et sommes libres. Nous sautons chez les charcutiers,
épiciers.... Nous touchons des provisions pour 15 ; 15 litres de
bière.... (Nous attendons toujours notre caisson disparu) et
nous ne sommes plus que cinq à la pièce. J’ai du tabac de
Dieuze, la bière est bonne et nous prenons un repos bien gagné.
Les chevaux ne l’ont pas volé non plus.
Vendredi 21 août. - Restons à Saint-Nicolas. Je vais en ville
aux provisions. Sur le marché il y a une folle animation, tous
semblent revivre après cette pénible retraite. Nous nous
reposons avec plaisir et allons chercher du fourrage en quantité
pour nos chevaux. Le soir, je suis garde d’écurie et je ne puis
arriver à retrouver mes bourins au milieu des trois batteries.
Le cantonnement est curieux dans ce pré avec tous les petits
feux allumés.
Samedi 22 août. - Nous sommes en batterie près de Saint-Nicolas,
à côté de la ferme des Xoudailles, nous tirons. Les Allemands
reculent et incendient Maixe sur le canal de la Marne au Rhin ;
une lueur sinistre éclaire la nuit. Chaque fois que nous verrons
un incendie ce sera le signe certain que les boches évacuent un
village. Nous couchons dans un grenier à fourrage. Toujours pas
de nouvelles de notre caisson.
Dimanche 23 août. - Lever à cinq heures, temps magnifique. Les
avant trains sont dans la prairie, le long du ruisseau. Nous
passons une bonne journée à cuisiner, faire des frites, car nous
allons aux pommes de terre dans les champs et cueillons aussi
quelques képis de mirabelles.
Lundi 2k août. - Passons encore toute la journée aux Xoudailles.
Mardi 25 août. - Même mise en batterie pour la matinée.
L’après-midi nous traversons Saint-Nicolas, Varangéville,
Dombasle. Au-dessus des salines, nous voyons les petits nuages
blancs des 77 qui arrivent par salves, puis quelques petits
noirs. Les Allemands reculent cependant. Nous mettons en
batterie sur un coteau très raide, tout près de la route de
Lunéville, les chevaux ont peine à monter les canons. Le 60e
d’artillerie en position tout à côté à quelques morts et blessés
(ce sont les premiers artilleurs que nous voyons atteints,
impression désagréable, des vestes entaillées pour permettre de
placer les pansements ou encore des têtes enveloppées de linges
sanglants). Des éclats viennent tomber dans les pruniers où nous
sommes. Nous les ramassons curieusement. A la nuit, long, très
long retour aux Xoudailles, je dors sur Ganache pendant la
route. Nous couchons au hasard et le matin je suis réveillé par
un cheval, j’ai dormi toute la nuit sous son nez (peu de
nourriture, ravitaillement rare).
(A suivre).
13 janvier
1916
Simples notes d’un canonnier
Enfant de l’arrondissement de Chinon (Suite)
Mercredi, 26 août. - Même
voyage que la veille pour coller la batterie au même endroit.
L’après-midi, nous nous déplaçons pour arriver derrière
Vitrimont. Nous sommes très près des Allemands, mais ils
prennent quelque chose avec notre 120 court, il paraît que nous
empêchons plusieurs batteries de pouvoir se mettre en position ;
notre Commandant monté dans le clocher les fait canonner avant
qu’elles soient placées. Il félicite nos pointeurs. Le
Commandant est casse-cou, mais très sympathique avec sa grande
barbe noire. Un culot d’obus tombe sur le timon de la voiture.
N. caché sous l’avant-train, fait une vilaine grimace qui amuse
beaucoup L. qui discute avec moi, car nous sommes couchés tous
deux au soleil derrière des gerbes de blé. Les éclats passent
avec un bruit léger, on dirait le vol d’un pigeon. La canonnade
est violente, Nous partons à la nuit pour aller coucher à
Dombasle.
Jeudi, 27 août. - Même mise en batterie à la pointe du jour mais
nous sommes seuls ; les 7e et 8e batteries sont en position
ailleurs. L’après-midi, nous prenons quelque chose, les obus
tombent tout près et nous devons emmener les avant-trains
derrière un bois à travers une plaine balayée par les percutants
et les fusants, les noirs et les blancs. Nous menons nos chevaux
à la main et devons sauter des fossés. Chacun va de son côté. Je
tiens d'une main Impératrice et de l’autre Ganache ; Impératrice
souffle, je crois qu’elle a peur. N. dit : « j’ai une balle dans
la cuisse » N. répond tu blagues et nous faisons plus de 500
mètres, à l’abri du bois, N. défait son houzeau, voit le trou et
crie : « mais j’ai une balle » Alors il ne peut plus marcher et
va à cheval à l’échelon se faire soigner. Je vois qu’Impératrice
a reçu une balle dans la poitrine, nous devons abandonner cette
jolie bête, sans elle j’étais certainement atteint. A la
voiture, le porteur de L,. et celui de N. sont blessés. La
moitié des voitures et des conducteurs sont disparus dans le
bois, quelques-uns ont abandonné leurs chevaux. Avec bien du
mal, le chef a donné l’exemple de la rapidité, rassemble
quelques voitures. Il faut revemr près de Vitrimont où nous
serons bien mieux à l’abri à côté de nos pièces. Le chef
commande : au trop et pour donner 'exemple file au grand galop
sans plus s’occuper de nous. Les voitures vont le plus vite
possible. Avec nos deux blessés sur six chevaux L. et moi devons
aller au pas et nous servons de cible aux pointeurs boches qui
ne tirent pas mal, car les obus tombent tout près. Un ballon
captif ennemi nous observait et au début, ils ne ménageaient pas
leurs munitions, tirant souvent sur un unique cavalier. Nous
passons à travers les éclatements. J'entends les balles qui
atteignent les chevaux avec un bruit mat et celles qui sifflent
entre nos jambes et à côté de nos oreilles. A la batterie, le
Lieutenant pense que nous sommes fichus. Nous arrivons pourtant
à l’abri de la crête. Résultat : deux autres chevaux blessés et
sur les quatre, certains ont plusieurs blessures. Seuls, nos
deux chevaux n’ont pas une écorchure. J’en suis ahuri et
heureux. Nous devons changer les bourrins. A la nuit nous
rentrons à Dombasle.
Vendredi, 28 août. - Nous sommes à peine couchés dans le foin,
la cuisine faite, que nous avons alerte à 1 h. 1/2 du matin.
Dans la nuit noire, ma vieille Ganache a été prise par je ne
sais qui. Je trouve un autre cheval tout arnaché et nous
partons. L. est resté endormi dans un coin. Nous traversons
Dombasle et nous nous retirons derrière la Meurthe. En route,
nous abandonnons un cheval fourbu. Par bonheur, au petit jour, à
l’arrêt, je retrouve Ganache et nos six chevaux sont complets.
L. est revenu et nous dévalisons les pruniers, car nous avons
faim et soif. Nous retournons mettre en batterie à Vitrimont ;
en traversant Varanguéville, nous voyons une quarantaine de
prisonniers boches. Les obus nous saluent, les avant-trains
filent au grand trot, seule ma voiture attend un quart d’heure,
puis nous allons au pas vers Hudiviller. Couchés dans l’herbe,
nous attendons le chef qui ne dit rien, mais semble comprendre
l’exemple, L. se moque absolument du danger et cela me plaît
beaucoup, car le courage est d’une extrême rareté, surtout le
courage de l’artilleur qui n’a que son sabre et ses deux
chevaux. Près d’Hudiviller, tirs magnifiques des 120 longs, les
4 pièces à la fois, on n’entendrait pas le tonnerre, un aéro
règle le tir et vient très bas pour lancer un pli. Nous rentrons
à Dombasle à la nuit.
Samedi, 29 août. - Toujours même mise en batterie le matin. Les
boches reculent et nous avançons par Anthelupt pour nous placer
près du Lioment où sont de nombreux morts français et boches.
Notre artillerie a fauché toute la région. Il passe de pleines
charrettes de cartouches, sacs, ceinturons, livrets individuels,
bouquins de prière boches ; sur une voiture un sous-off.
d’artillerie tué. C’est le premier champ de bataille que nous
voyons de près. (A suivre). |