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Marthe RICHARD - Le début d'une légende (2/4)

 

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Voir aussi :
Premier épisode

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Lectures pour tous - Avril 1932
L'aviatrice Marthe Richard espionne au service de la France (2)

EN juin 1916, une jeune sportive, Marthe Richard, aviatrice et championne de tir, dont le mari vient d'être tué au front, s'enrôle dans nos services de renseignements, dirigés par le commandant Ladoux et, sous le nom de guerre de «  l'Alouette »,part pour l'Espagne, qui est alors un centre actif d'espionnage.
Dans un café de Saint-Sébastien, un incident la fait entrer en conversation avec deux Allemands, le Dr Wilhelm Kruut et l'ingénieur Heinrich Halphen, en qui elle a flairé des recrues utiles à la besogne qu'elle poursuit. Halphen s'occupe en effet du ravitaillement des sous-marins allemands en pays neutre. Marthe Richard le met si bien en confiance qu'il en vient à lui proposer de servir elle-même l'Allemagne. Elle feint d'y consentir, et il est convenu qu'elle n'aura qu'à suivre le «  chef » - un homme d'une quarantaine d'années, aux lunettes noires - qu'elle a déjà entrevu et qui l'abordera dans un jardin désigné. Marthe ne va pas manquer de se rendre au rendez-vous fixé par Halphen le rabatteur.

MARTHE, le lendemain, est remontée dans sa chambre après le déjeuner.
Elle a écrit rapidement quelques mots qu'elle a soigneusement cachetés sous une double enveloppe, puis, après un dernier coup d'oeil à la glace, elle est descendue dans le hall.
A l'entrée, le gros concierge et le premier chasseur, un grand garçon brun à l'air déluré, mais généralement fort peu empressé envers les clients, sont affalés sur leur siège, car la journée est chaude et la plupart des hôtes du Continental reposent dans leur appartement.
Les deux hommes parlent allemand et ne prêtent que peu d'attention à la sortie de Marthe.
Cependant celle-ci s'étant approchée d'eux, l'un et l'autre se décident à se lever, et distraitement ils examinent la lettre qu'elle a déposée bien en évidence sur la caisse de l'entrée.
«  Je vais rejoindre des amis, dit brièvement l'aviatrice au concierge. Il se peut que je ne rentre pas ce soir. Dans ce cas, il faudrait qu'un rendez-vous que j'ai pris soit décommandé, et vous aurez alors l'obligeance de faire porter, avant huit heures, cette lettre qui m'excuse, à l'adresse indiquée. »
Elle a jeté en même temps un coup d'oeil sur le concierge et l'a vu brusquement tressaillir : puis, suivie de son chien Flot, elle se prépare à sortir, mais devant elle le chasseur a déjà poussé la porte et s'est précipité dans la rue pour appeler une voiture.
Un fiacre qui passe s'approche et Marthe se dispose à y monter, lorsqu'une voix angoissée murmure presque à son oreille :
«  Il n'y a rien de compromettant, au moins, dans votre lettre ? »
Marthe, stupéfaite, jette un coup d'oeil sur l'homme qui se permet ainsi de l'interpeller, mais celui-ci, sans même détourner la tête, a ajouté : «  Cinquième bure-vu. Le concierge est au service de nos adversaires.
- Bravo, mon petit gars, fait Marthe entre ses dents, ne crains rien, j'ai tout compris.... A l'Alderdieder, crie-t-elle, à haute voix, au cocher, tandis que le chasseur, en s'inclinant respectueusement, a murmuré :
«  Bien joué !»
Et le fiacre, poussif, s'ébranle.
Comme Halphen l'en avait prévenue, les jardins de l'Alderdieder sont à peu près déserts et, n'était le bruissement continu de la fontaine jaillissante, qui a donné son nom à la célèbre esplanade, aucun bruit ne serait perceptible dans l'air figé.
Marthe s'est assise dans un coin d'ombre, abîmée dans une réflexion profonde, où il entre autant d'irritation que de reconnaissance envers son chef français qui l'a fait surveiller, sans qu'elle s'en doute, depuis son arrivée à Saint-Sébastien et qui brusquement lui révèle sa présence et lui offre son appui, à la minute décisive de sa mission.
Quinze heures ont depuis longtemps sonné au carillon de San Vicente, et nul être humain n'a encore pénétré dans la zone de silence.
«  Est-ce qu'il y aurait quelque chose de changé ? se demande Marthe, ou bien ma lettre, ouverte trop tôt, aurait-elle tout cassé ? »
Mais, à peine a-t-elle formulé cette crainte que, non loin d'elle, une grosse voiture s'est arrêtée. L'inconnu de la Concha en descend. Avant qu'il ait eu le temps de distinguer Marthe, celle-ci s'est approchée de lui et, précédée de Flot, elle a sauté lestement dans la voiture.
Sans mot dire, l'inconnu l'a suivie et s'est installé à ses côtés, tandis que l'auto, dont le moteur a continué à tourner, démarre en quatrième vitesse.
Les deux adversaires sont en champ clos. A cent à l'heure, sur les routes empoussiérées d'Espagne, le duel va commencer.

Guet-apens.

MARTHE, avons-nous dit, appartient à cette catégorie d'êtres privilégiés sur lesquels les événements les plus extraordinaires paraissent n'avoir aucune prise ; aussi ne cherchent-ils que rarement à s'y préparer, assurés qu'ils sont de n'être jamais mieux à l'aise que dans l'imprévu.
Cependant, Marthe, qui a déjà culbuté deux fois dans sa carrière d'aviatrice, sait qu'il existe sur terre des fossés et dans l'air des fils de fer invisibles, contre lesquels toute manoeuvre trop tardive, si rapide soit-elle, demeure vaine ; aussi ne prend-elle, quand elle va voler, que deux sortes de précautions : elle vérifie ses commandes avant de quitter le sol et examine avec attention son champ d'atterrissage avant de s'y poser.
Dans l'aventure où elle vient de s'engager, elle s'est de même efforcée de préparer méticuleusement le départ et l'arrivée ; pour le reste, elle a fait la part la plus large au hasard et ne s'est pas un instant inquiétée de la tournure que pourrait prendre la rencontre avec l'inconnu, parce qu'elle sait déjà à qui elle a affaire et où elle doit conduire son partenaire.
Marthe s'enfonce donc tranquillement dans les moelleux coussins de la luxueuse voiture et ainsi, à demi étendue, elle dispose Flot comme un bouclier entre elle et son voisin, puis elle attend l'attaque.
Mais, à sa surprise grandissante, celle-ci ne se produit pas. Cinq minutes se sont écoulées et déjà la voiture roule en pleine campagne, sans que son mystérieux propriétaire ait articulé une syllabe.
«  Il veut que je tire la première, soit ! » dit Marthe. Et elle se décide :
«  Vous ne trouvez pas, cher monsieur, que nous avons tout l'air de deux amoureux
qui se boudent ? »
Alors, comme si ces simples mots venaient de l'arracher à un songe lointain, l'homme, ajustant ses lunettes, a répondu dans un français excellent, mais que troublent cependant quelques inflexions gutturales mi-allemandes, mi-espagnoles :
«  J'avais, au contraire, l'impression que nous étions comme deux amoureux qui ne savent encore que se dire.
- Halphen m'a prévenu que vous aviez quelque chose à me dire de très sérieux. Je ne pense pas que ce soit cela et que vous tentiez de battre le record de San Sébastian à Tolosa pour me faire ce semblant de déclaration. »
L'homme hésite à répondre. Marthe l'observe, mais tout à coup, elle sent qu'entre les poils soyeux de Flot une main s'est posée, qui cherche la sienne. Le bouclier est devenu un trait d'union ; Marthe constate que le départ est bien pris :
«  Mon capitaine avait raison, pense-t-elle, et je traîne ce gros poisson depuis mon arrivée, pendu après ma ligne, sans m'en être aperçue. »
Pour mieux ferrer sa prise, Marthe fait mine de retirer sa main. est L'hameçon déjà dans la gorge serrée de l'inconnu, qui, d'une voix étranglée :
«  Vous m'avez remarqué hier pour la première fois, alors que, depuis que vous êtes arrivée, je n'ai cessé de vous voir et que j'ai tenté tout ce qui était possible pour attirer votre attention, sans jamais y parvenir.... Et voilà que tout d'un coup, je vous ai près de moi!... »
Et d'un mouvement brusque, l'inconnu cherche à se rapprocher de Marthe.
Mais deux cris partent en même temps. Flot, bousculé, s'est soulevé menaçant, Marthe s'est dressée, frémissante, et, jouant l'indignation la plus vive, s'est écriée :
«  C'est un guet-apens où votre rabatteur m'a conduite ; il fait donc tous les métiers... votre espion !»
L'homme, sans répondre, s'est penché vers elle.
«  Monsieur, je vous avertis qu'au moindre geste de votre part, je me jette par la portière.... »
D'un coup sec, elle a tiré en même temps sur la poignée d'ouverture et repoussé violemment la porte qui vient heurter contre la carrosserie.
L'inconnu, affolé, l'a saisie par le bras :
«  Madame, arrêtez-vous, je vous en supplie ; écoutez-moi un instant encore. Je vous jure que je ferai ensuite tout ce que vous me commanderez. Nous arrivons d'ailleurs, reprend-il, plus calme. Voici le village où je voulais vous conduire. C'est Urumea. Il y a là un petit hôtel discret avec une terrasse d'où l'on découvre une des plus belles vues du pays basque. Vous y serez chez vous et notre entretien prendra fin quand vous l'ordonnerez. »

L'AUTO a, en effet, ralenti et, après avoir traversé quelques rues étroites et pleines d'une ombre fraîche, elle vient stopper devant l'entrée d'une grande auberge. Quelques appels rythmés de trompe et le portier est sur le seuil.
L'inconnu et sa compagne ne sont pas encore descendus de voiture, que l'homme s'est immobilisé au garde-à-vous, comme une sentinelle qui rend les honneurs à son chef, et celui-ci, militairement, a rendu le salut.
Il entre, précédant Marthe.
«  Bigre ! pense-t-elle, il est ici comme chez lui : cette fois, il n'y a plus en douter, c'est bien le guet-apens. »
Et elle suit son compagnon sans hésitation par un escalier interminable où, par contraste avec la clarté aveuglante du jour, règne une nuit noire. Après une centaine de marches l'escalier finit par déboucher sur une terrasse où, çà et là, quelques pampres de vigne grimpante, auxquels sont mêlés des jasmins et des roses, mettent seuls un peu de verdure et d'ombre.
La terrasse est déserte. Sur une table, une bouteille dans un seau à glace et. deux verres sont disposés. Tout a été prévu, et nul serviteur ne viendra troubler le tête-à-tête. L' « Alouette » a compris qu'elle vient d'être mise en cage.
«  Parfait, pense-t-elle, en jetant un coup d'oeil par-dessus la mince balustrade qui la sépare du vide. Et maintenant, au gouvernail de profondeur ! »
A cinquante pieds du sol, elle respire mieux et c'est avec le plus grand calme qu'elle s'installe dans le fauteuil d'osier que l'inconnu lui présente. Elle est dans sa carlingue, et déjà la brise du nord-est, qui court sur le pays basque quand le soleil commence à décliner, fouette son visage.
La voici prête à la manoeuvre. Il était d'ailleurs grand temps, car à peine est-elle assise que, comme d'un trou d'air invisible, s'élève le tourbillon d'une plainte ardente et passionnée, qui la secoue et l'emporte : l'inconnu à ses genoux crie sa détresse et son amour.
«  Ecoutez-moi maintenant avec calme, parce que vous voyez bien que, si vous êtes chez moi, c'est moi qui suis votre prisonnier. Depuis deux longs mois, je suis votre trace et vous n'avez jamais daigné tourner la tête pour regarder vers cette ombre qui se fondait dans la vôtre, comme si nos deux destinées n'en faisaient déjà plus qu'une.
«  Depuis deux mois, chaque soir en me couchant et chaque matin à mon réveil, je décide de vous aborder et de vous parler, et chaque fois que je vais l'oser, je mesure l'abîme qui nous sépare et j'ai peur, à vouloir le franchir trop vite, d'y être à jamais enseveli.
«  Vous êtes Française et je suis Allemand. Nos deux races nuit et jour se ruent l'une contre l'autre et se déchirent. Comment pouvais-je espérer que vous me permettriez seulement de vous parler, et avais-je le droit de le faire, alors que le seul fait de vous aborder à cause de la fonction presque officielle que je remplis en Espagne, vous eût compromise... irrémédiablement ?
«  Enfin, n'y tenant plus, j'étais sur le point de tout risquer, même de vous perdre à jamais en agissant trop audacieusement, lorsque notre rencontre sur la Concha s'est produite, si soudaine que vous avez dû me voir me cramponner au bras de mon agent, lorsqu'il vous a désignée à moi comme étant la femme qui allait accepter de servir notre cause.
«  Permettez-moi d'abord de vous dire ardemment merci et de baiser la main qui d'un coup a libéré mes espoirs fous. »
Le souffle d'air un instant s'arrête. Marthe sent le moment de reprendre en mains ses commandes. Elle le fait d'un coup sec et brutal.
«  Monsieur, je vous avoue qu'un moment vous m'aviez fait peur ; maintenant, vous me faites horreur !»
L'inconnu faiblit et appelle à lui un secours étranger.
«  Prenez garde ! murmure-t-il ; vous avez bien compris, n'est-ce pas, que tous les gens de cette auberge sont à moi ?
- Tellement bien compris, cher monsieur, que j'avais prévenu, hier, votre rabatteur, qu'on ne m'aurait pas comme l'Espagnole de Bilbao... et c'est pourquoi, aussi, avant de quitter l'hôtel pour vous suivre, j'ai remis au portier une lettre pour mon consul, qui l'aura ce soir, si je ne rentre pas. »

L'INCONNU s'est relevé. Il titube sous le coup d'une lutte intérieure si violente que, pour reprendre la maîtrise qui lui échappe, il fait quelques pas saccadés vers la porte de la terrasse, comme s'il allait appeler quelqu'un à son aide. Puis il revient, fouille dans une poche intérieure de son veston, et, tendant un pli à Marthe : «  Voilà votre lettre, elle est intacte. »
Un sourire de triomphe imperceptible est passé sur les lèvres contractées de la jeune femme.
«  Vous pouvez la lire, elle vous appartient, puisque vous l'avez volée !»
L'homme hésite, mais le chef des renseignements intervient, qui d'un mouvement de curiosité brutale déchire l'enveloppe. Une seconde enveloppe apparaît... Il blêmit, car il lit dans un rêve, à haute voix :
«  Aux bons soins de M. le consul de France pour être envoyé d'urgence au chef du cinquième bureau de l'état-major de l'armée. »
Cette fois, sans que Marthe l'y invite, l'inconnu a fait sauter le cachet de la seconde enveloppe, un cachet de cire gris tendre où s'éploie l'oiseau emblématique de France, l'alouette, dont il brise brutalement les ailes.
Et il lit encore d'une voix haletante :
«  Mon capitaine,
«  J'ai réussi, après deux mois de recherches, à prendre enfin contact avec l'un des chefs du service des renseignements allemands d'Espagne. Je pars le rejoindre après avoir accepté un mystérieux rendez-vous dont je ne sais encore si je reviendrai saine et sauve.
«  Si je disparais, vous saurez dans quelle direction il faudra me rechercher, morte ou vivante.
«  Si je réussis dans ma mission, vous l'apprendrez demain par un mot, que je vous enverrai à l'adresse habituelle.
«  Permettez-moi de vous rappeler que je n'ai pas encore touché ma mensualité de cinq mille francs.
«  La vie est chère pour une femme à Saint-Sébastien.
«  Fidèlement vôtre. »
E. M. A. 125.

L'inconnu, un instant, sous la violence du coup, s'est tu, puis il a relevé la tête et, cette fois, d'une voix redevenue parfaitement calme, comme celle d'un juge qui va prononcer une sentence :
«  Vous appartenez au service des renseignements français ?
- Oui, depuis sept semaines seulement.
- Et c'est vous, que rien à n'obligeait me le dire, qui me l'apprenez ?
- Pardon, c'est vous qui me forcez à vous l'apprendre. Dans l'état d'égarement où je vous ai vu, vous étiez capable de tout, alors que vous paraissez avoir repris maintenant tout votre sang-froid. J'espère donc que vous allez me permettre de me retirer, ajoute Marthe, en se levant à son tour, et que, vous ayant rendu mes armes, j'aurai le droit de sortir avec les honneurs de la guerre, comme il est d'usage entre loyaux combattants. »
Et elle fait mine de gagner la porte de la terrasse.
Mais l'inconnu s'est jeté d'un bond entre elle et la sortie.
«  Vous ne sortirez pas d'ici, moi vivant, hurle-t-il.
- Alors, j'en sortirai morte »,dit Marthe, qui a tiré de son sac le poignard effilé d'Eibar, dont elle a mis la pointe sous son sein gauche.
Deux pas à peine séparent les adversaires. L'homme semble se raidir pour les franchir d'un bond. Mais les deux yeux clairs de l'aviatrice sont de nouveau dirigés vers les siens et paralysent son élan. Une lutte incroyable se livre dans le coeur de l'inconnu, dont le visage tour à tour pâlit et s'empourpre.
Une bataille plus formidable encore gronde derrière les traits immobiles de la jeune femme.
Et tout d'un coup, le poignard tombe de ses mains, tandis qu'une lueur étrange colore son regard, comme s'il venait de s'emplir de toute la clarté du couchant, de toute la lumière d'un passé qui hésite, lui aussi, comme le soleil aux bords de l'immense horizon, avant de s'engloutir sous les flots.
Puis elle sourit à l'Allemand :
«  Ne vaut-il pas mieux, dit-elle, que nous soyons amis ? »
Celui qui tomba à la cote 180 peut dormir en paix. Il sera vengé.

Travail en équipe.

Nous étions assis, Marthe et moi, dans le petit salon Louis-Philippe, au fond de l'étroite courette de la rue Jacob, et l'aviatrice, débarquée la veille d'Espagne, achevait tranquillement le fidèle récit qu'on vient de lire.
Elle avait conservé, pour silhouetter de leurs traits essentiels les péripéties du drame d'Urumea, le même ton uni et presque monotone qui lui est familier, quand elle veut représenter des événements auxquels elle a été mêlée et qu'elle reproduit en les dépouillant de tous leurs détails accessoires. C'est sans doute par suite de cette même tournure d'esprit que, comme Charlot, elle a horreur du film parlant, mais se passionne pour l'art muet.
Elle vit ma stupeur au moment où elle arrivait à ce point de son récit, où elle se dénonce si curieusement à l'adversaire :
«  Mais c'était fou, d'oser cela. Quelle confiance voulez-vous maintenant qu'il vous garde ?
- La même que vous, ni plus ni moins,» me répondit-elle flegmatiquement.
Et comme j'essayais de plonger encore dans ses yeux bleus et glacés, elle tira de son sac un étui d'argent où elle cueillit une cigarette d'Orient, parfumée d'ambre.
Elle l'alluma, au ralenti, puis, me tendant la petite boîte, elle lança avec sa première bouffée de fumée :
«  Examinez d'un peu près ce porte-cigarette que j'ai conquis sur son propriétaire, en lui rendant mes armes, le poignard d'Eibar. »
C'était un très simple étui d'argent, qui portait à l'un de ses angles deux initiales enlacées : H. K. surmontées du tortil d'une baronnie, illustre aujourd'hui en Allemagne, puisque l'un de ses représentants y incarne l'une des gloires les plus pures de l'armée impériale, et que n'a point réussi à ternir, aux yeux mêmes des plus farouches racistes, son alliance avec la Social-démocratie.
«  Ça vous dit quelque chose ? interroge Marthe d'un ton un peu gouailleur. Non, mais nous allons être bientôt sur la voie, car j'ai apporté la série des photographies des Allemands connus de Madrid, que m'a adressée ce matin, sur votre demande, notre service d'Espagne. »
J'étale les portraits sur la table et, de suite, Marthe s'écrie, de l'air d'une petite fille bien sage qui vient de réussir une devinette :
«  Le voilà... C'est bien lui ! Qui est-ce ?
- Tournez, la légende est au verso. »
Et Marthe lit avidement :
«  Baron von Kolberg, ancien commandant de sous-marins, actuellement chef des services de renseignements navals en Espagne.
- C'est donc un personnage officiel ?
- Du tout. Les attachés civils et militaires que l'Allemagne groupe autour de ses ambassades ont seuls rang officiel. Les autres n'ont aucun titre. Ils relèvent du grand quartier général qui leur donne directement ses ordres. Ce sont de singuliers personnages qu'une main invisible, peut-être celle de l'empereur ou tout au moins celle du grand quartier maître général, dirige conformément aux buts secrets de la politique de guerre, fort différente parfois de celle que la Wilhelmstrasse dicte à ses émissaires.
«  Ils disposent de puissants moyens d'influence et d'argent, ce qui fait qu'ils sont souvent jalousés de leurs camarades officiels, voire même des ambassadeurs, très chatouilleux sur le chapitre de leurs prérogatives. En somme, à Madrid comme ailleurs, les officiels s'accommodent fort mal du voisinage toujours gênant et souvent compromettant de ces satellites ; aussi sont-ils toujours enchantés quand ils peuvent jouer quelque méchant tour à ces diplomates hors carrière.
«  Tenez pour certain que le baron doit être en rapports assez tendus avec le prince qui représente l'Allemagne en Espagne....
- Je m'en souviendrai, répondit simplement Marthe Richard.
- Comment allez-vous vous en tirer, maintenant, dans la situation paradoxale où vous vous êtes placée ?
- Je vous dirai ça tout à l'heure, quand vous m'aurez laissé achever ma petite histoire ; mais, dès à présent, permettez-moi d'insister sur un point que je considère comme essentiel: j'entends ne dépendre en rien de vos services officiels en Espagne. Le baron est libre de ses actes, je veux l'être aussi des miens, car la partie serait entre nous deux trop inégale sans cela.
- Vous n'avez rien à craindre. Nos instructions sont formelles. Tout ce que font nos agents doit rester absolument ignoré de nos représentants à l'étranger. Entendu. J'ai encore quelque chose à vous demander, c'est de ne me signaler à vos autres agents qu'en cas d'absolue nécessité.
- C'est la règle absolue dans les services allemands, sauf pour ceux du contre-espionnage....
Chez nous, elle est un peu moins rigoureuse.
- Je m'en suis aperçue....
- Sans doute faites-vous allusion à l'intervention inopinée du chasseur du Continental ? Avouez qu'il a tiré juste et au bon moment. Ce n'est d'ailleurs plus un surveillant pour vous, mais un ami depuis qu'il a vu avec quelle maestria vous aviez découvert que le gros portier de l'hôtel appartenait au service allemand... et puis... il est peut-être aussi flatté d'avoir lui-même échappé à votre oeil d'aviatrice.... Je ne pense pas, en effet, que vous ayez reconnu en lui le vieux matelot du port de Bilbao, qui vous a si brutalement signifié que le métier d'espionne n'était pas de tout repos, même en pays neutre....
- Comment, c'était lui ! Vous pouvez le féliciter. Il m'a fait passer un frisson dans le dos... et ce n'est pas facile.... Je l'embrasserai quand je le verrai.
- Alors, vous l'embrasserez souvent, car il s'est fait engager pour la saison au Palace où vous devez descendre. Comme nos adversaires ont commencé à installer leur personnel dans les grands hôtels des capitales, sans l'autorisation des dirigeants, bien entendu, nous avons fait de même.
- Tant mieux, dit Marthe. Ceci réglé, un dernier service : il me faut aussi quelqu'un en France, conformément au plan que j'ai fait accepter au baron, et qui recevra, je l'espère, votre approbation, bien qu'il vienne d'un concurrent.
- Vous me voyez au contraire flatté d'être à si bonne école. Je vous ai d'ailleurs vidé mon sac, voyons ce qu'il y a dans le vôtre.
- Oh ! pas grand'chose, dit-elle négligemment. Voulez-vous ma bourse ?
- Non, car c'est moi qui vous dois, au contraire, beaucoup d'argent, et comme nous sommes maintenant plus riches, je vais enfin pouvoir régler nos dettes » ; et je tirai un portefeuille, heureusement mieux garni que lors de notre premier entretien.

MAIS, avant que j'eusse achevé le geste, Marthe avait déjà jeté sur la table un paquet de billets de banque espagnols. - Comptez, me dit-elle, il doit y avoir là 10 ooo pesetas ?
- Inutile, ils sont d'ailleurs à vous. Vous les avez rudement gagnés ?
- Moi, n'ai-je pas déjà pris ma part ? dit-elle en tirant une liasse de banknotes qui paraissait avoir deux fois l'épaisseur de la première. Les 10 000 que je vous remets sont pour arrondir un peu vos fonds secrets. J'essaierai de vous en gagner d'autres. Car, souvenez-vous de ce que je vous avais prédit au départ : l'Allemand paiera.... »
J'hésitais un instant, mais seulement, hélas ! pour la forme, car je ne voulais pas révéler à Marthe une de nos sources impures de revenus. En réalité, j'avais déjà toute honte bue, et les 25 000 francs qu'elle m'apportait allaient rejoindre dans notre petite caisse noire de fonds secrets les 50 000 marks que m'avait remis la veille un de nos agents de Suisse, qui fut un peu, en somme, le pendant de Marthe, et grâce à qui nous recueillîmes quelques millions pendant la guerre.
«  Vous me disiez donc, Marthe, repris-je, avant de mettre à notre disposition ce prélèvement sur les réparations futures dont je vous remercie, que vous avez besoin que je vous désigne un camarade de combat en France ? Pourquoi faire ?
- Pour être mon double.
- Le double du double, ça fait quatre agents. Oui, et le baron, grâce à ça, va pouvoir me payer comme quatre.
- Je commence à comprendre.
- Vous comprendrez mieux encore tout à l'heure. Je suis donc sortie saine et sauve de l'auberge d'Urumea, exigeant qu'on me reconduisît à la gare, car je ne me souciais pas, vous l'entendez bien, d'être à nouveau seule en tête à tête dans l'automobile avec mon bouillant baron.
«  Rendez-vous fut pris pour le lendemain dans le même coin désert de l'Alderdieder. J'avais seulement exigé de mon amoureux qu'il quittât ses lunettes noires, un peu trop connues de San Sébastian, et il m'avait obéi.
«  Inutile d'allonger mon récit en vous contant ce nouvel entretien. Ce fut, au début, la suite obligatoire de celui de la veille et je fus obligée de rappeler fréquemment le baron à ses devoirs de chef, car il paraissait avoir complètement oublié que j'étais une espionne française et que c'était en cette qualité que je demandais d'entrer à son service. La dernière phrase de la lettre que je vous destinais et où il était question de votre retard à m'adresser ma mensualité de 5 000 francs, lui ayant été adroitement remise en mémoire, il protesta avec indignation.
«  Cinq mille francs par mois à une femme telle que vous, mais les Français sont fous ! Vous valez vingt mille pesetas et je vous les promets d'avance !
- Encore faut-il que vous me donniez les moyens de les gagner.
- Il n'y en a qu'un : vous resterez avec moi, interrompit-il. Je vous amène à Madrid et vous ne me quittez plus. J'ai justement besoin d'un recruteur pour la France, et personne, ajouta-t-il galamment, ne pourra vous résister. »
«  II oubliait qu'il y avait quelqu'un qui allait résister à Marthe, c'était Marthe elle-même qui ne se souciait pas d'engager comme espions de pauvres diables pour vous les faire fusiller ensuite.
«  Je lui fis donc comprendre que je n'avais pas la moindre envie, comme il me paraissait le redouter si fort, d'aller m'adosser au poteau de Vincennes, et je lui proposai une solution que, de guerre lasse, il accepta.
«  Après lui avoir solennellement juré que je n'essaierais pas de recueillir moi-même en France le moindre renseignement,- ce qui était évidemment le comble à offrir à celui qui était chargé de les rechercher, - nous convînmes que je lui procurerais un ou plusieurs agents sûrs et bien placés, auxquels je remettrai ses questionnaires et qui lui enverraient ensuite leurs informations à l'encre: sympathique à des adresses convenues.
- II vous a donné tout ça ? interrompisse avec avidité.
-- J'ai bien les adresses, me répondit Marthe, un peu confuse d'avouer qu'elle n'avait pu tout obtenir du premier coup; mais pour l'encre sympathique, figurez-vous qu'il n'a pas voulu me confier encore son fameux produit, prétendant qu'on ne le donnait qu'aux agents éprouvés.
- Il vous a cependant bien indiqué une encre secrète ?
- Oui, dit Marthe, et elle se mit à éclater de rire. Devinez laquelle ?
- Je ne sais pas, il y en a tant....
- Il faut croire que non, puisque c'est la vôtre, l'antipyrine, que peut-être, vous aussi, vous ne confiez qu'aux agents dont la sincérité ne vous a pas été démontrée ?
- Ce n'est pas la même, Marthe, répondis-je pour dissimuler mon embarras. On dit que l'antipyrine allemande est meilleure.
- C'est d'ailleurs ce que m'a répondu le baron, mais comme il a ajouté que les chimistes français étaient incapables de découvrir un produit comme celui qu'ils emploient actuellement, il faudra bien, quand nous aurons trouvé mon double, qu'il lui livre son secret.
- Et... vous n'avez aucune idée sur votre futur agent ?
- Aucune, vous pouvez me désigner un de vos officiers.
- J'allais vous proposer autre chose. C'est assez délicat à vous faire accepter, mais, voyez-vous, Marthe, pour que deux agents travaillent bien en équipe, il faut qu'ils s'entendent à merveille et même qu'ils s'aiment, si je puis dire... fraternellement.
- Je comprends, vous voulez me proposer mon frère qui est au front ?
- Non, je préférerais un aviateur....
Celui qui vous a dénoncé à moi.... Ce sera sa punition.... »

MARTHE hésita un instant à répondre :
«  Celui-là ou un autre, peu importe, reprit-elle; l'essentiel est qu'il suive docilement nos instructions. Et maintenant que nous sommes d'accord sur les grandes lignes, je vous laisse le soin de mettre la pièce en musique. Quant à moi, je vais préparer ma générale.
- Quelle générale, Marthe ? Vous n'avez sans doute pas l'intention de convoquer la critique à notre première représentation ?
- Non, mais les couturières.
- Je comprends de moins en moins.
- Je le vois bien, et c'est ce qui m'enrage... parce que les Allemands comme les Espagnols savent que, pour les guerres secrètes, il faut des femmes avec soi. Vous avez entendu parler de leur grand chef ?
- Oui, je sais, la Fraulein, l'espionne de l'Empereur ?
- Ce doit être un fameux numéro et je regrette de ne pouvoir matcher avec elle.... Quand le baron en parle, il salue militairement. Au revoir, je vais me faire belle avant d'entrer dans la danse. Il me faudra bien quinze jours avant d'être habillée, car je ne pense pas que vous ayez prévu dans votre magasin d'accessoires l'habillement et la coiffure de vos agents de renseignements, non plus que ces mille riens qui sont nos armes, à nous, plus dangereuses souventque vos canons et que vos munitions. »
Elle sortit et je ne la revis plus que la veille de son départ, où elle vint prendre mes dernières recommandations.
Son ancien dénonciateur était à nos côtés.
«  Vous me pardonnerez, Marthe ? demanda-t-il, plus ému qu'elle.
- Pas encore; il faut que vous l'ayez d'abord mérité, » répondit-elle en lui tendant la main.
Et le soir, elle prenait le train qui allait la conduire sur la ligne de feu, utilisant pour ce voyage un «  Single » confortable où Flot était déjà installé sur un épais coussin de cuir de Cordoue, don du généreux baron, parmi des piles de valises et des montagnes de cartons à chapeaux.
Car, pour entrer sur le sentier de la guerre, Marthe s'était équipée de pied en cap, en dévalisant la rue de la Paix.

Entre femmes.

J'AVAIS annoncé télégraphiquement au baron von Kolberg, sous la signature de Marthe, le retour de son espionne en Espagne.
Elle comptait rallier directement Madrid, où elle savait qu'une chambre était retenue pour elle au Palace ; aussi, grande fut sa surprise lorsque, en descendant du train à Irun pour la visite des bagages, elle se trouva nez à nez avec l'homme à la barbe en pointe et aux lunettes noires :
«  Suivez-moi »,dit-il, d'un ton plus doux que la première fois et non sans avoir jeté un coup d'oeil tout le long du wagon-lit de Marthe, moins par scrupule de chef d'espionnage que par le sentiment commun à tant d'hommes, énervés par l'attente du train et qui tiennent à s'assurer que nulle autre image que la leur n'a hanté pendant le voyage la pensée distraite de leur compagne.
Marthe suivit docilement le baron jusque dans la salle d'attente. La porte de communication avec le hall de la gare était fermée. Mais le baron, bousculant le douanier qui en barrait l'entrée, tout en lui glissant dans la main le bon pourboire, prononça la formule cabalistique :
«  Bagages diplomatiques. »
Et quelques instants après, le lourd chargement étant arrimé sur le toit de la limousine, celle-ci filait à toute allure, à travers champs. Elle ne devait s'arrêter qu'à Valladolid, où le baron, sans doute pour justifier l'enlèvement en gare d'Irun, annonça qu'il était venu, appelé par son service, et qu'on repartirait le lendemain pour Madrid.
Mais Marthe saisit la balle au bond et, après le dîner, elle déclara qu'elle était fatiguée du voyage et qu'elle éprouvait le besoin de se reposer.
«  Je vous laisse d'ailleurs à vos affaires, » ajouta-t-elle, et elle s'enferma dans sa chambre à double tour.
Le lendemain de bonne heure, on vint la réveiller; le baron lui faisait dire par la femme de chambre, qu'ayant à passer à Salamanque avant de regagner Madrid, elle
devait se tenir bientôt prête à partir.
Mais, en cours de route, Kolberg fut bien obligé de convenir que ce long détour était pour gagner du temps, car sa voiture et lui étant connus de tout le personnel du Palace, il eût été dangereux d'arriver à Madrid avant minuit.
«  Ce doit être l'heure où ses agents sont de service »,pensa Marthe ; et son instinct ne la trompait pas, puisque ce fut le gros portier du Continental de Saint-Sébastien, cet excellent Kauffmann, comme l'appelait le baron, qui les accueillit à l'arrivée et qui
fit disparaître en quelques secondes les bagages de la voiture.
Pendant le transbordement, Kauffmann s'approcha du baron et lui glissa quelques mots à l'oreille. Kolberg en parut fort irrité.
«  Ma femme me fait demander immédiatement, déclara-t-il à Marthe; peut-être a-t-elle reçu en mon absence de nouvelles instructions me rappelant loin de Madrid. Ii se pourrait donc que je ne sois pas là demain. Excusez-moi. Vous pouvez d'ailleurs, dans cet hôtel, vous considérer absolument chez vous. »
Le baron avait, en effet, fort bien fait les choses.
L'appartement réservé à Marthe était l'un des plus confortables de l'hôtel. Il était fleuri de magnifiques roses.
«  Elles viennent d'Urumea », expliquait une carte du baron épinglée à la plus grosse gerbe.
A son réveil, Marthe put découvrir, de ses fenêtres, l'un des quartiers les plus élégants de Madrid.
Devant elle, s'étendait le parterre anglais du Salon du Prado, barré vers le nord-est par le pesant obélisque du Dos de Mayo. Elle s'enquit auprès du sommelier, pour connaître ce que signifiait cette lourde pierre commémorative :
«  La résistance des Espagnols à l'empereur des Français, répondit fièrement le domestique, avec un fort accent munichois.
- Ça m'a l'air d'une succursale de l'auberge, pensa Marthe. Me voilà encore prisonnière. »
Et pour chasser son irritation, elle jeta sur ses épaules une cape et se préparait à sortir, lorsque après deux coups discrets la porte s'ouvrit.
Un chasseur qu'elle eut à peine le temps de reconnaître, car il sortit aussi rapidement
qu'il était entré, avait déposé une lettre sur son guéridon.
Elle l'ouvrit nerveusement, croyant qu'elle venait du baron, mais n'y lut que ces quelques mots sans signature :
«  Vous serez suivie partout. Brûlez rapidement ce papier !»
«  Le service, au moins, est fait à la française, fit-elle en souriant et en jetant dans sa toilette le billet réduit en miettes. On est servi sans avoir rien demandé. »
Et elle partit à la découverte de la ville.
Quand elle sortit, un agent de police espagnol faisait les cents pas devant l'hôtel. Elle n'y prêta pas grande attention, mais, l'ayant retrouvé un peu plus tard sur ses pas, alors qu'elle examinait distraitement la jolie fontaine d'Apollon et des Quatre Saisons de Velasquez, elle comprit toute la valeur de l'avertissement que Pedroso, le vigilant petit chasseur du service français, venait si à propos de lui donner.
«  Ah ! vous mobilisez les services de la police espagnole contre moi, cher baron, » fit-elle rageusement. «  Je vais montrer à votre hidalgo comment, à Paris, nous coupons les filatures. »
Arrivée à la croisée de la Calle de Alcala et du Paseo de Recoletos, elle parut hésiter un instant, tournant à droite et à gauche, comme pour chercher son chemin, puis, avisant l'agent qui, à quelques pas d'elle, observait son manège et comme si elle l'eût aperçu pour la première fois :
«  Pardon, monsieur l'agent, dit-elle, rassemblant les quelques phrases d'espagnol qu'elle avait retenues de son séjour à Saint-Sébastien, pourriez-vous m'indiquer la demeure du baron von Kolberg, je vous prie ? J'y suis attendue et ne retrouve pas mon chemin. »
Sans hésitations ni murmure, en consciencieux et galant Espagnol, le sergent de ville lui fit signe de la suivre et la conduisit vers un coquet hôtel particulier de la plus aristocratique des avenues madrilènes.
«  C'est ici, » indiqua-t-il, en saluant militairement, tout heureux d'avoir si bien rempli sa mission, puisqu'il conduisait celle qu'il était chargée de suivre, précisément chez celui qui l'avait payé pour la filer.
Marthe sonna.
Une sorte de portier géant vint lui ouvrir.
«  La baronne de Kolberg, dit Marthe. Je lui suis adressée par son mari. »
Et quelques secondes après, les deux femmes étaient en présence.
«  Madame, je suis Marthe Richard, depuis un mois au service de votre mari... je ne sais pas s'il vous a parlé déjà de moi ? »
Très mince, très élégante, la baronne s'inclina, sans répondre, en signe de demi acquiescement.
«  Je suis arrivée hier au Palace, où le baron a trouvé un mot de vous, je crois, et il m'a laissée sous la garde de notre ami le concierge. Mais je ne sais pourquoi j'ai eu de suite l'impression que j'étais surveillée dans l'hôtel même, puis dans la rue, où une femme à l'allure mystérieuse m'a suivie tout le long du Prado, si bien qu'inquiète,
je me suis adressée à un sergent de ville, pensant -qu'il pourrait me donner votre adresse.... Par bonheur... il la connaissait... et me voici un peu troublée... et très indiscrète, qui viens vous prier de me conseiller et au besoin de m'aidera

UN instant interloquée par cette brusque intrusion dans son domicile, la baronne, devant le ton si naturel de Marthe et son air effrayé, prie la jeune femme de s'asseoir
et s'efforce à la rassurer.
«  Mon mari m'a dit votre histoire et je sais qu'il met de grands espoirs dans votre intelligence et dans vos relations. Il a dû, en arrivant, partir en effet pour une destination... inconnue... car, bien entendu, il ne me dit pas tout, mais je pense qu'il sera de retour demain, et d'ici là, soyez sans crainte, nous avons des gens à nous dans votre hôtel et il ne peut rien vous y arriver de fâcheux.
«  Vous pouvez être d'autant plus tranquillisée, d'ailleurs, que vos compatriotes n'ont aucune organisation de à renseignements Madrid. C'est une guerre qu'ils ne connaissent pas, ajouta-t-elle assez dédaigneusement.
- Je vous remercie infiniment, madame, de bien vouloir me rassurer.... Je l'ai été dés mon entrée chez vous... je le suis davantage encore maintenant, parce que vous m'avez inspiré de suite une vive sympathie. Je voudrais bien avoir affaire à vous dans le service: votre mari est très aimable, mais un peu sec... On sent qu'il a l'habitude de commander à des soldats.
- Vous avez raison, c'est un vrai soldat qui n'a accepté que par dévouement ce poste difficile... où il faut plus d'intelligence que de courage... et peut-être aussi parce qu'il sait que je peux l'aider dans certains cas... comme dans le vôtre... qui est, vous le savez, assez dangereux et pour lequel nous ne saurions trop prendre de précautions.
- Vous allez au-devant de mes craintes ; aussi, si vous voulez me le permettre, je vais vous demander un service....
- D'autant plus volontiers que vous êtes charmante.
- Ne croyez-vous pas qu'en attendant que votre mari ait trouvé un endroit moins exposé pour nos rendez-vous... il ne vaudrait pas mieux que ce soit vous qui veniez me voir à l'hôtel ?... ce serait beaucoup moins compromettant pour moi... et si j'osais dire, ajoute Marthe en baissant le ton de sa voix et les yeux... peut-être aussi pour le baron.... Comme il ne peut pas cependant avouer que je suis son espionne... il ne faudrait pas que l'on pût supposer que je suis....
- Sa confidente, interrompit la baronne, tout d'un coup inquiète à son tour. Vous avez mille fois raison, madame; vous avez toutes les délicatesses. Je conseillerai très sérieusement à mon mari de ne plus mettre les pieds au Palace tant que vous y serez, et j'espère que ce ne sera pas pour longtemps. Merci mille fois et de tout coeur, répondit Marthe en se levant. Je vous attendrai demain tout l'après-midi... et si cela vous amuse, je vous montrerai les nouveautés de Paris; vous verrez, la mode de cet hiver est complètement changée.
- Je m'en étais rendu compte rien qu'en vous voyant. D'où avez-vous ce tailleur ?
- De Doucet !
- Et votre chapeau, laissez-moi deviner... il est de chez Reboux.
- Je n'aurais jamais cru qu'une Allemande fût aussi Parisienne.
- Mais je suis Espagnole, protesta avec énergie la baronne.
- Je me doutais bien, dit Marthe, que nous étions presque soeurs. »
Et elle se retire, timidement, comme elle était rentrée, laissant sa nouvelle amie à la fois ravie... et inquiète.
Dans la rue, l'agent espagnol monte consciencieusement sa garde.
Sautant alors dans un taxi, Marthe dit à haute voix au chauffeur : « Au Palace. » Mais, au premier tournant de rue, elle avait: changé d'avis :
«  Conduisez-moi à la poste. »
Elle régla rapidement la voiture et pénétra dans une cabine téléphonique, où elle demanda son hôtel. L'excellent Kaufmann est au bout du fil.
«  Est-ce que Mme Richard, de Paris, n'est pas descendue hier soir au Palace ? interroge-t-elle, en allemand.
- Parfaitement, répond le concierge, rassuré d'entendre sa langue natale, mais elle est sortie. Qui dois-je lui annoncer ? »
Marthe a déjà raccroché l'appareil et, joyeuse comme une écolière qui vient de reconquérir sa liberté, elle musarde le nez au vent dans les rues claires de la ville et vient s'arrêter devant le Palais Royal où, parmi d'éclatantes fanfares, défilent pour la relève de la garde les hallebardiers et les bombardiers espagnols.
Rentrée à l'hôtel, elle apprend avec étonnement du concierge qu'une dame allemande l'a demandée au téléphone sans vouloir laisser son nom.
«  C'est curieux, dit Marthe ; non seulement je ne connais personne à Madrid, mais je n'ai aucune de mes amies qui parlent l'allemand. Ah ! mais, j'y suis, ne serait-ce pas la baronne Kolberg ? J'étais chez elle, tout à l'heure, et elle devait me donner rendez-vous.
- Je ne crois pas, répond Kauffmann ; je connais bien la voix de Mme la baronne, et d'ailleurs elle parle à peine l'allemand.
- Alors, je vous demanderai de prévenir le baron dès qu'il sera de retour.
C'est assez sérieux, n'est-ce pas ? » ajoute-t-elle en fixant le domestique d'un air d'intelligence, qui parut faire sur lui la plus vive impression.
La commission allait être bientôt faite.
Tandis que Marthe finissait de s'habiller pour le dîner, le baron, qui avait dû brûler
les étapes pour rentrer plus tôt à fit Madrid, brusquement irruption dans sa chambre
sans s'y être fait annoncer.
Il avait l'air à la fois furieux et inquiet :
«  Mais vous êtes folle d'être allée trouver ma femme chez elle ce matin... et puis, qu'est-ce que c'est que ce coup de téléphone ?
- Je ne sais pas si je suis folle; ce dont je suis certaine, c'est que, comme toujours, mes pressentiments ne m'ont pas trompée. Je suis certainement déjà surveillée à Madrid, puisque je n'y connais pas un chat. Il faut que vous ne remettiez plus les pieds ici... et que vous me cherchiez tout de suite un appartement,... Votre femme l'a parfaitement compris... et elle m'a promis que c'est elle qui me transmettrait vos instructions. Dites-lui que je l'attends dès demain... nous examinerons ensemble la situation... car la baronne est meilleure que vous, qui m'exposez aussi égoistement aux plus graves dangers. Vous êtes prévenu maintenant. Les Français ont l'oeil sur moi.... Vous allez me porter malheur, j'en étais sûre.... »
Et elle s'effondre dans une violente crise de nerfs, si bruyante, que le baron, affolé et penaud, juge prudent de prendre congé.

A peine est-il sorti, que Marthe tirait de sa trousse de voyage un petit flacon de sels et un minuscule stylo d'or, dont elle trempait la plume dans le précieux liquide, préparé pour sa correspondance par nos services, et, d'une écriture hâtive, elle traçait au verso quelques lignes sur une feuille de papier mat ; puis une lettre banale sur le reste de la feuille.
Elle cacheta et sonna pour qu'on lui envoyât le chasseur.
Quelques instants après, celui-ci est en face de sa camarade de guerre secrète, dans un respectueux garde à vous.
«  Soyez assez aimable pour aller m'acheter un paquet de cigarettes, lui demande-t-elle. En passant, vous jetterez cette lettre à la poste... après en avoir lu l'adresse, » ajoute-t-elle à mi-voix.
Toujours silencieux, Pedroso s'incline et sort.
Et deux jours après, me parvenait, rue Jacob, un billet énigmatique entre les lignes duquel apparaissaient, après la révélation, ces mots :
«  J'ai changé d'avis. La vie de Palace me fait horreur. Je vais donc me mettre à travailler et fonder à Madrid un Institut de beauté dernier cri. Préparez matériel nécessaire. Dans quinze jours je viendrai le chercher moi-même à Paris. D'ici là, faites jeter un mot en Espagne où mon double déclarera qu'il a mis déjà quatre lettres à l'adresse qu'on lui a donnée à Madrid et qu'il est inquiet de n'avoir pas encore de réponse. Pedroso est nommé caporal. Fidèlement vôtre.
«  L'ALOUETTE.»

Le miroir aux Alouettes.

LA calle de Alcala est l'une des voies les plus élégantes de Madrid ; c'est aussi l'une des plus fréquentées, et si l'animation n'y commence guère qu'à l'heure de l'ouverture des banques, elle se prolonge fort avant dans la nuit jusqu'à la fermeture des grands cafés ; car l'Espagne indolente aime à s'endormir et à s'éveiller tard.
C'est dans une ruelle discrète, un peu en retrait du mouvement de l'avenue, quelque part entre la Puerta del Sol et le théâtre d'Apollo, que Marthe, après quinze jours d'efforts têtus, et que vinrent heureusement renforcer les sollicitations de la baronne auprès de son mari, obtint de Kolberg qu'il installât pour elle son fameux Institut de beauté.
Un magasin un peu étroit, mais gai, ancien atelier d'une modiste parisienne, que la guerre avait obligée à regagner Paris, communiquait directement par un escalier intérieur avec un entresol de cinq pièces, bien éclairées, et où l'on pouvait aussi
accéder par l'escalier de l'immeuble, ce qui faisait en somme deux entrées.
L'enseigne dorée couvrait donc à la fois l'Institut de Beauté et le retiro du baron, réunissant sans en avoir l'air, sous le même pavillon, les parfums et las fards, complices des traîtrises de la femme, et les pièges meurtriers de la haute trahison.
A la grande joie de Kolberg et de la baronne qui avaient trouvé l'idée délicieusement baroque, et par conséquent bien française, Marthe avait baptisé son petit temple, dédié à la fois à Mars et à Vénus :
«  Au Miroir des Alouettes ».
Il est difficile de dire à quelle idée précise elle avait obéi, en obligeant son généreux protecteur à cette coûteuse installation. Comme je le lui demandais, au cours de la visite qu'elle vint me rendre à son second voyage :
«  Je n'en sais rien, me répondit-elle ; c'est moins une idée qu'un caprice qui m'a guidée. Plus nos exigences paraissent ridicules et plus volontiers s'y prêtent les hommes. Notre instinct jette un perpétuel défi à leur logique, et s'il arrive que celle-ci veuille le relever, il y a mille chances pour qu'elle en sorte fort endommagée.
«  Vous n'êtes pas contente de moi, n'est-ce pas ? ajouta t-elle, parce que je ne suis pas une mécanique, dont on remonte les ressorts, ou qu'on manoeuvre par un fil invisible, comme ces joujoux du boulevard qui amusent et intriguent si fort les badauds. Je n'ai pas encore assez... rendu.
«  Et cependant, voulez-vous, faisons le point, comme me le répète à chaque instant mon ami le marin. Tout se suit si clairement dans ce qui m'arrive que je m'étonne que vous n'en soyez pas aveuglé.
«  Premier voyage : Kraut cherche à me détourner d'Halphen qui me conduit à Kolberg, lequel désire d'autant plus volontiers m'avoir à son service personnel qu'il n'est sûr de moi que lorsque je suis à ses côtés.
«  Second voyage : Pedroso, grâce à son adroit avertissement, me fait tout de suite dénicher le sergent de ville qui m'oblige, pour le semer, à m'introduire chez la baronne auprès de laquelle je trouve un appui imprévu contre les tentatives de son mari.
«  Voilà le bilan des quatre premiers mois... il est évidemment assez mince... mais qu'y faire ?
- Il est déjà fort coquet, Marthe, et je vous avoue que je m'en contente....
- Oui, mais vous trouvez que ça ne va pas assez vite, il vous faudrait déjà toute l'organisation allemande d'Espagne, son personnel... ses méthodes... ses moyens d'action... et ses procédés d'exécution. Vous voyez que je récite bien ma leçon.... Alors, au milieu de tout cela, mon petit Institut de beauté vous produit le même effet qu'au baron : « Ça ne paiera pas, » grinche-t-il constamment.
«  Et cependant, ça a déjà payé... à peu près deux cent mille pesetas... et qui toutes ne sont pas sorties du service des renseignements, ce qui prouve à la fois que la saignée pour la caisse de celui-ci a été un peu forte... et aussi que Kolberg commence à mettre en ligne ses propres marks ! De plus, grâce à mon attrape-nigaud, je tiens le baron et sa femme, Halphen me rend visite et l'excellent Kaufïmann ne jure plus que par moi, depuis que je lui ai promis du vingt-cinq pour cent sur les commandes qui viendront du Palace.
- Je vous en veux si peu d'aller lentement, Marthe, que j'allais au contraire vous recommander la prudence. Lisez ce rapport qui m'est arrivé d'Espagne, en même temps que vous, et vous comprendrez :
«  Le torchon brûle dans l »espionnage allemand, et le major von Strasse, chef des services de renseignements militaires, reproche à son camarade du service naval d'aller un peu fort avec le trésor commun de guerre secrète. Une scène assez vive aurait eu lieu hier à l'ambassade entre les deux hommes et le major aurait été jusqu'à insinuer, après le départ de son collègue, que l'Institut de beauté, installé comme paravent du bureau de recrutement naval, ne servirait pas qu'à cet usage ! »
Marthe, après avoir lu attentivement le papier, réfléchit un moment, peut-être un peu vexée qu'un autre agent qu'elle nous renseignât avec cette précision.
«  Ce rapport, me dit-elle simplement, ne m'inquiète pas. Je crois même que, grâce à lui, je vais pouvoir avancer mes affaires. Rendez-moi seulement un service.... Je vous demande de prier mon double, l'aviateur, de diminuer, sous un prétexte quelconque, la quantité et la valeur de ses renseignements maritimes, qui sont d'ailleurs fort appréciés là-bas, et de m'envoyer en retour quelques bons tuyaux militaires. »
«  Qu'est-ce que diraient mes anciens professeurs d'art militaire, s'ils me voyaient en ce moment, » pensai-je, tandis qu'au soir tombant, j'allais accompagner Marthe à la gare d'Orsay pour l'aider à déballer de deux limousines pleines de colis le train de ravitaillement composé des toilettes et des chapeaux destinés à la baronne et le train de combat des produits de beauté destinés à l'Institut.
Quinze jours à peine s'étaient écoulés, depuis le départ de l'aviatrice, que je recevais d'elle un paquet recommandé. Il contenait un petit coffret de cuir, doublé d'une élégante soierie, sur lequel était couché un flacon de cristal.
Une notice, rédigée en espagnol et portant les armes de l'Institut, un miroir et des alouettes sur champ d'azur, l'accompagnait.
«  Quelle est cette nouvelle invention de Marthe ? songeai-je. Elle ne fait jamais rien sans raison. Cette fiole doit servir à quelque chose et la notice aussi. Lisons-la. » Et je déroulai la mince feuille de papier. Elle portait simplement une réclame pour un produit de l'Institut de beauté.
L'Unguleum, fabriqué exclusivement par l'Institut, est l'élixir de longue vie des ongles,
il leur donne à la fois la vigueur et l'éclat.
«  Qu'est-ce que ça peut être que cette histoire-là ? Je sais bien qu'avec Marthe il faut regarder toujours entre les lignes. Tiens, mais c'est une idée.... Si j'essayais. »
Tirant de mon coffre le réactif de l'encre secrète spéciale que j'avais fait établir pour Marthe, je retendis avec un pinceau sur le prospectus. En beaux caractères rouge brun, je voyais monter en quelques secondes le petit bulletin suivant :
«  Vous avez maintenant en main l'une des dernières encres sympathiques allemandes. Le baron en a confié un demi-litre à la vendeuse, chargée de m'espionner, en lui demandant de lui en préparer vingt-quatre flacons, Il en a pris quatre. En l'absence de ma surveillante (elle déjeune de midi à treize heures trente) j'en ai gardé un que j'ai payé et débité. Tirez de là ce que vous pourrez, en y ajoutant
celle indication que le baron fait souvent mettre à la poste des journaux espagnols adressés en Suisse, et sur lesquels j'ai remarqué que mon espionne installait toujours un double affranchissement. »
«  Enfin, pensai-je, voilà le tir de Marthe qui commence à être réglé. » En attendant la suite, j'adressai le flacon et le renseignement à la commission de contrôle postal de Lyon, où, sous la remarquable direction du commandant Canat de Chizy, un ancien X, et grâce à l'obligeance et aux conseils de Lumière, le grand chimiste, fonctionnait un laboratoire perfectionné de recherches.
Un savant et consciencieux chimiste de l'école de Lyon, M. Laudru, qui travaillait jour et nuit au contrôle comme un bénédictin, allait bientôt nous révéler la pierre philosophale.
Nous verrons ce qu'il en advint et comment, grâce à Marthe, qui maintenant qu'elle a réussi à encadrer son objectif ne va plus cesser d'attaquer, grâce aussi aux méthodes précises d'analyse de la chimie française, l'un des plus redoutables instruments de guerre secrète de l'Allemagne nous fut enfin livré.

REVENUE à Madrid, Marthe y avait déjà trouvé son magasin en partie installé. Derrière un comptoir de « bistro », m'écrivait-elle un peu plus tard, on avait assis une grosse Castillane à lunettes, sous prétexte que les connaissances de Marthe dans la langue de Figaro ne lui permettaient pas encore de conduire les ventes.
En réalité, notre aviatrice apprit bientôt que Manuela - c'était le nom de la vendeuse - était un agent du baron, brûlée en France, et à laquelle il avait donné ce poste de retraite en le doublant d'un service de surveillance discret.
«  Le baron n'aurait pas trouvé ça tout seul, ajoutait Marthe. Ce doit être une idée du major. Décidément, il commence à m'agacer. Il faudra que je l'aie un jour ou l'autre. »
D'ailleurs, subordonnée au magasin, dont la duègne avait fait une boutique de marchand de bric-à-brac, Marthe était maîtresse dans les deux pièces de l'entresol qu'on lui avait réservées. C'est là que l'Alouette avait fait son nid.
Marthe s'était discrètement installée et sortait peu. Mon avertissement, au fond, quoi qu'elle m'ait dit, l'inquiétait, parce qu'elle sentait autour d'elle, renforçant la jalousie du baron et la vigilance haineuse de l'ancienne «  agente », rôder les espions du major.
Elle comprenait que j'avais raison et qu'il fallait exploiter le plus rapidement possible, avant qu'il ne fît faillite, son petit commerce de beauté, pour lequel un bail d'un an seulement avait été signé.
Ayant mis la main sur l'encre sympathique, il s'agissait donc maintenant pour elle de suivre cette piste et de chercher à savoir le nom des amateurs d'Unguleum et si possible leur adresse, en même temps que d'obtenir le mode d'emploi et de révélation du mystérieux liquide. Or, ainsi qu'on va le voir, la disposition des lieux rendait toute observation difficile.
Un croquis sommaire de l'appartement le montrera clairement et permettra de mieux comprendre les manoeuvres tactiques auxquelles Marthe allait être obligée de se livrer.
Marthe, montant du magasin par l'escalier intérieur, débouchait sur le petit palier où donnaient, avec la porte du salon, l'une de celles du bureau du baron. Ainsi, lorsque la porte du bureau était fermée, Marthe ne pouvait plus communiquer avec le hall d'entrée que par sa salle de bains et la cuisine.
Mais, dans celle-ci, officiait une ancienne bonne de la baronne, que Mme von Kolberg avait obligeamment mise à la disposition de l'aviatrice, en lui affirmant qu'elle était une personne sûre ; c'est-à-dire qu'en réalité, on avait donné à Marthe une seconde gardienne.
Lorsqu'un visiteur arrivant par le grand escalier de l'immeuble sonnait, Isabella allait ouvrir en refermant soigneusement la porte de la cuisine derrière elle. Elle introduisait ensuite rapidement le personnage, soit dans le bureau du baron, soit, lorsque cette pièce était occupée, dans le salon d'attente contigu, où Kolberg venait chercher lui-même son client.
Ainsi, tout en laissant croire à la baronne que son agent était pour lui une auxiliaire précieuse, non seulement le baron n'employait Marthe à aucun service, mais encore il s'efforçait de lui cacher adroitement toutes les visites qu'il recevait.

CE petit manège durait depuis quinze jours, lorsque subitement Marthe déclara qu'il lui était impossible de continuer à manger de la cuisine espagnole, son estomac étant complètement rebelle au «  cocido », le pot-au-feu au safran, et au «  gazpacho » à l'ail et au vinaigre.
Cette simple déclaration produisit un effet immédiat.
Le déjeuner était le seul moment de la journée où le baron, qui n'allait pas le prendre
chez lui, pouvait causer avec Marthe ; aussi, la menace de celle-ci d'aller prendre ses repas au restaurant le décida à accepter la solution mixte qu'après une longue résistance l'aviatrice consentit à lui indiquer ; il fut décidé que la maîtresse de maison composerait elle-même chaque jour son menu et en surveillerait l'exécution.
Ainsi Marthe passait en sentinelle de première ligne, puisque du fourneau, où dorénavant sa place était indispensable, elle allait pouvoir surveiller, par la fenêtre donnant sur le grand escalier, les allées et venues des visiteurs.
Jamais cuisinière ne fut plus assidue à ses casseroles, et le baron, ravi de manger la plus authentique cuisine française, en arriva à persuader à sa femme d'accepter de temps en temps de venir s'initier aux savantes recettes de la tante Marie.
La joie revint sur tous les visages et les résultats s'en firent sentir jusqu'aux bureaux du boulevard Saint-Germain, sous la forme d'un petit poulet confectionné par l'habile
cuisinière et dont voici, de mémoire, le texte :
«  Le baron emploie dans les ports français deux soeurs espagnoles, dont les noms doivent être Maria et Julia Manzanares. Elles ont fait récemment l'une et l'autre un séjour d'environ deux mois dans les ports de la Méditerranée et repartent pour ceux de l'Atlantique. L'une est grosse et devait être brune autrefois, mais elle a tenu à changer la coloration de ses cheveux et je l'ai faite rousse. Julia est au contraire d'un blond ce cendré, qui facilitera vos recherches. Je crois que l'aînée, qui doit avoir la quarantaine, passera par Toulouse pour s'installer à Bordeaux, tandis que Julia, qui paraît approcher de la trentaine, filera directement vers Nantes et Brest. Les deux soeurs voyageront ensemble jusqu'à la frontière, où elles se sépareront. »
Ce ne fut que quelques semaines plus tard que nos services de contre-espionnage purent découvrir les deux femmes et observer leur manège avant de les arrêter.
Le conseil de guerre de Nantes, je crois, condamna Julia à quelques années de prison, Quant à sa soeur, prise sur le fait à Toulouse, si mes souvenirs sont exacts, elle dut de n'être pas exécutée à ce qu'elle fit des aveux complets sur son engagement et les services de von Kolberg, en nous dénonçant Marthe, par surcroît, comme étant au service du baron. Sa sincérité, que nous avions tous les moyens de vérifier, la sauva. Si elles vivent encore, les deux soeurs espionnes apprendront sans doute avec curiosité comment elles furent arrêtées.
L'aînée des Manzanares sisters ayant souhaité, ainsi que Marthe l'expliquait dans ses renseignements, de changer la couleur de ses cheveux, le baron avait prié la vendeuse de lui choisir une teinture appropriée; mais notre aviatrice, chargée elle-même de préparer le mélange, l'avait établi d'un ton si provocant, que, rouge de teinture et de colère, Maria était venue, le lendemain, réclamer avec fureur au magasin. Après s'être confondue en excuses, Marthe avait insisté auprès de la cliente pour qu'elle indiquât son adresse, où un nouveau produit plus sobre devait lui être remis dans la soirée.
Puis l'aviatrice, munie de ce premier et précieux renseignement, avait mis au courant la baronne, en la suppliant de ne pas parler à son mari de cette étourderie. Mme von Kolberg, sans méfiance, avait alors indiqué à Marthe l'importance et le rôle des deux «  agentes », et leur prochain départ pour la France, en promettant d'ailleurs de ne rien dire au baron.
On connaît la suite et la fin de ce nouveau chapitre à la vieille histoire du danger des teintures pour la tête des femmes qui en font usage. Dans la prochaine partie, il sera traité d'une autre question ménagère : celle de l'utilité pour les cuisinières de savoir distinguer les mauvais champignons des bons.

(A suivre.)

Commandant LADOUX
Ancien Chef des Services de renseignements de l'État-Major de l'Armée.

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