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 L'Alsace et la 
				Lorraine glorifiées par nos écrivains et nos artistesmorceaux choisis et annotés
 par Marius-Ary Leblond et John Charpentier
 1915
 L'ALSACE ET LA LORRAINE 
 Les deux Avricourt.
 
 EN allant de Paris à Strasbourg, c'est à Avricourt aujourd'hui 
				qu'on aperçoit le premier casque prussien et qu'on se heurte à 
				l'Allemagne. Ce petit village d'Avricourt n'était rien, il y a 
				quelques années, qu'un bourg paisible de la Meurthe et une 
				station du chemin de fer de l'Est... Aujourd'hui, Avricourt est 
				coupé en deux. C'est ici que finit notre frontière. Des 
				militaires et des ingénieurs se sont assis, un jour, devant une 
				table couverte d'une carte géographique ; ils ont tracé sur le 
				papier de petites lignes rouges ou bleues, froidement, 
				simplement, en manière de causerie, et il s'est trouvé que des 
				êtres humains sont devenus Allemands et que d'autres sont 
				demeurés Français, tout uniment parce qu'ils vivaient en deçà ou 
				au delà des petites raies à l'encre bleue. Patrie tu n'es qu'un 
				vain mot si le droit de la force te supprime ou te tolère à son 
				gré !
 Il y a donc, de par le traité de Francfort, un Avricourt-France 
				et un Avricourt-Deutsch (c'est le nom qu'on donne à la station 
				où se tient la douane allemande). Le village d'Avricourt est 
				presque tout entier demeuré français, sauf quelques maisons qui 
				se sont trouvées, par malechance, du mauvais côté de la ligne 
				d'encre. Le malheur veut que justement le boucher soit annexé, 
				et on s'imagine en quel trouble cela jette les habitants d'Avricourt. 
				Ils doivent franchir la frontière pour aller à leurs provisions 
				de viande et il leur faut, au retour, passer par la douane 
				française. Et les paysans demeurés Français assistent à ce 
				bizarre et ironique spectacle : les gens d'Avricourt-Deutsch 
				pouvant se procurer les denrées à des prix plus bas que ceux de 
				France, - payant moins cher le sucre et le sel, par exemple, - 
				et les Allemands ne cessant de vanter aux gens d'Avricourt-France, 
				le bonheur qu'éprouve cette terre à être devenue partie 
				intégrante (1) de l'empire germanique, et si ce n'est le 
				bonheur, au moins l'économie. Quand on ne sait pas prendre les 
				gens par le sentiment, on tente de les séduire par l'intérêt.
 Tout effort en ce sens est inutile, on le devine sans peine.
 Les gens d'Avricourt sont encore sous la joie d'être demeurés 
				Français et ils contemplent, avec des regarda volontiers 
				railleurs, l'espèce de ville improvisée que les Allemands ont 
				bâtie à Avricourt-Deutsch depuis la conquête. Hélas ! c'est à 
				n'y pas croire. Les vainqueurs ont déployé là une activité 
				prodigieuse et construit, avec une singulière rapidité, une gare 
				monumentale et une petite ville tout entière... Rien n'est plus 
				laid et d'un plus tudesque (2) aspect, d'un goût plus douteux ou 
				ridicule que ces constructions peintes en vert ou en jaune que 
				je regardais se découper, pareilles à ces maisons de bois des 
				jouets d'enfants, sur le coucher de soleil d'un soir d'août. 
				C'est l'Allemagne même, en plâtre et en moellons; c'est la 
				teinte plate des monuments néo-grecs qu'elle parodiait à Munich. 
				Mais c'est aussi la preuve palpable de son activité, de son 
				ardeur au travail et de sa force.
 L'impression première est pénible. Sur ce sol qui fut. qui est 
				si français, le teutonisme règne en maître et s'y est déjà 
				implanté comme s'il y avait toujours vécu. Dans la gare, les 
				salles, les chaises cannées en chêne jaune, les assiettes du 
				buffet (on dit déjà restauration), tout est marqué, estampillé, 
				sali de ces deux lettres inévitables que nos yeux vont désormais 
				rencontrer partout : E. L. (Elsass-Lothringen) et qui sont sur 
				la portière des wagons, sur les stores des voitures, sur les 
				affiches, sur les maisons, sur les hommes, si je puis dire, et 
				sur les choses, comme le fer rouge de l'annexion (3), comme le 
				coup de griffe du dépècement, comme le stigmate (4) imprimé par 
				le berger sur le troupeau dont il se dit, dont il est le maître. 
				E. L., Alsace-Lorraine ! Et qui sait s'il n'y a pas là, dans 
				cette marque distinctive, comme une amère consolation pour les 
				vaincus ? Mais non ! Que leur importe d'être l'Alsace-Lorraine, 
				puisque le sort des armes a fait qu'ils ne sont plus la France.
 
 J. Claretie, La Frontière.
 (Eugène Fasquelle, éditeur.)
 
 1. Intégrant : qui contribue à l'intégralité, l'état complet du 
				tout.
 2. Tudesque : germanique. Au figuré : rude, grossier.
 3. Annexion. : action de joindre, d'attacher. - Annexer un 
				territoire, une province : les rattacher à un État et cela sans 
				le consentement de leurs habitants.
 4. Stigmate : Marque que laisse une plaie. Autrefois : marque au 
				fer rouge. Au figuré : marque, trace honteuse : les stigmates du 
				vice.
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