Almanach des
gourmands: servant de guide dans les moyens de faire excellente
chere
Seconde année
Grimod de la Reynière
1805
Du Vin
« Il y a trop de vin dans ce monde pour dire la messe ; il n'y
en a point assez pour faire tourner les moulins : donc il faut
le boire ». C'est ainsi que s'exprimait fréquemment le procureur
d'une Abbaye de Chanoines réguliers, qui, pour leur gourmandise, étoient dignes d'être Bernardins ; et notre homme appuyoit
toujours ses conclusions d'un grand verre de vin, afin de
joindre l'exemple au précepte. On conviendra que tous les
prédicateurs ne font pas de même.
Plus on y réfléchit, et plus on voit combien cette réflexion
profonde et lumineuse cache un grand sens des paroles simples.
C'est un véritable apophtegme.
Le Vin est, selon beaucoup d'auteurs, le meilleur ami de
l'homme, lorsqu'on en use avec modération et son plus grand
ennemi si on le prend avec excès. C'est le compagnon de notre
vie, le consolateur de nos chagrins, l'ornement de notre
prospérité, la source principale de nos vraies sensations. Il
est le lait des vieillards, le baume des adultes, et le véhicule
des Gourmands. Le meilleur repas sans Vin est comme un bal sans
orchestre, comme un comédien sans rouge, ou comme un apothicaire
sans quinquina. Les premiers services de tout dîner sont en
général silencieux, moins encore parce qu'on s'occupe du soin de
garnir son estomac, que parce que les cordes du cerveau n'ont
pas encore été tendues par des libations généreuses. Chacun
s'observe et raisonne ses morceaux en silence ; mais dès que les
Vins fins ont commencé à couler dans les verres, et même avant
que la pétillant vin d'Aï ait fait sauter le bouchon qui le
retenoit captif, tous les coeurs s'ouvrent à la confiance, à
l'hilarité ; chacun perd sa gravité, votre voisin devient votre
ami ; les doux propos, les joyeuses réparties, les épanchements
tendres, annoncent la présence de l'aimable fils de Sémélé ; et
pour peu que l'Amphitryon ait le soin de servir graduellement
ses Vins, en finissant par les plus capiteux, la table n'offrira
bientôt plus qu'une réunion de bons frères et d'amis véritables.
Si quelques beautés aimables et indulgentes (ainsi que toutes
devraient l'être pour le plus grand avantage de la société)
assistent à ces joyeuses agapes, la scène sera plus intéressante
et plus vive encore ; mais leur présence contiendra les buveurs
dans les bornes de la simple hilarité. C'est surtout avec les
dames qu'un festin ne doit pas cesser d'être décent et ne jamais
dégénérer en orgie. Les coeurs auprès d'elles se dilatent ; les
têtes se montent, les imaginations se colorent, les langues se
délient, mais les sens doivent toujours rester tranquilles.
Malheur à l'homme qui, même au sein d'une douce ivresse,
oublieroit qu'une salle à manger n'est point un boudoir...
Les vrais Gourmands offrent ici des modèles de conduite, de
prudence et de retenue. Il est prouvé que le Vin a beaucoup
moins d'empire sur la tête de celui dont l'estomac est largement
pansé, que sur celle de l'homme prétendu sobre, qui n'a fait
qu'effleurer les plats ou dont les morceaux sont restés
presq'entiers sur son assiette. Le Gourmand ne craint donc pas
de s'abandonner à un vin Naturel et généreux, tel capiteux qu'il
puisse être, il l'emportera toujours de quatre bouteilles sur le
buveur sans appétit.
Ajoutons, que si les uns ont le Vin méchant, les autres
grossier, ceux-là triste, ceux-ci extravagant, le Gourmand l'a
toujours extrêmement tendre ; et comme l'on n'est jamais
Gourmand sans avoir beaucoup d'esprit, l'hilarité chez lui
donnera naissance çà des propos aimables, à des compliments
ingénieux, à des déclarations délicates. Les dames le savent
bien : aussi, lorsqu'elle sont maîtresse de choisir leur
couvert, nous avons remarqué qu'elles se place à table de
préférence auprès des Gourmands, parce qu'elle sont bien sûres
d'être intéressées, amusées, égayées, et que leur honneur n'y
court aucun risque : leurs oreilles pourront bien être
chatouillées, mais elles n'auront à endurer ni excoriations, ni
souillures, et tout le reste de leur personne sera dans une
sécurité parfaite. Il n'en seroit pas de même à côté de ces
buveurs d'eau à tête noire, convive sans esprit, mangeurs sans
appétit, Satyres sans retenue : il y a tout à craindre, et rien
à gagner dans le voisinage de tels hôtes.
Revenons à notre texte, et convenons, avec le Procureur des
Chanoines réguliers de Domêvre, que puisqu'il n'y a point assez
de Vin dans ce monde pour faire tourner les moulins, et qu'il y
en a trop pour dire la messe, il est absolument nécessaire de le
boire.
[...]
GASTRONOMIE
Charles Monselet
1874
Après la chute de l'Empire,
Grimod de la Reynière se retira au château de Villers-sur-Orge,
près de Longjumeau.
[...]
Les personnes qui ont été admises dans le château de
Villers-sur-Orge en ont rapporté des choses phénoménales.
C'était un château monté et machiné comme un théâtre ; après la
mort de Grimod, il fut acquis directement par M. Mesner, qui le
trouva
couvert d'inscriptions du haut en bas, en outre des curiosités
de toute sorte, des planchers tournants, des corridors secrets,
des observatoires dérobés et des tuyaux acoustiques, dont on
sait que l'auteur de l'Almanach des Gourmands, curieux et
mystificateur, aimait à s'entourer. Avant de procéder à des
réparations indispensables à une appropriation nouvelle, M.
Mesner voulut qu'on relevât ces inscriptions, témoignage
de la puérilité et de l'épicuréisme méthodique de son
prédécesseur. Une copie nous en a été obligeamment transmise.
[...]
Un corridor menait à la bibliothèque; dans ce corridor, la
fantaisie du propriétaire s'était donné carrière libre : l'oeil
était arrêté à chaque pas par les manifestations de sa joyeuse
doctrine. Nous copions ici au hasard : « Il vaut mieux se griser
avec du vin qu'avec de l'encre, cela n'est pas si noir. Signé ;
Badion, ancien bâtonnier de Saint-Dizier. » En voici une autre
du même goût : « Il y a trop de vin sur la terre pour dire la
messe, il n'y en a pas assez pour faire tourner les moulins ;
donc il faut le boire. (Conversation de M. Gabriel, ci-devant
chanoine régulier de la congrégation de N.-S. et procureur de
l'abbaye de Domèvre. Il était digne d'être général de l'ordre
des Bernardins.) »
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