Bulletin de la
Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord
1925
LA LORRAINE DEVASTÉE
La Lorrain a été souvent le
champ de bataille de l'Europe; elle le dut d'abord à ses
conditions politiques, à son indépendance qu'elle a gardée
jusqu'à la veille de la Révolution de 1789, et ensuite à sa
situation géographique qui la place directement en face de
l'Allemagne. Sans parler du département de la Moselle
précédemment annexé comme terre d'Empire et occupé depuis 1870
par les armées prussiennes, les départements de Meurthe et
Moselle de la Meuse et des Vosges étaient en 1914 comme les
sentinelles Est de la France,
Sentinelles pacifiques comme ceux qui ont vécu dans le souvenir
des horreurs de la guerre, mais dont le patriotisme ardent
s'alarma plus d'une fois quand la France poussa le souci de la
paix jusqu'à négliger de mettre son organisation militaire en
harmonie avec celle de ses belliqueux voisins.
L'Allemagne, c'est-à-dire la force brutale a été vaincue : mais
au prix de quels sacrifices fut payée cette victoire ! Quinze
cent mille morts ! c'est le tribut de toute la nation! Des
milliers de civils massacrés, des centaines de prêtres fusillés
sous prétexte qu'ils étaient « l'âme de la résistance », tel est
le martyrologe des dix départements envahis. C'est le tableau
d'honneur de ceux que la France honore comme de saintes
victimes. Après avoir déposé sur leurs fronts glacés le baiser
de la reconnaissance, la Patrie en larmes a gravé leurs noms sur
le marbre et le bronze de ses monuments autour desquels les
générations à venir viendront se recueillir et puiser de grandes
leçons,
L'armée allemande se mit en campagne avec des méthodes de
violence et de terreur qu'elle appliqua férocement pendant les
premières semaines de la guerre. Malheur aux régions qui furent
envahies dès le mois d'août ! Ce fut le sort de la Belgique et
de la Lorraine !
La commission instituée en vue de constater les actes commis par
l'ennemi en violation du droit des gens a fait un rapport
impartial et incontesté sur les atrocités qui constituent le
plus horrible des calvaires. Naguère M. Lebrun, ancien ministre
du Blocus et des Régions libérées, faisait frémir ses collègues
du Sénat en lisant des extraits de ce rapport officiel,
concernant le département de Meurthe- et-Moselle, à Nomeny,
Gerbéviller, Longuyon, Chesnières, Cutry, Doncourt, etc. Ce
document devrait alimenter une vaste propagande qui rappellerait
au monde entier de quel prix a été payée la victoire du droit et
de la justice.
A côté de ces pertes irréparables c'était le dévastation la plus
complète. Pour les habitants de ces régions jadis si prospères,
la guerre aux ruines allait succéder à celle des champs de
bataille,
Quand le clairon de l'armistice imposa silence à la voix du
canon, quand l'ennemi terrassé quitta nos plaines et nos
vallées, le ravage du front de combat apparut dans toute son
horreur. Des villes et des villages entiers complètement démolis
; le sol bouleversé par des galeries, des abris souterrains ou
des trous d'obus, les routes et les chemins impossibles à
retrouver : pour tout horizon les arbres décapités et semblant
implorer la pitié : telle est l'effroyable rançon dont la France
payait une guerre barbare qu'elle avait tout fait pour éviter.
La ville de Nancy, bien que située en dehors de la zone de
combat n'échappa pas aux horreurs et aux destructions barbares.
Durant les quatre années de guerre elle a reçu 1.200 projectiles
de tout calibre et de tout modèle, depuis le modeste obus de 105
et le colossal 880 jusqu'à la petite bombe incendiaire et à la
monstrueuse torpille aérienne contenant deux quintaux
d'explosifs. Cent vingt civils ont été tués et plus de trois
cents blessés. Cent maisons furent détruites et plus de six
cents gravement endommagées.
Tout a été dit sur le malheur des régions dévastées et leur
reconstitution a été envisagée sous les aspects les plus variés;
jamais l'activité humaine n'a été sollicitée pour une tâche
aussi gigantesque.
La reconstitution des régions atteintes par les événements de la
guerre est garantie par la loi du 17 avril 1919; comme toute
oeuvre humaine, cette loi n'est pas parfaite, toutefois
l'expérience permet de la considérer comme un instrument
suffisant pour réparer les dévastations de la guerre. Le
sinistré a fait la déclaration de ses dommages qui ont été
évalués par des commissions cantonales sur la base de la valeur
en 1914 du lieu détruit par faits de guerre, avec un coefficient
de majoration pour le remploi. Les dommages déclarés par le
sinistré sont évalués par des commissions cantonales dont les
membres sont nommés par le Ministère de la justice. Par
définition ces organismes sont complètement indépendants et ne
doivent avoir d'autres directives que la loi elle-même;
toutefois l'Etat, qui devra payer les sommes allouées par la
Commission y est représenté par un agent administratif et une
décision ne devient définitive qu'après conciliation de la
Commission de l'Etat et du sinistré. En cas de refus d'une des
parties, le dossier est transmis au chef-lieu de
l'arrondissement à un tribunal spécial des dommages de guerre,
dont on peut encore appeler à la Commission supérieure des
dommages qui, somme toute, est une section de la Cour de
Cassation. Le travail d'évaluation est à peu près terminé dans
le département de Meurthe-et-Moselle, il ne reste plus guère que
des dossiers industriels représentant toutefois des sommes
considérables. Dans les cas exceptionnels où l'exercice de ces
différentes juridictions a laissé à désirer, ce fut rarement à
l'avantage du sinistré.
Tout en préparant leurs dossiers de déclarations de dommages les
sinistrés rentrèrent dans leurs ruines. Fidèle à sa promesse de
rendre leur fertilité aux sillons sanctifiés par le sang de nos
héroïques défenseurs et de réparer les régions ravagées, le
Gouvernement français encouragea et facilita le retour des
évacués. Le Service des travaux de première urgence installa des
baraques provisoires pour les habitants, pour les exploitations
agricoles et pour le rétablissement de la vie municipale,
religieuse et scolaire. Sous l'égide de la Croix Rouge des
comités alimentés par des subsides officiels et la générosité
américaine, assurèrent le ravitaillement des malheureux que la
guerre avait privés de tout.
Par l'opiniâtreté de son labeur et la seule force de ses bras,
le paysan pouvait remettre en état ses terres ravagées; grâce
aux avances de l'Etat, il pouvait en attendant le règlement
définitif de ses pertes, reconstituer son cheptel et son
matériel et se procurer un mobilier sommaire. Mais en face des
villages en ruines, les plus audacieux étaient désemparés.
Tandis que l'industriel pouvait par lui-même ou par son
personnel technique transformer en locaux ou en outillage les
avances de l'Etat, le cultivateur, l'artisan et le petit
commerçant ne trouvaient ni matériaux ni main-doeuvre pour
relever leurs habitations, Les entrepreneurs hésitaient à
s'engager, à installer des chantiers, à faire des
approvisionnements sans savoir quelle serait l'importance des
travaux. Cette difficulté apparut aux Pouvoirs Publics aussi
bien qu'aux particuliers et, simultanément: deux Lorrains, M.
Lebrun, ministre du Blocus et des Régions libérées et M. le
chanoine Thouvenin, un apôtre de la solidarité sociale, l'un à
la tribune de la Chambre des députés, l'autre par des
conférences dans les villages dévastés, proposaient comme
solution la Coopérative de Reconstruction.
« L'Union fait la force » ; en donnant confiance aux sinistrés,
en garantissant aux entrepreneurs une clientèle importante et en
simplifiant la tâche de J'Administration, la Coopérative est
devenu la cellule de la reconstruction immobilière. La presque
totalité des agglomérations rurales a été rétablie par les
Coopératives qui en Meurthe-et-Moselle, sont au nombre de 206
groupant 226 communes.
Les Municipalités se heurtant aux mêmes obstacles que les
particuliers pour le relèvement des édifices publics ; sur
l'initiative de l'évêque pour les églises, et sur celle du
Préfet pour les mairies et écoles, deux coopératives furent
fondées. Grâce à l'activité de leurs dirigeants, en moins de
deux ans, ces deux groupements ont presque terminé la
construction des édifices civils et cultuels.
Pour le seul département de Meurthe-et-Moselle le total des
immeubles plus ou moins gravement endommagés s'élevait à 38.000
; actuellement, sauf pour trois ou quatre cents, dont les
travaux sont en cours, ils sont tous réparés. Le chiffre des
maisons totalement détruites s'élevait à 11.000. Neuf mille sont
déjà reconstruites ; à part deux ou trois localités comme
Longwy-Haut, les immeubles qui doivent être rétablis sur place
sont à peu près terminés.
La reconstitution industrielle a suivi la même marche et sur 287
usines, 250 sont remises en activité avec un personnel de 65.000
ouvriers. A ce bilan il faut ajouter le déblaiement des
immeubles sinistrés soit 2.700 mille mètres cubes, le comblement
de 11 millions de mètres cubes de tranchées, l'enlèvement de 50
millions de mètres carrés de fils de fer, la remise en état de
102 mille hectares de terre incultes pendant la guerre, la
reconstruction de 154 ponts et de 4.890 kilomètres de routes et
chemins vicinaux.
Le total des dommages mobiliers et immobiliers du département
représente une somme de 4.705.536 fr. sur lesquels 8.676.953 fr.
sont déjà payés.
La partie dévastée de Meurthe-et-Moselle comptait 262 mille
habitants en 1914, 97.000 à l'armistice et 250 mille au 1er
janvier 1925. La France doit-elle regretter les sacrifices
qu'elle s'est imposés quand, à eux seuls, les dix départements
dévastés paient 20 % des impôts de tout le pays ? Nous aurions
tort de laisser aux générations futures et aux historiens de
l'avenir le soin de juger l'oeuvre de la reconstitution. Jamais l'humanité n'a été sollicitée par une tâche aussi gigantesque ;
c'est un fait incontesté. Mais l'effort et les résultats de la
restauration tiennent du prodige: c'est simple justice de le
proclamer. Au lendemain d'une guerre qui avait immolé l'élite de
la jeunesse, avec ses seules ressources, par le courage et
l'union de ses enfants, la France se substituant à l'injuste
agresseur qui devrait expier son crime, a réalisé et financé la
reconstitution des régions dévastées. L'étranger sincère
l'admire et la loue, tandis que trop souvent le Français la
dénigre et la discute. Pendant les premiers temps, alors même
que déjà tout reprenait vie, il était de bon ton de rééditer les
lamentations du prophète hébreu et de proclamer que les zones de
combat restaient dans l'état chaotique où l'armistice les avait
laissées. Actuellement, que la population des régions dévastées
est presque aussi nombreuse qu'avant la guerre, que d'opulentes
moissons ont remplacé les réseaux de barbelés, que le
cultivateur a retrouvé son outillage et ses locaux d'exploitation, que les usines sont en pleine production, que
dans le seul département de Meurthe-et-Moselle plus de trois
cents écoles et mairies et autant d'églises sont reconstruites
ou réparées, il n'est plus possible de dire que la France a
laissé le sinistré dans son malheur. M. Léon Escoffier, député
du Nord, retardait de plusieurs années quand le 27 novembre
dernier à la tribune de la Chambre des députés, il déclara que
pas une seule école n'était encore reconstruite, tandis que dans
le seul département de Meurthe-et-Moselle sur 300 écoles
sinistrées, deux seulement ne sont pas terminées; toutes les
autres sont occupées par les classes et les maîtres depuis plus
d'un an. Sans être plus raisonnable le procès instruit
actuellement contre les régions dévastées s'inspire de motifs
plus spéciaux. Dans le double souci d'amélioration hygiénique et
d'encouragement à l'agriculture, l'Etat, par le corps des
ingénieurs du génie rural, sans dépenser davantage que n'attrait
coûté la reconstruction sur les plans antérieurs a introduit du
confort dans les habitations rurales et les exploitations
agricoles. Par de généreuses subventions provenant du Pari
Mutuel, le Ministère de l'Agriculture a permis des adductions
d'eau qui vont transformer complètement la vie à la campagne.
Grâce à des dons des colonies françaises de l'Amérique et des
régions de la France non sinistrée ou par des impositions
communales, la plupart des villages dévastés ont la lumière et
la force électrique. Ajoutez que dans bien des cas un
propriétaire qui avait deux maisons a réuni ses deux indemnités
pour ne faire qu'un seul immeuble où il a introduit des
perfectionnements de l'habitation moderne et il sera bien
évident que nos villages reconstruits ont de l'allure et de la
séduction.
Que dans une entreprise aussi vaste qui a mobilisé les efforts
et les ressources du pays tout entier, il soit impossible de
signaler un abus ! il aurait fallu pour cela que les
reconstructeurs ne fussent pas des hommes. Le fait même qu'on a
réprimé des scandales, le tapage dont ils ont été j'occasion
prouve clairement que ce sont de très rares exceptions et que la
France qui a réparé ses dommages de guerre est digne de celle
qui a protégé et libéré le sol sacré de la patrie.
Chanoine FIEL,
Aumônier de l'école professionnelle de l'Est à Nancy.
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