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Les deux Avricourt - 1894

[extrait de Jules Claretie - La Frontière - 1894]


L'Alsace et la Lorraine glorifiées par nos écrivains et nos artistes
morceaux choisis et annotés
par Marius-Ary Leblond et John Charpentier
1915

L'ALSACE ET LA LORRAINE

Les deux Avricourt.

EN allant de Paris à Strasbourg, c'est à Avricourt aujourd'hui qu'on aperçoit le premier casque prussien et qu'on se heurte à l'Allemagne. Ce petit village d'Avricourt n'était rien, il y a quelques années, qu'un bourg paisible de la Meurthe et une station du chemin de fer de l'Est... Aujourd'hui, Avricourt est coupé en deux. C'est ici que finit notre frontière. Des militaires et des ingénieurs se sont assis, un jour, devant une table couverte d'une carte géographique ; ils ont tracé sur le papier de petites lignes rouges ou bleues, froidement, simplement, en manière de causerie, et il s'est trouvé que des êtres humains sont devenus Allemands et que d'autres sont demeurés Français, tout uniment parce qu'ils vivaient en deçà ou au delà des petites raies à l'encre bleue. Patrie tu n'es qu'un vain mot si le droit de la force te supprime ou te tolère à son gré !
Il y a donc, de par le traité de Francfort, un Avricourt-France et un Avricourt-Deutsch (c'est le nom qu'on donne à la station où se tient la douane allemande). Le village d'Avricourt est presque tout entier demeuré français, sauf quelques maisons qui se sont trouvées, par malechance, du mauvais côté de la ligne d'encre. Le malheur veut que justement le boucher soit annexé, et on s'imagine en quel trouble cela jette les habitants d'Avricourt. Ils doivent franchir la frontière pour aller à leurs provisions de viande et il leur faut, au retour, passer par la douane française. Et les paysans demeurés Français assistent à ce bizarre et ironique spectacle : les gens d'Avricourt-Deutsch pouvant se procurer les denrées à des prix plus bas que ceux de France, - payant moins cher le sucre et le sel, par exemple, - et les Allemands ne cessant de vanter aux gens d'Avricourt-France, le bonheur qu'éprouve cette terre à être devenue partie intégrante (1) de l'empire germanique, et si ce n'est le bonheur, au moins l'économie. Quand on ne sait pas prendre les gens par le sentiment, on tente de les séduire par l'intérêt.
Tout effort en ce sens est inutile, on le devine sans peine.
Les gens d'Avricourt sont encore sous la joie d'être demeurés Français et ils contemplent, avec des regarda volontiers railleurs, l'espèce de ville improvisée que les Allemands ont bâtie à Avricourt-Deutsch depuis la conquête. Hélas ! c'est à n'y pas croire. Les vainqueurs ont déployé là une activité prodigieuse et construit, avec une singulière rapidité, une gare monumentale et une petite ville tout entière... Rien n'est plus laid et d'un plus tudesque (2) aspect, d'un goût plus douteux ou ridicule que ces constructions peintes en vert ou en jaune que je regardais se découper, pareilles à ces maisons de bois des jouets d'enfants, sur le coucher de soleil d'un soir d'août. C'est l'Allemagne même, en plâtre et en moellons; c'est la teinte plate des monuments néo-grecs qu'elle parodiait à Munich. Mais c'est aussi la preuve palpable de son activité, de son ardeur au travail et de sa force.
L'impression première est pénible. Sur ce sol qui fut. qui est si français, le teutonisme règne en maître et s'y est déjà implanté comme s'il y avait toujours vécu. Dans la gare, les salles, les chaises cannées en chêne jaune, les assiettes du buffet (on dit déjà restauration), tout est marqué, estampillé, sali de ces deux lettres inévitables que nos yeux vont désormais rencontrer partout : E. L. (Elsass-Lothringen) et qui sont sur la portière des wagons, sur les stores des voitures, sur les affiches, sur les maisons, sur les hommes, si je puis dire, et sur les choses, comme le fer rouge de l'annexion (3), comme le coup de griffe du dépècement, comme le stigmate (4) imprimé par le berger sur le troupeau dont il se dit, dont il est le maître. E. L., Alsace-Lorraine ! Et qui sait s'il n'y a pas là, dans cette marque distinctive, comme une amère consolation pour les vaincus ? Mais non ! Que leur importe d'être l'Alsace-Lorraine, puisque le sort des armes a fait qu'ils ne sont plus la France.

J. Claretie, La Frontière.
(Eugène Fasquelle, éditeur.)

1. Intégrant : qui contribue à l'intégralité, l'état complet du tout.
2. Tudesque : germanique. Au figuré : rude, grossier.
3. Annexion. : action de joindre, d'attacher. - Annexer un territoire, une province : les rattacher à un État et cela sans le consentement de leurs habitants.
4. Stigmate : Marque que laisse une plaie. Autrefois : marque au fer rouge. Au figuré : marque, trace honteuse : les stigmates du vice.

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