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Des louis d'or
semés sur Blâmont
Chanoine François-Louis Rumpler - 1784
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HISTOIRE VÉRITABLE DE LA VIE ERRANTE ET DE LA MORT SUBITE D'UN CHANOINE QUI VIT ENCORE [...]
Aumônier du roi
[...]
Quatre mille écus étaient restés déposés chez un notaire depuis que j'avois commencé à marcharder avec M. le prévôt Regemorte, pour le porter à me livrer par procuration, ce qu'il m'avoit vendu en personne. J'y en ai ajouté quelqu'autres mille qui devoient former la finance de ma nouvelle charge.
J'arrivois d'Haguenau à Strasbourg ; où ne trouvant point dans le moment à convertir toute la somme en lettres de change à vue, & pressé, comme je l'étois, de partir pour Paris, j'ai fait porter une dixaine de sacs chez M. Meyer, le receveur du grand choeur, au Gürtlerhoff. Les chevaux, attelés depuis une heure, m'y attendoient, pendant que les postillons juraient.
Louis aux Lorrains
La dame son épouse & M. le recteur son beau-frère dévoient partir avec moi, ou moi avec eux ; car c'étoit à frais communs. A la vue de mes sacs tous se mirent à crier qu'immanquablement on nus couperoit le cou en route, si l'on nous voyoit avec tant d'argent ; qu'on nous taxeroit d'avoir pillé l'église pour enlever une belle, &c. Et sur le champ l'honnête receveur me donna tout ce qu'il avoit d'or chez lui, pour diminuer mon volume. Mon beau-frère y joignit le sien; & les frayeurs se calmèrent J'avois ainsi ramassé 300 louis, lorsque M. Dorsner le XV, est venu y en ajouter treize, pour être remis à son correspondant. Mais mieux auroit-il valu que j'eusse tout bonnement gardé tout mon argent blanc ; car, sans expérience pratique sur le résultat des frottemens de l'or, ma malle étant faite, j'ai glissé simplement, comme un idiot, mon petit trésor en sac, dans un coin de cette malle, qui, balottée par le train de la poste & les cahots de la voiture, s'est fendue juste tout autant qu'il en falloit, pour laisser couler un à un, dans un, espace de 30 lieues, ces chers louis, dont le poids considérable & les secousses réitérées avoient si bien haché le sac en poussière, qu'il n'en étoit resté que le goulot & la ficelle.
Ce fut à Dombale en Lorraine que, pendant qu'on changeoit de chevaux, le maître de poste vint à la portière me présenter un louis, qu'il avoit retiré de la fente où il s'étoit montré. Je ne mis pas une minute à prendre mon parti, & aussi-tôt de descendre de voiture, de visiter la malle, de n'en trouver qu'une douzaine, de faire courir un postillon après les fuyards, d'écrire aux curés sur la route, de dîner, (ce que je n'oublie pas souvent) de rire en un mot, pendant que la bonne dame Meyer & la maîtresse de poste pleuraient amèrement d'une perte qui, disoient-elles, auroit fait la fortune à tant de malheureux ; & tandis que cette perte n'étoit au fond qu'une vraie trouvaille, ménagée par la Providence pour ces mêmes malheureux, qui jamais n'en auroient rien eu, s'il n'y eût eu rien de perdu ; & qui, depuis Saverne jusqu'à Dombale, bénissent encore à l'heure qu'il est le très bienfaisant aumônier, qui leur avoit donné & des champs & des vignes, & des boeufs & des chevaux, sans y faire la moindre attention, suivant toute la rigueur du texte sacré ; & dans le tems où il n'avoit pas même d'idée de l'extrême misère, qui les réduifoit à chercher leur pitoyable vie dans les fumiers épars sur les grands chemins. Aussi n'ai-je pas tardé à être désabusé, & à louer Dieu de bon coeur de ma mésaventure.
Dès que j'eus gagné sur notre hôtesse de lui faire accepter le payement de son, dîner, dont absolument elle ne vouloit rien, tant elle étoit compatissante, je lui ai recommandé de publier par-tout que je ne répétois rien non plus pour le petit service que je venois de rendre à sa patrie, afin de rassurer les consciences timorées de nos pauvres Lorrains. J'ai écrit la même chose à quelques curés que j'avois, dans un premier mouvement d'avarice, priés de prôner ma perte. ; Et, arrivé à Toul, j'ai soupé comme quatre, dormi comme dix, & dit la messe le lendemain, comme si je fusse sorti, de la veille, d'une retraite de S. Lazare, allégé, pour le bien de mon ame, non seulement de ces 30 maudits louis, que j'avois défendus à Colmar avec un courage digne du fils d'un h.... à beaux exploits ; mais encore d'un superflu dangereux, de 270 en sus, qui en valut 300, calcul fait, à gens trop contens d'avoir le nécessaire.
Et en effet, le Curé de Lunéville me manda peu après à Paris, en m'envoyant 5 louis ramassés, sur le pavé, par des bourgeois, assez honnêtes & assez à leur aise pour ne pas vouloir les garder, que grand nombre de paysans & de journaliers, du côté de Blamont, avoient trouvé l'un 3, l'autre 6, quelques-uns jusqu'à 10 & 12 de ces pièces rares dans le pays ; qu'ils en avoient acheté du grain, des terres & des bestiaux, & qu'enfin l'on faisait généralement des voeux pour mon heureux retour.
Les gazetiers, qui, pour amuser leurs contribuables, savent tirer parti de tout, s'étoient également emparés de mon aumône, faite à l'insçu de ma main droite, comme à l'insçu de ma main gauche. Ils en avoient fait un article de remplissage dans leurs variétés ; & tout le public auguroit favorablement de mes heureuses dispositions prochaines au nouvel état que j'allois embrasser à la cour.
Lorsque je fus pour prêter au roi mon serment de fidélité, S.A.S. Mgr. le prince de Condé, instruit de ma munificence, m'accueillit si obligeamment qu'il me fit expédier, en faveur de ma famille, un brevet de retenue, sur ma charge, de toute la somme que j'avois financée; grâce d'autant plus généreuse de sa part, que, si je fusse mort dans ma place, c'eût été autant de pris sur des parties casuelles, qui lui revenoient de droit.
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