Léon IX fut un pape ambulant (15), « L'idée de génie de son pontificat fut de comprendre, qu'attaché à; l'Italie, enfermé dans les murs de Rome, et comme prisonnier, de son épiscopat, il demeurerait impuissant. Il résolut d'aller de sa
Les Ruines de Turquestein en 1844
(D'après une sépia de la Bibliothèque municipale de Nancy)
personne, sur tous les points du monde chrétien ou serait nécessaire
sa présence de souverain justicier ; et durant quatre années, son bâton de pèlerin passa et repassa sur les sentiers des Alpes. »
Il vit l'empereur à Mayence, à Fulda, l'accompagna à Cologne, à Aix-la-Chapelle, à Toul, à Reims, ou il présida un Concile ; excommuniant, déposant les évêques indignes, punissant les moines licencieux.
L'année suivante, après avoir présidé un concile à Rome (1050) un synode à Verceil, il revenait en France, à Besançon, Langres, et revoyait Toul et sa chère Alsace, où il consacrait des monastères et des églises, et recrutait des volontaires pour une expédition dans le sud de l'Italie. Et en effet, en 1051, il conduisait en personne une sorte de croisade contre les Normands de Robert Guiscard, et
tombait entre leurs mains à
Civita-Vecchia. Mais cet échec se tournait aussitôt en triomphe
« Le vainqueur s'agenouillait sous la main bénissante de son prisonnier, et Robert promettait d'être à l'avenir le chevalier et le protecteur de
l'Eglise romaine. »
L'oeuvre de Léon IX était ainsi accomplie. Il avait repris sur la chrétienté l'ascendant spirituel perdu par les papes scandaleux des cent dernières années ; et dans cette vie si active et si remplie, une grande place, on le voit, avait été réservée à la Lorraine. Léon IX n'avait point résigné son évêché de Toul. Quoique pape, il en était resté titulaire pendant trois ans, et sa sollicitude toute puissante s'y était exercée naturellement en faveur de sa famille et de celle des comtes de Lunéville ses alliés.
Si l'on ajoute que, au moment même où l'évêque de Toul était élève à la chaire de
Saint-Pierre, son cousin, Gérard d'Alsace, recevait de l'empereur (1048) l'investiture du duché de, Lorraine, on aura une idée de la haute situation que tant d'événements heureux, créaient au profit des comtes de Lunéville.
Ce n'est pas tout.
Au nombre des prérogatives de la famille de Dagsbourg, se trouvait au moment du mariage de
Spanhilde, avec Folmar de Lunéville, le titre de comte de Metz. (16)
LE COMTÉ DE METZ
Dans toutes les cités épiscopales, les empereurs carlovingiens avaient institué des comtes, dont les fonctions consistaient à protéger les évêques, à défendre la ville, et à remplir, vis à vis du souverain, certaines obligations, telles que le service militaire, que les Canons ne permettaient pas aux évêques d'accomplir en personne.
A la longue, le droit d'instituer les comtes était passé aux mains des évêques eux-mêmes, des chapitres ou des églises cathédrales. En échange des services qu'ils rendaient à l'église, les comtes avaient exigé
d'elle d'importants avantages. C'était ordinairement la jouissance de certains droits féodaux, comme les amendes prononcées contre les délinquants, une part du péage, le droit de gîte pour eux et leur suite chez tous les sujets de l'évêché. Bientôt, ces avantages eux-mêmes n'avaient plus paru suffisants. Il avait fallu inféoder aux comtes une partie des terres, épiscopales, et aliéner ainsi une partie du domaine pour sauver le reste. Car du rôle de protecteurs, les comtes, disposant de la force, n'étaient que trop portés à passer à celui de spoliateurs. (17)
A Toul les comtes avaient une maison dans la cité, et quatre villages détachés du temporel, qui formaient le ban le comte. Mais l'apanage des comtes de Metz, était autrement important. Il consistait en quatre seigneuries avec leurs châteaux, Sarrebourg, Sarralbe, Arenstein et Turquestein (18) qui à lui seul commandait quinze villages. Les revenus du tout n'étaient pas loin d'égaler ceux de l'évêché lui-même.
Tels étaient les avantages attachés à ce titre, de comte de Metz, qui, de viager avait fini par devenir héréditaire dans la famille de
Dagsbourg, et que Spanhilde apportait en dot au comte Folmar.
C'est ainsi que les comtes de Lunéville, joignirent à leur modeste patrimoine, les importants domaines et l'influence attaches à ce titre. Dés lors, ils figurèrent en cette qualité dans un grand nombre d'actes émanant des évêques, depuis 991 jusqu'au milieu du XIIe siècle ; et ils durent à cette prérogative de premiers vassaux nobles de l'évêché, d'être le plus souvent mentionnes en tête de la liste des seigneurs assistant l'évêque, et même avec le titre particulier de préfet de la Ville de Metz (19).
FONDATION DE L'ABBAYE SAINT-REMY
On ignore l'époque exacte à laquelle Folmar de Lunéville épousa la fille du comte de
Dagsbourg. On sait seulement que c'est dans la dernière année du xe siècle qu'il fonda
« pour le repos de son âme et celle de sa femme » l'Abbaye Saint-Rémy (20).
Tel était l'usage du temps. Tout Seigneur puissant se devait à lui-même et au bon renom de sa maison, de signaler son passage en ce monde et de racheter ses fautes par quelque fondation pieuse. Les moindres seigneurs érigeaient une chapelle dans l'église de leur village ; les plus riches fondaient des collégiales, des abbayes. C'est ce que fit
Folmar, devenu comte de Metz et partant l'un des plus puissants seigneurs du pays.
Il n'existait point encore dans la vallée de la Vesouze d'autre monastère que
celui de Bonmoutier, et ce n'est qu'au XIIe siècle que s'élèveront, dans des circonstances analogues, et pour satisfaire aux mêmes sentiments, les grandes Abbayes de Haute-Seille et de Beaupré dont nous parlerons plus loin.
RESTES DE L'ABBAYE DE BEAUPRÉ (d'après un dessin).
L'Abbaye de Saint-Rémy, fut construite non loin du château, sur l'emplacement ou aux abords de l'église Saint-Jacques actuelle. Elle a subsisté, mais fort amoindrie, jusqu'à la Révolution.
La descendance de Folmar était depuis un siècle déjà en possession de cette puissance que les circonstances avaient si heureusement développée, lorsqu'un nouvel incident l'accrut encore.
En 1089, la mort sans enfants du comte Hugues VII de Dagsbourg, faisait passer tous ses domaines aux descendants de Spanhilde (21) qui se les partagèrent,
C'est ainsi que les deux fils de Folmar II, l'aîné, Folmar III, réunit au comté de Lunéville, les titres de comte de Metz, de Landgraft d'Alsace, de comte
d'Amance, et le second Henry, aux domaines de Dagsbourg, la vouerie des riches abbayes
d'Altorf et d'Andlau (22).
Toute cette puissance politique et territoriale se, trouva même de nouveau réunie sur la tête de Folmar IV (1135) par son mariage avec Mathilde de
Dagsbourg, sa cousine, sans doute; mais après lui, elle se divise définitivement (23).
Folmar V, auquel était échu le comté de Metz, mourut sans postérité, et transmit ainsi ce fief à son frère Hugues, auquel était échu
Dagsbourg. Le fils de ce dernier, Albert, porte encore le titre de comte de Metz, que sa fille unique, Gertrude, apporte en dot au duc de Lorraine Thiébaut, dont elle devient la femme en 1206 et la veuve en 1224 (24).
Cette comtesse Gertrude, qui fut mariée trois fois et mena une existence agitée et romanesque, ne laissa point d' enfants. Sa mort détermina le morcellement des domaines de sa famille. Dagsbourg resta aux mains du comte de
Linange, son dernier mari. Mais le comte de Metz, fief masculin, fit retour à l'évêché, faute de descendance mâle laissée par le vassal (25).Ce morcellement du comté de
Dabo, tombé en quenouille, fut aux yeux des contemporains un évènement lamentable.
« chose étonnante et inattendue, car Gertrude était une femme de très noble race et de famille très chrétienne ! S'il était permis de faire parler le Ciel je dirais pourquoi une lignée si noble et si sainte s'éteignit par le fait de cette femme... Bien plus, le comté lui-même y perdit son nom si, fameux. L'Évêque de Metz (Jean
d'Apremont), apprenant la déshérence de ce comté... le saisit et le réunit au domaine de l'évêché... Qui le croirait, pour consommer le démembrement, ce furent ceux qui n'avaient aucun droit sur
ce comté qui eurent l'audace de s'installer dans ses forteresses et d'usurper ses domaines. Et c'est ainsi que de ce célèbre comté de
Dabo, tout a disparu, jusqu'à son nom. »
Ainsi se lamente le moine Richer (26). Mais il exagérait. Le nom de Dabo est parvenu jusqu'à nous, et la famille de Linange qui jouit en définitive de ce comté, a conservé une large place dans les annales lorraines.
Lunéville eut une destinée différente. Ce comté était échu en partage à Clémence, fille de Folmar IV, et passait, par le mariage de celle-ci, aux mains d'une nouvelle famille originaire de la Lorraine allemande, celle des seigneurs de Bliescastel ou de Castres, alliée d'ailleurs avec celle de Dagsbourg-Lunéville (27).
Folmar de Castres, l'époux de Clémence de Lunéville, était en effet son cousin. A peine investi, du vivant même de son beau-père, du comté de Lunéville, il consacrait sa prise de possession du pays, comme l'avait fait le fondateur de la première maison de Lunéville, en bâtissant une abbaye (28). Ce fut celle de Beaupré (vers 1130) destinée à devenir bien autrement célèbre que celle de Saint-Rémy de Lunéville, et qui perpétua le souvenir de cette seconde maison, comme Saint-Rémy, rappelait la première ; et
l'on peut dire que sans elles, l'une et l'autre de ces deux lignées seigneuriales n'auraient laissé aucune trace dans l'histoire, car ce sont bien les chartes conservées dans ces abbayes qui, à peu prés seules, fournissent les quelques détails, au moyen desquels on a pu essayer de reconstituer ce passé lointain.
Avec Folmar de Castres, le comté de Lunéville, livré a lui-même, isolé de
Dagsbourg, séparé des évêques de Metz, commence à graviter dans l'orbite du duché de Lorraine. Nous l'y suivrons bientôt.
CHAPITRE III
FRÉDÉRIC DE BAR ET L'ABBAYE DE SENONES. - LE PAYS D'ALBE. - AGNÈS DE
LANGSTEIN, COMTESSE DE SALM. - HAUTE-SEILLE. - TURQUESTEIN. -
BLAMONT.
FRÉDÉRIC DE BAR ET L'ABBAYE DE SENONES
Senones a été fondée vers 661 par un prêtre du diocèse de Sens, qui avait rang d'évêque et se nommait
Gundelberg. Entraîné par cet élan religieux, auquel est dû la fondation de
Luxeuil, de Saint-Dié et des autres monastères vosgiens, « Gundelberg dit adieu à ses freres et son peuple, et, apres avoir traversé maints pays, parvint enfin dans une vallée de la Vôge. C'était une vaste solitude, habitée par les fauves plus que par les hommes, et qui pour les gens de cette époque, passait pour un vrai labyrinthe.. Le lieu ou pénétrait
Gundelberg, était une vallée sans nom... il lui donna celui de sa ville épiscopale (Sens-Senones). Mais, ne voulant pas passer pour un usurpateur du bien d'autrui, dés qu'il sut que la Vôge faisait partie du royaume de Childéric, il se rendit auprès de ce prince, et lui présenta sa requête. Le roi, qui était d'humeur bienveillante, l'accueillit, et lui assigna les limites des territoires dont il lui fit la concession. » (29)
C'était un domaine de plus de quinze lieues de tour, sur cinq lieues de diamètre, s'étendant depuis les murailles du monastère voisin,
(Moyenmoutier) jusqu'à la Broque, à l'orient, depuis Hurbache au midi, jusque Celles et
Allarmont, au nord (30).
Gundelberg avait acheté en outre beaucoup de terres dans le
Chaumontois, le Saintois, (pays de Vèzelise) le Saulnois, (Château-Salins) et le pays d'Albe, en
sorte que l'abbaye pouvait entretenir une population: de deux cents moines, outre une armée de serviteurs (31).
Charlemagne avait uni l'abbaye de Senones à l'église de Metz, au lieu de la laisser attachée au domaine royal; ce qui lui valut, dans la suite, le précieux avantage de trouver dans l'évêque un protecteur plus rapproché et plus intéressé. Elle put échapper ainsi au sort de sa voisine,
Moyenmoutier, qui, demeurée abbaye royale, fut' ravagée et ruinée par les comtes du voisinage (32).
L'abbé de Senones, élu par les moines, recevait donc, l'investiture du temporel de l'évêque de Metz, comme un seigneur vassal de l'évêché, tout en relevant au spirituel de l'évêque de Toul, chef du diocèse (33).
Aprés la mort du grand empereur, Senones, subit le sort commun de toutes les institutions créées par lui. Le désordre
s'y développa à la faveur de l'impuissance du pouvoir central. Pendant un slécle, la vie monastique y fut en quelque sorte suspendue par la licence des moines. Ils sortaient de l'abbaye, se livraient à l'ivrognerie, se bâtissaient des maisons au dehors, et commettaient tant d'excès, que le chroniqueur, n'ose les détailler, dit-il,
« de peur de souiller son récit par
le souvenir de leurs crimes » (34).
C'est alors (959) que l'évêque, impuissant à défendre les religieux contre eux-mêmes et contre les convoitises des seigneurs voisins, dut, cédant à la nécessité, et à l'usage général de l'époque, leur donner un protecteur ou avoué ; car
« les églises de ces quartiers là étaient si peu en état de se défendre qu'il n'y serait pas resté pierre sur pierre, si elles fussent demeurées sous la protection de l'Empire. » (35).
Frederic, comte de Bar et de Chaumontois venait d'être investi du duché de Mosellane, par Brunon, frère de l'Empereur et oncle de sa femme Béatrix. Ce haut patronage le recommandait naturellement aux faveurs intéressées de l'évêque, neveu lui-même de l'Empereur.
Il fut donc choisi comme voué de Senones.
C'était une riche proie, qui ne pouvait guère lui échapper; car l'évêque Adalbéron (36) qui la lui livra n'était autre que son frère, et c'est son fils, qui sous le nom d'Adalbéron Il, fut élu après son oncle, au siège de Metz (37).
Ainsi fut établie, sur tout le pays lorrain, la prépondérance de la maison de Bar
Toutefois, soit par défaut d'héritiers mâles, soit pour d'autres motifs inconnus, le titre de voué passait un peu plus tard au comte Folmar de
Lunéville, qui. le résignait en 994 ; et ensuite à un certain Gérard de Turquestein. (1000) dont nous aurons à parler. Mais au siècle suivant, nous le trouvons
consolidé de nouveau, et pour n'en plus sortir; dans la descendance de Frédéric, que représentent alors les seigneurs de Salm (38).
Nous avons comparé à une riche proie l'avouerie de Senones. Cinquante ans, en effet, ne s'étaient pas écoulés, depuis qu'un évêque de Metz s'était déchargé sur Frédéric de Bar du soin de défendre le monastère, que ses successeurs devaient intervenir contre leur propre voué.
Ce Gérard de Turquestein, dont nous venons de parler, s'y livrait à toutes sortes d'exactions, pénétrant dans le cloître avec sa femme, ses chiens, ses gens et, prenant de force ce qui lui convenait, L'évêque Adalbéron II, bien que (dit-il, dans une lettre qui nous est parvenue) ses prédécesseurs aient autrefois distrait la plus grande partie des biens du monastère pour se les approprier,
« se crut obligé en conscience de faire, du moins que les religieux jouissent en paix
du peu qui leur restait ».
Une intervention énergique de l'évêque rétablit donc entre les moines et leurs violents voisins une, paix provisoire. Mais les entreprises de la force n'étaient que trop favorisées par l'anarchie générale qu'avait déchaînée la lutte des empereurs germains contre la papauté, à propos des investitures aux bénéfices ecclésiastiques. Le siège épiscopal de Metz était l'un de ceux que
l'ardeur de la lutte
avait jetés en pleine anarchie.
Il fut occupé à cette époque par une succession d'évêques que contestaient alternativement, les papes ou les empereurs. Les citains de Mets, les abbés, les moines, s'étaient jetés éperdument dans la mêlée, et à Senones, comme ailleurs, les querelles intestines avaient aboli toute vie religieuse. Pendant trois ans les deux partis qui divisaient l'abbaye, ne purent s'entendre pour aboutir à l'élection d'un abbé, et chacun d'eux à l'envi, s'empara des terres et des revenus ; jusqu'au jour
où un évêque plus. énergique finit par les mettre d'accord en leur imposant un Italien, Antoine, originaire de Pavie, 1092 (39).
Cet étranger fut un des plus illustres abbés du monastère. Sous son gouvernement très ferme et trés avisé, non seulement il répara ses pertes, mais il l'éleva à l'apogée de la prospérité. et de la puissance.
Les premières années de ce gouvernement furent rudes. Antoine dut lutter contre les voués de l'abbaye, avec ses propres ressources,
les évêques de Metz
Blâmont au XVIIe siècle
(d'après une gravure de l'époque)
ne pouvant guère lui apporter une aide efficace. Il avait réussi cependant à faire comparaître le comte Hermann (1111) devant le tribunal de l'évêque et à lui infliger un échec dont se félicite le chroniqueur, en disant que le comte eut devant ce tribunal
« la contenance
d'un brigand désarmé » (40), et dut subir la peine redoutable de l'excommunication. Mais l'anarchie qui réduisit alors l'évêque de Metz à ne posséder plus en propre que Rémilly, se prolongea neuf ans encore jusqu'en 1120.
Il en fut tiré par la maison de Bar et à son profit.
Le pape d'alors, Callixte II (41), frère de la comtesse
Ermentrude, éleva au siège de Metz, l'un des fils de sa soeur, Etienne (1120-1163). Il le soutint de toute son autorité, contre l'empereur et contre la ville de Metz, qui le repoussaient, et réussit à l'installer définitivement dans la turbulente cité en 1122.
L'épiscopat d'Etienne de Bar a été l'un des plus longs et des plus féconds de l'histoire de Metz. Dans l'évêché, comme dans l'abbaye de Senones, il rétablit l'ordre et la règle.
Mais son intervention n'y fut pas désintéressée. S'il travailla pour la paix religieuse, il n'oublia pas l'intérêt de sa famille. C'est grâce à son appui qu'elle s'affermit dans la vallée de la Vesouze et réussit a y fonder la maison de Salm-Blâmont qui compta par la suite en Lorraine, parmi les plus illustres.
Avec les débuts du XIIe siècle, commence, en effet, en même temps que leurs démêlés avec l'évêché et l'abbaye, le rôle actif et bientôt prépondérant de ces deux familles dans le pays.
AGNÈS DE LANGSTEIN, COMTESSE DE SALM
Nous avons dit que les comtes de Bar, ducs bénéficiaires de Lorraine, et comtes de
Chaumontois, étaient en même temps voués de l'abbaye de Senones, et que les possessions de cette riche abbaye, celles de Saint-Sauveur et de
Saint-Rémy de Lunéville, non moins que les seigneuries, particulières et le temporel de Metz, avaient tellement démembré et morcelé ce comté de
Chaumontois, que les dénominations particulières de chaque seigneurie commençaient à se substituer à l'appellation générale du comte, dont le nom même devait bientôt tomber dans l'oubli.
Néanmoins, le principal lambeau de cet ancien comté, demeurait encore au XIIe siècle en la possession directe des comtes de Bar et formait la seigneurie de
Langstein. C'est le nom tudesque du site bien connu de Pierre-Percée (42), dont l'étroit plateau de grés vosgien, formée d'une longue série de roches en surplomb, supporte les restes du vieux donjon. Sa haute silhouette se détache sur le vert sombre des sapins de la montagne qui le dominent au Sud, tandis qu'au Nord, la vue s'étend sans obstacle sur les contreforts déboisés, qui dessinent la petite vallée de la Blette. De là on domine la plaine et les village agricoles qui faisaient la richesse de l'abbaye, blottie plus au Sud dans son cirque de forêts. La vouerie de Senones, attachée à la seigneurie de
Langstein, augmentait notablement les profits légitimes et autres qu'on en pouvait tirer. On peut même conjecturer que ce sont ces avantages qui déterminèrent le choix de l'emplacement du château.
Au commencement du XIIe siècle, vers 1111, les immenses domaines de Bar s'émiettaient par l'effet des partages. Quatre frères et une soeur, enfants du comte Thiéry II, s'y taillaient leurs parts. L'un,
Thiery, avait reçu le comté de Montbéliard ; un autre, Ferry, celui de Ferrette ; Renauld, l'aîné devenait comte de Bar et de Mousson ; Etienne, que nous avons déjà rencontré, s'élevait par l'appui du pape, son oncle, à l'évêché de Metz. - La chronique ne dit pas le nom de leur soeur, mais du rapprochement de diverses chartes, les archéologues ont déduit qu'elle se nommait Agnès, et qu'à elle, était échue en partage la seigneurie de Langstein (43).
Son premier mari fut Hermann, comte de Salm, en Ardennes, qui la suivit à
Langstein, prit du chef de sa femme, le titre de voué de Senones, et devint ainsi le maître très audacieux et très redouté des domaines temporels de l'abbaye, dont il s'adjugea d'ailleurs une large part (44), après avoir fait souffrir aux moines et à leurs paysans toutes sortes de violences et d'exactions (45).
Une première intervention de l'évêque Adalbéron IV (1104-1114) ne l'avait point bridé. Vis-à-vis d'Etienne de Bar, son beau-frère, il resta même plusieurs années en état de rébellion déclarée; jusqu'au jour où ce prélat guerrier, ayant fait appel à son frère le comte de Bar, à ses parents, à ses amis, au premier rang desquels brillait le fidèle comte Folmar de Lunéville, vint mettre en personne le siège devant le château de Pierre-Percée (46).
Véritable nid d'aigle sur sa' roche inaccessible, le château ne pouvait guère être rèduit par la force. Il fallut le bloquer par une triple ceinture de retranchements, et par la famine sans doute, il fut réduit au bout d'un an (47).
Tel fut le premier comte de Salm, en Vosges.
La comtesse Agnès, devenue veuve, épousa vers 1136, Godefroy, comte de
Bliescastel, le père de ce comte Folmar de Castres, qui fonda la seconde maison des comtes de Lunéville. Elle survécut encore à ce second mari et en souvenir de lui et d'un fils qu'elle avait perdu, elle confirma par une large munificence envers l'église,
l'établissement définitif de la maison de Salm dans le haut pays de la
Vesouze.
C'est ainsi qu'elle fonda, vers 1138, l'abbaye de Haute-Seille, s'inspirant des mêmes motifs, qui, presque en même temps (1140) déterminaient Folmar de Castres (son beau-fils) à construire l'abbaye de Beaupré; comme naguère Folmar de Lunéville avait bâti et doté Saint-Rémy.
Haute-Seille et son église romane, aux sculptures si intéressantes et si fines, s'éleva donc au, milieu des domaines de Salm, près du village de
Tanconville, qui lui fut donné en toute propriété, non loin de la ville de Blâmont, et sous la protection de son château.
TURQUESTEIN
On est amené à conclure que Blâmont était une dépendance de la seigneurie de
Langstein, du fait que, dès le premier partage, à la mort d'Agnès, un de ses enfants, Hermann II, prit le titre de seigneur de Blâmont.
Mais cet Hermann mourut sans enfants, et laissa sa succession à son frère aine, Henry, comte de Salm et Blâmont, tandis que le troisième fils, Conrad, conservait Pierre-Percée et, par son mariage avec
Havide, fille et héritière de Bencelin de Turquestein, augmentait ses domaines de toute cette importante seigneurie,
Nous connaissons déjà ce domaine de Turquestein. Sur lui reposait la puissance des comtes de Metz, auxquels le chapitre de la cathédrale le concédait en fief, comme prix de leurs services. C'est à ce titre qu'y régnaient alors les seigneurs de Lunéville, comtes de Metz.
Mais cette suzeraineté n'empêchait pas que Turquestein n'eut ses seigneurs particuliers, établis eux aussi au milieu des forêts,
s'ur une roche dominant la
plaine. Plus sauvage que celui de Pierre-Percée, le site de Turquestein est aujourd'hui enfoui dans la forêt. C'est à peine si, par quelque créneau taillé par le vent dans les éboulis de sapins, l'oeil y trouve une échappée sur la plaine où brillent au loin les étangs sinueux du pays de
l'Albe.
Un château avait éte bâti en cet endroit à une époque reculée mais incertaine. C'est une charte du commencement du XIIIe siècle qui le mentionne pour la première fois, bien qu'il soit probable qu'il existait beaucoup plus tôt (48).
Un pan de mur épais, un sous-sol voûté, éclairé par des meurtrières, et les vestiges de la porte d'entrée, sont à peu prés les seuls restes de cette demeure féodale, dont les seigneurs, presque toujours unis à ceux de Blâmont, ont tenu avec eux une place importante dans l'histoire du pays et que nous y rencontrerons souvent.
BLAMONT, LE PAYS D'ALBE
Dans la vieille charte qui fait foi de l'institution de Frédéric de Bar, comme voué de Senones (962) (49), figure en qualité de témoin, un seigneur appelé Oléard ou Vilard de Blâmont.
On trouve, un demi-siècle plus tard, dans une charte de 1002, où l'évêque de Toul,
Berthold, met son abbaye de Saint-Sauveur sous la protection d'un voué, un certain Ulrich de Turquestein, dénommé seigneur de Blâmont, lequel est investi de cette charge lucrative. Son fils Gérard est celui que la chronique de Senones nous montre pénétrant avec sa femme et ses chiens dans le cloître de Senones, et qui encourait pour ses violences la colère de l'évêque Adalbéron.
Il parait certain que cette famille de seigneurs turbulents et redoutés s'allia au XIIe siècle à celle, nouvellement arrivée dans le pays, des comtes de Salm en Ardennes, seigneurs de Langstein ou Pierre-Percée, puisque l'un des fils d'Agnès, première comtesse de
Salm-en-Vosges, prend le titre de seigneur de Blâmont, alors que l'autre, Conrad, épouse l'héritière de Turquestein (50).
Le château de Blâmont est bâti en plaine, sur la rive droite de la
Vesouze, sur une sorte d'éperon qui la domine, et précisément à ce point où nous savons que la limite des anciennes cités de Metz et de Toul, quitte la rivière et s'infléchit au Nord, laissant à Toul, Blâmont et Frémonville.
Le nom latin de Blâmont, celui qu'on trouve dans les chartes anciennes, est
Albus Mons (Blanc Mont) A une lieue de la ville, on connaît encore le ruisseau d' Albe,
l'étang d'Albe, et un bois qui se nomme la haie d'Albe.
Une rivière beaucoup plus importante que ce ruisseau, et qui s'appelle aussi l'Albe, prend sa source plus au Nord, dans la Lorraine allemande à
Rodalbe, prés d'Albestroff et se jette dans la Sarre à Sarralbe.
Il y a dans les mêmes parages une localité appelée Albechaux, et suivant un historien de ces contrées, le nom
d'Albe, serait donné communément à toutes les rivières du pays (51).
BLAMONT AU XVIIe SIÈCLE (d'aprés une gravure de l'époque).
Tels sont les indices d'après lesquels on admet généralement que tout le pays qui s'étend de Blâmont à Sarralbe est celui que les diplômes du moyen âge appellent
Albecchowa, pays de l' Albe, et qui est désigné sous ce nom dans le partage du royaume de Lothaire en 870, comme voisin du pays de la Nied et de la Sarre, de celui des Salines et du Chaumontois (52), pays de bois et de marécages, qui devait être autrefois à peu près impraticable, si l'on en juge par les espaces qu'y occupent encore les étangs de
Lindre, de Gondrexange, du Stock, et les bois humides qui les entourent..
Cependant la voie romaine de Metz à Strasbourg traversait cette contrées et au moyen âge, elle faisait partie de ce territoire indécis, appelé
Westrich, qui n'était ni messin, ni lorrain, ni alsacien, et conserva longtemps, quoique morcelé en une infinité de seigneuries, une physionomie particulière (53). Le nom de
Westrich; a disparu pour les mêmes raisons que celui de
Chaumontois.
Si Blâmont, à cause de la similitude du nom latin, doit être considéré comme ayant fait partie de
l'Albechowa, il en aurait occupé la partie la plus méridionale. Ce qui parait du moins très probable, c'est que Blâmont constitua de bonne heure un alleu, c'est-à-dire un de ces domaines donnés par les rois francs à leurs guerriers, sous certaines conditions, rendues par la dislocation du pouvoir impérial tout à fait illusoires, et qui, en fait, équivalaient à l'indépendance. Le guerrier auquel était échu le pays de Blâmont, y avait fait souche, puisque l'existence d'une seigneurie de ce nom, intimement unie à celle de Turquestein, est, nous l'avons vu, mentionnée au Xe siècle,
Mais ce n'est guère qu'avec les fils d'Agnès de Langstein, vers le milieu du XIIe siècle, que s'établissent avec suite les annales de cette contrée (54).
Elles se confondent d'abord avec celles de Salm, et se résument dans la lutte que l'abbaye, plus ou moins efficacement aidée par les évêques de Metz, soutint pendant plus d'un siècle, contre les hobereaux sans foi, véritables bandits quand ils se sentaient les plus forts, mais qui s'humiliaient et rachetaient leurs rapines par des largesses quand les foudres de l'église, soutenues par quelque puissance temporelle, avaient raison de leur violence; fléaux des églises que le chroniqueur de Senones, dans son indignation, compare à
Nabuzardan, chef des cuisiniers du roi de Babylone, qui détruisit les murs de Jérusalem.
(A suivre)
Emile AMBROISE.
(1) Martin, Histoire de l'Evêché de Toul. 1. 180.
(2) Marchal, Notice sur Lunéville.
(3) Castrum. Calmet. IV. 411 412.
(4) Et Pontem in ibi jacentem... Sub ponte juxta castrum
(5) Hospites enim supervenientes saepe... infestabant.
(6) Et pontem odemville.
(7) Guyot, Forêts lorraines. - M. Arch. lorr., 1881, 297.
(8) Beaumont. Hist. de, Lunéville, 3, et les ouvrages cités en notes.
(9) Mém. Arch. lorr., 1875, p. 277
(10) Beaulieu, Dabo 125.
(11) Beaulieu, Dabo, p. 101.
(12) Beaulieu. Dabo. p. 127. - Martin, Saint Léon IX, p. 198.
(13) Eug. Martin, Léon IX, id. Hist. de l'évêché de Toul, I. 63
(14) Eug. Martin, Léon IX, id. Hist. de l'évêché de Toul, I. 70
(15) Em. Gebhart, Journal des Débats, du 11 janvier 1905.
(16) Digot, Hist. de Lorr., 1. 246.
(17) Digot. Hist, de lorr., I. 201.
(18) Gest. épisc. mel. Calmet. IV. 68.
(19) CALMET, IV, 591 cccvj, cccvij. cclxxxv, cccxx, cccxxi, 394. 479, 521, 527. (Folmaro juniore comite proefecturam urbis agente.) Id. I. p. 1152, 1162, 1179, 1180. BEAULIEU. Notice sur Dagsbourg. p. 32.
BENEDICTINS. Histoire de Metz, II. 318-320.
(20) CALMET. Histoire de Lorraine, I. 1032. IV. 42. Lepage, Comm. 1. 666.
(21) CALMET, II. 79-80. IV. cccvj, cccvij. BEAULIEU, I, 137.
(22) L'un des comtes de Lunéville, est appelé Folmar le vieux (Senex). On donne généralement ce nom, au premier de la race. Toutefois, certains auteurs,
l'appliquent à Folmar III. Peut-être s'appliquait-elle simplement au plus âgé de deux seigneurs vivant dans le même temps. (V. J.
Arch. Lorr, 1896, p. 131 et 1897. P. 125)
(23) BEAUMONT. Histoire de Lunéville, 3.
(24) En 1220 suivant BEAULIEU. Notice sur Dagsbourg. p. 164.
(25) Albertus Comes qui genuit unam filiam Gertrudemqui fuit uxor Theobaldi ducis loth. Filii Fredereci
qui fuit ultimus comes metensis (J Arch. Lorr. 1896, 128-129)
(26) CALMET IV, XXXII.
(27) Voir J. Arch. Lorr, 1896, p. 131, 124, 128, 175 et la note, et 1897. p. 215.
(28) BÉNEDICTINS. Histoire de Metz, II. 366. Beaupré est aujourd'hui un ecart de la commune d'Heriménil, canton de Lunéville-Sud.
(29) Récit du moine Richer : Chron. monast. Senones, Calmet, IV. Col. III.
(30) Doc. inédits de l'histoire des Vosges: Hist. de Senones par Dom Calmet. T. V. 23
(31) Doc. inédits de l'hist. des Vosges : Hist. de Senones par D. Calmet. T. V. 26.
(32) Hist. de Metz, par les moines bénédictins, I. 527. 529.
(33) Ib. I. 530.
(34) Ibid. II. 41.
(35) Metz. Bénédictins, 527, 529.
(36) Mort en 960.
(37) Metz. Bénédictins, II. 61-. Voir sur ce point doutes exprimés récemment. R. Parisot, Origines de la Haute-Lorraine, M. A. L., 1908, p. 415
(38) Doc. Hist. des Vosges, T.V. 47,49
(39) Doc. de l' Hist. des Vosges, II. 57.
(40) Bénédictins, Histoire de Metz, II. 218.
(41) Guy, archevêque de Vienne, frère d'Ermentrude de Bourgogne, femme de Thiéry Il de Bar.
Bénédictins, Histoire de Metz, II, 210.
(42) Petrapercéïa. - Petraperferata. - Petrapertuisata.
(43) J. Arch. Lorr., 1883, p. 141. - Pierre Boyé, Mossou, p. 26 à 30. - Richer. Chron de Senones ; M. Arch. Lorr., 1886, p. 115 - Calmet, IV, aux années 1186. 1147, 1184, 1203. 1189, 1174. - Id., IV. CCCXIV, CCLXXXVI, CCCVI. Comm. Meurthe, Lepage, Ve. Domjevin, I-305.
(44) « Ut quasdam possessionnes abbatiae in beneficio suae advocationis sibi delegatas haberet » Calmet, IV, 527.
(45) « Exactiones quas vulgo tractatus nominavimus ». Calmet, IV, 527. et l, XXIII.
(46) « Comite Folmaro praefectorum metis argente (1127) » - « Folmarus Comis metensis, homo meus ». 1135. Calmet, IV. CCL, xxxv.
(47) Idem. Pontifex venerandus castrum quod Petrapertuisata dicitur, cum anno integro et amplius tribus munitionibus quorum atque hodie, vestigia apparent in cirenita firmatis obsidione claussisset ; tandem compulit ad deditionem... fratris sui comitis barrensis aliorumque cognaterum et amicorum suorum fretus auxilio. (Gest. episc. met.
Calmet IV. 6S, Metz. Bénédictins, Il, 231 et 268)
(48) Cum filia ipsius Hovidis Adeleidis nomine apud Tuschelstein maneret, (M. Arch. lorr., 1886,
p. 186.)
(49) Doc. inédits de l'Hist. des Vosges., V. 48
(50) Calmet, Not. I, col.128. - Benoit Picard, Hist. de Toul, p. 40. - M. Arch. Lorr., 1890,
p. 82-85. - ld, 1885, p. III. - Calmet, Hist. IV, année 1230.
(51) Box, Notice sur les pays de la Sarre, I, 202-243.
(52) Calmet, 1, 741.
(53) Benoit. M. Arch. Lorr., 1886, p. 6 - Id., 1861. p. 43.
(54) Un incident assez piquant fit revivre un instant au XVIIIe siècle, le vieux nom d'albus. En 1751, Frédéric Il, roi de Prusse,
s'intéressant spécialement à un grenadier de ses gardes, nommé Hauberdon, le recommandait par une lettre autographe au roi Stanislas. Il s'agissait de faire rentrer ce grenadier en possession d'un petit bien de famille, qu'il possédait dans son pays natal à AIbus, près de Blâmont, Stanislas s'empressa ; il découvrit que ce lieu d'Albus, n'était point dans ses Etats, mais en France, et intéressa au sort du grenadier, l'intendant de Metz, lequel douze ans après n'avait point encore réussi, malgré ces royales interventions, à mener l'affaire à bonne fin. Entre temps, d'ailleurs, Hauberdon était mort. Nous conjecturons que la localité cherchée était non Albus qui n'existe pas. mais Hablütz (Ablus) écart du village évêchois d'Ibigny. (Mém Acad. de Stanislas, 1906 : Boyé. Corresp. de Stanislas avec Frédéric II, n° 22, 26, 36 et 37.)
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