Notice sur les
Châtelains de Blâmont
par E. A.
Docteur en droit
Associé correspondant de l'Académie de Stanislas
E. Bastien, Libraire-Éditeur
Lunéville
Notice
La bibliothèque du Comice agricole de Lunéville renferme un
manuscrit vénérable, qui, sans être dépourvu de tout intérêt au
point de vue agricole, serait cependant mieux à sa place dans
une collection d'ouvrages historiques.
Ce sont les comptes que les Châtelains du Comté de Blâmont ont
dressés et soumis à l'approbation de la Chambre des Comptes de
Lorraine, à l'appui de leur gestion au cours des années
1604-1612-1634 et 1668.
La lecture en est parfois difficile; car les abréviations et
signes conventionnels rendent notamment certains noms propres à
peu près indéchiffrables. Elle est fastidieuse aussi, il faut le
dire, à cause de la multiplicité des détails de même nature dont
beaucoup sont d'un mince intérêt. Ce manuscrit appartenait à M.
R. C..., propriétaire du domaine des Sallières (près de Blâmont)
pour lequel il avait un intérêt spécial, car on y trouve
relatées les origines de cette propriété fort ancienne,
circonstance heureuse qui l'a soustrait à une destruction
certaine.
Si, après s'être préalablement résigné à quelques déceptions,
l'on veut s'imposer la tâche de lire jusqu'au bout ces pages
jaunies, on ne tarde pas à voir la plupart de leurs lignes
arides et sèches s'animer en quelque sorte à la lumière des
faits historiques, et se parer, malgré l'étroitesse du cadre, de
tout le charme d'une peinture archaïque, naïve et colorée. Les
détails, menus en apparence, mais nombreux et piquants,
environnent les faits généraux, et bien connus auxquels ils se
rattachent, d'une atmosphère de réalité vivante, et l'on y sent,
prise sur le vif, l'empreinte qu'ont laissée sur le sol et dans
la vie journalière du peuple, les institutions et les tragiques
évènements de cette époque.
Impression plutôt douloureuse. Les premiers comptes, ceux de
1604 et 1612, rendent témoignage de la prospérité des pays
lorrains, aux beaux jours de leur indépendance, quatre ans avant
la mort du plus grand de nos ducs, Charles III, et quatre ans
après l'avènement de Henry II digne héritier des traditions
politiques et administratives de son père. Mais le compte de
1634 nous dépeint en des détails navrants, la confusion et le
désarroi qui firent cortège à la première invasion française
(septembre 1633). Les traces de l'attaque et de la prise du
Château de Blâmont prélude de sa destruction totale deux ans
après, y apparaissent à chaque page, trahissant et expliquant
l'embarras du comptable, pris entre ses sentiments de fidélité
au duc son maître, et les exigences brutales des envahisseurs.
Quant au compte de 1668, il n'est autre chose que le relevé
général des ruines matériel les et financières accumulées sur le
pays par trente ans de ravages, et un lugubre recensement des
débris d'une population décimée par la peste et la guerre.
Est-ce le hasard qui a réuni sous le même parchemin ces quatre
documents, qu'aucun lien logique ne semble relier l'un à
l'autre, puisqu'ijs s'échelonnent au contraire à intervalles
inégaux, sur une période de 64 ans ? Ou bien est-ce la piété de
quelque lorrain patriote qui, de la poudre des archives, a voulu
extraire comme un faisceau de jalons authentiques, propres à
disputer à l'oubli les étapes successives par lesquelles son
pays s'est acheminé vers la ruine ?
Quoi qu'il en soit, on ne pouvait guère, parmi des documents de
ce genre, faire un choix plus judicieux pour marquer les
principales phases de la décadence du duché de Lorraine au 17e
siècle, C'est cet intérêt de contraste, qu'il soit voulu ou
fortuit, qui nous semble se dégager de la lecture du manuscrit;
en même temps que cette saveur spéciale, ce parfum de terroir,
fait des naïvetés du style et des incorrections de l'orthographe
dont se grisent volontiers les fervents du culte de la terre
lorraine.
1604-1612
Le Château de Blamont
Le duc de Lorraine avait acquis le Comté
de Blâmont en 1503. C'était un beau domaine en ce sens qu'il
renfermait fort peu de seigneuries particulières, et que dans
les 15 localités qui le composaient, le duc était, selon
l'expression du temps « seigneur haut justicier, moyen et bas,
sans part ni portion d'autrui ».
Le Châtelain de Blâmont, conservateur et régisseur, mais non
commandant militaire de la forteresse, était responsable du
mobilier, de la vaisselle et des munitions de guerre renfermées
dans le château. Il nous en donne de curieux et minutieux
inventaires. Il était en même temps gruyer, c' est-à-dire
agent-forestier du Comté, ce qui nous permet de tirer de ses
comptes la liste complète de toutes les forêts, de toutes les
fourrières, de tous les étangs, de toutes les scieries qui
appartenaient au duc ; d'y trouver la somme des produits qu'on
pouvait y recueillir en bois de chauffage ou de charpente, en
céréales, pois et fèves, sans omettre le poivre et le gingembre,
et enfin de reconstituer les grandes pêches annuelles, qui
duraient plusieurs semaines, et pendant lesquelles avait lieu la
vente du poisson, principale source des revenus du domaine.
Blâmont avait été pendant quelques années (1552-1559) la
résidence de la duchesse douairière de Lorraine, Christine de
Danemark, veuve du duc François, et mère du duc régnant Charles
Ill. Christine de Danemark était une très glande princesse et
une femme supérieure. Elle avait, comme régente du duché,
pendant la minorité de son fils, fait preuve d'une grande
énergie et lutté de son mieux contre les empiètements de la
France. Mais elle avait contre elle d'être la nièce de
Charles-Quint, c'est-à-dire soupçonnée de ménager en Lorraine
l'influence allemande. Le roi de France, Henry II avait, par un
abus criant de sa force, retiré à Christine la régence du duché,
et mis la main sur le jeune duc qu'il fit élever à sa Cour.
C'est sous le coup de cette double humiliation, que la duchesse
était venue se retirer à Blâmont. Le Château avait donc été
meublé comme il convenait pour le séjour d'une si grande
princesse. Elle le quitta, et y revint plusieurs fois, jusqu'à
sa mort qui survint en 1590, et nous allons voir que quatorze
ans après, en 1604, Blâmont était encore tout rempli de son
souvenir. Toutefois après elle, le Château éprouvé déjà lors de
l'attaque de l'armée protestante en 1587, était resté la plupart
du temps inhabité. Il servait de gîte momentané, soit au duc,
soit à de grands personnages qui traversaient la Lorraine. En
1595, on l'avait aménagé pour recevoir le prince Maximilien de
Bavière, lorsqu'il vint, en grand équipage célébrer ses
fiançailles avec la princesse Elisabeth. Mais en dehors de ces
circonstances, il semble que le Château ait été quelque peu
abandonné. Il avait été démuni de son artillerie, et l'on avait
serré dans des coffres les tapisseries, les tentures et autres
objets de valeur qui avalent servi à la duchesse. Malgré ces
précautions, le temps et « les artisons » faisaient leur oeuvre.
LE MOBILIER
Les deux inventaires de 1604 et de 1612,
identiques sur ce point, énoncent que « à la chambre étant au
bout de la salle en bas. à main droite en entrant au Château,
appelée communément chambre de la chapelle, est trouve ce qui
suit: en un coffre bahut, appelé garde-robe, couvert de cuir
noir, bien vieil et bien cassé, barré néanmoins de fer, cinq
douzaines et 3 linaux de lin, toile de Flandre.... les deux
meilleures douzaines furent envoyées à Nancy pour les fêtes de
noces de Monseigneur le duc Maximilien de Bavière, comme appert
par le mandement de son altesse au compte de l'année 95 ».
« .... Cinq autres couverts de taffetas violet changeant, ledit
taffetas est tout rompu et deschiré par le dessous, et
néantmoins serait été racommodé pour la venue de Monseigneur le
duc de Baviere..... »
Au cours de cette très longue énumération on trouve encore «
onze gros lits de plume, couverts de Cutty de Flandre tous bons,
cinq desquels y a quelques petites pièces », vingt paillasses,
vingt-cinq mantes de laine rouge, dont plusieurs « fort vieilles
et toutes percées et mangées des artisons, desquelles n'y a
moins l'on pouvait (se) servir ».
Quelques-uns des objets ayant meublé plus spécialement les
appartements particuliers de la duchesse Christine (à laquelle à
raison de ses prétentions au trône de Danemark, on donnait le
titre de Majesté) témoignent d'une richesse vraiment princière:
« Deux grands rideaux de drap rouge, desquels sa Majesté se
servait à mettre à l'entour de son lit... iceux étant bons...
Cinq autres petits de même drap, cinq ciels de lit d'escarlatte
rouge à quatre pantes, le fond et docier aussi escarlatte,
doublés du devant et au pied de crespine d'or.... Trois rideaux
de mesme escarlatte servant au même lit, celui du devant et du
pied garnis de frangettes d'or... La couverte de lit est de même
escarlatte doublé d'une toile incarnate..... Ladite couverte
néantrnoins fut prise et dérobée lorsque M. le Cardinal de
Lorraine retourna la première fois de Saverne, avec d'autres
meubles appartenant au Châtelain.... Un autre ciel de lit plat
de damas cramoisi, doublé d'une toilette incarnate... frangettes
de soie cramoisie, couverte de crespine d'or dedans et dehors,
et docier de même damas... garni de frangettes d'or et de
soie.... Un autre lit à l'impériale, de gros drap bleu, ayant
des franges de même laine, six pavillons de serge, trois tappis
de drap vert, quatre couvertes de velours noire, etc.
Viennent ensuite les tapisseries qui décoraient les murs des
appartements: « 38 pièces de tapisseries de diverses fassons de
cuir d'or d'Espagne, mais vieilles et rompues en plusieurs
lieus, deux desquelles sont coupées mêmement en deux pièces. -
Deux grands tappis de Turquie, d une litière de velours noir,
doublé de sattin cramoisi, avec une petite broderie de fillet
d'or par dessus, ledit velours et sattin n'étant nullement usé.
»
Cette litière fort somptueuse ayant été réclamée par la
princesse Dorothée de Lorraine, Duchesse de Brunswick, son
frère, le duc Charles III avait ordonné qu'elle fut « menée et
conduite au lieu de Nancy, et illec délivrée à madame la
duchesse, parceque madite dame disait lui appartenir.»
Dans la salle correspondant à la première, c'est-à-dire « en bas
entrant au Château à main gauche » on avait rassemblé la
vaisselle; 45 grands plats d'étain « neufs et entiers marqués
aux armes de feue sa majesté », 89 petits plats, 44 assiettes la
plupart « toutes neuves », 16 sallières d'étain, « 16 pots de
chambre d'estaing marqués au fond des armes de feue sa majesté »
32 chandeliers de cuivre ou d'étain etc. sans parler de 34 plats
de fer blanc « tout rompus et enrouillés ».
Les meubles de bois étaient restés disséminés dans toutes les
chambres. « Ils ne sont icy spécifié les lieux où ils sont,
d'autant que le Châtelain ni autre n'ont su dire les noms de la
chambre» 34 escabeaux, 13 dressoirs de cuisine, 85 bancs tant
grands que petits, 15 crédances de chêne « aucunes étant faites
en formes de buffet », 13 couchettes de sapin, 18 chassits de
chêne, 44 tables de sapin dont huit dans le dongeon (donjon), 56
grands chandeliers de bois, couverts de feuilles d'argent, enfin
2 grands bouges « ès cassemattes dudit château »,
Tout ce mobilier, évidemment à l'usage des gens de la suite et
des soldats, contraste par sa simplicité avec la richesse des
meubles réservés à la duchesse. On sent que depuis sa mort, les
objets de valeur ont été pour la plupart enlevés, et le
comptable réitère d'ailleurs ses plaintes et doléances à ce
sujet, en 1612 non moins qu'en 1604.
« Remontrant humblement que combien qu'il soit, comme du passé,
tait inventaire de tous les meubles qui étaient par ci-devant au
château, ci est-ce que la plus grande partie et les plus
apparents et meilleurs d'iceux sont été envoyés à Nancy... qui
est l'occasion que ledit remontrant prie très humblement l'en
décharger. »
L'ARSENAL
Si l'on avait dégarni les appartements, on
avait non moins largement puisé dans les magasins d'armes et de
munitions.
Le comptable remontre, en effet, que le 26 d'août 1591, suivant
le commandement de Monseigneur le Cardinal général lors au pays,
en l'absence de son altesse, on avait envoyé à Lunéville « huit
pièces de campagne de fer forgé et montées sur roues avec 39
douzaines et dix balles de plomb, faict la plus grande partie
avec des carreaux de fer enclos en icelles...., 7 petits essieux
servant à les mener par pays, 7 petits coffres ferrés pour
mettre balles, 6 moules à faire balles, etc., etc. »
L'année 1591 avait été en effet, l'une des plus critiques du
règne de Charles Ill. Le danger d'une invasion française dans le
Barrois, et d'une attaque des bandes allemandes levées pour le
compte du roi de Navarre, avait obligé le duc à prendre en
personne le commandement de ses troupes. C'est alors qu'il avait
confié à son fils le célèbre Cardinal de Lorraine, les fonctions
de lieutenant-général. C'est à ces graves évènements que se
rattache la mise en défense de Lunéville au moyen de
l'artillerie prise dans les places secondaires, notamment à
Blâmont.
(Voir Digot, t. IV, p. 274)
Depuis lors, il ne restait plus, pour la défense de ce château,
aucun canon, mais seulement 45 harquebuses à crocq, soit en ter,
soit en bronze; 28 à mèche « pour soldat à pied », plus trois
petites pour tirer en parade, enfin 921 livres de poudre, 238
livres de plomb, 92 livres de mèches... et « quatre hallebardes
sur lesquelles sont gravées les armoiries de feue sa Majesté de
Danemark, qui servent à ceux qui font la garde du château ».
La garde du château était assurée par des levées de paysans, qui
formaient quatre guets permanents. Après la mort de la duchesse
Christine, le sieur de St-Balmont, gouverneur, avait « mis
dehors les quatre guets du château », mais ils avaient été
rétablis en 1602, et l'on avait fait revivre: l'ancienne
redevance féodale qui en assurait le recrutement. « S'il y a
quelques jeunes hommes des villages de la Comté, qui ait désobéi
au commandement du maire du lieu, quand il est commandé de se
venir présenter au château dudit Blamont, le lendemain de la
nativité de Notre Seigneur, qui est le jour que. tous les jeunes
hommes des villages y sont assemblés, que le châtelain a
accoutumé de faire le choix et élection des guets qui se
choisissent par chacun an pour la garde ordinaire dudit château
» celui qui sera reconnu avoir désobéi, sera « multé » de 25
francs d'amende.
Cette garnison consommait, 36 resaulx de blé, un resal de pois
et fèves, cinq francs et 10 gros de chandelle, plus le
chauffage. C'était d'ailleurs, la principale dépense d'intérêt
public qui grevait les revenus du domaine, outre les gages des
officiers.
LES FONCTIONNAIRES
Le châtelain recevait cinquante francs en
argent, douze resaulx de blé et autant d'avoine. Il était logé
au château et bien chauffé, car « le chauffage du châtelain se
prend ordnairement à la Haie-Vauthier, scavoir tant en bois de
fagottage qu'en bois de corde, estant les habitants de villages
de Fromonville, Repaix, Antrepierre et Barbas,.attenus et
obligés de rendre par chacun an ledit bois audit château par
corvée; que chacune charrue payant rente à son Altesse est
obligée de faire un charroi avec quatre chevaux seulement, à
chacune haute fête de l'année, comme à Pâques, la Pentecôte, la
Toussaint et Noël, et ledit châtelain est obligé de leur payer à
ses frais leurs droits, scavoir deux miches à chacun, et la
miche pouvant valoir 8 deniers ».
C'était quinze ou seize voitures à quatre chevaux ; (16 en 1612
- 15 en 1604).
Comme, gruyer, le châtelain touchait en outre 3 francs, comme
gouverneur des étangs 16 francs plus 4 francs « pour ses
houzeaux ». On dépensait d'ailleurs cinq francs pour « la
graisse et le rabillage » des houzeaux de tous les valets
d'étangs.
Outre ses gagèe, le châtelain prélevait trente gros (2 fr. 50)
pour le papier et parchemin du compte qu'il dressait chaque
année; et comme il était tenu de faire avec son contrôleur le
voyage de Nancy, pour présenter et « faire ouïr» son compte à la
Cour, et d'y séjourner en attendant l'approbation, il avait
droit pour ce déplacement à 50 francs.
II avait d'ailleurs grand soin de porter en compte toutes ses
dépenses.
« Dépenses faites par le châtelain, contrôleur et les forestier,
recueillant les deniers de la foresterie avec les grains, 11
francs 6 gros. »
Quand il lui arrivait d'abuser quelques peu, la Chambre des
Comptes le rappelait paternellement à la modération: « Voyage du
comptable pour visiter et marquer les coupes, trente-quatre
francs. »
On lit en marge:
« Alloué pour cette fois, et ne soit plus fait semblable
dépense, attendu qu'il est du devoir des comptables de faire
leurs visites et voyages à leurs frais. »
La liste des fonctionnaires du Comté est assez brève. En dehors
du châtelain et de son contrôleur, nous ne voyons figurer que le
garde des « hauts-bois des montagnes » et les deux forestiers du
plat pays, recevant chacun dix francs en argent, et une part
dans les amendes des délinquants.
Mais la duchesse Christine avait, de son vivant, distribué bien
des largesses autour d'elle, sous forme de rentes viagères, qui
continuaient à grever les finances du Comté: « deux cent
vingt-cinq francs à Marguerite Celée, veuve de feu Thomas
Guégitirna (?) prévôt et receveur de Blâmont. qu'il a plu à feue
sa Majesté lui octroyer en faveur de mariage.
« Cent francs à Meshille Obry, veuve de Francisque Brusauilles,
vivant châtelain et gruyer.
« Trois cents francs, qu'il a plu à sa Majesté, octroyer à ce
comptable, en considération et récompense de vingt-cinq ans
qu'il il été à son service et suite ordinaire. »
Ces gratifications paraissent fort généreuses, si on les compare
à la modicité des appointements ordinaires. II semble bien
d'ailleurs, comme nous le verrons plus loin que la famille
Thabouret héréditairement titulaire de la charge de châtelain,
s'y soit enrichie.
Carte ancienne du Pays de Blâmont
Les Dépenses du Domaine
Les réparations annuelles faites au
château, absorbaient une très grande partie des revenus du
domaine. Elles sont expliquées avec grands détails, et
fournissent une foule de renseignements sur les agencements
intérieurs du château, le mode de construction, les prétentions
des ouvriers: je cite au hasard:
« Nicolas et ses compagnons massons ont fourni, taillé et assis
dix marches de pierre de taille au-dessus de l'échelle que l'on
monte pour aller à la tour du sénéchal. » Le s charpentiers ont
fourni une crèche de soixante pieds (20 mètres) de long.
On a remplacé par un fourneau de fer fondu, celui en ferre tout
rompu qui était au poêle du châtelain.
Ou a payé 387 lozanges pour les fenêtres des chambres et
offices, et trois pièces de grand verre ès armoiries des
fenêtres des salles.
Il a fallu tirer hors, le vieux tour du puits qui était tombé
dedans et empêchait la descente de la seille à tirer l'eau.
Le recouvreur réclame pour avoir plusieurs fois et « signamment
lorsqu'il faisait de grandes pluies » visité toute la toiture «
pour du tout mieux reconnaître et remarquer les gouttières ».
Mais la cour a mis en marge « Alloué pour cette fois, et ne soit
plus fait semblable dépense, d'autant que les recouvreurs ont
été payés de leur peine ».
Enfin, on voit figurer la dépense relative à quatre ventilions,
pour mettre aux lucarnes qui sont à la toiture de la tour de la
grosse cloche du rologe du château
Bref, ces réparations avaient coulé en 1604, sept sent
cinquante-deux francs, et en 1612, cinq cent quarante-cinq
francs.
La réparation des digues, cors-volants, et loges des nombreux
étangs, était également une source de lourdes dépenses. Et ce
pendant les dépenses générales varient peu: 2.412 francs en
1604, 2.425 francs en 1612. En 1668, nous les voyons tomber à
1.633 francs; mais à cette époque, les étangs étaient affermés
pour 25 ans, on ne faisait plus de largesses à personne, et le
château était en ruine.
Les Recettes du Domaine
A quelles sources puisait-on les recettes qui constituaient les
revenus du Comté ?
Ces sources étaient ingénieuses et complexes. Elles découlaient
indifféremment, et sans qu'il en soit fait aucune distinction à
ce point de vue, aussi bien de la puissance féodale que du droit
de propriété. Les comptes se contentent de séparer seulement les
recettes en argent des recettes en nature.
Les premières sont de beaucoup les plus importantes.
Recettes en deniers à cause des rivières;
Recettes à cause de la foresterie;
Recettes pour bois vendu, notamment pour le service des salines
de Rozières;
Recettes provenant des pièces de bois sapins vendues « au
Cuvelier des valons du bois de Bousson; »
Recettes provenant des bois secs et couronnés ne portant aucun
fruit, ou tombés par les grands vents »;
Bois taillis pour les gages des officiers ;
Recettes advenant des vains pâturages ;
Recettes des amendes des buis du plat-pays. et de la montagne;
Amendes de désobéissance;
Amendes de la chasse;
Amendes des étang- ;
Rachat de services féodaux, location d'étangs, d'herbes et droit
de pâture dans les forêts.
Terres assencées, vente des roseaux des étangs et fourières,
vente de chapons, de poivre, de gingembre,
et enfin la pêche des étangs.
Chacune de ces sources de revenus, fait l'objet d'un chapitre
spécial, où tout est soigneusement décrit et expliqué.
A propos de la location du droit de pêche dans la Vezouse, on
nous décrit tout le cours de la rivière, depuis son entrée sur
le territoire de Blâmont, jusqu'à sa sortie, ainsi que les
formalités de la mise en adjudication; et des explications
analogues, détaillées et précises, se renouvellent pour la
location de chaque cours d'eau, de même que pour celle de la
pâture ou paxon dans les cantons forestiers.
« La rivière de Blâmont, appelée Vezouse, appartenant à son
Altesse, commençant au lieu qu'on dit au faux-xaux du battand à
piller écorces de Claude Brouille, que l'on appelle hauterive,
les pacquis de Blâmont du côté de Saint-Jean... et le flinaige
de Fromonville et la rivière dudit lieu d'autre part.... comme
appert par des bornes.... continuant ladite rivière jusqu'au
ruisseau de Barbezieux, etc., etc., a été donné à encheoir
(enchérir) pour un an, à qui plus, à estainte de la chandelle,
escheu (est échue), comme au plus offrant et dernier
enchérisseur à Claudin Joseph, pour la somme de douze francs,
tiercé et croisé par Melchior, monta l'encheutte (l'enchère)
tiercement et croisement à la somme de 19 francs 9 gros 6
deniers obol...
Les vins ont monté à la part de son altesse, au taux de 10 0/0 à
sept gros cinq deniers, en quoi son Altesse prend la moitié et
les enchérisseurs l'autre.
Ce qui nous frappe dans ces antiques procédés d'adjudication,
c'est l'ingéniosité des moyens mis en oeuvre pour échauffer les
enchères. en piquant, en même temps que l'amour-propre du
paysan, sa naturelle gourmandise, le tout pour le plus grand
profit du seigneur.
L'opération commençait sur la mise aux enchères à l'extinction
de la chandelle, procédé primitif qu'a rendu populaire la
gracieuse musique de Boiëldieu ; seulement ici le plus offrant
et dernier enchérisseur n'est nullement sûr de demeurer
l'heureux acquéreur de l'objet acheté sur ses économies. Il est
exposé à se voir imrnédiatement tiercé, croisé, moienné et
finalement dépossédé, si sa convoitise ne l'entraîne jusqu'au
point de faire des folies.
Tiercé, c'est ajouter moitié de la dernière enchère. Moienner,
c:est doubler le tout.
Croiser, c'est ajouter encore un dixième,
C'est ainsi que le prix d'abord fixé au moment de l'estaincte de
la chandelle peut se trouver plus que triplé. Or les exemples de
ces surenchères déraisonnables sont donnés souvent à propos des
droits de pâture que la nécessité de faire vivre le bétail,
obligeait des communes, insuffisamment pourvues de prairies, à
se disputer avec acharnement.
« La paxon du gratteux des Arrabois a été escheutte à la commune
de Reillon, pour la somme de cinq francs, tiercé, moitié et
croisé par la commune de Blémerey, monta l'encheutte,
tiercement, moitiément et croisement à la somme de seize francs
six gros. »)
L'usage des francs-vins, qui s'ajoutaient encore au prix, s'est
perpétué jusqu'aujourd'hui, réduit toutefois au taux moins
excessif de 5 0/0 au lieu de dix. Mais ce qui ne laisse pas
d'être curieux, c'est l'usage qui était fait de ce supplément de
prix. II appartenait pour moitié au duc et pour moitié aux
enchérisseurs ; immoral mais infaillible moyen de cacher au
paysan, sous l'appât d'un avantage illusoire, le danger d'une
mise imprudemment lancée. L'illusion se dissipait vite, car il
va sans dire, qu'alors comme aujourd'hui, dès après la vente
faite, l'on se retrouve à la taverne où suivant une expression
qui n'a rien perdu de son actualité, il faut bien boire les
francs-vins.
En outre des redevances en argent, il s'en payait aussi en
nature. Par exemple, les « pêcheurs de la rivière de Domjevin,
doivent au château de Blâmont trois services de poissons,
scavoir aux veilles de l'Assomption, à la Toussaint et Noël, et
on leur doit pour chacun service, leur dîner de trois gros. »
Pour les ruisseaux de la montagne, l'usage industriel de l'eau
se louait indépendamment de la pêche, pour l'exploitation des
scieries. Plusieurs de ces petites usines mentionnées au XVIIe
siècle existent encore, et n'ont point changé de nom :
« La rivière des scyes des montagnes commence au-dessus le bois
le Moine, ledit bois d'une part, et depuis la scye Malvoy et
Mauchet (Mauvay et Machet) et va jusqu'au bois proche la
Boudouze de Bousson d'une part, et les bois de Messieurs de
Châtillon d'autre part, a été échu comme au plus offrant à
Chrétien, marquaire, pour un franc. »
Mais ce revenu était tort incertain, car on n'exploitait pas
toujours les forêts : « Ne se fait ici aucune recette en deniers
des scyes des montagnes à cause elles sont vagues ».
LA FORESTERIE
On appelait foresterie les produits du bois vif ou mort, les
droits de passage à travers les forêts pour atteindre les
prairies situées au-delà, le produit des herbes, des fourrières, etc,
En l'année 1612, il n'avait été fourni aucun bois pour les
salines de Rozières; on n'avait tiré des sapinières que « des
pièces de bois pour les Cuveliers des vallons du buis de Bousson
» soit 114 francs; et les bois secs ou tombés par les grands
vents, tant en montagne qu'au plat-pays, s'étaient vendus 248
francs. Le prix, presque uniforme, est de un franc et quelques
gros par arbre; le pâturage ou paxon dans les forêts était mis
en adjudication, comme nous l'avons vu, Il avait rapporté 142
francs en 1604, 522 francs en 1612,
La pâture dans les bois était aussi une source de revenus, mais
il avait tout un code de mesures rigoureuses et arbitraires pour
empêcher que l'exercice de ce droit immémorial, ne servit de
prétexte à des délits forestiers.
La « déclaration des amendes et gagières des bois et en quoi
elles consistent, tant pour les mésusants que pour le bétail »
ne comprend pas moins de onze articles, dont le texte se répète
identique dans le compte de chaque année; et ses prescriptions
sont sévères :
« La moindre amende est de cinq francs scavoir trois francs
quatre gros qui font les deux tiers pour son Altesse et l'autre
au forestier juré qui aura luit le rapport. »
« Tout quidam mesurant au huis nuitamment avec hache, scie,
crochets et autres outils, repris ou trouvé par les forestiers
jurés, le tout doit être confisqué et mullé d'amende arbitraire.
»
Pour mieux assurer la répression, on en rend responsables les
habitants. « Advenant le cas où lesdits habitants de villes et
villages après avoir trouvé les mésusants ne feraient le
rapport dans les vingt-quatre heures », ils seront frappés
eux-mêmes d'une amende arbitraire au profit de son Altesse,
C'est ainsi que furent relevés en 1612, vingt-six contraventions
qui rapportèrent au duc 117 francs 19 gros,
Tout un chapitre est aussi consacré à l'énumération des amendes
de désobéissance, par exemple « venant occasion pour faire
promptement des charois de crovées l'entretènement et réparation
des étangs.... ceux qui feraient difficulté au commandement des
forestiers et valets d'étangs » l'amende est de dix francs pour
la première fois, de 25 francs la seconde, et arbitraire pour la
troisième, avec obligation de satisfaire aux dommages-intérêts.
Le résultat de ces sévérités était péremptoire. C'était la
soumission absolue. » Receptes pour l'un de ce compte... néant.
»
« Item amendes de chasse, taxées par l'ordonnance.. néant.
On respectait pour les mêmes raisons les étangs du domaine,
principale source de ses revenus: et gardés d'ailleurs par des
forestiers et valets d'étangs, intéressés aux prises. Ce code
était même le plus rigoureux.
« Pour quant les officiers des étangs font transporter les
poissons ou alevins, s'il se trouvait quelqu'un des charretiers
qui ait pris quelque poisson » c'était 25 francs d'amende pour
la première fois, amende arbitraire et punition corporelle pour
la seconde.
« Item celui qui fait délit aux chaussées des etangs, carpières
ou réservoirs ». « Pour tout troupeau de porques qui soit trouvé
dans les étangs en quel temps ce soit » dix francs d'amende, et
la seconde fois, confiscation du troupeau.
On louait aussi, pour un prix modique les fourrières,
c'est-à-dire les terrains vagues ou dégarnis d'arbres aux
approches des forêts, à la condition « d'arracher les épines et
les vieux troncs d'arbres, et de les rendre en bonne nature de
prairie à la fin desquelles années de bail. »
Augmenter les fourrières, était une des principales
préoccupation du châtelain. Il ne manque jamais de faire
ressortir le nombre de fourrières nouvelles qu'il a créées pour
le bien du service de son Altesse. Ce zèle toutefois ne
s'exerçait pas sans léser d'autres intérêts, notamment ceux des
Communes qui payaient pour la pâture dans les forêts. Aussi les
voyons-nous en 1634, sans doute à ln faveur du désordre et du
relâchement, que les graves évènements de cette année avaient
jetés dans l'administration, se refuser positivement à payer les
redevances ordinaires.
Un chapitre est aussi consacré à la recette de poivre et
gingembre. C'était le moulin de Blémerey qui était affecté à la
mouture de ces épices pour le Château et le Comté. Mais il
semble qu'on eut depuis longtemps renoncé à ce procédé primitif.
En 1612 la recette avait été nulle, l'étang de Blémerev étant
vague; il l'était déja en 1604 et en 1634, le moulin est ruiné.
Il n'en est plus question en 1668.
Le compte mentionne enfin comme dernier chapitre de recettes, «
14 chappons » qui ont été vendus 9 francs 4 gros; en 1604, 15
chapons s'étaient vendus dix francs, ce qui donne comme prix
moyen 6 à 8 gros (le franc comprenant 12 gros). En 1634, le
chapon se vend deux francs. On peut conjecturer que ce
renchérissement énorme, du prix d'un objet alimentaire d'usage
aussi commun, était dû aux ravages de l'année précédente.
La Pèche des Etangs.
« S'ensuit la pêche de l'estang d'Albe (albus mons - Blanc-rnont
- Blâmont) et a commencé le 15 du mois de mars, et fini le
dernier dudit mois, et a vallu le cent de carpes 24 francs, le
jeune poisson 13 francs, et le cuveau de roussaille 22 gros. »
La pêche des étangs était la grosse recette, et l'opération la
plus considérable des fonctions du Châtelain. Ces étangs étaient
fort nombreux : Blemerey, Autrepierre, Raucogney, Vilvancourt,
Combray, Albe, etc. On en pêchait chaque année un ou plusieurs.
En 1604, c'était Cornbray et Vilvancourt, en 1612 Albe.
Les résultats de la pèche sont énoncés jour par jour, avec les
quantités vendues à chaque particulier. Au début c'est le petit
poisson, la roussaille, qui domine;
Demenge Didier Roy, prend 4 cuveaux, Monsieur de Domevre, un
quarteron de perchettes, etc
Plus tard, lorsque les eaux ont baissé davantage, ce sont les
carpes.
Monsieur de Barbas, deux cents;
Le curé d'Amenoncourt, deux cents;
Le maire jobard, un quarteron;
Le curé de Reillon, un quarteron, etc., etc.
Au total on vendait pour 626 francs 8 gros, C'était un maigre
résultat. En 1604, la pêche avait produit 1577 francs et l'on
avait réservé beaucoup de poissons pour alimenter les autres
étangs.
Du produit brut de ces pêches. il fallait défalquer les dépenses
et elles étaient importantes : 250 repas à dix valets d'étangs,
à 5 gros 11 deniers l'un (moitié d'un franc), le diner des
marchands, les paniers; en tout 156 francs, non compris le
traitement des valets, à 6 francs l'un, plus quatre francs pour
les houzeaux.
L'entretien de ces étangs coûtait également fort cher. Il s'y
produisait des accidents, ou vilains fondoirs, et il fallait en
hâte chercher jusqu'à Aspach l'ouvrier spécial ou tarillon
capable de bien « recouvrir les cors-volants et
les bien corroyer et remettre en hon état avec neuf attachement,
barrage, couillard, tarillon, etc. ».
En 1612, l'étang de Vilvaucourt avait ainsi absorbé 313 francs,
celui d'Albe 126. Le produit de la pêche avait donc été
largement absorbé par les dépenses, mais les étangs pêchés en
1604 avaient, comme nous l'avons vu, rapporté beaucoup plus.
Aussi la balance des recettes et des dépenses s'en était-elle
heureusement ressentie.
En 1604, il restait dû par le comptable 1031 francs;
En 1612, l'excédant se réduisait à 234 francs seulement. Il
semble que l'on puisse conclure de cette comparaison
que, sans la pêche des étangs, le domaine de Blâmont n'eut
apporté aucun appoint aux ressources du trésor ducal. Et
pourtant l'idée qui se dégage de l'examen de ces comptes, est
celle d'une exacte et scrupuleuse gestion: soigneusement
contrôlée, et point oppressive. Les produits principaux du
domaine, sont mis à l'enchère; les taxes basées sur l'usage
immémorial, n'ont rien d'excessif, et la grosse dépense, celle
du château, ne devait soulever de graves critiques, puisque
cette forteresse défendait le pays, et servait de refuge aux
paysans en temps de crise. Quant aux largesses qu'avait faites
la Duchesse Christine, elles profitaient à d'anciens serviteurs,
et ne sortaient pas du pays.
La situation était devenue bien différente en 1634.
(à suivre)
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