1634
Désordre de l'Administration
L'année 1634 compte parmi les plus agitées et les plus sombre de
notre histoire lorraine.
Le 24 septembre 1633, Louis XIII et Richelieu avaient fait à
Nancy une entrée solennelle et menaçante. Ils avaient tenté de
mettre la main sur la personne du duc Charles IV. Parvenu à
s'échapper, le duc menait dans ses propres états une vie
d'aventurier, inquiétant par des surprises hardies, et partout
où il en trouvait l'occasion, tantôt les corps français qui se
répandaient par tout le pays, tantôt les bandes suédoises et
croates, qui, sous couleur d'alliance avec la France,
surprenaient les châteaux. et ravageaient les campagnes.
La ville de Blâmont avait un instant donné asile au duc Charles
IV, puis elle avait servi de quartier général à l'armée du
marquis de la Force, et à une partie de son artillerie. Le
château avait été gravement endommagé, le feu y avait pris,
d'urgence et sans attendre les formalités ordinaires, on avait
dû le réparer.
Pour comble de malheur, le châtelain Charles Thabouret était
mort, laissant des comptes en désordre et des dépenses arriérées
de l'année précédente. Désordre secondaire cependant, comparé à
celui qu'avait jeté dans l'administration du domaine, la
prodigalité fantasque du duc régnant.
Le Comté de Blâmont, que nous avons vu, une première fois, donné
à titre de douaire à la veuve du duc François, avait reçu au
profit de la veuve du duc Henry II, Marguerite dr Gonzague, une
destination analogue. Il semble même qu'une partie du domaine
ait été définitivement aliénée au profit de cette princesse.
Nous allons voir que, jusqu'à sa mort encore récente (2 février
1632) elle avait fait, au dépens de ses revenus, des largesses
énormes, et loué pour plusieurs années, souvent pour un prix
unique et payé d'avance, les droits les plus importants de la
seigneurie... Mais le fait qui peint le mieux la décadence et le
désarroi du malheureux duché, c'est l'abandon des usages si
réguliers et si méthodiques qui inspiraient comme nous l'avons
vu, la gestion des domaines sous le contrôle à la fois exact et
tolérant de la Chambre des Comptes. Le duc d'abord, les Français
ensuite, avaient substitué le système ruineux et oppressif de la
ferme, à la gestion directe du châtelain. De là, une diminution
considérable des recettes, que le compte trahit à chaque page.
« Ne se fait ici aucune recepte pour les rivières et ruisseaux,
d'autant qu'ils sont compris et accumulés dans l'admodiation
générale du domaine dudit Comté. »
La rivière de Barville « a été admodiée par feue l'Altesse de
Madame (qui soit en gIoire) à feu Nicolas Dufour, de son vivant
contrôleur en cette gruerie, pour neuf années commencées à la
Saint-Georges 1631, moyennant trois cents de truytes qu'il doit
rendre vives pour chacune d'icelles, pour le jour de Noël aux
viviers de la Malgrange...., non moindre que de trois quart de
pied, entre tête et queue ».
Le comptable encaissait autrefois pour le même objet vingt-sept
francs plus les vins.
« Il ne se fait ici aucune recette en derniers pour la
foresterie des bois de ce Comté, advenant que les villages....
n'ont pas voulu continuer à payer leurs redevances, en
considération que la plus grande partie d'iceux étaient essartés
et convertis en terres labourables..., ce que lesdits habitants
ayant été pressés d'en continuer le paiement, ils se seraient
adressés par requête à l'Altesse de madite darne, laquelle les
en aurait déchargés. »
En 1630 on avait traité pour 3 ans, avec un particulier pour
façonner et mettre en corde tous les bois tant faougs (fagus-hêtre)
chênes et sapins abattus et arrachés des vents, avec les arbres
sciés et couronnés pour conduire le tout à ses frais à la
fourchue-eau....
« Le fonds superficie de Ménarbois ayant été donné par l'Altesse
du feu duc Henry à feue l'Altesse de Madame, avec pouvoir d'en
user à son plus grand profit de quelque manière que bon lui
semblait, même de la vendre » il n'y a de ce chef aucune
recette.
« Aucune recette advenant du bois le Prévost. d'autant qu'il
aurait plu à son Altesse donner le fonds superficie au sieur de
Lanpugnon maître d'hôtel. »
De même pour le bois Le Comté « d'autant qu'il aurait été donné
par son Altesse à feue l'Altesse de Madame, pour en jouir et
disposer par vendage ou autrement.... »
L'étang d'Autrepierre a été laissé pour vingt-cinq ans aux
habitants, moyennant 500 francs. Celui de Blémerev a dé donné en
fonds au baron du Châtelet, maréchal de Lorraine, à charge de
rachat pour 6000 francs. - La superficie des Arrabois a été
donnée à l'Altesse de Madame, ainsi que le Buisson de Cirey.
« Les étangs avec leur cornées et rosats et dépendant scavoir
ceux de Vilvaucourt, Albe, Frison et Combray, auraient été
laissés à titre de gagière par l'Altesse du duc Charles, pour
42.850 francs. » Or, le spéculateur qui profitait de ce marché,
et qui peut-être l'avait conseillé, n'était autre que le
comptable lui-même, Charles Thabouret, dont la veuve a eu soin
de faire relater dans son compte, les principales clauses du
traité authentique où se révèle sans conteste le flair et
l'habileté d'un homme d'affaire consommé. Car moyennant l'avance
qu'il a faite à son souverain, Charles Thabouret jouira lui et
ses hoirs et ayant-cause de tous les produits des étangs, et en
outre de la moitié de toutes épaves, confiscations et amendes.
Le duc, il est vrai, en pourra faire le rachat quand il lui
plaira, mais toutefois pas avant l'expiration de 25 annees, à
charge de restituer lors du rachat, tout d'une fois, par une
seule main, ladite somme en bonnes espèces non moindres de douze
gros, selon le cours que lors elles auront aux pays de
l'obéissance de son Altesse ».
On voit par ces exemples, ce qu'étaient devenues les finances
ducales, dix ans après l'avènement du prodigue et inconséquent
Charles IV.
L'Occupation Française.
D'autres évènements, d'ordre plus général, avaient encore
aggravé la situation du Châtelain de Blâmont, en le plaçant en
face de difficultés nouvelles et de périls inattendus,
L'occupation militaire de la Lorraine n'était, dans la pensée de
Richelieu, que le prélude de la réunion définitive de ce pays à
la couronne de France. Aussi la main mise du vainqueur sur les
domaines du vaincu se poursuivait-elle avec une méthode
implacable, par une série de mesures qui portaient chaque jour
quelque nouvelle atteinte à la Constitution politique comme à
l'organisation financière et aux institutions féodales du duché.
Le 17 septembre de cette année 1634, était créé à Nancy un
Conseil souverain composé de 21 magistrats, qui prenaient la
place à la fois de la Cour souveraine et de la Chambre des
Comptes, et s'attribuaient « la connaissance de toutes affaires
civiles, criminelles, de police, de domaine, impositions, aides,
tailles, finances et autres, »
Tous les baillis, prévots, officiers de justice ou de finance,
durent prêter serment au roi de France, « comme à leur souverain
seigneur à cause de son duché et pays de Lorraine » et jurer de
lui obéir et à ses ministres et officiers, « ainsi que bons et
loyaux sujets doivent le faire ». La justice dut être rendue de
par sa Majesté le roi, et le nom de Louis XIII fut substitué à
celui de Charles IV, dans toutes les prières publiques.
On sait que beaucoup de gentilhommes se soumirent à ces actes
d'usurpation. C'est dans le peuple que la résistance essaya de
s'organiser; beaucoup de magistrats et d'officiers subalternes
de justice ou de finance firent de leur mieux pour éluder les
obligations et les actes de soumission qui blessaient leurs
sentiments patriotiques.
Nous ne savons pas au juste ce que fit notre Châtelain de
Blâmont, mais nous trouvons dans ses comptes de 1634 la trace
flagrante de ses perplexités et de son embarras. Il hésite à
affirmer que le domaine confié à son administration, appartient
encore à son Altesse le duc, puisqu'on l'a obligé à jurer
fidélité à sa Majesté le Roi. Alors il emploie tant qu'il peut
des périphrases pour éviter une affirmation compromettante, mais
quand il n'en trouve plus, il se résigne à mettre sa Majesté il
la place de son Altesse.
Ancienne vue de Blâmont
« La scie du sieur Vautrin, nouvellement érigée dans les bois de
Madame des Thons (?).... pour être l'eau de ladite scie par
indivis entre sa Majesté et ladite dame, il est obligé d'en
rendre par chacun an, un franc à cette gruerie. »
« Les habitants de Fromonville doivent un affouage appartenant
pour 1 /3 à sa Majesté, un tiers au seigneur de Turquestein, et
Cirey, l'autre au sieur Comte de Réchicomt. »
Voici un exemple curieux de la résistance passive opposée à la
domination française.
Dans les bois de Domèvre, village ou siège la grande abbaye,
maison mère de la Congrégation des Chanoines réguliers, et dont
l'abbé est seigneur haut-justicier, les habitants « ont tout
pouvoir de reprendre les mésusants.... dans lesquelles amendes
le sieur abbé y prend premièrement un tiers de cinq gros, et le
reste se partage en trois, dans lesquels ledit sieur abbé y
prend encore le tiers et les deux autres à sa Majesté, l'un
advenant de la conservation de Blâmont et l'autre de L'unéville
(sic) », Mais « il ne s'est fait aucune recepte desdites
amendes, pour n'y avoir eu rien d'ordonné sur le rapport du
sieur procureur fiscal...., ensuite du refus ou dilayement que
ledit sieur abbé fait de tenir les plaids-annaux au dit Domèvre
».
L'abbé de Domèvre, plus habile ou plus hardi que le Châtelain de
Blâmont, avait trouvé le moyen de manifester son opposition
patriotique: ii refusait ou du moins différait de rendre la
justice
L'embarras du comptable n'est pas moindre quand il s'agit pour
lui d'expliquer les dépenses considérables qu'il a fallu taire
l'our réparer en toute hâte le château, malmené à ce point que
les palissades qui entouraient ses fossés étaient rompues de
toutes parts, les toitures défoncées et les vitres brisées. Il
fallait colorer la véritable cause de ces dégâts, oeuvre du
vainqueur, ainsi que le gaspillage qui s'était introduit
partout, notamment dans les forêts.
Le comptable mentionne donc qu'il a donné « à Demange
Barbonville pour avoir tait une palissade d'environ 20 pieds au
bout du grand jardin, cinq francs; trois francs à Gérardin pour
avoir muré une porte et rebouché plusieurs trous aux murailles
du jardin; 8 gros à un particulier pour avoir refait la
palissade de dessus le fossé où les daims en sortaient. On avait
déjà fait en 1631 des dépenses pour « conserver et entretenir »
dans les fossés une harde de ces gracieux animaux dont les
courses égayaient le séjour des sombres forteresses féodales.
Il n'avait pas fallu moins de 42 chênes abattus à Bousson pour
la réfection des moulins saris compter ceux fournis « par
certains villages. qui les avaient pris dans leurs bois, pour se
redimer du charroy qu'ils étaient obligés ». On avait appelé du
monde au château « le jour de l'accident de feu y survenu, afin
de l'éteindre; on y avait établi et payé « un guet à la tour de
la cloche du château, pendant les plus grands troubles de la
guerre » et l'on avait fait apporter en diligence des armes au
château. 9.000 tuiles, coûtant 508 francs avaient été employées
à recouvrir les toitures. Enfin l'armée française avait coupé,
selon sa fantaisie, du bois dans les forêts. Pour en décharger
sa responsabilité, « le comptable remontre humblement, que
pendant trois semaines ou environ que M. le Marquis de la Force
logea à Blâmont au mois de novembre, an de ce coritroolle, avec
tout le quartier-général et Canon de l'armée qu'il commande pour
le service de sa Majesté; aucuns soldats et notamment ceux qui
commandaient à l'artillerie, se seraient autorisés d'envoyer
coupper quinze arbres faougs dans la forêt de la haie Vauthier,
partie desquels furent brûlés par dix bourgeois dudit Blâmont,
chez qui lesdits soldats étaient logés. »
Cette année 1634, nous met donc bien en présence des premiers
désordres causés en Lorraine par l'invasion française, On sait
les ravages qui suivirent, le sac du bourg de Saint-Nicolas, la
prise par trahison du château de Blâmont, sa démolition complète
en 1636, et les excès de toute sorte commis pendant trente ans.
« La Lorraine, dit le marquis de Beauvau dans ses mémoires, fut
inondée de toutes les bêtes dont parle l'apocalypse scavoir de
l'écume des nations polonaise, hongroise, bohémienne, allemande,
suédoise, lorraine, française, italienne et espagnole, à qui le
duc la laissa à l'abandon. »
« Ce furent le brigandage, la famine, la peste s'abattant à la
fois sur un pays riche et peuplé, en un mot toutes ces grandes
misères de la guerre que Callot a gravées de son burin immortel,
et qu'un moine de Saint-Avold tremblant au fond de son couvent
racontait dans une seule phrase qui résonne comme un son de
tocsin; on n'entend que vols, violements, brûlements,
saccagements (Mgr. Mathieu, ancien régime en Lorraine, p. 21).
1668
L'aide Saint-Remy
La paix des Pyrénées (1659) avait remis Charles IV en possession
de son duché. Toujours inconstant et fantasque, rigoureux sans
merci pour le peuple de ses domaines, qui avait, selon le dire
d'un contemporain, souffert le martyre pour lui, il cherchait à
refaire sa fortune, en frappant sur tous ses sujets, nobles ou
bourgeois, des impôts inconnus jusque-là, et hors de toute
proportion avec l'étal malheureux d'un pays livré depuis trente
ans à tous les ravages, à toutes les exactions.
Bien plus, en 1667, il faisait encore la guerre à son voisin
l'électeur palatin du Rhin, dont les territoires n'avaient pas
été plus ménagés que les siens.
Il fallait trouver de l'argent. Charles, au mois de novembre
1667, frappa d'un impôt extraordinaire tous ses sujets, mais
sans renoncer pour cela à l'impôt ordinaire et d'usage
immémorial, appelé aide Saint-Remy, qui était la seule taxe
annuelle perçue en Lorraine, avant l'invasion française.
C'est de l'assiette de cet impôt dans le Comté de Blâmont, que
le compte de 1668 nous donne tout d'abord le tableau minutieux.
Chaque paroisse fournissait le roole ou état nominatif de tous
ses habitants « signé des sieurs curés et gens de justice des
lieux, dressé en neuf chapitres », scavoir :
1° Les nobles et les ecclésiastiques;
2° Les fermiers du domaine ou de l'église, exempts par une
clause spéciale de leur bail ;
3° Les tabellions;
4° Les individus personnellement exemptés, soit à raison de
certaines fonctions, soit par faveur spéciale;
5° Les cultivateurs ou laboureurs, principaux contribuables;
6° Les manoeuvres et artisans;
7° Les veufs;
8° Les célibataires;
9° Les mendiants;
Ce dénombrement de la population du Comté de Blâmont, ou pour
mieux dire, de ce qu'il en subsistait, après trente ans de
désastres, est un tableau navrant.
Blâmont avait compté à la fin du XVIe siècle 934 ménages; nous
n'en trouvons plus que 108, dont 51 sont plus ou moins exemptés
de l'impôt.
La population s'est réduite à ce point, que de trois fours
banaux, nécessaires autrefois pour assurer la subsistance de
cette nombreuse population, on n'en a reconstruit qu'un seul; «
les deux autres sont entièrement ruinés, et quand bien même ils
seraient réparés, ils ne rapporteraient rien attendu que celui
de la ville est suffisant pour servir encore longtemps au
public. »
Le premier rang sur la liste des exempts appartient comme ce
droit aux ecclésiastiques.
« Audit Blâmont, il y a une église collégiale, qui aurait été
incendiée pendant les guerres dernières en 1636, avec les
maisons ou dépendances où résidaient les chanoines. Néantmoins
ladite église étant reconstruite depuis deux ans par messire
Erard Mandeguère, prévot des chanoines, qui sert de curé audit
Blâmont, ny ayant autres ecclésiastiques » sinon 8 pères
capucins et 7 religieuses de la congrégation Notre-Dame.
On reconstruisait lentement et péniblement cette église ruinée
depuis trente ans, en profitant de toutes les ressources, même
d'une allocation de 45 francs que, de toute ancienneté. le duc
faisait à l'église pour subvenir au luminaire de la paroisse,
mais qu'on employait aux réparations de l'église brûlée.
« Le marguillier de ladite église a droit de prendre pour
chacune année, 1 franc pour sonner la cloche de 6 heures, chacun
jour de ladite année, mais comme il n'y a plus de marguillier
établi, le comptable rapporte ici néant. »
Viennent ensuite les nobles ou soi-disant tels: M. Jean de Spolt,
colonel de cavalerie, commandant du Comté, qui touchait 400
francs pour ses gages et 200 francs « qu'il a plu à son Altesse
lui allouer pour pension » - sa fille, femme d'un lieutenant de
cavalerie au service du duc.
Massu, prévôt et maître eschevin, noble.
Dominique. Thabouret, châtelain, résidant au château avec sa
mère, noble damoiselle Elisabeth Fournier, veuve du précédent
châtelain, Charles Thabouret, celui que nous avons vu en 1634
prêter 42.820 livres au duc anobli
peut-être à raison de ce service rendu.
Sont affranchis de l'impôt, sauf de la cotte personnelle de deux
francs, et cela par l'effet d'une clause de leur bail, le
fermier du gagnage de son Altesse, les fermiers des moulins, le
fournier du four banal.
Le chapitre III est consacré aux tabellions. Il y en avait trois
(comme aujourd'hui) payant chacun quatre francs d'imposition:
Dominique Barbier, qui cumulait avec sa charge, celle de fermier
du domaine, et d'entrepreneur des bois pour la recette des sels
des salines de Rozières.
François Vincent, qui était en même temps substitut du procureur
fiscal.
et Charles Vautrin.
Sont encore exempts: Collenot, receveur du domaine, mais
actuellement au service du duc, dans sa compagnie de
Chevau-légers. - Varinot, commissaire des domaines et gruerie. -
Serrurier, sergent du domaine, le magasinier du sel, le maître
de poste, le régent ou maître d'école, les deux pâtres, le maire
« à cause de son office » et les ménages de sept cavaliers
servant dans les troupes de son Altesse.
Toutes ces éliminations faites, il restait à répartir les 91
francs et trois gros imposés à la ville, sur les quatre
dernières classes de contribuables.
Or, nous trouvons seulement 9 cultivateurs. Le plus important,
Nicolas Lottinger, tavernier faisant une charrue, a déclaré
avoir ensemencé quelque dix-huit jours de terre, soit sur son
fonds, soit sur des terres des Jésuites, et d'une sienne tante
qu'il at à Paris. Il est cotiisé à 6 francs.
Les manoeuvres et artisans au nombre de 32 paient trois francs au
maximum. Dans cette catégorie figurent:
Lin chirurgien, un maréchal-ferrant, deux serruriers, trois
taverniers, deux bouchers, un menuisier, un charron, un mercier,
quatre cordonniers, trois tailleurs, sept tisserands, deux
maçons.
Si l'on ajoute à cette nomenclature sept veuves « filant la
quenouille », un jeune homme « qui va sa journée ne tenant
mesnage et ne faisant aucun autre trafique que de manouvrier »,
un étranger, trois filles au nombre desquelles « ]eannon de
Brouville, fille dévotte qui ne fait aucun trafique » et huit
mendiants, on aura dressé la liste intégrale de toute cette
population décimée.
On peut juger par l'état de la ville, de ce que devaient être
les villages. Le plus petit, Chazelles, ne comprenait plus que
deux laboureurs, deux manoeuvres, et deux femmes de cavaliers au
service du duc, exemptes pour ce motif, sa quote part était de
cinq francs. C'était donc un village entièrement dépeuplé, comme
on peut d'ailleurs s'en rendre compte par cette mention: « Il y
a une maison de condition franche, laquelle est à présent à
masure et ruine, n'y restant plus que la tour ou soulait (solebat)
estre un colombier qui est encore en très mauvais état. »
Toutes les maisons seigneuriales, à de rares exceptions près
avaient été ruinées. Il en reste une à Fromonville, une à Igney,
une à Halloville « qui était franche avant d'être ruinée » enfin
le château de Barbas où résidait « le sieur jean Mauljean,
écuyer seigneur de Montreux. »
Douze prêtres, y compris les chanoines de Domèvre plus le père
d'Yxport, cordelier, demeurant dans l'ermitage de La Maix, Comté
de Salm, desservaient plus ou moins les paroisses du Comté. On
n'y trouvait certainement pas plus de soixante-dix cultivateurs,
dont beaucoup « ne faisant qu'une bien petite charrue ».
Le chapitre des mendiants est une triste peinture de la misère
qui régnait partout.
C'est Christine, veuve, aveugle et réduite à la mendicité, sans
aucun trafique; Marguerite, veuve d'un cavalier mort au service
de son Altesse, et qui ne vit que par sa fille; - un vieux homme
mendiant lorsqu'il tombe du mal caduc, - un estropié et un vieux
caduque et sourd, affranchi par la communauté par charité, etc.,
etc.
LA MISÈRE
En face de tant de misères, il ne faut pas croire que le fisc
abandonnât ses droits. Il avait été tait injonction au comptable
de saisir les terres abandonnées ou confisquées pour défaut de
reprises (c'est-à-dire de paiement des droits de succession).
Mais on s'était heurté à un obstacle insurmontable. Bien loin de
pouvoir reconnaître chaque domaine particulier, on ne pouvait
même plus retrouver l'ancien périmètre des Communes. Les anciens
des villages, convoqués à cet effet avaient déclaré « leur être
impossible d'y pouvoir satisfaire exactement, attendu qu'avant
les guerres ils étaient jeunes hommes, lesquels comme ils ne
prenaient pas garde après les biens d'autrui, à grand peine
pourraient-ils reconnaître pour la plupart ce qui leur
appartient, ce qui a obligé le comptable avec' son commissaire,
de commencer à reconnaître les finaiges; mais comme c'est un
ouvrage d'un grand travail, et que l'on n'y peut vacquer qu'au
printemps, avant que les grains et les herbes fussent grandes,
et après les semailles, il n'en rapportent aucune chose au
présent compte, remettant au compte suivant de faire veoir
l'état de leur travail, qui sera un gros volume et fort enflé ».
Le nombre des terres abandonnées était énorme, on les affermait
moyennant « quelque redevance au domaine» ou on les mettait en
vente. C'étaient généralement les établissements religieux, soit
la Collégiale ou l'hôpital de Blâmont, soit l'abbaye de Domèvre
qui les achetaient à vil prix, sauf à les restituer aux
héritiers de leurs anciens propriétaires s'ils venaient à
reparaître.
« Le révérend père abbé et religieux de Domèvre n'ont fait
argent que de cinq ou six places de maisons masures, aussi
environ de cinquante à soixante jours tant de terres labourables
que prés, que les sieurs R. P. se seraient fait adjuger par
autorité de justice, provenant de plusieurs successions
abandonnées à cause des dettes, qu'ils auraient été contraints
de faire adjuger pour tirer paye des sommes de deniers qui leur
étaient dues; lesquelles places masures et autres immeubles se
retirent journellement par les lignagers, partant ledit abbé dit
n'être obligé de les amortir. » On voit en effet que la
puissante abbaye de Domèvre, bien que réduite à cinq religieux
et quatre frères. s'efforçait de réparer les ruines du pays en y
attirant de nouveaux habitants. Le Compte de 1668 ne mentionne
pas moins de six nouveaux ménages installés dans ce village, et
pour ce motif exempts d'impôt pendant un an. Il faut ajouter que
Domèvre avait été moins malmené que les autres villages,
peut-être à cause de la présence des religieux, et des hautes
relations de leur abbé. Car on y voit encore dix-huit laboureurs
et 16 manouvriers, outre le nombreux personnel de l'abbaye,
portier, thuillier, vigneron, berger, meunier, gérant du four
banal, garennier, etc.
Mais cette situation privilégiée est tout exceptionnelle. Tous
les autres villages se trouvaient, à peu de chose près dans la
situation de Chazelles que nous avons cité plus haut. Aux
désastres des guerres s'étaient ajoutés les vides faits par les
levées d'hommes, qui volontairement ou par force, suivaient la
fortune de leur duc, guerroyant en ce moment en Allemagne. Nous
trouvons 28 ménages exemptés pour ce motif, leur chef, servant
soit dans les gardes, soit dans les Chevau-légers, soit « dans
la Compagnie du sieur Thomassin. » Nicolas Guillaume, soldat à
Lunéville, avait été envoyé aux galères, sans doute après la
prise de cette ville en 1638. Rendu à la liberté lors de la Paix
de Pyrénées, il s'était retiré à Donjevin, et le duc l'avait
affranchi de tout impôt.
Les impôts de création récente, c'est-à-dire, soit les droits
fiscaux établis par la France, soit les taxes inconnues
jusque-là, que Charles IV avait superposées à l'antique Aide St-Rerny
atteignaient donc en 1668 une population décimée et ruinée.
Or, cette année même, le Comptable de Blâmant encaissait 3455
francs 4 gros, 5 deniers, soit un tiers de plus qu'aux beaux
jours de l'administration de Charles III.
Le Domaine était affermé pour 3000 francs, - des taxes
nouvelles, importation française, produisaient sous la rubrique
« greffes, sceau et autres casualités » une somme de 109 francs
moins quelques frais. - L'Aide St-Remy avait rapporté 365
francs.
Les dépenses au contraire diminuaient. Il est vrai qu'il n'y
avait plus de château à réparer, puisqu'il était
irrémédiablement détruit, plus d'étangs à entretenir, puisqu'ils
étaient compris dans la ferme générale du domaine. Mais à part
45 francs payés au prévot des chanoines et il lui due « de
fondation ancienne » et soixante francs affectés au luminaire de
la paroisse, et qu'on employait, comme nous l'avons vu, à
avancer la reconstruction de l'Eglise, il n'est fait mention
d'aucune dépense d'intérêt général, d'aucune subvention pour
aider le pays à réparer ses ruines. On ne dépense en cette année
1668, que seize cent trente trois francs; dont 800 pour les
seuls appointements du Colonel de Spolt, gouverneur du Comté;
trois cents pour ceux du prévost, deux cents pour ceux du
receveur, cent francs pour ceux du procureur fiscal. Le reste
représente pour partie la dépense d'entretien d'un corps de
troupe qui a stationné quelque temps dans le pays sous les
ordres du prince de Vaudemont, et pour lequel il a fallu « faire
du pain de munition » ; et le reste les frais des nombreux
voyages des messagers de son altesse, allant et venant pour
apporter à Blâmont les ordres impératifs et souvent
contradictoires du duc en quête d'argent.
Six francs au messager Lafontaine qui a apporté l'ordre de
publier la mise en adjudication des grands moulins et du moulin
St-Thiébaut à Nancy, - deux francs au même pour avoir apporté
l'ordre de surseoir à la levée du don gratuit. - Six francs à
l'huissier qui a apporté l'ordre de lever l'aide Saint-Rerny ;
six francs à Lafontaine qui a apporté au comptable l'ordre de
venir rendre son compte. Encore six francs pour « avoir apporté
aux maires, l'ordre d'avertir s'il y a quelqu'un autre que son
altesse qui prétendent être seigneurs haut justiciers dans leurs
villages. » - Douze francs au sergent qui a mis en demeure un
vassal récalcitrant de faire « ses devoirs et reprises dans les
40 jours. » - Dix francs pour la descente des gens de justice
sur ce fief.
Tous ces détails peignent l'âpreté avec laquelle Charles IV
traitait ses malheureux sujets, et l'on peut dire qu'ils
corroborent chacun des traits par lesquels un contemporain, le
Marquis de Beauvau, a signalé et flétri la conduite de son
maître, à cette époque même d'un règne aussi agité que
désastreux.
« Le duc..., ne songea plus à rien qu'à rétablir ses revenus,
qu'à amasser de l'argent par de nouveaux impôts sur son peuple,
jusque-là inconnus en Lorraine, qu'à remplir ses coffres, vivant
plus en homme privé qu'en prince, afin d'éviter la dépense, et à
tourmenter tous ceux qui tenaient son domaine engagé, pour le
réunir à sa Couronne, sans en rembourser le prix (1). »
C'est ainsi que, avec le dernier compte du manuscrit, il nous
faut clore cette simple notice, sur la triste impression que
laisse une fois de plus, mais invinciblement, le spectacle
pourtant bien connu de tant de misères aggravées, comme à
plaisir par la dureté et l'égoïsme du souverain qui en porte
devant l'histoire la responsabilité et la honte.
Il semble avoir tout rait pour vouer son pays à une déchéance
définitive.
Et pourtant, comme on l'a dit excellemment: « Tout fut ruiné,
épuisé, hormis la patience de cette bonne terre (2). »
Le pays lorrain s'est relevé, en effet, non pas seulement au
commencement du XVIIIe siècle, sous le gouvernement avisé de
Léopold, mais dès le dernier tiers du XVIIe.
Le fait en lui-même est attesté par le nombre déjà considérable
de maisons qui, dans les environs de Blâmont, notamment, se sont
élevées à cette époque. La date de leur construction, flanquée
des initiales des constructeurs, s'y étale au fronton d'une
porte massive, dont les pilastres sont faits de trois moulures
profondes, d'aspect robuste, représentant un type très
particulier, qui ne manque ni d'originalité ni de style, et
qu'accompagnent souvent des sculptures intéressantes, témoignage
d'une réelle recherche de goût et d'élégance, en même temps que
d'un retour à la confiance et à l'aisance.
Puisque le souverain d'alors menait à l'égard de ses peuples,
une conduite « capable de dégouter toute autre nation que la
Lorraine »; il faut bien reconnaître que c'est d'elle même, de
son énergie propre et de sa vitalité séculaire que la Lorraine,
cette fois déjà, avait su faire jaillir l'effort patriotique et
réparateur.
12 Mars 1904.
(1) Mémoires du Marquis de de Beauvau, édition de Cologne 16-8,
page 267.
(2) Maurice Barrès, pages lorraines p. 203
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