L'étude d'Emile AMBROISE a
été publiée par "Le Pays Lorrain", répartie
en 15 parties, sur les années 1908 et 1909. Si les dix-huit chapitres du texte ne concernent pas uniquement
Blâmont, nous
avons cependant choisi d'en reprendre ici l'intégralité.
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CHAPITRE IV
SENONES ET LES COMTES DE SALM. - LES SEIGNEURIES DE LA VESOUZE, VASSALES DE METZ ET DE BAR.
SENONES ET LES COMTES DE SALM.
Nous avons quitté l'évêque Etienne de Bar, au moment où, par un effort
de toute sa puissance épiscopale, et avec l'aide de ses frères, il avait par la prise de Pierre-Percée rétabli son autorité suzeraine dans Je Comté de Salm et sur les domaines de Senones.
Une solennité imposante, la dédicace de l'église de l'abbaye, achevée par
l'abbé Antoine, consacra bientôt ces succès (1124).
A défaut du diocésain de Toul, dont le siège était vacant, Etienne, officiant en personne, réunit autour de lui, pour cette cérémonie, toutes les personnalités de la région, et le récit que nous en a conservé le moine Richer, nous montre à côté du voué Hermann, de Conrad de Langstein, son fils, Bencelin de Turquestein, beau-père de ce dernier, Conon de Buriville, Rainier de Domjevin, Raignicr de Badonviller, Richer de Mesnil. et
l'Abbé de Moyenmoutier, le Prévôt de Saint-Dié, et une brillante assemblée de tout sexe et de tout rang
(1).
La dédicace solennelle de l'église de Senones, ne fut point une vaine manifestation.
Elle couronnait l'oeuvre de restauration entreprise par l'évêque Etienne, affirmait sa puissance, et ouvrait pour
l'abbaye, sous l'administration habile de son
abbé une ère de prospérité. Dès lors il y eut dans l'évêché de Metz assez
d'ordre et de sécurité pour que l'évêque, cédant aux prédications ardentes du grand abbé de Clairvaux saint Bernard, put quitter son diocèse pour suivre en Palestine le roi de France, Louis VII
(2), sans crainte de voir renaître derrière lui l'anarchie qu'il avait enrayée.
Depuis lors, le château de Pierre-Percée et les terres voisines demeurèrent un fief relevant des évêques qui surent exiger de leurs possesseurs,
jusqu'au XVe siècle, l'hommage et les services féodaux (3) ; et
l'abbaye de Senones parvint à l'apogée de sa puissance territoriale.
L'abbé Antoine l'augmenta, dit-on, du double, et, dans le dénombrement
qu'en fit en 1152 son successeur Humbert, on voit qu'elle posséda tout le Val de Senones, avec le marché qui
s'y tenait tous les jeudis, Grandfontaine, Plaine, et une partie de la vallée de la Bruche ; dans la vallée de la Vesouze : Ancerviller et Couvay, Montigny, Mignéville, Vacqueville, avec huit familles de serfs, Buriville, Ogéviller, Petonville, et la cure
d'Hablainville; celle de Brouville et Deneuvre, etc., sans compter
d'immenses domaines à Léomont, Anthelupt, Vitrimont, Art-sur-Meurthe, Vigneulles, Chenevières, et des droits à Bauzemont, Mouacourt, Bezange, Remoncourt, Crévic, Remenoville, Emberménil, et
d'autres domaines éloignés jusque dans les diocèses de Strasbourg et Besançon
(4).
Toutefois cette période de prospérité ne survécut guère à
l'abbé et à l'évêque qui avaient su la faire naître. L'abbé Antoine mourut en 1137,
l'évêque Etienne en 1160; et dés lors la négligence et l'incapacité des abbés ouvrirent pour
l'abbaye une ère de décadence.
« Les biens ont été ou négligés, ou dissipés, ou aliénés, ou usurpés. par les voués, ou par des seigneurs qui avaient la force entre les mains »
(5).
Ils se faisaient concéder des parts dans les domaines, et finalement ils en restaient les seuls maîtres.
On leur avait concédé cependant plus de cent menses distraites des possessions de
l'abbaye, de peur qu'ils ne missent la main sur le reste (6), « Malheur à moi, disait
l'abbé, quand j'ai été élu, c'est à peine si l'avoué percevait dans toute la vallée quatre livres ou cent sols toulois... et j'ai toléré que les sols se changeassent en livres ! »
(7)
Vers la fin du siècle, l'abbaye se trouvait déjà réduite à une telle indigence,
que les moines crurent bien faire en se donnant pour abbé un prêtre séculier, en réputation.
d'être fort riche et en état de soulager la communauté. Mal leur en prit ce prêtre appelé Conon, ne put, ou ne voulut jamais se conformer aux
usages du cloître; il entrait au choeur sans même avoir revêtu le froc monastique, ses éperviers, ses oiseaux de chasse au poing (1201).
Un autre qui lui succéda et gouverna pendant vingt-un ans, eut
l'imprudence d'attirer à Senones le comte Henry II de Salm, et sa femme Judith ou Joathe de Lorraine, dame peu considérée, comme nous le verrons,
qui s'y installèrent et disposèrent de tout...
Un autre enfin, jeune homme de moeurs légères, poussa la complaisance envers les nobles visiteurs du couvent,
jusqu'à se distraire avec eux autour des baladins et des bouffons
(8), au grand scandale du chroniqueur et des religieux restés fidèles à leur profession.
Les principaux auteurs de tant de maux, étaient (après que l'on a fait la part de la faiblesse des abbés et des moeurs du temps) les comtes de Salm, eux-mêmes, dont
l'histoire, à cette époque, est faite de leurs exactions dans le couvent, et des drames intimes qui troublent leur famille.
Henry, premier du nom, digne émule de son père Hermann, s'était hâté de secouer le joug de
l'évêché à la première vacance du siège. Il rançonnait les religieux, et
s'attribuait, au mépris de toutes les règles, des avantages particuliers, sur les revenus des moines
(9).
Il fallut chercher une protection fort loin, et implorer l'archevêque de Trêves, afin
qu'il s'armât de ses prérogatives de métropolitain pour réunir un tribunal ecclésiastique et censurer le comte (1149).
Son fils Henry II accrut pour un temps, la puissance. de sa maison, par son mariage avec la fille du duc Ferry de Lorraine, qui lui apporta en dot de beaux domaines voisins des siens
(10). Il ne bâtit pas de monastères, mais un château qu'il édifia sur un sommet solitaire, plus enfoncé dans la montagne que Pierre-Percée ou Turquestein, et mieux placé pour commander le versant alsacien de ses domaines; et il lui donna son propre nom: Salm (vers 1224). Depuis, les aînés de cette maison ont accolé leur nom de famille à celui du château: Salm-Salm
(11).
Mais leur destinée illustre eut des débuts tragiques, Henry II et Joathe, avaient
deux fils, dont l'ambition effrénée et les violences empoisonnèrent leur vieillesse.
L'aîné Henry III, qui mourut jeune avant son père, était batailleur, orgueilleux, et plein
d'une telle confiance dans sa jeunesse et sa valeur, qu'il n'aspirait à rien moins
qu'à l'empire d'Allemagne (12). On lui avait même prêté le dessein de dépouiller ses parents.
Mais une mort prématurée et terrible ne lui permit pas de le réaliser. Il avait, sur le conseil de son chapelain, avalé un philtre secret, et depuis lors, sa santé était gravement atteinte. Il dut
s'aliter et bientôt on le crut morte
Dès qu'elle eut vent de cette nouvelle, sa mère, émue des rumeurs qui couraient sur les projets de son fils, le fit enterrer au plus vite à Haute-Seille.
Mais la nuit suivante on entendit comme des plaintes sortir du cercueil. Le matin venu on
l'ouvrit... et ceux qui, la veille, y avaient placé le comte couché sur le dos, virent
qu'il avait la face contre terre. - On l'avait enterré vivant
(13).
L'autre fils d'Henry II, Ferry (1230 + vers 1258), mit à exécution les noirs desseins
qu'on prêtait à son frère, Dès qu'il fut fait chevalier, il chassa de Blâmont
« celui qui passait pour son père », nous dit le chroniqueur, dont les ressentiments à
l'endroit de la comtesse Joathe, s'exhalent en ce sous-entendu plein
d'amertume, Chose indigne, il contraignit le vieillard à se rendre à pied au château de Pierre-Percée. Il fut allé en cet équipage
jusqu'à Salm, si l'abbé
Baudoin ne lui eut prêté un cheval (14).
Ferry entreprit alors de dépouiller le fils de son malheureux frère, jeune homme encore incapable de se défendre, et qui vivait en Alsace dans le château de Ribeaupierre. Mais le jour vint où il fallut rendre gorge et remettre au légitime héritier de Salm, le manoir héréditaire, le château de Pierre-Percée, et des domaines à Morhange et à Viviers.
Ferry dut se contenter de sa part, c'est-à-dire de Blâmont; mais cette vie
d'aventures et de rapines ne l'avait point enrichi. Accablé de dettes contractées auprès des riches bourgeois de Metz devenus les banquiers de la noblesse imprévoyante, il avait été plusieurs fois retenu dans les prisons de leur cité. Il lui fallut pour se tirer de leurs mains, recourir à une honteuse extrémité.
Il aliéna son indépendance de tenancier d'un franc-alleu, vendit à
l' évêque le château même de Blâmont, et lui prêta comme vassal
l'hommage féodal.
Le bourg et le château de Blâmont durent recevoir une garnison; le donjon même ne fut soustrait à cette sujétion de vassalité
qu'à la condition de concourir lui-même à le défendre en cas de besoin (1247).
« Si... il veut, il mettra au bourg de Blâmont autant de ses gens
qu'il lui plaira... sauf ce : que le donjon du château n'est pas rendable, mais moi et mes hoirs l'en devons aider... »
(15).
Ce ne fut pas la seule humiliation que Ferry III eut à subir. Il inféoda de même au duc de Lorraine, les villages de Domjevjn et de Lafrimbolle
(16) et dut promettre que l'un de ses fils se ferait homme-lige du duc et à défaut du mâle, la femelle.
Les contemporains du comte Ferry ont vu dans ses malheurs la juste peine de ses crimes, car la vengeance divine, longtemps cachée, apparaît quelque jour plus claire que le soleil.
C'est Dieu lui-même qui le poussait ainsi de chute en chute (17).
Ce neveu que Ferry avait tenté de dépouiller devint le comte Henry IV de Salm, celui de tous qui fit le plus de mal a
l'abbaye de Senones, mais paya ses exactions par une ruine presque complète.
Endetté comme son oncle, il dut recourir aux mêmes moyens, c'est-à-dire
qu'il vendit à son suzerain, l'évêque de Metz, Jacques de Lorraine, non seulement les terres
qu'il tenait comme voué de Senones, mais les châteaux mêmes de Pierre-Percée et de Salm (1250) (18).
Ainsi amoindri et humilié, il essaya de se venger sur l'abbaye. Il
s'appropria les familles de serfs qui appartenaient aux moines; il les obligea à ne conserver que quelques serviteurs.
La violence fut poussée à ce point que les religieux durent s'enfuir et se disperser, les uns à Etival, les autres à Léomont, emportant avec eux la châsse
d'argent qui contenait les reliques du bienheureux Siméon, l'un des trésors de
l'abbaye (19).
Cet exode n'attendrit pas le farouche comte de Salm. Il fallut recourir aux armes spirituelles que peu de seigneurs osaient alors braver.
Au milieu des larmes et des sanglots, on dépendit les saintes images qui ornaient
l'église, et notamment la plus vénérable de toutes, celle du bienheureux Siméon, confesseur, septième évêque de Metz après saint Clément, dont une foule de miracles avaient. fait
l'objet d'une pieuse vénération. On les étendit par terre sur un lit
d'épines, à l'entrée de l'église, et tous les dimanches, après de longues cérémonies et des chants lugubres, on annonçait que les oppresseurs de
l'Eglise encouraient l'excommunication ; on les vouait a la vengeance de Dieu
et l'on ne craignait pas de prononcer ouvertement les noms du seigneur de Salm et de ses suppôts.
Des décrets du Saint-Siège conservés à l'abbaye lui avaient accordé le privilège de frapper elle-même des censures ecclésiastiques, ceux qui osaient la violenter (1253) (20).
D'autres eussent fléchi devant ces redoutables manifestations, Henry ne
s'en émut pas.
Le siège de Metz étant vacant, il pouvait compter sur l'impunité. Il saisit la maison abbatiale et les granges, pratiqua des coupes sombres dans les forêts rétablit à Framont des forgerons
qu'on l'avait naguère obligé de supprimer, enleva chevaux, boeufs, vaches, meubles, literie et cuisine. et chargea le tout sur ses chariots, tandis que les moines désolés sortaient en procession, ne laissant dans le couvent envahi par les soldats que le moine qui nous a tracé de ce drame le tableau
« qu'il a vu de ses yeux. »
Un mépris aussi audacieux des pouvoirs et des privilèges de l'Eglise, causa plus de scandale que les pertes matérielles infligées à
l'abbaye. Le diocésain de Toul, Gilles de Sorcy, s'en émut enfin, et fulmina à son tour la peine de
l'interdit qui, frappant tous les domaines de Salm en y supprimant
l'exercice du culte, jeta l'alarme et le désarroi dans tout le pays.
L'abbé de Moyenmoutier au nom de l'évêque de Toul, le curé de Vic pour celui de Metz, reçurent la mission périlleuse
d'aller lire au comte de Salm la sentence qui frappait ses états. Le premier de ces émissaires fut arrêté à Badonviller et emprisonné. Il fallut pour le délivrer recourir au bras séculier, et faire avancer avec des hommes
d'armes le prévôt du duc de Lorraine à Moyenmoutier. L'autre fut pris, chargé de fers, et ne
s'en tira qu'en payant une rançon de soixante livres. La terrible sentence
s'exécuta néanmoins, depuis la Septuagésime jusqu'au Vendredi saint de
l'année 1261. On ne célébra plus la messe dans aucune église, le clergé dut refuser
d'enterrer religieusement les morts, et, sauf par le viatique aux moribonds et le baptême aux enfants, il
n'y eut plus de culte catholique.
Devant le scandale et l'indignation générale, il fallut enfin
qu'Henry cédât. Il dut s'humilier et promettre solennellement de réparer ses torts. Alors les églises se rouvrirent au culte le jour de Pâques, mais
l'abbaye resta silencieuse et menaçante, tant que le comte, dont elle se méfiait à bon droit,
n'eut pas rapporté tout ce qu'il avait enlevé, c'est-à-dire
jusqu'à Noël de l'année suivante (1262). Alors seulement on y reprit la célébration des messes.
Henry IV ne renonça point complètement â sa vie, de rapines et
d'aventures, mais lorsqu'il fut mort, l'abbaye qu'il avait tant. molestée, ne fit pas difficulté
d'accueillir dans son église sa dépouille mortelle, Elle lui fit même une place
d'honneur, non loin de celle où reposait l'illustre abbé Antoine.
Bien plus, le sévère chroniqueur auquel nous avons emprunté, tous les détails de cette tragique histoire, la termine par un trait, piquant :
« Sur ce tombeau, dit-il, j'ai, de ma propre main, sculpté des effigie, des fleurs et dezs vers » (21). Telles étaient les moeurs de ce XIIIe siècle ; des plus mauvais princes, il ne voulait garder qu'un souvenir entouré de pompe et de
respect.
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