BLAMONT.INFO

Documents sur Blâmont (54) et le Blâmontois

 Présentation

 Documents

 Recherche

 Contact

 
 
 Plan du site
 Historique du site
 
Texte précédent (dans l'ordre de mise en ligne)

Retour à la liste des textes

Texte suivant (dans l'ordre de mise en ligne)

Page précédente


Marthe RICHARD - Le début d'une légende (3/4)
 

Page suivante

Le présent texte est issu d'une correction apportée après reconnaissance optique de caractères, et peut donc, malgré le soin apporté, contenir encore des erreurs. Pour cette raison et pour l'accès aux illustrations, vous pouvez consulter en PDF le document d'origine ci-contre.

Voir aussi :
Premier épisode
Second épisode

Cliquez pour accéder à la version originale en PDF

Lectures pour tous - Mai 1932
L'aviatrice Marthe Richard espionne au service de la France (3)

EN juin 1916, une jeune sportive, Marthe Richard, s'enrôle dans nos services de renseignements, dirigés par le commandant Ladoux, et sous le nom de guerre de «  l'Alouette », part pour l'Espagne, qui est alors un centre actif d'espionnage.
Dans un café de Saint-Sébastien, un incident la fait entrer en conversation avec l'ingénieur Heinrich Halphen, qui s'occupe du ravitaillement des sous-marins allemands en pays neutre. Marthe Richard le met si bien en confiance qu'il en vient à lui proposer de servir elle-même l'Allemagne.
C'est ainsi qu'elle entre en rapport avec le baron von Kolberg, ancien commandant de sous-marins et chef du service des renseignements navals en Espagne. Il entraîne Marthe Richard jusqu'à une auberge d'Urumea, où elle a grand'peine à couper court à ses assiduités. En vain lui avoue-t-elle audacieusement qu'elle appartient au service des renseignements français. Il ne l'éconduis pas après cette révélation et Marthe Richard feint de consentir à recruter pour lui en France un agent sûr et bien placé.
Elle confie ce rôle, d'accord avec le commandant Ladoux, à un aviateur qui sera son «  double ». La complicité du chasseur de l'hôtel, Pedroso, lui aussi au service des renseignements français, aide la jeune femme à correspondre avec son chef.
Sous prétexte de n'être pas compromise par les visites de Kolberg, elle obtient l'autorisation de fonder à Madrid un Institut de beauté, dont les prospectus lui servent à faire parvenir en France des messages à l'encre sympathique. Et, comme elle est soi-disant rebelle à la cuisine espagnole, elle prépare elle-mêmes ses repas.


Empoisonnée, mais bavarde

Marthe avait transporté avec ses bagages, qui s'élevaient en pyramide sur le petitpalier de l'entresol, un peu de cet esprit bohème aussi cher aux rêveurs qu aux êtres d'action.
Marthe s'endort là où elle tombe, sans se soucier de ce qui se passe autour d'elle, dans l'attitude où on la retrouvera à son réveil.
Pour l'instant, elle est étendue sur ses coussins, ses mules aux pieds, dans un élégant déshabillé citron pâle, rehaussé d'une large ceinture d'un vert glauque «  pareille à la ceinture que font les vagues aux rives de l'Atlantique », déclare Kolberg, en veine de poésie. Comme elle fume une «  Valencias » un peu forte, sans doute pour combattre l'odeur acre du gros «  habano » du baron, l'air est chargé d'épais nuages, précurseurs de l'orage, et les propos de Marthe confirment bien vite cette impression : «  Mon cher baron, je vous le répète pour la dernière fois, ça va casser entre nous ; je m'ennuie.
- Mais... Marthe....
- Ne m'interrompez pas, il faut que nous ayons une explication nette. J'entends parfaitement que votre service n'a rien à voir avec l'Institut de Beauté, que vous n'avez monté que pour m'être agréable et aussi pour alléger les frais de mon entretien... c'est bien vrai, n'est-ce pas ? Aussi doit-il y avoir du tirage avec votre camarade du service des renseignements militaires....
- Qui vous a dit ça ?
- Qui pourrait me l'avoir dit, puisque je ne vois personne ? Mais c'est facile à deviner, mon cher, puisque chaque fois que vous avez rencontré votre collègue de la Guerre, Von Strasse, vous me revenez d'une humeur de dogue et vous cherchez à murer plus étroitement ma prison.
- Mais n'êtes-vous pas entièrement libre ?
-Charmante liberté que celle qui m'est laissée entre les lunettes de Manuella qui ne me quittent pas un instant au magasin, et le regard inquisiteur d'Isabella, qui me suit dans tous les coins de l'appartement ; sans compter les agents de votre ami, qui m'épient dans la rue.
-Vous êtes certaine de ce que vous dites ?
- Nous en ferons l'expérience quand vous voudrez. Et, comme j'ai horreur d'être espionnée, je vais vous rendre mon tablier....
- Ecoutez-moi, Marthe, répond le baron, nerveux, et qui paraît sincèrement ému. En vous conduisant ici, je vous jure que mon intention était de vous associer à mon service, mais, en haut lieu et comme votre merveilleux instinct vous l'a fait deviner, j'ai été, dès le début de votre arrivée, victime des insinuations de l'un de nos camarades, et j'ai, même reçu l'ordre d'avoir à quitter ce bureau et à en prendre un autre. C'est dans celui là, tout près de l'ambassade, que je travaille et je reçois mes agents.... Ce petit appartement n'est qu'un lieu de rendez-vous éventuel que je conserve à cause de ses deux entrées et où je ne reçois que rarement, comme vous avez pu vous en apercevoir.... Mais tout cela va heureusement changer... Prenez patience quelques semaines encore. De grands événements se préparent qui vont nous permettre d'en terminer enfin avec cette guerre stagnante de tranchées....
«  Et c'est la marine allemande qui gagnera la bataille décisive !
- Vous, du fond de vos deux bureaux, vous allez gagner quelque chose ? interroge Marthe Richard qui voudrait plus de précision.
- Ne m'en demandez pas davantage, mon honneur de soldat m'oblige pour le moment au secret... dans quelques semaines, nous verrons la tête de Strasse.... Jusque-là, patience et prudence....
«  Ah ! j'allais oublier de vous dire que demain nous déjeunerons tard... pas avant deux heures de l'après-midi.
«  Je reçois, ici, un agent important, un de mes as et comme ils n'en ont pas aux renseignements militaires....
- A propos, interrompt négligemment Marthe, vous avez communiqué à votre collègue les renseignements de notre aviateur ?
- Moi, jamais de la vie : je télégraphie tout au quartier général de l'amiral Tirpitz.
- Bravo, je serais furieuse que mon indicateur pût servir à Strasse.... Un jour je lui sortirai tout ce que je vous ai appris et ce sera notre revanche à tous deux.
- Au revoir, à demain, et surtout, pendant que je serai en conférence, que personne ne vienne me déranger,... je ne dis pas ça pour vous, conclut galamment le baron.
- Comptez sur moi, répond avec son charmant sourire Marthe, qui paraît définitivement réconciliée. C'est moi qui veillerai sur la marine allemande pendant votre mystérieux entretien.... »
Et dans sa promenade, l'après-midi, elle achète, chez un pharmacien, un flacon d'émétique.
Le lendemain, dès onze heures, Marthe a installé son poste de vigie derrière son fourneau. Elle attend les événements. Ils se présentent bientôt sous la forme d'un petit homme, assez élégamment vêtu, qui monte quatre à quatre l'escalier, le feutre rabattu sur les yeux, et une mince canne de jonc tournoyant entre ses mains agiles.
Marthe n'a rien pu distinguer de ses traits, d'autant qu'elle paraît absorbée par la confection du plat favori du baron, la fondue aux champignons qu'elle sait préparer à merveille.
L'homme a sonné, et, suivant l'usage, Isabella a refermé la porte de sa cuisine derrière elle avant d'aller ouvrir à l'entrée. Le baron s'est d'ailleurs lui-même précipité à la rencontre de son agent qu'il a vivement poussé dans le bureau. «  Ils en ont maintenant au moins pour deux heures, dit Marthe à la bonne. Je n'attendrai certainement pas qu'ils aient fini. Je vais manger ma fondue.... Voulez-vous en goûter ?
- Jamais, jamais, señora; vous finirez un jour par vous empoisonner tous les deux avec ces maudits légumes.
- Pas de danger, je les ai choisis moi-même dimanche dernier, dans la forêt de Guadarrama. » Et elle se met à dévorer à belles dents ses cèpes à la crème. Une heure passe, et l'entretien mystérieux continue. Soudain, Marthe se sent prise d'un étrange malaise.
«  Je ne sais pas ce que j'ai, Isabella, tout tourne autour de moi.... Je crois que je vais me trouver mal.... Ouvrez la fenêtre sur la rue, toute grande... ça va peut-être passer.
«  Mais non, qu'est-ce que j'ai donc ? C'est comme si j'avais avalé du feu.... On dirait que je suis empoisonnée.
- Oh ! madame, les champignons.
- C'est ça, Isabella ! Oh ! je souffre trop; appelez le baron.
- Mais, madame, je n'ose pas, il a défendu qu'on le dérange sous aucun prétexte.
-Vous n'allez pas me laisser mourir... Appelez-le, vous dis-je. Vous ne voulez pas? Alors, c'est moi qui vais le faire; soutenez-moi.
Et, arc-boutée sur la servante, elle se jette vers la porte du bureau de Kolberg, qu'elle ouvre toute grande. Le temps de voir le teint bilieux et les yeux de fouine de l'as du baron, et la grande carte piquée sur le mur, et où elle distingue tous les grands ports de France enserrés d'une rangée de petits drapeaux noirs... comme des pavillons de pirate... et elle s'évanouit sous l'effet d'une douleur invisible....
«  Madame a mangé des champignons ! » hurle la servante en pleurs....
Les deux hommes ont pris la jeune femme et l'ont portée sur le lit de sa chambre. Ils se consultent anxieusement.
«  Voulez-vous que j'aille chercher un docteur ? demande l'agent.
- Non, non, c'est moi qui vais y aller, répond le baron affolé. Seul, le médecin de l'ambassade doit pénétrer ici.... Cette dame est une de nos meilleures «  agentes » Je vous la confie.... Essayez de lui faire avaler un peu de lait.... »

D'UNE main malhabile, Isabella, sur les indications de l'inconnu, a versé quelques gouttes de lait entre les dents serrées de Marthe. Celle-ci ouvre les yeux.... D'un effort qui paraît surhumain, elle réussit à se soulever.... Soutenue par ses deux infirmiers, elle va jusqu'à sa trousse de voyage et en tire le flacon d'émétique.... Elle l'avale d'un trait et se fait conduire à sa salle de bains.
Quelques minutes plus tard, pâle et défaite, mais soulagée et paraissant souffrir beaucoup moins, elle revient dans sa chambre et demande qu'on lui apporte un peu de rhum, dont elle verse à son infirmier un grand verre à bordeaux «  pour boire à ma santé », ajoute-t- elle, avec un pâle sourire douloureux.
«  A qui dois-je d'avoir été si bien soignée ?
- Emilio Fuentes, avocat au barreau de Madrid, répond l'inconnu, aux petits soins.
- M.de Kolberg me parle souvent de vous. Il dit que grâce à vous cette abominable guerre sera bientôt finie....
- Le baron est trop indulgent pour moi; je fais ce que je peux pour l'Allemagne que j'admire.
- Pas tant que moi, dit Marthe, qui suis cependant Française... mais les Français ont fusillé un être qui m'était cher et je veux le venger.
- Il le sera bientôt avec ce qui se prépare.
- Oh ! oui, le baron m'en parle souvent.
Ça va bientôt commencer, n'est-ce pas, cette offensive ?
- On n'attend plus que les ordres de Berlin....
- Plus un mot, dit Marthe, j'entends le baron, il nous gronderait tous les deux d'avoir bavardé. Ça m'a fatiguée d'ailleurs. Je suis encore bien faible. Aidez-moi à m'étendre....Merci.... »
Et elle clôt à nouveau ses paupières meurtries par la souffrance et le kohl....
Après un rapide examen de la malade, le docteur a conclu naturellement à un empoisonnement par les champignons. Il félicite Marthe de la présence d'esprit qu'elle a eue en prenant son vomitif.... Il formule une vague ordonnance et laisse le baron ravi de l'heureuse issue de l'incident :
«  Vous me promettez de ne plus manger de champignons, Marthe ?
- Je ne sais pas ; quand on aime beaucoup quelque chose... dit-elle, on est capable de toutes les imprudences....
- Moi, ce sont les pissenlits que j'adore, déclare prosaïquement, en se retirant, Emilio.
- Le pauvre diable, fait Marthe, en fermant les yeux. Il va pouvoir en manger à son aise.... » Et un voile de tristesse passe un instant sur son visage à l'idée que la carrière aventureuse d'Emilio Rodriguez Fuentès touche à sa fin.
Mais, se reprenant, farouche au souvenir qui reparaît :«  Tant pis pour lui... c'est la guerre ! »

Les drapeaux noirs

La fiche d'Emilio Fuentes, lorsqu'elle nous parvint de Madrid, vint éclairer un problème dont nous cherchions depuis des semaines la solution. Ce nom revenait, en effet, à chaque instant, dans les radios de Kolberg que la Tour Eiffel interceptait et que notre service des chiffres, ce n'est plus aujourd'hui un secret pour personne (nous le regrettons), déchiffrait avec la plus parfaite aisance. On avait recherché le principal agent du baron dans tous les ports de France, où il passait son temps à observer les départs de nos bateaux, et à télégraphier leurs noms et leur destination, dans un langage conventionnel que nous ne pouvions déchiffrer. Nous apprîmes par la suite qu'il utilisait un code commercial de marchand de sardines, l'homme exerçant, en fait, réellement ce genre de négoce.
Ancien avocat, brillant, du barreau de Madrid,, le jeu et la grande vie l'avaient d'abord jeté entre les mains de «  l'Intelligence service » qui l'avait utilisé avant la guerre et jusqu'aux premiers engagements. Par la suite, sans que l'on ait pu démêler comment il avait pu passer au service des Allemands, il était devenu un de leurs agents navals et avait commencé par envoyer d'Hambourg de faux renseignements à l'Amirauté britannique. Celle-ci s'en était assez rapidement aperçue et avait cessé de communiquer avec lui ; et le quartier naval allemand l'avait alors mis à la disposition de Kolberg qui l'avait envoyé en France. Il opérait donc chez nous, impunément depuis des mois, grâce à de faux papiers et à un commerce régulièrement organisé, qui se traduisait par des commandes réelles, et des livraisons très correctement exécutées.
Le signalement que Marthe nous en donnait fut communiqué dans tous les ports.
Mais, le désir de s'amuser ayant entraîné sans doute Fuentes à Paris, c'est là qu'il fut arrêté grâce aux méthodes précises et à la sûreté des filatures de nos agents.
Durant les premiers interrogatoires, il nia tout, même l'évidence, puis, peu à peu, sentant se resserrer autour de lui l'implacable logique de notre sagace commissaire, il commença à avouer.
Dès lors, bribe par bribe, sa vie fut tout entière reconstituée et les services navals de l'Intelligence nous confirmèrent, en effet, qu'il les avait trahis avant d'opérer chez nous.
Je demandai à le voir moi-même, non certes par curiosité, car mon rôle était terminé le jour où j'avais mis le coupable à la disposition de la justice. Je crois que Fuentes est même le seul espion avec Mata-Hari - et encore celle-ci avait-elle demandé, elle aussi, à me voir - avec qui j'aie pris directement contact. Priollet, très au courant des méthodes et des procédés de l'espionnage allemand, nous adressait, après chacun de ses interrogatoires, les renseignements les plus circonstanciés sur ce qu'il avait pu tirer des agents ennemis qu'il interrogeait.
Mais j'avais pensé que, jouissant de la confiance entière du baron, Fuentes pourrait me donner des indications nouvelles sur la fameuse encre sympathique contenue dans le flacon d'Unguleum dont la commission de contrôle de Lyon avait bien vite découvert la nature, mais dont elle n'avait pas encore pu préciser le mode d'emploi, ni le procédé pratique de révélation malgré ses incessantes investigations sur les lettres et les journaux venus d'Espagne et à destination de Suisse.
L'interrogatoire que je fis subir à Fuentes m'a laissé le plus désagréable souvenir.
Le malheureux se sentant perdu, suait, à grosses gouttes, ses souvenirs.
Comme je lui demandais de me décrire tout ce qu'il y avait sur la table du bureau officiel du baron, il finit par retrouver ce qu'il appelait des produits pour la photographie, un flacon avec une étiquette marquée S (c'était l'Unguleum) et une bouteille d'hyposulfite.
J'envoyai ces indications nouvelles à Lyon, et quelques jours après, je recevais de Laudru un rapport dont je reproduis les termes d'après le brouillon sommaire que le jeune chimiste en a conservé.
«  Sur les indications du cinquième bureau, nous avions passé aux réactifs les plus divers les bandes et les journaux adressés d'Espagne en Suisse et portant un double affranchissement. Toutes nos recherches n'avaient abouti qu'à déceler une coloration brune, uniforme, derrière laquelle aucun caractère n'apparaissait. Utilisant les nouveaux renseignements que vous venez de nous adresser, j'ai pensé que la lettre S devait signifier un sel d'argent et que le liquide ainsi désigné pouvait être révélé comme une photographie.
«  Insuccès complet, mes papiers devenaient de suite rouge brun sans trace d'écriture.
«  J'eus alors l'idée d'employer le réactif physique de Lumière au bromure d'argent ; celui-ci provoquant la précipitation du mercure à l'état naissant, dont les colorations grises permirent enfin, après un quart d'heure qui me parut interminable, de faire le document ci-joint.
«  L'hyposulfite doit être employé par les Allemands comme isolant pour leurs écritures secrètes, qu'elle met ainsi à l'abri de nos appareils de révélation à l'iode, ce qui explique pourquoi depuis si longtemps nous ne pouvions plus rien révéler. » Quant au document joint au rapport de notre jeune chimiste, il contenait simplement la description du chapelet de mines dont le baron Kolberg venait de faire entourer, par les sous-marins, dont il orientait l'action d'Espagne, un de nos grands ports de... commerce.
Les petits drapeaux noirs que Marthe avait eu le temps de distinguer sur la carte murale étaient bien des pavillons de pirates.

Le réveillon de Marthe

La guerre secrète, pas plus que la bataille à ciel ouvert, n'est affaire de technique pure. Il y intervient aussi ce que l'un des maîtres du genre, Bismarck, appelait des «  impondérables ». On ne fait pas la guerre avec des formules, mais avec des hommes», répétait notre vieux maître Joffre. Et il aurait pu ajouter : « ou avec des femmes ».
Pour se préparer au réveillon, à la différence des autres femmes qui ne se penchent, ce soir-là, sur leur coiffeuse que pour y combiner les plus savants artifices, Marthe, une fois habillée, fit jouer le secret d'un tiroir de sa table à toilette et en tira une petite liasse de lettres qu'elle se mit rapidement à classer.
Prenant ensuite une large feuille de velin, à l'en-tête du Miroir des Alouettes, elle recopia hâtivement, dans l'ordre chronologique de ces missives, une partie du texte grisâtre, qui apparaissait en sous-impression entre les lignes, et, après avoir rangé à nouveau ces souvenirs dans leur cachette, elle plia sa copie et la mit dans son corsage.
Elle était maintenant prête à réveillonner.
Le major von Strasse était ce qu'on appelle un beau soldat. Grand, fort, et, malgré cela, l'allure aisée, il avait su faire apprécier dans la société madrilène les avantages inhérents à la personne d'un cavalier de la garde impériale que viendraient heureusement compléter les talents d'un causeur à la fois aimable et cultivé.
Aussi, ses succès féminins ne se comptaient- ils plus et il passait pour avoir rallié à la cause des empires du Centre bon nombre de nos soeurs latines, auprès desquelles notre gouvernement n'avait pas songé à déléguer d'aussi convaincants propagandistes.
Il était incontestable, pour Marthe, que von Kolberg, moins brillamment doué, prenait secrètement ombrage des heureuses fortunes de son confrère en espionnage, et elle attribuait en partie à ce sentiment l'affectation qu'il mettait à se promener bien en évidence avec elle, dans le Parque, alors que, par les claires matinées d'hiver, les élégances espagnoles se donnent rendez-vous sur le Paseo del Duque Fernan Nunez, qui est, à Madrid, comme «  l'Allée des Acacias » de notre Bois de Boulogne.
Au cours de l'une de ces promenades, ils avaient croisé le major, qui, en saluant largement dans sa direction, avait laissé tomber dans l'oreille de sa voisine, assez haut pour que le baron l'entendît : « Elle est charmante. »
Marthe, non plus, n'avait pas laissé échapper le propos.

L'APRÈS-DÎNER du 24 décembre est consacrée, suivant l'usage castillan, à la vente traditionnelle des dindons que suivent les gens du meilleur monde, sur la place de Santa Cruz. Le soir venu, les rues sont envahies par la foule qui s'organise en farandoles, au son des zamboubas, les bruyants tambours espagnols. Marthe, ayant pris part en compagnie de Kolberg à ces distractions populaires, s'équipa, ainsi que nous venons de le voir, et, vers minuit, elle demanda le coupé mis à sa disposition par le baron pour ses sorties particulières et se fit conduire au Palace.
Kolberg l'avait avertie que, jusqu'à deux heures du matin, elle ne pouvait compter sur lui, sa femme ayant prié à souper quelques notabilités allemandes et notamment son collègue von Strasse, qu'on ne pouvait décemment laisser seul.
«  Bah ! avait répondu Marthe, je trouverai toujours un cavalier. »
Elle savait, en effet, qu'elle en avait un tout trouvé, un jeune attaché de l'ambassade anglaise, récemment débarqué à Madrid après avoir été grièvement blessé par un éclat d'obus, à bord du chasseur de sous-marins qu'il commandait. Elle le retrouvait constamment autour d'elle, quand elle allait se promener au Parque, ou bien lorsqu'elle venait goûter au dancing du Palace.
«  Vous choisirez ma table près de celle de l'officier anglais, » avait-elle glissé la veille à l'oreille de Pedroso.
La consigne avait été bien exécutée : les deux guéridons se touchaient et la conversation ne fut pas longue à s'établir entre les deux solitaires.
«  Le lieutenant de vaisseau Stïmson», avait déclaré pour se présenter le jeune officier en installant avec aisance sa jambe de bois entre son fauteuil et celui qu'occupait Marthe.
«  Ce sont les Allemands qui vous ont valu ça ? demanda-t-elle.
- Mais oui, vos bons amis allemands, répondit en riant Stimson, qui l'avait rencontrée plusieurs fois avec Kolberg qu'il connaissait bien.
- J'ai connu le baron, en Suisse, avant la guerre, répondit Marthe, comme pour s'excuser; et quand il a su que j'avais monté mon petit institut de beauté près de l'Alcala, il est venu me saluer. Je n'avais aucune raison de refuser un aussi bon client.
- Vous pensez que c'est une réclame pour votre établissement ? demande avec une impertinence toute juvénile le jeune Anglais.
- Dans mon genre de commerce, ce sont précisément les sujets les moins beaux qui sont les meilleurs clients, réplique Marthe, Et c'est peut-être pour cela, ajoute-t-elle après avoir pris un temps, que je ne vous vois jamais chez moi.
- Ce n'est pas du tout pour ça, madame, croyez-le bien, mais parce qu'il est difficile pour un attaché de Sa Majesté, d'aller... comment dirai-je pour ne pas vous blesser?... d'aller se laisser prendre au «  Miroir des Alouettes »... à moins que....
- A moins que ?... demande Marthe à voix plus basse.
- Il faudrait, répond Stimson sur le même diapason, que ce soit alors en service commandé...
- Ah ! vous êtes bien tous les mêmes... dans votre métier... réplique Marthe pour montrer qu'elle a bien compris. Vous ne pensez donc qu'à faire de nous des espionnes?
- Je ne penserai jamais qu'à ça, dit gravement le jeune officier renouvelant un mot célèbre, tant qu'ils ne m'auront pas rendu ma jambe. »
Et comme pour atténuer la tristesse que ce propos mettait dans l'atmosphère de gaîté qui les enveloppait déjà, il ajouta : «  J'ai bien raison de leur en vouloir, n'est-ce pas ? puisque ce soir, grâce à eux, je ne puis pas vous inviter à danser. Mais, d'ailleurs, voici qu'on vient vous inviter à ma place,» ajouta-t-il avec amertume.

En effet, un homme que Marthe n'avait pas vu venir était près d'elle.
. «  Madame, voulez-vous m'accorder ce fox-trott ? » demandait en s'inclinant von Strasse.
Marthe hésite une seconde, sentant combien elle va faire de peine à son compagnon, puis elle se lève en s'excusant : «  Pardonnez-moi. » Et elle s'abandonne au bras vigoureux du major.
«  Madame, excusez-moi de m'être présenté aussi indiscrètement. C'est notre ami Kolberg qui m'envoie pour vous dire que la personne avec laquelle vous flirtez est un des agents de l'Intelligence Service britannique.
- Vous remercierez le baron de sa sollicitude, répond Marthe, et vous lui direz que je le savais.
- C'est dangereux. Stimson passe pour un garçon très adroit. »
Marthe ne répond pas puis, tout d'un coup, sans transition:
«  Voulez-vous que nous allions nous asseoir un instant dans le petit salon bleu, où je vois qu'il n'y a personne ?
- Avec le plus grand plaisir, répond Strasse, ravi à l'idée qu'il va pouvoir enfin connaître cette femme énigmatique. Vous me permettrez seulement de dire à Kolberg que, si je vous ai enlevée, c'est pour vous arracher à un voisinage dangereux.
- Je n'ai pas besoin d'être défendue », dit Marthe, en s'installant au fond d'une bergère et en allumant une cigarette, contrairement à toutes les règles de la bienséance espagnole, qui n'admettait pas encore, à cette époque, qu'une femme pût fumer en public. «  Je n'ai surtout pas besoin d'être protégée par vous, mon cher comte, qui n'avez pas cessé de m'attaquer depuis que je suis arrivée à Madrid.
- C'est Kolberg qui vous a dit ça ?
- Non, c'est moi qui l'ai dit à Kolberg.
- Je serais curieux de savoir comment vous l'avez appris.
- Une bonne espionne ne doit-elle pas tout savoir ? Quand vous avez insinué au prince que Kolberg m'appointait avec les fonds secrets du service, le baron était-il là ?
- Non, répond Strasse soudain sur ses gardes, j'étais seul avec le prince à ce moment- là.
- Et alors ?
- Alors, madame, laissez-moi vous prévenir que vous jouez un jeu bien dangereux. - Vous n'êtes pas le premier à me le dire.... On m'a déjà raconté l'histoire de la femme de Bilbao....
- Et ça ne vous a pas rendue prudente ?
- Pourquoi avez-vous votre croix de fer, comte ? Je croyais que, comme en France pour la croix de guerre, on ne la donnait qu'à ceux qui allaient au feu. Serait-ce donc qu'il y a quelque danger à faire notre métier ? »
Le comte, sous ce propos, devint blême, mais il fut certainement moins abasourdi que moi-même, lorsque Marthe plus tard me raconta son entretien avec lui.
C'est que Marthe ignorait ce que nous savions tous deux, le major von Strasse et moi, et même ce que nous seuls savions en France et en Espagne, c'est ceci :
Quelques jours auparavant, notre service du chiffre m'avait communiqué les télégrammes échangés entre le comte et le grand quartier général allemand et qui témoignaient à la fois du ferme caractère de l'officier et de la haute estime en laquelle l'Allemagne a toujours tenu ses chefs de service d'espionnage.
Strasse avait donc télégraphié à peu près textuellement ceci à son chef hiérarchique :
Apprends avec étonnement que ne figure pas sur le dernier tableau d'avancement pour le grade de lieutenant colonel. Crois avoir cependant rendu depuis début hostilités assez de services à mon pays pour mériter celle récompense. Votre Excellence paraît en douter. Demande donc à être relevé immédiatement de mes fonctions et autorisé à embarquer sur premier sous-marin pour aller prendre commandement au front.
Et deux jours après, la réponse du grand quartier arrivait : Sa Majesté vous confère croix de fer 1re classe au titre services exceptionnels. Figurerez au prochain tableau. Vous adresse mes félicitations personnelles. LUDENDORFF.
Le major comte von Von Strasse doit être aujourd'hui général d'infanterie, ce qui -.. est le plus haut grade dans l'armée allemande.
Et, si nos informations sont encore exactes, il est même chargé des relations de la Reichswehr avec la presse.
Ces fonctions m'ont tout l'air d'indiquer qu'il est devenu le chef du service des renseignements allemands.
Je conseille à mes successeurs de s'en souvenir, car c'est un homme du métier et d'une solide trempe....
Mais nous l'avons laissé en tête à tête avec l'Alouette et fort embarrassé pour lui répondre après les deux coups droits qu'elle vient de lui porter.
Toutefois, après l'avoir longuement regardée, il se décide à attaquer à son tour.
«  Madame, moi, si j'ai été décoré, c'est que je défends mon pays. » Et la riposte lui arrive, enveloppée d'un sourire que l'éventail de Marthe semble faire exprès de ne pas cacher.
«  Est-ce que vous me reprocheriez de trahir le mien ?
- J'ignore encore si vous le défendez ou si vous le trahissez, madame ; ce que je puis vous affirmer, foi de Strasse qui s'y connaît; c'est que vous êtes une fine lame.
- Vous aussi, comte, et pour ne pas risquer de nous éborgner avec ces armes dangereuses, je vous propose un armistice.
- Accordé....
- Puisque vous devenez gentil, je vais essayer d'être gentille avec vous. Voulez-vous lire ceci ? »
Et elle a tiré de son corsage le papier qu'elle avait préparé avant de venir au Palace.
C'est la liste des renseignements militaires qu'elle a remis à Kolberg depuis son arrivée à Madrid.
Ils étaient tous exacts à l'époque où l'aviateur les recevait du 5e bureau et les transmettait à Marthe.
Inutile d'ajouter que lorsque le baron les retransmettait au quartier général naval ils avaient cessé d'être vrais et ne pouvaient plus que témoigner du zèle et de la précision de l'agent.
Se référant au dernier mois de guerre, ils avaient pour un officier de la classe de Strasse, lequel tenait, si l'on peut dire, son front sur le bout des doigts, une valeur documentaire exceptionnelle.
«  Comment î s'écrie-t-il, Kolberg reçoit les renseignements et ne me les communique pas ?
- Sans doute par oubli, répond Marthe le plus innocemment du monde.
- Mais il a commis une faute militaire des plus graves; je lui communique, moi, tous les renseignements navals que je reçois.
- Oui, et il paraît même qu'ils ne sont pas fameux....
- Il vous l'a dit ?
- Du tout ; mais je sais que lorsqu'il les compare avec les miens, il dit toujours : «  Ce bon Strasse, il a des agents qui savent joliment l'entôler. »
La salve a rudement porté, et derrière son éventail Marthe, qui tire à coup de regards comme la mitrailleuse d'un aviateur à travers l'hélice, s'aperçoit qu'à chaque fois maintenant elle fait mouche.
«  Et voilà la petite bonne femme qu'on a dénoncée à son ambassadeur... conclut-elle.
- M'autorisez-vous à demander des explications à Kolberg ?
- Mais, cher comte, toutes les explications que vous voudrez. Vous allez me faire attraper, mais j'en ai l'habitude, dit-elle, en se levant... Et mon Anglais, qu'est-ce qu'il fait pendant ce temps-là ? moi qui avais déjà réussi à lui faire raconter comment l'Amirauté anglaise espérait pouvoir bientôt annihiler les effets désastreux de votre guerre sous-marine....
- Il vous a dit cela?
- Oui, mais c'est naval, ça ne vous regarde donc pas.... Il faut bien que vous me laissiez quelque chose pour me faire pardonner par le baron de vous avoir dit la vérité.
- Vous êtes donc une femme infernale et qui réussirez à rouler tous ceux qui vous approchent.
- Agent double, mon bien cher comte, je suis un agent double. Et, cependant, au fond, vous savez, une petite femme bien simple.
- Est-ce que nous nous reverrons ?
- Demain à l'Institut de beauté, si vous voulez, quand Kolberg sera à son bureau. »

QUAND Marthe revint à sa place, Stimson était déjà parti.
«  Madame, dit cérémonieusement Pedroso, en lui tendant une carte, le lieutenant de vaisseau Stimson m'a prié de vous remettre ceci. »
Et il tendit à Marthe une enveloppe.
Discrètement elle l'ouvrit.
Elle contenait un billet de mille pesetas et une carte sur laquelle elle lut ces mots cinglants :
«  Je n'ai pas osé vous offrir votre souper en votre absence, mais je vous prie de bien vouloir accepter de le régler vous-même.
«  Le lieutenant de vaisseau Stimson, Calle Matador 43, reçoit tous les soirs, en service commandé seulement, de dix heures à minuit.»
Marthe encaisse sans sourciller, puis elle lève le nez....
«  Ah ! voilà le baron qui me fait signe. Bien taillé, il va falloir maintenant recoudre....
«  Tenez, Pedroso, je suis obligée de m'en aller.... Vous réglerez.... »
Et elle laisse entre les mains de son fidèle compagnon d'armes le billet de mille pesetas.
«  Comme ça, il ne sortira pas de la famille,» pense Marthe, en passant son manteau.
Est-il utile d'ajouter que la petite Alouette ayant réussi comme le méchant gerfaut à en mettre plein la vue à ses victimes, obtenait une heure après du baron, fou de jalousie professionnelle, la confidence qu'elle attendait depuis si longtemps ?
«  Ni votre Anglais, ni votre comte n'y pourront rien, quoi qu'ils vous racontent pour se vanter.... C'est la flotte allemande qui gagnera la guerre et dans un mois, en plus des cent cinquante sous-marins actuellement en service, cinquante autres d'une série nouvelle et capables de tenir des mois la mer briseront le blocus et sauveront l'Allemagne.»
Quand j'apportai ce renseignement rue Royale, on sourit avec discrétion, et quelques heures après, l'officier de liaison de la marine anglaise, en le recevant des mains de l'un de mes officiers, répondit avec un flegme tout britannique :
«  Je crois que tout ça, ça fait beaucoup de bateaux.... »
A la fin de février, quelques dizaines de mille tonnes alliées étaient déjà parle fond, que d'autres allaient suivre.
D'où cette règle utile à retenir :
«  Jamais un service de renseignements ne croit aux renseignements que lui donne un autre service. »

Joujoux de Nuremberg

« Au point où nous en sommes,» écrivais-je à Marthe, en réponse à la lettre où elle me faisait part de la confidence arrachée au baron entre deux accès de fureur jalouse, l'un à l'adresse du jeune Anglais et l'autre dirigé contre son camarade Strasse, «  toute votre attention doit être portée sur Kolberg.
«  Si, comme vous le supposez et comme je le crois, les premiers mois de 1917 doivent être marqués par un colossal effort des Allemands pour rompre le blocus qui les étouffe, le premier rôle va revenir au baron sur la scène espagnole.
«  Essayez d'obtenir de l'accompagner dans des voyages sur les côtes et de revoir Halphen, chef du secteur important de Bilbao. Mais hâtez-vous de semer Strasse, car avec un adversaire comme celui-là, mieux vaut rester sur votre premier succès. »
Marthe n'avait pas attendu mes conseils pour se débarrasser du comte, et lorsque celui-ci était venu le lendemain tourner autour de l'Institut, Manuella lui avait annoncé que la Française était sortie, laissant un billet à son adresse. Il y était simplement indiqué ceci :
«  Tous les renseignements militaires vous seront dorénavant communiqués ; pour le reste, vous comprendrez sans doute qu'il vaut mieux que les choses demeurent au point où, dans sa miséricorde, le Petit Noël les a providentiellement arrêtées.... »
Suivre le baron, comme je le lui recommandais, dans ses tournées maritimes avait bien toujours été par ailleurs le désir le plus vif de Marthe, et elle s'y préparait méthodiquement, lorsqu'un événement imprévu l'obligea à renoncer à ce plaisir et à modifier ses projets et mes indications; tant il est vain de vouloir prématurément tracer leur direction aux événements et d'intervenir de loin sur un coin du champ de bataille où la situation se modifie parfois d'heure en heuie, et où seul celui qui se bat peut prendre des décisions opportunes.
Tandis, en effet, que j'orientais mon action de guerre secrète à essayer de conjurer de suite les effets de l'offensive sous-marine déclenchée très exactement, comme Marthe nous en avait avertis, au début de février 1917, une nouvelle formule de combat allait naître, que nous ne soupçonnions pas plus que nous n'avions prévu les attaques par gaz asphyxiants.
Les Allemands, comprenant que nos usines de guerre, qui alimentaient déjà en partie le front anglais, allaient dans permettre un avenir plus ou moins proche l'entrée en ligne des Américains, venaient de préparer contre elles une formidable attaque.
J'espère vous raconter un jour comment cette nouvelle initiative de nos adversaires, dont l'activité était toujours en éveil, nous fut révélée dans toute son ampleur, et comment nous réussîmes à y échapper, grâce à l'intelligence avisée du capitaine P...,un des officiers du 5e bureau, et à la merveilleuse imagination d'un de ses meilleurs agents. Mais c'est Marthe qui, grâce à sa présence d'esprit, nous donna le premier avertissement et sonna pour nous le garde-à-vous.

QUELQUE temps après le nouvel an, alors qu'elle était seule dans son appartement, on sonna. Marthe vint ouvrir. Un inconnu entra et sur la simple indication qu'elle lui donna que c'était bien là le bureau du baron, déposa dans le couloir une caisse portant en allemand l'indication «  fragile », puis précipitamment se retira. Marthe, ayant examiné le colis déplus près, y remarqua une étiquette précisant son origine: une grande fabrique de jouets de Nuremberg.
« Tiens, le baron me fait envoyer des joujoux, pensa-t-elle. Si j'ouvrais la boîte ? »
Et elle allait mettre son projet à exécution, lorsqu'elle s'avisa d'observer qu'au-dessous de l'étiquette, en lettres rouges, le mot «  Danger » était par deux fois répété.
«  C'est peut-être une machine infernale, » pense Marthe et, avec précaution, elle fait glisser la caisse sous le canapé du baron.
Quelques instants après celui-ci arrive tout essoufflé.
«  On n'a rien apporté pour moi ?
- Si, des bombes, je les ai placées chez vous pour que vous soyez le premier à en profiter... à moins que ce ne soit un cadeau du nouvel an, arrivé en retard par suite de la lenteur évidente des communications entre Madrid et la Forêt Noire ?
- Je respire, dit Kolberg ; figurez-vous qu'on a d'abord déposé ce colis chez moi, où ma femme l'a refusé et l'a fait mettre ici.
- Vous remercierez la baronne de son attention, répond Marthe, en éclatant de rire. Mais, qu'y a-t-il donc dans cette caisse ?
- Une des dernières inventions de nos savants... destinée à vos amis français.
- Vous allez leur envoyer ça par avion?
- Tiens, ce serait une idée, car ce qui me gêne le plus, c'est, en effet, le moyen de faire parvenir franco de port la caisse à destination.
- Un avion et cent mille pesetas et je marche, répond Marthe avec aplomb. Vous êtes folle, Marthe.... Vous êtes folle, mais au fond votre idée n'est pas si mauvaise. Car la frontière espagnole est depuis quelque temps de plus en plus étroitement surveillée et, malgré que nous ayons quelques hommes sûrs habitués à la contrebande par les sentiers de montagne, un paquet aussi volumineux est difficile à faire passer.
- Eh bien ! si vous ne voulez pas utiliser mes services, il y aurait bien quand même un moyen de transporter votre marchandise. Il suffirait d'un aviateur français, et vous savez que nous en avons un à nous.... D'ailleurs, tenez, tout s'arrange, ajoute Marthe avec sa rapidité habituelle de conception. J'ai lu hier dans le Heraldo qu'on allait donner à Barcelone de grandes fêtes d'aviation au bénéfice de la Croix-Rouge.... Au profit de la Croix-Rouge française, précise-t-elle.
- Et alors ? demande le baron qui ne comprend pas encore.
- Alors, voulez-vous que j'essaie de convoquer mon ami ? S'il peut venir, cela vous donnera d'abord l'occasion de le connaître et de le remercier, et nous pourrons essayer d'organiser avec lui l'opération. Je vais lui expédier à tout hasard notre adresse à Barcelone. Il nous avertira et nous trouverons sur place quelqu'un pour le remplacer, s'il nous répond qu'il ne peut venir.
- D'autant plus, ajoute Kolberg, qui, en bon marin, ne perd pas son temps à louvoyer, que nous avons un de nos meilleurs lieutenants à Barcelone, von Ronceval, et qui dispose d'un service parfaitement organisé pour recueillir l'avion et la boîte à l'atterrissage en France. Excellente idée... Ecrivez à votre ami. »

Les pas sur la neige

LE soir même, Marthe écrivait en effet rue Jacob pour me donner ces détails, mais elle ajoutait, après m'avoir exposé son plan :
«  Nous pouvons faire coup double et, en même temps que la caisse, vous amener le baron par avion. Mais le temps presse, car les fêtes de Barcelone sont annoncées pour le début de la semaine prochaine. »
Le délai était, en réalité, trop court, d'autant qu'une circonstance, en l'espèce fâcheuse, allait retarder l'arrivée à Paris de la lettre de Marthe.
Le grand quartier général français venait précisément de prescrire, sur la frontière des Pyrénées, un essai de fermeture complet, comme ceux que nous faisions périodiquement à la frontière suisse, et lorsque le projet hardi de l'aviatrice me parvint, les fêtes de Barcelone venaient de prendre fin....
On va voir comment, bien que livrée à ses seules ressources, Marthe parvint cependant à tirer parti de cet incident, et comment, si l'arrivée de Kolberg sur notre territoire fut momentanément retardée, l'une des meilleures voies secrètes de pénétration à travers la frontière espagnole nous fut heureusement révélée.
Marthe et le baron sont donc arrivés à Barcelone. Ils y trouvent une atmosphère toute différente de celle de Madrid.
Par la Catalogne française, la petite patrie de Joflfre, la Catalogne espagnole est tout près du coeur et du cerveau de la France. Aussi les réactions de l'aviatrice et du baron vont-elles être, dans ce nouveau milieu, aussi violentes de part et d'autre, mais en sens contraires.
Tandis que Marthe sent frémir au voisinage de l'air natal les ailes qu'avait impitoyablement fermées, au début de la guerre, la consigne de l'aéronautique militaire, le baron, qui voit rôder autour de lui la sourde hostilité des Catalans, se cache et dissimule dans la nuit ses entretiens avec son lieutenant du secteur oriental. C'est un baron rhénan, qui cumule, à Barcelone, le recrutement des agents et la centralisation des renseignements militaires et navals.
Dès son arrivée, Marthe, descendue avec le baron à l'hôtel d'Angleterre, arrive, grâce à une de ses amies françaises, Mme X..., à se mettre en rapports avec un aviateur espagnol connu : Sévilla, et réussit aussi à se faire présenter à Ferrero, un des membres les plus influents de l'Aéro-Club et très francophile.
Comme elle a le même intérêt que le baron à ne pas être vue avec lui en public, Marthe ne le retrouve que le soir à l'hôtel et passe ses deux journées à essayer de retarder les fêtes d'aviation, comptant toujours sur l'arrivée de son ami, l'aviateur français.
Les journaux de Barcelone du début de mai 1917 annoncent en effet que le meeting va avoir lieu et que la fameuse aviatrice française, détentrice de tant de records féminins, se propose d'honorer les fêtes de sa présence avec quelques aviateurs espagnols.
Mais le camarade de combat ne vient pas et alors Kolberg, ravi de voir avec quelle adresse et quelle activité Marthe a su organiser sa publicité et préparer l'enlèvement de son matériel, est, plus encore qu'elle, sur des charbons ardents.
La fête a lieu, à laquelle Marthe n'assistera qu'en témoin, et les préparatifs de l'expédition sont décommandés.
Marthe enrage, mais pas longtemps.
Le baron lui a parlé de contrebandiers dévoués et de chemins sûrs dans la montagne; il faut au moins qu'elle les connaisse, et la voilà qui harcèle Kolberg pour l'obliger à adopter un nouveau plan auquel, de guerre lasse, il finit par consentir.
Il confiera à Marthe quelques-uns de ses engins et la mettra, avec ce dangereux bagage, entre les mains d'un des hommes de son lieutenant. Ils traverseront ensemble la montagne et, une fois en France, ayant ainsi échappé à la visite de la douane, elle partira pour Paris où, sous un prétexte quelconque, elle viendra apporter à notre service les renseignements que le baron lui aura donnés. Puis, elle retrouvera son aviateur, qui est précisément en ce moment dans un camp d'aviation de bombardement, et lui remettra les petits joujoux allemands. Le baron accepte donc, et confie à Marthe deux petites merveilles de mécanique.
L'une est un réveille-matin qui marche à souhait. Il porte d'ailleurs une marque suisse, ce qui marque à la fois sa qualité et sa nationalité. Il jouit en outre de cette propriété non prévue par la technique de l'horlogerie helvétique que la sonnerie du à réveille-matin, l'heure indiquée au cadran, se transforme en détonateur et fait éclater tous les explosifs qui sont à sa portée immédiate Il suffira que l'agent de Marthe se procure un peu de cheddite, et il pourra faire sauter tout un pâté de maisons....
L'autre jouet, dû à la charmante industrie de la Forêt noire, est une simple canne creuse, à l'intérieur de laquelle se trouve un produit incendiaire d'une incroyable puissance (celui-là même dont étaient chargées les dernières bombes qu'en guise d'adieu, nos adversaires nous envoyèrent avant l'armistice).
En déclenchant un petit appareil allumeur, installé dans la pomme de la canne, on obtient, une ou plusieurs heures après qu'on l'a déposée dans un hangar, une flamme dégageant une chaleur telle qu'elle met le feu à tous les objets à vingt mètres à la ronde L'engin bien disposé, et par bon vent, on peut faire flamber tout un camp d'aviation Flanqué de son satellite von Ronceval, le baron conduit en automobile l'aviatrice munie de ce léger, mais dangereux bagage, jusqu'à Figuéras, c'est-à-dire jusqu'au chemin qu'elle va suivre de nuit, avec un Catalan espagnol, qui a tout l'air d'un bandit de grands chemins, encore qu'il n'emprunte que les petits sentiers de la montagne.
Une mule est mise à sa disposition, mais le froid est si vif qu'elle sera obligée de mettre pied à terre et pendant au moins deux heures de marcher dans la neige glacée, avec des bottines découvertes et des talons Louis XV !
Au petit jour, on franchit la frontière sans encombre parce qu'un petit poste de deux hommes qu'on a rencontrés blottis dans une cabane, à deux pas du territoire français, a déjà effectué sa reconnaissance et prévenu que la voie était libre.
Glacée, les pieds meurtris, Marthe arrive enfin au bout. Elle se fait conduire à l'hôtel, où elle invente à l'usage de l'hôtelier une histoire de brigands à laquelle les commensaux de la maison n'ajoutent qu'un semblant de foi ; mais l'aviatrice ayant demandé à être conduite de suite à Perpignan, où elle a des renseignements importants à fournir au commissaire spécial, on s'empresse de lui donner les moyens de se rendre rapidement dans cette ville.
Quelques journaux français relatèrent plus tard cet incident en le faisant suivre de commentaires qui auraient pu être fort gênants pour Marthe, si, avec le don inimitable de retourner en sa faveur les situations les plus compromises, elle n'avait su puiser dans ces critiques, de nouveaux éléments de confiance à l'usage du baron Kolberg.
Deux jours après l'arrivée à Perpignan, où j'avais par téléphone calmé les incertitudes du commissaire spécial, je recevais Marthe qui, avec ses regrets de n'avoir pu faire mieux, me rapportait un plan détaillé de son aventureuse expédition.
Comme aucun effort n'est perdu lorsqu'on sait en tirer parti, la petite sente de mule, par laquelle l'Alouette, piétinant toute une nuit dans la neige et sur les cailloux pointus de la montagne pyrénéenne, nous était revenue, sera par la suite pour nos piégeurs comme un de ces passages que le gibier fait dans les haies et où les braconniers avertis tendent leurs collets.
Quelques-uns des meilleurs renards de von Ronceval, plus tard, s'y laissèrent prendre.
Pour prouver au baron que l'expédition de Marthe avait réussi, on organisa, bien entendu, à son intention, une jolie mise en scène, obtenue à peu de frais.
Un journal ami voulut bien publier dans ses colonnes une nouvelle du front, que la censure de la presse, cependant vigilante, oublia ce soir-là d'échopper.
«  Le camp d'aviation de X... a failli être entièrement détruit par un incendie, dont on n'a pas encore pu découvrir l'origine.
«  On suppose qu'un fumeur imprudent s'étant approché la nuit d'un bidon d'essence l'aura enflammé.
«  Mais l'on peut redouter qu'on soit en présence d'un acte de malveillance. Le vent violent qui soufflait ce soir-là en Lorraine avait poussé dans la direction du camp les flammes formidables jaillies du hangar. L'alerte ayant été rapidement donnée et les secours bien organisés, tout s'est heureusement borné à des dégâts uniquement matériels.
Cinq avions ont été la proie de l'incendie.
Une enquête a été prescrite par l'autorité militaire. »
La coupure du journal fut recueillie à Madrid avec la joie qu'on pense, et Kolberg raconta plus tard à Marthe qu'ayant rencontré, à quelques jours de là, son ami Strasse, et celui-ci lui ayant demandé ironiquement si son agente était allée faire un stage au 5e bureau français, il lui avait fourré sous les yeux le précieux petit compte rendu.
«  Quelle étrange créature ! avait observé sérieusement le comte. Avec des êtres de cette nature, on peut tout espérer, mais aussi tout craindre. A votre place, quand même j'ouvrirais l'oeil. »

(A suivre.)

Commandant LADOUX
Ancien Chef des Services de renseignement de l'État-Major de l'Armée.

Mentions légales

 blamont.info - Hébergement : Amen.fr

Partagez : Facebook Twitter Google+ LinkedIn tumblr Pinterest Email